Les Nuits du Père Lachaise/16

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A. Lemerle (2p. 59-73).


Ce qu’était sir Archibald Caskil.


En se débarrassant des étreintes de sir Caskil, le docteur Patrick s’était dit : Ce jeune homme n’a pas les mains de son caractère. Il continua d’écouter le son de sa voix pour tâcher de deviner quelques autres particularités morales de l’étranger.

On s’assit donc, et, pendant quelques minutes, on contempla en silence la gerbe bleuâtre du punch. Lady Glenmour eut alors occasion d’observer le visage de sir Caskil, dont elle avait déjà remarqué la taille avantageuse et la souplesse énergique. Sa tête était forte et parfaitement posée sur des épaules ni trop fines, ni trop rondes, larges pourtant et descendant rapidement. Son front portait l’empreinte toujours si imposante de la force et de l’audace, bien qu’il fût adouci par l’ombre d’une chevelure noire et ondulée. Sa figure n’offrait pas la saillie fine, osseuse et délicate de lord Glenmour ; elle était plate ; son nez large et ouvert à la base donnait à ses paroles de l’impétuosité et une certaine abondance à la Mirabeau ; comme ce fameux orateur, auquel il ressemblait, mais prodigieusement en beau, il avait la bouche un peu grande et des lèvres fortes. Ces défauts, si les femmes trouvent que ce soient là des défauts, étaient rachetés par des dents d’une blancheur magnifique et d’un émail qui n’a d’égal que chez les gens des montagnes, et par des yeux noirs d’une expression caractéristique. Le regard de sir Caskil était d’une pénétration extraordinaire ; non de la pénétration du savant, chargée de réflexions tranquilles, mais de celle dont les hommes aux sens ardents et de mœurs corrompues se font une arme invincible pour séduire ; un regard qui, pareil au verre lenticulaire échauffé par le soleil, commence par éclairer doucement l’objet sur lequel il porte son rayon, puis l’inquiète, l’agite, l’échauffe, l’embrase, et enfin le dissout.

Tandis que lady Glenmour regardait sir Caskil, celui-ci paraissait beaucoup plus occupé de son punch que d’exercer la puissance de son regard. Le reste du visage de sir Caskil correspondait harmonieusement avec ce qui vient d’en être déjà dit. Son teint d’un blanc mat mais ferme convenait à ses traits. Il avait aussi les mains fort belles et fort souples, prenant voluptueusement, si l’on peut s’exprimer ainsi, tout ce qu’elles touchaient. Elles renfermaient des fascinations nombreuses dans leur jeu, ce qui frappa lady Glenmour, lorsque Caskil, fou jusqu’à la fin, déchira une grande feuille de papier et se prit à faire des petits bateaux. Maintenant, dit-il, tendez vos verres. Il versa ensuite du punch tout en flammes à lady Glenmour, au docteur et à Tancrède ; il prit ensuite les petits bateaux qu’il avait façonnés et les lança sur le bol de punch dont le milieu flambait encore.

— Que signifie ?

— Mylady, voici ce que cela signifie : ces petits bateaux de papier sont nos passions. Les uns, vous le voyez, naviguent très bien au vent qui se dégage de la flamme ; les autres, plus prudents, se tiennent aux bords du bol et ne sont pas atteints par le feu ; les autres, les plus téméraires, se jettent au milieu même du brasier, et vous voyez ce qui leur arrive : ils sont détruits, consumés. Les plus forts, mylady, savez-vous quels ils sont ?

Lady Glenmour ne cessait de regarder la figure si joyeusement attractive et d’écouter la parole vibrante de sir Caskil.

— Savez-vous quels ils sont ? ce sont ceux, dit Caskil en soulevant le vaste bol de punch et en l’approchant de ses lèvres, qui sont plus forts que la passion, qui la dévorent au lieu d’en être dévorés.

Et sir Caskil avala d’un trait les dix ou douze verres de punch contenus dans le bol de cristal qu’il posa ensuite avec un grand calme sur la table.

On pouvait craindre que la raison de cet intrépide buveur fût soudainement atteinte par l’ivresse. Il n’en fut rien. Un sourire tranquille vint rassurer lady Glenmour qui laissa tomber malgré elle sur sir Caskil un regard où se lisait l’impression étrange que lui causait cette vitalité généreuse, cette énergie sans efforts, cette puissance tranquille et formidable, maîtresse d’elle-même et des autres.

Lady Glenmour se leva ensuite pour se retirer dans ses appartements.

— Bonne nuit ! messieurs, dit-elle en tendant la main à Tancrède silencieux et morose à sa place, au docteur Patrick et au joyeux sir Caskil. Bonne nuit à tous !

— Ce souhait est toujours accompagné, au Cap de Bonne-Espérance, par une cordiale embrassade, et vous allez permettre, mylady…

Sir Archibald Caskil ouvrait déjà les bras et tendait le cou pour réaliser ce qu’il prétendait être la coutume du Cap, lorsque Maracaïbo se glissa entre lui et lady Glenmour et posa sa figure barbue, velue et éclairée de deux regards jaunes et étincelants devant la figure de l’étranger. Celui-ci qui n’avait pas encore vu l’orang-outang, fut singulièrement effrayé de ce vis-à-vis diabolique. Macaraïbo avait fixé ses deux mains sur les épaules de Caskil et le tenait en respect.

Tancrède aurait volontiers embrassé Maracaïbo pour le récompenser de son action peu courtoise.

— À bas ! à bas ! s’écria Caskil.

Maracaïbo fit entendre pour toute réponse à cet ordre un vif claquement de sa langue contre son palais, et il ne lâcha pas sir Caskil qui, en voyant l’obstination de son sauvage rival, tira son gant et lui en donna un coup sec à travers le museau.

Saisissant le gant avec ses dents irritées, Maracaïbo, après avoir fait deux pas en arrière, prit le gant dans ses mains et le jeta en colère au visage de sir Caskil.

Celui-ci reprit en riant :

— Quelles sont vos armes, Monsieur ?

Il fallut que lady Glenmour ordonnât à Maracaïbo de se retirer, sans cela il eût fait un mauvais parti à celui dont il allait devenir l’ennemi mortel. Docile à la voix de sa maîtresse, il alla en soufflant et en sifflant d’une manière aiguë et terrible, se blottir sous la table.

Il n’est pas inutile de dire en passant que Maracaïbo avait déjà étouffé un homme, un matelot qu’il avait ensuite lancé à la mer pendant la traversée du bâtiment sur lequel il était venu en France.

— Ici est votre chambre, dit ensuite lady Glenmour en désignant à sir Caskil le cabinet de lord Glenmour.

Lady Glenmour quitta le salon.

— Qu’y a-t-il dans la main de cet homme, se disait-elle en montant l’escalier de sa chambre ; elle m’a brûlée.

C’était, elle se l’avouait aussi, la première soirée de sa vie de femme mariée pendant laquelle les heures ne lui avaient paru ni longues ni désespérément monotones.

— Cette gaîté, dit Tancrède au docteur, tandis qu’ils montaient ensemble à leur appartement, la gaîté de cet étranger, je vous le répète, me fait mal ; elle m’obsède, et je ne comprends pas que lady Glenmour…

— Fasse bon accueil à l’ami de son mari ?

— Je ne dis pas…

— Alors que voulez-vous ?

— Je voudrais qu’il ne fût pas venu.

— Et pourquoi donc cela ?

— Il y a des antipathies, docteur, qui ne s’expliquent pas…

— On ne doit pas les écouter…

— C’est plus fort que ma raison.

— N’allez-vous pas voir en lui un ennemi ?…

— Si cela était, je n’aurais pas longtemps à le détester… Oh ! non !…

— Qu’entendez-vous par là ?

— J’entends que l’un ou l’autre quitterait ce château.

— C’est ainsi que vous exercez l’hospitalité, Tancrède ?

— Je ne connais pas cet homme… Je ne lui dois rien.

— Mais aussi ce n’est pas chez vous qu’il est venu…

— Je le sais… Lady Glenmour, en vérité, accueille trop facilement…

— Jusqu’ici pourtant ce n’est pas le défaut qu’on lui a reproché.

— Pourquoi cette préférence alors ?…

— Elle est parfaitement justifiée…

— En quoi, docteur ?

— Vous osez le demander ?… Vous n’avez pas entendu ce jeune homme ?

— Je n’ai entendu qu’un insupportable bouffon.

— Ne voulez-vous pas enfin que lady Glenmour renvoie un ami de son mari, parce qu’il ne vous plaît pas ?

— Vous avez raison, docteur, et j’ai tort de me mêler… Mais, n’importe… Bonsoir, docteur !

Quand le docteur Patrick fut entré dans sa chambre, il se dit : — Tancrède se trompe, lady Glenmour se trompe aussi ; ce jeune homme-là n’est pas gai… Non, vous n’êtes pas gai, sir Caskil ; vous l’avez trop été ce soir.

Une fois dans le cabinet de lord Glenmour dont il fit le tour avec un ricanement infernal, sir Francis Archibald Caskil jeta son chapeau dans un coin, se débarrassa de sa cravate, et son visage prit tout-à-coup une expression froide et dure comme l’airain.

— Je suis chez vous, lord Glenmour, dans votre château, dans votre chambre, à deux pas de la chambre de votre femme, s’écria-t-il avec triomphe, moi le comte de Madoc. Ah ! vous m’avez rendu souverainement ridicule à Londres, dans les salons, à la cour et dans toute l’Angleterre. Chacun son tour. Le mien est arrivé. Je viens vous rendre ridicule à Paris, c’est-à-dire dans le monde entier. Ah ! vous m’avez laissé, disiez-vous, l’actrice, la fille de théâtre, et vous avez pris pour vous la belle, l’admirable fille d’honneur. Eh bien ! cher lord ! noble lord ! je les aurai toutes les deux. Comptez-y. Et je les confondrai si bien dans l’estime du monde, qu’au bout d’un mois, de deux mois, s’il le faut, on ne saura plus dire laquelle des deux est ma plus ancienne maîtresse. La ressemblance de leur visage ne sera rien à côté de la ressemblance de leur réputation. Et je jure Dieu et mes aïeux, mylord, que je n’emploierai aucune violence, afin qu’on ne me dise pas un jour ce que je vous reproche hautement, de n’avoir eu lady Glenmour que par une félonie. Pour l’avoir, vous l’avez épousée ; oh ! le spirituel moyen ! Moi, pour qu’elle se donnât librement à moi, j’ai attendu qu’elle fût à vous. — Et me voici !

— Excusez-moi si je vous interromps, dit le marquis de Saint-Luc, dont le visage, depuis quelques minutes, marquait une croissante inquiétude, mais cette sonnette qui s’agite toujours plus fort attire sans cesse mon attention de ce côté… elle l’appelle… On dirait qu’une intelligence, qu’une volonté la font mouvoir…… et pourtant il est bien mort celui qui est couché dans ce tombeau…

— Oh ! oui… Mais comment a-t-il vécu ?

— Est-ce que quelque grand crime ?…

— Je vous ai dit que cette sonnette s’appelait, à juste titre, la sonnette du Parricide.

— Puérilité !…… le major de Morghen, mon ami, cet homme si distingué…

— Sur mon honneur ! c’était un parricide.

— Vous m’épouvantez, chevalier.

— Et cette sonnette dont le bruit vous préoccupe…

— Voudriez-vous aussi me faire croire que c’est le major de Morghen qui l’agite ?

— Non ! Mais c’est la vengeance divine peut-être, venant mouvoir, sous la forme éthérée du vent, cette petite sonnette de fer qu’il a souhaité lui-même de voir placer sur son tombeau, comme une bizarrerie pour les autres, comme une éternelle expiation pour lui.

— Mais quand me direz-vous la cause de son crime, le motif pour lequel vous prétendez que je ne lui ai pas gagné les 400,000 fr. qu’il a perdus avec moi au jeu ; le rapport qui existe entre cette sonnette dont le nom me glace, dont le bruit me fait frissonner maintenant, et le crime que vous lui reprochez…

— Je vous dirai tout cela quand il sera encore question dans cette histoire de la femme qui lui mit le fer à la main et qui fut cause de sa mort ; quand il sera question de Mousseline enfin. Et ce sera bientôt.