Les Nuits du Père Lachaise/24

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A. Lemerle (2p. 197-206).


Mousseline chez elle.


Vous avez fait connaissance avec elle à Londres, vous l’avez aperçue à Ville-d’Avray, au fond de sa calèche ; la voici maintenant chez elle.

Je vous ai déjà dit, je crois, poursuivit le chevalier De Profundis, qu’il ne fallait chercher aucune analogie entre les femmes de cette condition, non pas comme on les appelait autrefois folles de leurs corps, mais très raisonnables de leur corps, et les Aspasie, les Marion de Lorme, les Manon Lescaut. Le siècle de Louis XIV, le siècle grand seigneur, eut ses courtisanes prodigues, jetant par les croisées les sacs d’or, les écrins de diamants, leur esprit, leur jeunesse, leur cœur, et se jetant elles-mêmes, au besoin, par pure folie d’amour.

Un siècle comme le nôtre ne produit guère en ce genre que des femmes comme Mousseline dont le caractère va se faire connaître de lui-même par quelques traits pris entre mille autres, et surtout par sa participation active à la conjuration tramée autour de lady Glenmour, et qui avait pour chef le comte de Madoc.

Pour arriver jusqu’à Mousseline, qui n’est pas encore couchée, quoiqu’il soit une heure après minuit, traversez silencieusement avec moi ces trois salons d’un goût si différent, mais tous trois d’une somptuosité si élégante et si rare.

Ici le colifichet bourgeois n’en impose pas à vos regards. Ces tapis, où tout un parterre d’Orient semble s’être figé, sortent des manufactures royales ; ces pendules de bronze coûtent 4,000 francs la pièce ; ces tables sveltes et ces armoires aux angles de cuivre taillés en chimères, sont en ébène massif, et au bas de ces tableaux de genre se lisent les noms de Terburg et de Wouwermans ; ils pourraient être signés Dieu, car ils sont divins comme la création. Aux Tuileries vous verrez un roi ; mais vous ne verrez pas de plus beaux Sèvres ni des Saxe plus vieux et d’une plus précieuse pâte.

Mousseline se connaît en belles choses autant qu’homme de l’hôtel Bullion. Ce n’est pas qu’elle ait un amour effréné d’artiste pour ses tapisseries flamandes du temps de Charles-le-Téméraire et ses bronzes florentins ; non ; elle les a chez elle, elle y tient seulement pour deux raisons : d’abord parce qu’en les étalant, elle paraît riche et femme à la mode ; et ensuite parce qu’elle les vendrait avec profit si demain la fantaisie ou le besoin l’obligeait à s’en défaire. — Tout ce qu’on admire à midi chez elle peut se vendre à minuit ; et on ignore ce qu’elle excepte du marché.

De quelles riantes couleurs, de quelles formes suaves, de quel éclat splendide et tendre ne rêvez-vous pas la dernière pièce qui termine cette enfilade de salons et de cabinets, celle où Mousseline se tient enfermée chaque jour, pendant plusieurs heures et où il est rare qu’elle ne se rende pas en revenant du spectacle ? Vous épuisez l’Orient et vous êtes encore convaincu de rester au-dessous de la réalité.

Suivez-moi, je vous conduis dans le boudoir de Mousseline, que vous allez surprendre, pensez-vous, mollement renversée sur un divan de satin rose, ou couchée dans un hamac de tulle, et décachetant quelque billet doux glissé dans son manchon à l’Opéra par l’intermédiaire de l’ouvreuse.

Cette pièce mystérieuse où nous voici introduits est un bureau, et cet homme occupé à écrire sur un registre est le teneur de livres de Mousseline. Elle a donc un teneur de livres ? Eh grand Dieu ! pourquoi faire ? Pour tenir ses livres, apparemment ; pour tenir un compte exact de ses dépenses et de ses recettes.

Afin de vous convaincre de ce que je dis, vous n’avez qu’à jeter les yeux sur ce registre même. D’un côté vous lisez, avec accompagnement d’accolades et de chiffres, ces mots :

actif.
passif.
Sur la page de l’actif vous lisez :
« Avoir reçu, pendant ce dernier trimestre, de M. le comte de L…, 3,000 fr. et une parure de 1,500 f., ci. 4,500 fr.
Même trimestre, « avoir touché de M. Léonard, banquier, 6,000 f. en actions du chemin de fer de Paris à Rouen 6,000
« N’avoir pas payé mes trois termes de l’appartement que j’occupe, et dont quittance à moi donnée par le fils de mon propriétaire, M. Mahussac, ci 1,575

Écoutez la douce voix de Mousseline disant encore à son vieux teneur de livres, M. Craquelin, passez à l’actif :

« Deux chevaux Isabelle coûtant au moins trois mille francs…

« Une calèche de six mille francs donnée par le même, qui ne veut pas être nommé. Avoir fait un placement de deux mille francs à la caisse d’épargne. »

Maintenant parcourez du regard le passif, vous découvrirez le même ordre qu’à l’actif. Mousseline n’omet rien :

Avoir donné à dîner à M. Peterhof, — deux cents francs sans les vins. Donné trois cents francs d’à-compte au sieur Trabucq, mon père et mon cuisinier ; cinquante francs à ma sœur, Eurydice, ma femme de chambre, acheté deux culottes de soie à Félix, mon groom et mon frère. »

Ceci fait et la balance du trimestre accusant d’immenses bénéfices, Mousseline interroge M. Craquelin, qui est aussi son homme d’affaires, sur les bons placements d’argent qu’il conviendrait d’effectuer. Mousseline voudrait des actions des Quatre-Canaux, des actions du chemin de fer de Paris à Saint-Germain (rive droite) ; elle place aussi en viager ; elle joue tous les mois six mille francs à la Bourse, et elle ne paie pas toujours les différences, parce que c’est encore le fils de son propriétaire, M. Mahussac, qui est son agent de change.

— Vous n’avez constaté jusqu’ici que l’ordre dans la richesse : vous voudriez sans doute connaître la source de la plupart de ces richesses ?…

— Mais il me semble, interrompit en riant le marquis de Saint-Luc, que la véritable source c’est la générosité qu’inspire Mousseline à ses admirateurs.

— Elle est sans doute une des sources, mais elle n’est pas la seule. Depuis que son teneur de livres M. Craquelin s’est retiré, examinez avec moi Mousseline avidement occupée à remuer ce monceau de lettres de toutes formes, de toutes sortes d’écritures, de toutes sortes de cachets élevé devant elle. Vous rappelez-vous ses paroles le jour où elle prit à Londres les deux portefeuilles, celui de lord Glenmour et celui du comte de Madoc ? Ne se dit-elle pas : « S’ils ne renferment que des billets de banque je suis volée. »

C’est que pour Mousseline il existait alors comme il existe aujourd’hui quelque chose de plus précieux que les billets de banque, ce sont les lettres qu’elle éparpille ainsi sous sa main, qu’elle ouvre avec émotion, qu’elle lit, qu’elle relit sans cesse, qu’elle consulte avec cet éclair de magnifique cupidité allumé dans ses deux yeux de syrène.

Vous ne savez pas quels trésors, quelles richesses certaines, ces lettres, ces papiers représentent pour elle. Tous ses amants viendraient à la quitter, sa beauté disparaîtrait dans l’espace d’une nuit, qu’avec ces papiers elle reconquerrait sa puissance et son autorité.

Certains hommes politiques, successivement reçus chez elle, certains grands noms dans l’administration, lui ont appris ce qu’elle peut faire avec ces papiers, sublime théorie dont elle pourrait fort bien se servir un jour contre eux-mêmes.

Je vais maintenant vous apprendre ce que sont la plupart de ces singuliers et terribles papiers.

— Auparavant, interrompit impérieusement le marquis de Saint-Luc, je veux savoir ce que vous avez promis de me dire sur le major de Morghen. Je l’exige absolument de votre confiance.

— Soit, mon cher marquis, ce ne sera pas sortir d’ailleurs des limites de mon récit, ce sera seulement le rendre beaucoup plus dramatique.