Les Nuits d’hiver (Henry Murger)/Études sur Henry Murger (Arsène Houssaye)

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Les Nuits d’hiver
(p. 273-278).


Quand on lisait à Rivarol un éloge de quelque grand maître comme Corneille ou Molière, il ne pouvait s’empêcher de dire : « Voilà qui est fort beau, mais il y a des longueurs. — Vous feriez des coupures ? lui demandait-on. — Oui, répondait-il, je me contenterais d’écrire : L’un s’appelait Molière, ou l’autre s’appelait Corneille. »

Bienheureux est le poëte qui n’a pas besoin d’autre éloge, parce que son œuvre parle aussi haut que son nom. Ce n’est pas seulement l’histoire des plus grands, c’est l’histoire de quelques rares esprits des régions tempérées, comme l’abbé Prévost, qui ont eu l’art ou plutôt le don de créer une figure immortelle. Certes, Manon Lescaut ne s’élève pas à la taille des Camille et des Alceste, mais en est-elle moins humaine et vivra-t-elle moins longtemps dans le monde poétique ?

Il s’appelait Henry Murger ! N’est-ce pas son éloge en un seul mot ? n’est-ce pas dire toute son œuvre et toute sa vie ? Combien de grands noms académiques, combien de soleils factices vont aller s’effaçant de jour en jour devant ce nom tout simple, devant cette petite étoile qui jettera toujours son rayon sympathique dans le ciel des poètes, surtout quand Mimi et Musette courront l’aventure.


Il y aura bientôt vingt ans que j’ai connu Henry Murger. C’était à l’Artiste ; il venait m’apporter ses premiers vers : en moins de cinq minutes nous étions les meilleurs amis du monde.

— Vous connaissez Alfred de Musset ? lui dis-je en lisant ses vers.

— Non, me répondit-il ; je ne l’ai jamais vu.

— Vous ne l’avez jamais vu ! Mais vous l’avez lu, car vous êtes son cousin germain.

Gérard de Nerval était là qui écrivait une page de voyage ; il leva la tête et regarda le nouveau venu. Je relus les vers tout haut, voulant que Gérard de Nerval reconnût aussi un ami de plus.

Gérard, qui avait posé, quelques années plus tôt, la première pierre de ce que nous appelions le dernier château du roi de Bohème, reconnut un des nôtres, jeta sa plume en l’air, et nous voilà partis tous les trois à perte de vue dans les méandres impossibles des chercheurs de poésie.

Ce qui nous plut dans Henry Murger, c’est que, s’il mêlait un grain d’ironie à toute chose, il gardait son cœur tout entier, et ne cherchait pas, comme les don Juan de ce temps-là, à le masquer sous les airs byroniens. Il était pâle et ravagé ; déjà il avait traversé la bohème sans le savoir. Il ne se plaignait de rien, si ce n’était d’écrire dans un journal de modes, lui dont l’habit datait de trop longtemps.

Henry Murger est mort comme un sage et comme un chrétien, et pourtant ce cœur toujours ouvert et qui n’a jamais rien caché pouvait dire, comme un de ses héros, à celui qui lui annonçait un prêtre : « Réponds-lui que j’ai lu Voltaire. » Mais il avait lu aussi l’Évangile.

Il n’a pas fait attendre longtemps la mort ; huit jours avant sa fin, il rentra chez lui de bonne heure, lui qui rentrait toujours tard, frappé du dernier coup. Il avait dîné avec ses amis et leur avait dit : « À demain ! » Le lendemain, c’en était fait de lui. Un érésypèle l’avait envahi.

— N’est-ce pas, disait-il sans effroi, que j’ai déjà mon suaire ?

Il ne se croyait pas encore perdu ; mais, les derniers jours, il répéta à plusieurs reprises :

— Est-ce que cela ne va pas finir ?

Car il sentait bien que ses souffrances ne finiraient pas sans lui.

D’autres conteront mieux que moi cette histoire d’un conteur, mais ils ne la diront pas aussi bien que lui. Il s’est peint lui-même en vers et en prose dans presque toutes ses pages. Non-seulement on peut dire de lui qu’il a écrit parce qu’il a aimé, mais qu’il a écrit ce qu’il a aimé. Son cœur déborde dans chacun de ses livres, dans chacune de ses strophes. Il demeurera, avec Gérard de Nerval, le type consacré du poëte de la bohème. Ç’aura été la même vie à tous les vents et à tous les horizons. Ils ont eu chacun le don d’être heureux de tout, même de n’avoir rien. Louis XIV disait de Dufresny, leur frère aîné : « Je puis bien prendre une province, mais je n’ai pas le pouvoir d’enrichir Dufresny. »

Qui donc aurait pu enrichir Gérard et Murger ? La cigale n’a pas de grenier. Il n’y a pas longtemps qu’un créancier trop impatient faisait saisir le peintre de la Vie de bohème, qui riait beaucoup de voir les huissiers pour si peu.

— Déjà ? dit-il. Ce que c’est que de n’avoir pas de pendule ! On ne sait jamais l’heure de l’échéance. Saisissez, ce sera bientôt fait ; car je n’ai ici que mon lit, mon habit et mes instruments de travail.

L’huissier regarda avec respect la plume de Henry Murger, et comprit qu’il ne pouvait pas se servir de la sienne.

C’était l’insouciance de La Fontaine ; une La Sablière moins sérieuse, mais plus tendre que celle du fablier, a toujours veillé sur lui.

En cherchant bien, on trouverait la mère patrie des bohèmes sur le seuil d’Aspasie, où toute la jeunesse d’Athènes allait jeter son cœur. La bohème du moyen âge fut à la Cour des Miracles ; Victor Hugo l’a peinte aux ardentes couleurs de son style.

Sterne a tracé la géographie de la bohème fantastique. Charles Nodier s’y est perdu en la cherchant. Gérard de Nerval a écrit l’histoire de la bohème galante.

Après Gérard, Henry Murger est venu, qui a étendu la conquête au pays latin, et bientôt dans tout Paris. Il a prouvé que la bohème était là où chantait la jeunesse qui met son bonnet de travers ; où les journalistes sans journaux, les ministres sans portefeuille, les orateurs sans tribune, les ambitieux sans étoffe, les éternels étudiants qui ne passent que la thèse de l’amour, jettent éperdument leur vie à tous les hasards ; mais, avec Henry Murger, ci-gît la bohème !

Un personnage conseillait à Murger de se lever matin.

— À quoi bon ? s’écriait-il. Je sais bien qu’avec un peu d’ambition j’arriverais à être reconnu pour un dieu en habit noir. Mais qu’est-ce que cela ? Et, d’ailleurs. Alexandre le Grand disait avec raison que les dieux ne sont plus que des hommes quand ils sont amoureux. Or, je suis toujours amoureux.

La cigale n’aime pas l’hiver. — L’hiver a tué Murger comme il avait tué Gérard il y a six ans, jour pour jour. — Dès que le premier rayon d’avril égayait sa fenêtre. Murger descendait en toute hâte de son cinquième étage et s’en allait, sans retourner la tête, dans sa chère forêt de Fontainebleau, où il passait le printemps, l’été et l’automne. Il avait une masure couverte en chaume qui parlait d’autant plus à son cœur qu’elle était plus humble. C’était la chaumière de Philémon et Baucis. Quand venait un ami, on avait toutes les peines du monde à trouver un troisième escabeau ; mais la poésie d’Henry Murger rayonnait sur cette masure et la transformait en Alhambra. Et les grands arbres de la forêt, avec leurs ramées chantantes, et les chemins verts qui conduisent toujours au pays de l’idéal ! et la liberté de songer et de ne rien faire, car l’or le plus pur pour le poète, c’est le temps perdu !

C’était là pourtant qu’il travaillait : c’était là que, se retournant vers le passé, il interrogeait son cœur ou son esprit, qui lui racontaient toutes les scènes de sa jeunesse. Il dit quelque part, dans la Vie de bohème : « C’est après l’orage que j’ai peint mon tableau. » Si son tableau n’est jamais assombri, c’est qu’il nous le montre à travers l’arc-en-ciel du poète. Peut-être l’homme pleurait au battement de son cœur, mais le conteur s’égayait aux souvenirs irisés.

Murger ne prenait pas toujours le temps d’écrire ses vers. Avant de mourir, il vient de les recueillir en un volume encore inachevé. — Mais il n’y a en ce monde que des commencements, a dit un philosophe en jupons — Ce volume sera son testament poétique ; les poètes laissent ce qu’ils peuvent. Les riches lèguent leur bien aux pauvres ; les pauvres, quand ils sont poètes, lèguent leur âme a tout le monde

Plus que tout autre, Murger a fait vibrer en nous la chanson des vingt ans. Pareil à la belle fille d’Ionie qui n’avait pas une cithare dorée, mais qui était plus écoutée parce qu’elle chantait les airs chers aux amoureux, il nous charmait bien plus que ceux-là qui jouent les grands airs savants avec l’archet d’or d’Apollon. Son Parnasse n’était pas si haut ; son violon n’était pas un stradivarius ; mais il avait une âme comme celui d’Hoffmann, et il en jouait jusqu’aux larmes.

Arsène Houssaye.