Les Nuits d’hiver (Henry Murger)/Études sur Henry Murger (Théophile Gautier)

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Les Nuits d’hiver
(p. 260-266).


On n’a guère su que par l’annonce de sa mort la maladie de Henry Murger, tant il a été promptement enlevé !

Il semblait plein de joie et d’espérance, et il comptait pour sa réputation littéraire sur le volume de poésies qu’il préparait, une fraîche gerbe de jeunes souvenirs. Il y avait mis le plus pur sang de son cœur et toutes les tendresses de son âme ; car Murger était un poëte dans son œuvre et dans sa vie. Il suivait son rêve sans souci de la réalité, et ne remplaçait pas l’inspiration par ce travail voulu, presque mécanique, qui seul assure l’existence précaire de l’homme de lettres. Ce n’était pas paresse chez lui, c’était sobriété naturelle, délicatesse de goût, amour du trait vif et net. Il cherchait le mot et non la phrase, et, l’émotion atteinte, il s’arrêtait, trouvant que la page finissait là. Par malheur, ce sont les longs romans qui rapportent ; l’esprit tient peu de place ; une larme ne couvre pas beaucoup de papier, et la sollicitude du ministre a dû intervenir pour entourer de soins la fin du poëte et donner à ses funérailles une pompe décente.

Cette mort a été douloureusement ressentie. Henry Murger possédait un talent sympathique : il se faisait aimer de ses lecteurs. — Son esprit, et personne peut-être depuis Rivarol et Chamfort n’en eut davantage, n’avait pas de pointe envenimée ; il piquait sans faire venir le sang et laisser le poison. Souvent il se raillait lui-même ; mais, à travers le rire, on entendait toujours la note tendre. Ce moqueur était facilement ému ; ce sceptique croyait à la jeunesse, à l’enthousiasme, à l’amour, au dévouement. — Dans ses plus grandes malices, il restait humain. Aussi n’avait-il pas d’ennemis, et ceux qu’effleurait sa plaisanterie ailée et légère ne lui en gardaient pas rancune.

Bien avant l’heure indiquée pour le convoi, une foule toujours accrue stationnait aux alentours de la maison municipale de santé du faubourg Saint-Denis. Ceux qui n’avaient pu trouver place dans la chapelle, bientôt remplie, attendaient la fin du service funèbre, afin de se joindre au cortège, déplorant cette mort fatale ou racontant à voix basse quelque anecdote relative au défunt.

La messe avec accompagnement d’orgue célébrée, le corbillard, orné d’un écusson portant l’initiale du nom de Murger brodée en argent, prit le chemin du cimetière. Les cordons du char étaient tenus par MM. Édouard Thierry, le baron Taylor, Théodore Barrière et Labiche.

Nommer ceux qui formaient le cortège, ce serait faire le dénombrement complet de la littérature, des arts et de la critique. M. Camille Doucet y représentait le ministre d’État : M. Rouland, ministre de l’instruction publique, qui honorait Murger de sa bienveillance, avait envoyé son secrétaire. M. de Larozerie. MM. Sainte-Beuve, Ponsard et Jules Sandeau montraient par leur présence que l’Académie française n’ignorait pas le talent de l’auteur et en tenait compte. Le poëte, qui, vivant, n’eût pas cru à tant d’honneurs, s’en allait bien accompagné vers son dernier asile. Aussi une femme du peuple, voyant de la chaussée passer l’interminable cortège, dit-elle : « C’est le convoi de quelque richard ! »

Beaucoup d’étudiants, se souvenant que Murger avait chanté le pays latin, suivaient, mêlés aux gens de lettres et aux artistes.

Un temps sombre, un ciel estompé de brouillard, une terre détrempée ajoutaient à l’impression lugubre, et la nature, souvent ironique, semblait cette fois partager la tristesse des hommes.

En présence d’une foule muette et recueillie groupée autour de la fosse ouverte, MM. Edouard Thierry, président de la Société des gens de lettres ; Raymond Deslandes, membre de la commission des auteurs dramatiques ; Auguste Vitu, rédacteur du Constitutionnel, ont prononcé des discours où le talent et le caractère du mort étaient appréciés avec une vérité sympathique ne sentant en rien les hyperboles de l’oraison funèbre.

En effet, avec Murger s’en va l’originalité la plus brillante qu’ait produite le petit journal : car c’est là qu’il a fait ses premières armes et qu’ont paru d’abord les Scènes de la vie de bohème, qui, sous forme de livre et de pièce, devaient obtenir un si vif succès. Murger résume en lui une époque et une littérature. Il a peint, avec une verve, un esprit et un sentiment qu’on ne dépassera pas, les mœurs exceptionnelles et fantasques d’une jeunesse qui, depuis, s’est peut-être un peu trop corrigée.

Chose rare eu ce temps où règne la fièvre de l’or, Murger a aimé la pauvreté — la divine pauvreté, mère de la poésie et des arts — que célèbre Aristophane dans son Plutus : il en a chanté les libres joies et les plaisirs désintéressés. Consciencieux artiste, aux jours d’impuissance et de fatigue, il ne s’est pas créé de ressources avec la fausse monnaie de son talent, et son dernier ouvrage est un volume de vers.

 

Ce volume s’ouvre par un sonnet en manière de préface, où l’auteur souhaite d’un air goguenard toutes sortes de prospérités à l’être assez bénévole, assez naïf, assez patriarcal, pour payer d’un écu, en ce temps de prose, trois cents pages de vers. — Ici, pour nous servir d’une expression de Murger, c’est le fifre au rire aigu qui raille le violoncelle, car rien n’est plus tendre, plus amoureux, plus suave que les pièces précédées de cet avis bouffon.

L’amour comme Murger le comprend est d’une espèce particulière. Vous ne trouvez pas chez lui les supplications ardentes, les galanteries hyberboliques, les lamentations exagérées de la poursuite, pas plus que les dithyrambes à plein vol, et les odes enivrées du triomphe ; n’y cherchez pas non plus les grands désespoirs, les éternels sanglots et les cris à fendre les cieux. — Cet amour ne se présente guère qu’à l’état de souvenir : heureux, il se tait ; pour le faire parler, il faut l’abandon, l’infidélité, la mort ! Où le plaisir fut silencieux, la douleur pousse un soupir. À vrai dire, ce qui plaît à Murger dans l’amour. c’est la souffrance. Ses blessures aiment leur épine et ne voudraient pas guérir. Accoudé mélancoliquement, il regarde les gouttes rouges perler et tomber une à une, et il ne les arrête pas, dût sa vie s’en aller avec elles. — La maîtresse, il ne l’a pas choisie ; le hasard a formé le lien éphémère ; le caprice le dénouera ; l’hirondelle est entrée par la fenêtre ouverte ; un beau jour, elle s’envolera, obéissant à son instinct voyageur ; le poète le sait, et il n’est pas nécessaire de lui répéter avec Shakspeare : « Fragilité, c’est le nom de la femme. » La trahison, il l’a prévue ; mais il en souffre et il s’en plaint avec une amertume si douce, une ironie si mouillée de larmes, une tristesse si résignée, que son émotion vous gagne. — Peut-être, cette femme regrettée, ne l’aimait-il pas fidèle : mais maintenant, transfigurée par l’absence, il l’adore. Un fantôme charmant a remplacé l’idole vulgaire, et Musette vaut les Béatrix et les Laure.

Deux pièces, dans cette portion du volume intitulée les Amoureux, donnent la note dominante de Murger, le Requiem d’amour et la Chanson de Musette. Dans la première, le poëte, s’adressant à la maîtresse qui a déchiqueté son cœur avec une volupté nerveuse et cruelle, comme cette princesse de Chine qui se pâmait en déchirant de ses longs ongles transparents les étoffes de soie les plus précieuses, cherche un air pour chanter le requiem de cet amour défunt. Il en essaye plusieurs, mais chaque mélodie éveille un souvenir. Le poëte s’écrie : « Oh ! non pas ce motif-là ! Mon cœur, que je croyais mort, tressaille dans ma poitrine ; il l’a si souvent entendu jaser sur tes lèvres ! Cette valse non plus, cette valse à deux temps qui me fit tant de mal ! Encore moins ce lied que des Allemands chantaient dans le bois de Meudon et que nous avons répété ensemble ! Pas de musique, mais causons sans haine ni colère de nos anciennes amours. » Et Murger évoque les soirées d’hiver passées dans la petite chambre près du foyer où la bouilloire fredonnait son refrain régulier : les longues promenades, au printemps, à travers les prés et les bois, et les innocents plaisirs goûtés au sein de la nature complice. Il refait cet éternel poème de la jeunesse que six mille ans n’ont pas vieilli. Puis vient la déception. Un jour, le poëte se trouve seul. La belle amoureuse est partie. Adieu la bottine grise, la robe de toile et le chapeau de paille parfumé d’une fleur naturelle ! La moire antique ballonne autour de cette taille souple, le cachemire fait son pli sur cette nuque aux blonds cheveux follets : un bracelet de prix scintille à ce bras potelé : des bagues chargent ces mains jadis plus brunes et blanchies maintenant par l’oisiveté. — Il fallait bien s’y attendre : l’histoire est fade et commune. Le poëte lui-même en rit comme un fou !

La seconde, qui est la Chanson de Musette, nous semble un pur chef-d’œuvre de grâce, de tendresse et d’originalité…

Deux pièces d’un pressentiment funèbre, trop justifie, hélas ! terminent le recueil. L’une est un appel presque caressant à la mort ; l’autre, une espèce de testament, moitié sérieux, moitié ironique, où l’auteur, doutant qu’il puisse s’asseoir « parmi le groupe élu des gens qui verront l’Africaine, » fait ses dispositions dernières, règle son convoi et dresse le plan de son tombeau. — Thomas Hook, le spirituel rédacteur du Punch et l’auteur de cette Chanson de la Chemise (Song of the Shirt) qui fut presque un événement en Angleterre, eut aussi cette fantaisie lugubre de dessiner son monument, et pour épitaphe il y mit : « Il fit la Chanson de la Chemise. » — Sur le tombeau de Murger, ne pourrait-on pas écrire : « Il fit la Chanson de Musette ? »

Théophile Gautier.