Les Nuits du Père Lachaise/Texte entier3

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A. Lemerle (3p. 1-320).
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Tancrède.


L’accident n’était qu’une crise comme il s’en produit souvent dans les lésions au cerveau, siége si délicat de la sensation, de l’intelligence et de la vie. Les meilleurs jours de la convalescence brillèrent de nouveau, et Tancrède rendit à ceux qui l’aimaient un espoir qu’ils avaient cru perdu. Il était heureux, et son fragile bonheur se lisait derrière le glacis de sa pâleur, lorsqu’il savait lady Glenmour près de lui, lisant ou brodant. Il se prenait d’un plaisir infini à écouter la respiration de cet ange gardien ; la sienne semblait alors devenir plus libre, plus facile, lui apporter des régions saines du ciel la santé et la vie.

Sa quiétude était si pleine de molles extases, volupté des malades, qu’il craignait souvent de guérir trop vite. Plus d’une fois il eut la fantaisie de demeurer les yeux obstinément fermés, de s’interdire tout mouvement, afin d’attirer sur lui l’attention inquiète de lady Glenmour. Il savait qu’elle se pencherait doucement, et que ses yeux s’arrêteraient longtemps sur lui.

On voit que le malade allait beaucoup mieux.

Un soir pourtant, nouvelles alarmes, la convalescence, jusqu’alors en progrès, sembla rebrousser chemin : le teint de Tancrède s’anima à l’excès ; les pesanteurs de tête reparurent, au grand effroi du docteur Patrick, qui pourtant ne constata pas d’altération sensible dans le pouls. Il exigea qu’on veillât le malade comme au commencement de la maladie. Il connaissait la perfidie des rechutes. Lady Glenmour voulut veiller jusqu’à minuit ; de minuit au matin, Paquerette la remplacerait.

Dès huit heures du soir, lady Glenmour s’installa près du lit de Tancrède, et commença la veillée en compagnie du docteur Patrick.

Maracaïbo, qui, la nuit venue, ne quittait pas les pieds adorés de sa chère maîtresse, s’était accroupi en rond à deux pas du fauteuil, et de là il dardait deux rayons d’ambre jaune sur le malade.

L’orang-outang le respectait beaucoup depuis qu’il gardait le lit, car il avait l’habitude de ne jamais le laisser en repos lorsqu’il était en bonne santé. Son regard sauvage et intelligent ne se détournait de la figure intéressante de Tancrède que pour se porter affectueusement sur celle de lady Glenmour. Il ne quittait sa place que si son jeune ami, son compagnon de jeux, lui jetait du bord du lit, en riant, une pomme ou une orange. En deux bonds Maracaïbo la saisissait, en deux coups de dents il l’avait dépecée et dévorée.

— Ne trouvez-vous pas, docteur, dit lady Glenmour à voix basse, de peur de fatiguer Tancrède, que le silence de lord Glenmour est triste et bien singulier ?

— En effet, mylady, et je ne sais en vérité ce qu’il faut en penser.

— Je crois savoir, moi, ce qu’il faut en penser.

— Deux mois ! nous laisser deux mois et demi même sans lettres ni nouvelles.

— Sans lettres, oui, mais sans nouvelles, non.

— Vous en avez eu, mylady ?

— Oui, dit lady Glenmour, et le mot jaillit de ses lèvres comme une étincelle sous un coup de marteau.

— Lord Glenmour n’a pas été malade ?…

— Nullement ; sa seigneurie ne s’est jamais mieux portée. Une amie à qui j’avais recommandé de m’écrire pour me rassurer sur la santé de lord Glenmour, dont le silence me causait une vive inquiétude, lui disais-je, m’a répondu qu’il n’avait fait que passer à Londres, que de Londres il était parti en poste pour l’intérieur de l’Angleterre. Il allait de ville en ville avec la rapidité étourdissante d’un homme qui cherche à se distraire. Je présume, docteur, qu’il a fini par rencontrer cette distraction dont il avait besoin pour nous oublier… puisqu’il nous a oubliés.

— Mylady !

— Eh bien ! docteur, puisque lord Glenmour n’est ni mort ni malade, dites-moi quel prétexte vous inventeriez pour expliquer ses courses et son silence ?…

— Attendons, mylady, attendons qu’il soit revenu, et vous verrez alors qu’il eût été injuste de le condamner sans l’entendre.

— Lord Glenmour ne reviendra pas, docteur.

Comme le docteur Patrick n’avait jamais été dans la confidence entière du ménage, il n’osa pas contredire lady Glenmour, dont le ton de profonde et pénible persuasion l’étonna. Ce qu’il ignorait justifiait sans doute ce triste pressentiment. Mais alors, pensait-il, ce serait une prochaine séparation ? Quelle affreuse chose ! Que deviendraient-ils tous les deux ? il n’osa pas croire à la possibilité d’un tel malheur…

— C’est que je sais bien des choses que vous ignorez, docteur, reprit mélancoliquement lady Glenmour après une douloureuse pause. J’ai été sacrifiée… Ah ! si vous saviez !… Mais c’est accompli… Il me reste heureusement mon rang, ma fortune et l’appui de la reine.

— Et un ami, dit le docteur en tendant la main à lady Glenmour, qui la saisit avec empressement et la posa sur son cœur.

Elle la retira avec un tressaillement qui n’échappa pas au docteur. Le faux sir Archibald Caskil entrait ; il n’avait pas manqué un seul jour de venir s’informer de l’état du malade. Il dit avec sa joviale humeur :

— Mes bons amis, mes chers amis, je pars ce soir, je vais partir, je pars.

— Pour votre promenade dans le bois de Saint-Cloud, selon votre habitude ? demanda lady Glenmour.

— Non, je vais plus loin, mylady, un peu plus loin, cette fois.

— Vous serez cependant de retour au château avant minuit ?

— Je ne le pense pas… car je vais d’abord joindre quelques amis qui m’attendent sur les boulevards, et de là je monterai en chaise de poste…

— En chaise de poste !… quelle idée !…

— Oui, mylady, en chaise de poste pour Marseille.

— Pour Marseille, dites-vous ?

— Oui, mylady, je vais en Chine.

— En ?…

Lady Glenmour fut dans l’impossibilité d’achever sa phrase d’étonnement.

— C’est comme je vous le dis, mylady, je vais en Chine, où je dois être rendu en cent quarante-quatre mille minutes ou deux mille quatre cents heures, ou, si vous l’aimez mieux, en cent jours.

Lady Glenmour resta immobile, la bouche attentive, le regard grand et étonné, surprise que partageaient le docteur Patrick et Tancrède. Elle ne fut pas maîtresse de vaincre cette foudroyante stupeur qui la paralysa.

— C’est un pari, reprit le faux sir Archibald Caskil, un pari que j’ai fait. J’ai gagé cinq cent mille francs d’accomplir ce prodigieux voyage en aussi peu de temps et d’effectuer mon retour dans le même nombre de minutes ; en sorte qu’il faut que dans l’espace de six mois j’aille en Chine et que j’en revienne. Cela ne s’est jamais vu, mais cela se verra. Que désirez-vous que je vous rapporte au retour, mylady ? Vos commissions pour Canton, sir Patrick ? Cher Tancrède, je promets de vous rapporter des nids d’hirondelles de Samarang, première ponte, que nous mangerons ensemble dans six mois, au milieu du parc du château, si les feuilles sont revenues.

Tancrède se prit à sourire du fond de son oreiller. Il tenait beaucoup moins à manger des nids d’hirondelles qu’à voir s’éloigner celui qui s’engageait si témérairement à lui en offrir dans six mois.

Une des plus complètes satisfactions morales qu’il soit donné à un honnête homme d’éprouver fut ressentie par le docteur à la nouvelle de ce départ de sir Archibald Caskil pour la Chine. Il en était radieux pour lui et pour son ami lord Glenmour.

Lady Glenmour, qui ne pouvait être vue à la place qu’elle occupait que par sir Archibald Caskil, continua à être si embarrassée et si pâle qu’elle se leva à demi pour sortir. La réflexion lui conseilla de rester. Mais son trouble n’avait pas échappé un seul instant à celui qui le causait. Dans la même minute elle sourit, elle fut sérieuse, elle toucha à ses cheveux, à son livre, à son travail de broderie. Elle était à tout et à rien.

— Mais en vérité, balbutia-t-elle enfin, c’est à ne pas y croire ; personne ne le croirait… Partir ainsi ! aller en Chine ! six mois d’absence !… Un pari !… non, c’est à ne pas y croire…

— Pourquoi ne pas y croire ! demanda le malade, dont la subtilité d’organe, comme du reste chez tous les malades, découvrait les moindres mouvements de l’âme sous les expressions ; et la voix de lady Glenmour avait inquiété sa perspicacité. — Pourquoi ne pas y croire ? répéta-t-il.

— Tancrède a raison ; pourquoi ne pas croire à un pari ? Plus les paris sont incroyables, moins ils le sont. Le mien s’est engagé hier au moment où je pensais le moins à vous quitter.

— À quoi tiennent les résidences, dit lady Glenmour, atterrée mais souriante.

— Dites plutôt à quoi tiennent les affections, dit Patrick, et c’est ce qu’avait voulu dire lady Glenmour.

— Docteur ! se récria chaleureusement le faux sir Archibald Caskil, je ne change pas mes affections, puisque je les emporte avec moi.

— Merci pour tout le monde, dit ironiquement le docteur Patrick.

— À propos, reprit sir Archibald Caskil, si je ne reviens pas, car on meurt aussi en voyage et l’on meurt beaucoup en Chine où je puis mourir quoique je compte n’y rester que vingt-quatre heures en tout, veuillez exprimer mes profonds regrets à lord Glenmour de ne l’avoir pas attendu et distribuer aux domestiques du château tout ce que j’aurai laissé ici.

— Tenez, sir Caskil, c’est une véritable plaisanterie que votre voyage en Chine, dit à son tour le docteur Patrick qui voulait encore douter de son bonheur et le maniait en tous sens comme une pièce d’or pour être sûr qu’il n’était pas faux.

— Si lord Black contre lequel je parie veut que ce soit une plaisanterie, il perdra deux cent cinquante mille francs de dédit.

— Mais en si peu de temps aller en Chine ?…

— C’est fort peu de temps, en effet, docteur, et si peu de temps qu’un retard de douze heures, pris sur le temps qui m’est accordé pour faire mon voyage, ferait gagner le pari à mon adversaire. Ainsi sur un voyage si prodigieusement long, il ne faut pas que plus de douze heures, de douze heures seulement ! soient négligées.

— Vous perdrez votre pari, dit lady Glenmour, pour dire quelque chose.

— Et moi qui comptais si bien, mylady, sur vos bons encouragements !

— Encourage-t-on l’impossible ?

— C’est l’impossible qu’il faut encourager mylady. Le possible n’a pas besoin d’encouragements.

Le regard ferme et insinuant du faux Archibald Caskil n’avait jamais été aussi passionné que dans ce moment ; celui de lady Glenmour fut obligé d’errer vaguement au hasard autour de l’appartement.

— Eh bien ! nous penserons à vous… n’est-ce pas, Tancrède ? reprit-elle en jetant son attention sur le jeune malade, complètement oublié depuis quelques minutes.

Tancrède ne répondit pas.

— Et nous prierons pour vous… sir Caskil, ajouta-t-elle afin de mettre aussi la religion en cause avec son cœur.

— Vous êtes trop généreuse, mylady ; mais on ne l’est jamais trop avec ceux qu’on ne doit peut-être jamais plus revoir.

— Jamais ! sir Caskil.

Que lady Glenmour eût bien mieux fait de se taire !

— On leur donne une fois pour toujours, mylady. Oh ! oui, reprit sir Caskil d’un ton presque pathétique qui fit d’autant plus d’effet qu’il l’employait rarement ; je tiens singulièrement à vos prières, mylady. Voyez si j’y tiens ! Le temps que je suis si heureux de vous donner en ce moment est pris, depuis ce soir six heures qu’a commencé mon pari avec lord Black, sur les cent quarante-quatre mille minutes qui me sont accordées pour mon voyage. Je n’ai à perdre que douze heures… je vous l’ai dit…

— Et vous en avez déjà perdu trois ! Partez, sir Caskil, quittez-nous !

— Oui, partez, disait aussi en lui-même le docteur aveugle.

— Non, mylady, répondit sir Archibald Caskil avec une lenteur qui était du meilleur goût après ce qu’il venait de dire, mais désespérante pour sir Patrick ; je ne mettrai aucune hâte à vous quitter, dussé-je, par ce temps passé près de vous, perdre mon pari. J’ai auparavant une grâce à solliciter de vous, ajouta-t-il sans embarras, mais comme s’il eût été véritablement et profondément ému, lui !

Et le docteur pensa :

— Que va-t-il encore demander ?

— Une grâce, sir Caskil ! et que désirez-vous que je puisse vous accorder, à vous, l’ami de lord Glenmour ?

— Une grâce bien hardie, peut-être.

— Je suis sûre que la hardiesse, de la part d’un gentilhomme comme vous, n’en exclut pas la possibilité ; voyons cette grâce.

— Mylady, je vous demande la faveur de vous emmener avec moi en Chine.

Sir Patrick éclata de rire en entendant cette proposition, en effet, bien hardie. Bouffon, jusqu’au bout, pensait-il.

Tancrède s’était brusquement levé sur son séant ; il croyait rêver…


La véritable comédie humaine.


Je demande la faveur non de vous emmener, vous, en Chine, dit sir Archibald Caskil, mais un autre vous-même, votre portrait, celui qui est en ce moment suspendu à votre cou. Vous êtes, continua-t-il du ton bonhomme qu’il savait prendre si à propos, la digne femme de mon meilleur ami, d’un ami excellent, noble marin comme je suis loyal négociant. Il me serait doux de regarder quelquefois en voyage les traits de la compagne de celui qui m’est, qui me sera toujours si cher. Au retour, je vous rendrais fidèlement ce portrait, si vous l’exigiez.

— Le voici, dit lady Glenmour ; je vous le donne, acheva-t-elle d’une voix aussi tremblante que sa main, au nom de notre ami commun, de mon mari…

— À qui je vous prie de remettre le mien, ajouta sir Archibald Caskil en remettant à lady Glenmour une miniature enfermée dans un cercle d’or et de diamants.

Tancrède suivait d’un regard ardent et inquiet cet échange inopiné de portraits.

Que sir Archibald Caskil était long à s’en aller pour le docteur ! Maintenant, s’écria le faux sir Archibald Caskil, redevenu le négociant du Cap, bon souvenir au docteur Patrick, bon souvenir au valeureux Tancrède, bon souvenir de la part de l’honnête voyageur à mylady ! Et contrairement à sa très familière habitude d’embrasser lady Glenmour, il lui dit adieu sans l’embrasser. Il ajouta :

— Je ne vous reverrai plus que dans six mois, ou je vous reverrai cette nuit, mais avec deux cent cinquante mille francs de plus dans mon portefeuille… ou bien, jamais ! Adieu ! adieu ! adieu !

— Que Dieu t’accompagne, et que le diable t’emporte, murmura Patrick ; mais, pars donc !…

On le croyait déjà au bas de l’escalier ; il rentra aussitôt pour aller vers Maracaïbo étendu aux pieds de sa maîtresse depuis le commencement de la soirée. L’ayant poussé du pied, le singe se réveilla en sursaut et fixa sur lui ses yeux assoupis, mornes et de mauvaise humeur.

— Monsieur Maracaïbo, j’avais oublié en partant, lui dit sir Archibald Caskil, de vous faire mes adieux ; j’accours en galant homme réparer mes torts. Mettez ceux-là avec les autres et soyez assez indulgent pour les excuser tous et les oublier. Je vous ai souvent raillé et battu, monsieur Maracaïbo, mais j’ai toujours conservé pour vous au fond de l’âme une estime profonde que n’ont jamais diminuée les corrections que vous avez reçues de ma main.

Cette allocution dont le sens littéral échappait complétement à Maracaïbo le frappa par l’appropriation directe que parut en faire à son individu, le faux sir Archibald Caskil, qu’il n’aimait guère, on le sait, et par le rire bouffon qu’elle excita chez lady Glenmour, malgré sa tristesse, chez le docteur Patrick et Tancrède.

Les singes sont de la nature des journalistes ; ils veulent avoir le droit de railler tout le monde, mais ils souffrent horriblement si on les raille.

Trop faible, il le sentait, pour se venger de son ennemi, Maracaïbo se contenta dans sa rage concentrée de lui lancer de travers un de ces regards terribles et résignés qu’envoient les esclaves noirs à leurs maîtres qui les ont brisés sous le bâton. Un œil accuse la douleur, l’autre promet le poison. Ils se taisent pourtant. Maracaïbo se tut.

Ainsi, fidèle jusqu’au bout à son caractère ou plutôt au caractère qu’il s’était donné, le faux sir Archibald Caskil marquait son départ du château de lady Glenmour par une grosse bouffonnerie, de même qu’il avait signalé son arrivée par ses bruyantes excentricités.

Il dit encore une vingtième fois adieu à ses amis qui, après son départ, cette fois définitif, gardèrent pendant une heure un silence différemment expressif dans l’appartement dont il sortait.

Dans le cœur du docteur Patrick se murmurait cette prière :

« Je vous remercie, mon Seigneur et mon Dieu, d’avoir éloigné ce jeune homme, qui depuis son arrivée ici m’a sans cesse inquiété pour le repos de la femme de mon noble ami. Grâces vous soient rendues, Seigneur, maintenant et dans l’éternité. Amen ! amen ! amen ! »

À dix heures, le docteur Patrick, jugeant le malade endormi, se leva sans bruit pour aller se coucher. Il assura lady Glenmour que si le délire ne survenait pas, il considérait Tancrède comme à peu près guéri, mais que si, au contraire, le délire, à ce point délicat de la convalescence, se montrait encore, le symptôme était des plus fâcheux. Rien ne pouvait plus répondre de lui, excepté le hasard, ce président-né de toutes les facultés de médecine.

Il espérait bien qu’il n’en serait pas ainsi : ce sommeil tranquille du malade dénotait un mieux absolu.

Après avoir baisé avec un attendrissement profond la main de lady Glenmour, qui n’avait rien entendu ni rien senti, le docteur Patrick se retira.

Lady Glenmour resta seule avec Tancrède, dont le visage était caché derrière un des pans du rideau du lit.

Sa poitrine alors se dégagea, les cordes de son cerveau se détendirent, et la lutte devint libre entre elle et elle. Elle ne s’avoua rien, elle affronta tout. La clarté se fit dans son âme, non celle du soleil ; mais la clarté discrète des amours souffrantes, celle des étoiles.

D’un côté, elle se vit abandonnée, trahie, jouée par son mari, dont le silence — il durait depuis plus de deux mois — ne prouvait pas autre chose ; de l’autre, elle se sentit avec honte, mais avec sincérité, malheureuse, désolée, du départ de cet étrange ami de son mari, dont la présence au château avait été pour elle comme une brillante résurrection. Lord Glenmour, elle en avait la ferme conviction, ne reviendrait plus ; de pareils hommes élégants, froids, résolus, ont de ces déterminations romanesques comme leur vie ; le roman est leur histoire.

Il l’avait épousée par défi, il la quittait comme on quitte le jeu après un pari gagné. Point de pitié ; de la galanterie froidement exquise un instant, mais enfin la rupture que rien n’annonçait mieux que son silence obstiné, que son absence absolue comme la mort.

« S’il l’eût voulu pourtant ! pensait-elle, s’il l’eût voulu, il se serait fait aimer. Il a préféré m’honorer de son indifférence ! » Et lady Glenmour se trouvait, après ce triste parallèle entre deux hommes, assise et perdue au milieu de deux vides. Celui-ci ne venait pas, celui-là ne reviendrait plus. L’un l’avait oubliée ; pourrait-elle oublier l’autre ? Elle le voudrait ! Mais comme elle est distraite, agitée !

Jamais elle n’a ressenti de pareille crainte : sa main droite s’est posée involontairement sur son cœur. Dans cette attitude, elle se laisse conduire par sa pensée sur les pas de sir Archibald Caskil, de ce jeune homme qui lui avait dit en riant, mais que d’autorité dans ce sourire ! qu’il voulait l’emmener avec lui. Que ne l’a-t-il emmenée ? Puissance inouïe de l’imagination chez les femmes qui ne l’ont pas encore fatiguée ! Elle suivait pas à pas, elle croyait accompagner réellement sir Archibald Caskil dans son lointain voyage. Elle appuyait son bras confiant sur le bras de fer de ce jeune homme d’un si heureux caractère, et elle allait, la joie, la confiance dans l’âme, partout où il lui plaisait d’aller.

Il était pour elle le contraire de l’uniformité accablante, de la monotonie mortelle dont elle avait eu tant à souffrir avant de le connaître ; il était le bruit qui éveille, le mouvement qui secoue, le naturel dont on a tant besoin, la force, la franchise, la santé, la joie, la gaîté. Avec lui elle écoutait la tempête qui se brise à la proue du vaisseau, elle prenait un repas de hasard dans une auberge, elle galopait à ses côtés, dans son regard elle mettait le sien, dans sa force musculaire sa faiblesse, dans ses bras puissants son corps frêle, gracieux et soumis.

— J’entends pleurer, s’interrompit-elle tout-à-coup au milieu de sa rêverie poursuivie à la lueur douteuse de la lampe de nuit ; et elle tira brusquement le rideau qui lui cachait la figure du jeune malade.

— Vous ne dormez pas, il me semble, Tancrède ? Des pleurs ! vous pleurez !

Le visage convalescent de Tancrède était ruisselant de larmes.

— Qu’avez-vous ? vous souffrez ! Oh ! mon Dieu, mais qu’avez-vous ? répondez-moi…

Tancrède lui répondit par un éclat de rire qui la fit frissonner.

— Oh ! mon Dieu ! le voilà dans le délire, s’écria-t-elle ; il est perdu ; le docteur Patrick l’a dit…

— Mylord… venez ; approchez, mylord… j’ai à vous parler tout bas… si bas, que je ne voudrais pas m’entendre moi-même… murmurait Tancrède dans une fiévreuse agitation, et en passant ses deux mains sur son front en sueur… Et il se mit une seconde fois à pousser un éclat de rire frénétique.

— Mon ami, parlez-moi… Mais cessez ce rire qui m’alarme…

Vous saurez donc, mylord, dit Tancrède d’une voix faible et étouffée, — et il s’était placé sur son séant, — que je suis un jeune homme faux, sans honneur, indigne d’habiter chez vous, qui avez été mon protecteur, qui êtes mon soutien…

— Oh ! pourquoi dites-vous cela, Tancrède ? Revenez à vous. Vous ne parlez pas à lord Glenmour, qui est absent, et auquel vous n’avez fait aucun mal… je vous le jure…

— Je vous ai fait du mal, mylord… Ordonnez qu’on me fusille à la proue de votre vaisseau… Mon crime, le voici : j’aime votre femme !… Oui, votre femme !

— Silence ! dit lady Glenmour en retournant la tête et en tirant ensuite le rideau sur elle, pour que la voix de Tancrède ne sortît pas de l’alcôve… silence !

— Je l’aime, mylord, depuis que je l’ai vue.

— Il m’aimait ! pensa lady Glenmour… mais, Tancrède, c’est moi qui suis là, qui vous écoute, ajouta-t-elle, et non lord Glenmour… Mais son égarement l’empêche de me voir… Il m’aimait !

— Quand vous êtes parti, mylord, reprit Tancrède, dont les yeux étaient toujours fermés, au lieu de regretter votre départ, je m’en suis lâchement réjoui. Quelle sauvage ingratitude !!… Et pendant votre absence, loin de veiller sur le précieux, sur l’inestimable trésor que vous m’avez confié en partant, je l’ai désiré de toutes les forces de mon âme… Jetez-moi sans pitié à la mer, mylord, avec deux boulets de quarante-huit aux pieds et au cou…

Tancrède s’arrêta un instant comme pour permettre aux larmes, qui gonflaient ses paupières, de couler. Avec son mouchoir, lady Glenmour les séchait doucement, oubliant elle-même qu’elle en répandait goutte à goutte sur l’oreiller du pauvre Tancrède, qui reprit : — Car votre femme est belle, mylord, mais belle à épouvanter ma raison, à désoler ma jeunesse, à me faire oublier les plus purs sentiments de la reconnaissance que je vous dois… Oui, mylord, j’aime ma faute quelque grave qu’elle soit ! Je ne veux pas y renoncer par tous les anges du Paradis et tous les démons de l’enfer !… Vous êtes averti, mylord, faites votre devoir… j’ai fait le mien.

Oh ! comme le cœur de lady Glenmour frappait avec une violence sourde contre sa poitrine en présence de cette explosion qui jetait de si redoutables lueurs dans son âme. Tancrède s’accusait de trahir lord Glenmour parce qu’il aimait sa femme, et elle, lady Glenmour, que dirait-elle ? L’amour de cet enfant racontait le sien.

Ces reproches qu’il s’adressait, ne pouvait-elle pas se les adresser aussi à elle-même ? Malheureuse ! j’aime donc, moi aussi, pensa-t-elle ; et cette pensée lui indiqua sur-le-champ la seule vengeance qu’elle eût à tirer de son mari, qui l’exposait au malheur de ne plus l’aimer, et la seule conduite qu’elle eût à suivre pour ne pas le faire rougir de lui avoir donné son nom à défaut de son amour. « J’aime, se répéta-t-elle, mais, comme cet enfant, je ferai aussi mon devoir. La reine recevra la lettre qu’elle me remit le jour de mon mariage avec lord Glenmour, et par sa volonté souveraine, ce mariage ne sera plus : je rentrerai dans ma famille, et cela dans huit jours, le temps d’envoyer ma lettre et d’avoir la réponse.

— Mais, reprit Tancrède, d’un accent encore plus pénétré et plus plaintif, rassurez-vous, mylord, rassurez-vous doublement ; cet amour me tue, il me tue bien plus que la formidable chute que j’ai faite pour elle, pour lady Glenmour, pour être un instant remarqué d’elle !… Vous n’avez pas de vengeance à tirer de moi ; le hasard vous a devancé : je vais mourir…

— Mais, Tancrède, s’écria lady Glenmour désespérée de l’effrayante durée de cette aberration, vous vous exaltez au point d’en mourir… c’est votre exaltation qui vous tue… Lord Glenmour n’est pas là… oh ! heureusement, ajouta-t-elle à voix basse… c’est moi qui vous écoute… moi sa femme… moi que vous aimez… que vous ne devez pas aimer… que personne n’a le droit d’aimer… entendez-vous ? ajouta-t-elle en pressant sur elle toute frémissante d’étonnement, de peur, de dignité, de honte et d’attendrissement le jeune malade d’amour.

— Je vous ai dit, mylord…

— Son erreur ne cessera donc pas ? qu’elle est longue !

— Que vous étiez vengé doublement, car je meurs et votre femme ne m’aime pas.

Lady Glenmour fut encore plus émue.

— Mais… que vais-je lui dire ?… Il ne m’entend pas !

— Elle en aime un autre, continua Tancrède dans un nouvel éclat de rire frénétique.

— Taisez-vous, Tancrède, dit à haute voix lady Glenmour… Mais il ne m’entend pas, se reprit-elle avec ce double sentiment de terreur et de confiance ; il ne m’entend pas !

— Elle en aime un autre, et ce n’est pas vous ; c’est…

D’un mouvement nerveux, irrésistible, lady Glenmour appliqua son mouchoir sur la bouche de Tancrède ; mais comprenant non moins soudainement le danger de son action, même avec quelqu’un qui n’avait pas la conscience de ses révélations, elle le retira vite, et Tancrède acheva sa redoutable phrase.

— Celui qu’elle aime, c’est sir Archibald Caskil.

— Oh ! Tancrède ! vous n’avez pas dit cela ! Ne dites pas cela !

— Elle aime sir Archibald Caskil, votre ami, un faux ami comme moi, contre lequel je ne l’ai défendue que pour la garder.

Affaibli par tout ce qu’il venait de dire, Tancrède allait s’affaisser sur l’oreiller, Lady Glenmour le retint autour de son bras gauche ; et alors son visage enflammé et celui de Tancrède furent si rapprochés, qu’ils se touchaient presque par le front.

D’un souffle mourant, il continua à murmurer sur le bras de lady Glenmour :

— Depuis le jour où cet homme maudit a mis le pied chez vous, je l’ai haï pour vous et pour moi… et lady Glenmour l’a aimé !…

— Non ! oh non ! vous dis-je, Tancrède.

— Elle ne se plaît qu’avec lui ; il fait le bonheur de sa solitude…

— Mais il n’est plus au château, il n’est plus ici, il est parti, vous le savez, disait lady Glenmour sur les lèvres de Tancrède, comme si celui-ci pouvait l’entendre.

— Ils vont toujours ensemble à Paris…

— Sa jalousie vient de là, pensa lady Glenmour ; de nos voyages… Il a tout vu…

— Ainsi, mylord, cet homme qui est l’ennemi de votre bonheur, elle l’aime plus que moi, plus que vous…

— Oh ! non ! cela n’est pas !… appuya lady Glenmour effarée et entr’ouvrant le rideau pour s’assurer que personne n’écoutait.

— Et voilà pourquoi je meurs, mylord… C’est ce qui me tue ; la jalousie…

— Tancrède, s’écria lady Glenmour, ne mourez pas ! Car ce n’est pas lui que j’aime, je vous l’atteste, je vous l’affirme…

Comment ne pas la croire ? lady Glenmour pleurait sur le cou de Tancrède.

— Oui, voilà pourquoi je meurs…

— Non, vous ne mourrez pas, mon ami… je ne le veux pas…

Tancrède laissa tomber sa tête défaillante sur l’épaule charmante de lady Glenmour…

— Non, vous ne mourrez pas, car c’est vous que j’aime… Oui, c’est vous !…

Tancrède ne fit plus aucun mouvement.

— Mon Dieu ! il va mourir !…

— C’est moi qu’elle aime, murmura-t-il d’une voix si petite et si faible que lady Glenmour, dont la bouche effleurait la joue de Tancrède, l’entendit à peine.

— Oui ! c’est vous, ! vivez donc ! vivez ! ne songez plus à sir Archibald Caskil, il n’est plus là ; je vous le répète, il est parti…, parti pour toujours… pour toujours, vous dis-je, Oui, je vous aime, vivez, Tancrède !

Tancrède ne remuait pas.

Elle le baisa alors au front et sur les yeux en lui répétant : Oui, pauvre et cher enfant, je t’aime !

Tancrède ouvrit alors doucement les yeux.

— Il rêvait ! s’écria-t-elle. Ô bonheur.

Au bout de quelques minutes :

— Que faites-vous là, mylady ? demanda Tancrède dans un long étonnement.

— Je… je relevais votre oreiller, mon ami… votre sommeil était si agité !… J’ai craint… il m’a semblé…

— Oh ! merci, mylady… mais quel mauvais rêve j’ai fait !… On me fusillait à la proue d’un vaisseau…

— Je suis sauvée, se dit intérieurement dans la joie troublée de son âme lady Glenmour… Son délire est passé… il ne se souvient plus de rien… de rien…

— Mais je me sens mieux… je suis même très bien… mylady, ajouta Tancrède en prenant dans ses deux mains langoureuses les deux mains de lady Glenmour. Que de grâces je vous dois, mylady ?

— Et pour quoi, Tancrède ?

— Pour m’avoir veillé si longtemps… mais vous aurez hâté ma guérison.

— Plaise au ciel !

Lady Glenmour retira vite ses mains, que tenait encore Tancrède. Paquerette entrait pour veiller à son tour le jeune malade. Minuit sonnait à l’horloge du château.

Il ne se souvient de rien, pensa encore lady Glenmour en se retirant.

Ici le chevalier De Profundis s’arrêta et abaissa la tête sur sa poitrine ; en la relevant, il dit au marquis de Saint-Luc :

— Quelle comédie que l’âme humaine !

— D’où naît chez vous en ce moment, demanda le marquis de Saint-Luc, cette réflexion si décourageante ?

— Voici d’où elle naît. Tancrède n’avait pas eu un seul instant le délire pendant cette nuit, pendant cette veillée de passion, d’aveu et de larmes.

— En vérité, chevalier ?

— Il avait tout simplement simulé le délire pour avoir le courage, et le moyen était admirablement imaginé, de dire à lady Glenmour son amour et les tourments de sa jalousie ; il avait feint cet égarement d’esprit pour savoir d’elle s’il était aimé. Et la conclusion est qu’il croyait l’être !

De son côté, lady Glenmour, touchée, effrayée de cette passion qui allait la compromettre si elle la repoussait, qui causerait la mort d’un enfant qu’elle chérissait comme enfant, n’avait pas eu d’autre moyen pour se sauver que de dire à Tancrède qu’elle l’aimait.

Elle était convaincue d’ailleurs qu’il avait eu véritablement le délire, et que par conséquent il ne gardait plus trace dans sa mémoire de ce qu’il avait dit et de ce qu’elle lui avait répondu.

Ce que lady Glenmour avait dit à Tancrède, ce faux aveu de son amour pour lui, tandis que son âme s’attachait aux pas du comte de Madoc, lui avait causé une ivresse indicible, presque extravagante, pareille à celle qu’aurait produite en lui dans son état de convalescence un verre de vin de Champagne. Aussi, dès que Paquerette se fut assise près du dit, à la place de lady Glenmour, il lui dit en lui prenant les mains avec transport :

— Paquerette, avant de m’endormir, je sens que je n’ai plus qu’un sommeil à goûter pour recouvrer tout-à-fait la santé ; voulez-vous que je vous apprenne ce qu’est le bonheur… mais le vrai, le seul bonheur ?

— Je veux bien, monsieur Tancrède.

— Ce n’est pas une belle tempête sur l’océan Indien.

— Je le crois sans peine.

— Ce n’est pas un grand combat acharné de vaisseau à vaisseau, proue à proue.

— Mais je ne le suppose pas non plus.

— Ce n’est pas de recevoir l’épée d’amiral, au bruit de cent vingt bouches à feu, au nom de la reine d’Angleterre.

— Cependant…

— Non, ce n’est pas là le bonheur : le bonheur, Pâquerette, pour un jeune homme, c’est d’aimer et d’être malade.

— Et quand on n’est pas un jeune homme, mais une jeune fille, qu’est-ce donc alors que le bonheur ?

— Ah ! je le sais un peu moins, Paquerette.

— Je le sais, moi… c’est d’aimer et de mourir.

Tancrède, qui aimait trop pour n’être pas égoïste, ne s’arrêta pas plus aux paroles de Paquerette qu’il ne chercha à lire sur son visage l’expression de la pensée qui les lui inspirait.

Qu’il l’aurait trouvée changée ! Chez les jeunes personnes qui s’en vont d’amour comme Paquerette, on dirait que le corps suit l’âme qui rebrousse chemin et l’attire à elle, toujours, toujours jusqu’au moment où elle s’envole et laisse le corps au bord du fossé. Les yeux, la bouche suave, la poitrine élégante de Paquerette se retiraient sans rien perdre pourtant de leur charme virginal ni de leur finesse. Ils s’éloignaient, ils ne se flétrissaient pas. Par moment elle en était plus belle ; la fièvre ardente qui la minait jetait dans ses yeux des lueurs d’inspirée ; elle avait des illuminations de regard à défier les plus radieuses peintures de martyre. Que la vie allait vite dans ces moments-là chez elle ! Tout brûlait, et l’incendie montrait ses flammes derrière la transparence de la peau et l’émail des yeux. Une heure après, tout était cendre au dedans et pâleur au dehors.

Que c’était charmant, ironique et triste à la fois ! L’amour qui voulait vivre, était veillé par l’amour qui voulait mourir. Quel était le plus trompé des deux ?

Vers dix heures du matin environ, le docteur Patrick entra à pas rapides dans la chambre de Tancrède, où se trouvait encore Paquerette, qui avait veillé le malade pendant la seconde moitié de la nuit, et lady Glenmour, plus défaite, plus brisée que si elle eût passé trois longues nuits de suite au bal.

La lettre à la reine était déjà envoyée.

L’accomplissement de cette grande détermination l’avait laissée pâle et inerte comme la mort d’un père ou d’un enfant.

— J’apporte la bonne nouvelle ! s’écria le docteur à son entrée.

Il tenait une lettre à la main, qu’il élevait au-dessus de sa tête.

— Quoi donc ? demanda le premier le malade d’un son de voix qui rassura pleinement Patrick.

Paquerette sentit quelque chose de froid lui couler autour du cœur.

Lady Glenmour eut un étonnement de complaisance sur son visage macéré.

— Oui, la bonne nouvelle, redit le docteur ; une lettre de lord Glenmour pour vous, mylady.

— De lord Glenmour ! s’écrièrent à la fois trois voix bien différentes.

Si aucune des expressions peintes sur les traits attentifs des trois personnes réunies dans l’appartement n’était visible pour le docteur, il supposa du moins avec son ordinaire sagacité ce qui se passait en elles, ayant le secret de toutes les trois. Quel silence autour de quel drame de famille ! Réfléchissait-il ?

Il faut le dire, il se réjouissait d’avance, il s’épanouissait de bonheur, à la pensée de tout ce que lady Glenmour allait apprendre de mauvais sur ce sir Archibald Caskil de la bouche de lord Glenmour lui-même. Elle allait voir comment il était sans doute traité dans cette lettre, et si elle aurait jamais lieu de regretter son départ.

Toutes les prévisions du docteur, ses premiers doutes, ses longues méfiances, ses craintes, ses certitudes sur le caractère de ce jeune homme trouveraient une éclatante justification, pensait le docteur lui-même, dans cette lettre si longtemps attendue.

L’heure du triomphe s’était bien fait désirer, mais elle sonnait.

Lady Glenmour décacheta la lettre de son mari.


La Lettre.


Lady Glenmour sachant causer un grand plaisir à tout le monde, résolut de lire à haute voix la lettre de son mari ; mais que sa voix était faible et contrainte !


« Milady,

« Deux mois et demi sans vous écrire ! quel oubli impardonnable ! quelle légèreté et quelle ingratitude ! vous êtes-vous écriée sans doute. J’ai hâte de me justifier.

« Comment vous aurais-je écrit plus tôt ? Dès mon arrivée à Londres, j’ai trouvé en descendant à l’hôtel, l’ordre de l’Amirauté de partir sur-le-champ pour Plymouth avec une mission, libre ensuite à moi, ajoutait cet ordre, de jouir immédiatement de la prolongation de congé que j’étais venu solliciter.

« Rien au monde, au premier abord, ne paraissait plus conforme à mes vœux : j’arrivais à Plymouth, j’y remplissais ma mission ; je regagnais aussitôt la France. Quoi de plus facile, me disais-je ; sans doute, vous vous le dites aussi. Erreur de votre part comme de la mienne. J’arrive à Plymouth ; ma tâche officielle terminée, je me dispose à quitter ce port, mais au même instant un autre ordre émané encore de l’Amirauté m’envoie dans un autre port, toujours avec la promesse que j’entrerai en jouissance de la prolongation de mon congé quand ma mission sera accomplie. J’obéis, mais le croirez-vous ? l’accident de Londres et de Plymouth se reproduit une troisième fois ; il se reproduit une quatrième, une vingtième fois. Toujours des missions, toujours la même promesse retardée dans son exécution par une mission nouvelle. Ce phénomène a duré deux mois et demi : j’avais fini par croire, mylady, que j’étais sous la mauvaise influence de quelque enchanteur qui tenait, je ne devine pas dans quel but, à me priver indéfiniment et peut-être pour toujours de vous revoir ainsi que ceux que j’aime. »

À cet endroit de la lecture, le docteur Patrick s’agita tout-à-coup d’une façon si expressive, que lady Glenmour, involontairement aussi, s’arrêta interdite et gênée. Il fut obligé de lui dire :

— Continuez, milady, pardon de vous avoir interrompue.

« Le seul résultat heureux de ces ennuyeux voyages, c’est à vous que je le dois. Le hasard m’a fait rencontrer dans un hôtel de Plymouth, le fournisseur des modes de la reine. En causant avec lui, j’ai su quelles seraient les robes et les dentelles qui seront portées cet hiver par Sa Majesté. Aussitôt, je lui ai acheté pour vous les mêmes tissus et les mêmes broderies, en sorte, mylady, que vous serez cet hiver exactement parée comme la reine d’Angleterre, et que vous représenterez son goût exquis au milieu de la société parisienne. »

Pauvre Glenmour ! pensa Patrick, allons ! il la traite toujours en reine. Il ne reviendra pas de son erreur !

Sans remarquer que ce paragraphe coûtait peut-être deux cent mille francs à son mari, lady Glenmour continua :

« Grâce au ciel ! l’enchantement a cessé, ou du moins est-il suspendu, car j’ai pu enfin revenir à Londres où l’on m’a remis vos lettres et celles du docteur Patrick.

« Dans l’audience que j’ai obtenue du premier lord de l’amirauté, sa seigneurie, en me remerciant de mon zèle, m’a dit de demeurer encore quinze jours à Londres, après quoi aucun obstacle ne m’empêcherait plus de retourner en France pour y jouir de ma prolongation de congé.

« Ainsi, dans quinze jours, mylady, je serai près de vous ; c’est bien long ! mais le devoir le commande, et vous ne souffrez pas plus que moi, je vous l’assure, de ce dernier délai.

« Puissé-je, à mon prochain retour, vous trouver en meilleure santé et plus satisfaite de cœur et d’esprit qu’à mon départ pour Londres. Cela sera ainsi, n’est-ce pas ? »

Lady Glenmour suspendit sa lecture par un silence, de méditation triste que respectèrent ceux qui l’écoutaient de toutes les puissances de leur âme.

Elle poursuivit ainsi :

« Dites à Tancrède, je vous prie, que le vaisseau du capitaine Hog, destiné au voyage en découvertes au cercle polaire, mettra à la voile dans douze jours… »

Dans douze jours ! répéta Tancrède, un voyage de six ans !… Il pensa : Pourquoi ne suis-je pas mort dans ma chute ?

Chacun ne s’occupa plus en ce moment que du sort de ce pauvre jeune homme obligé de s’embarquer pendant l’hiver pour un voyage au pôle sous les ordres du plus indigne loup de mer.

Lady Glenmour changea tout-à-coup l’expression des physionomies, en reprenant :

« Mais que Tancrède se rassure, j’ai obtenu qu’il ne serait pas de cette expédition, à cause de l’état de sa santé encore chancelante. »

Un rayon de bonheur tomba sur le front du jeune convalescent.

« Je pense, continua lady Glenmour, qu’il a rempli près de vous, pendant ma trop longue absence, l’office d’un brave et fidèle chevalier d’honneur, ainsi qu’il s’y était engagé. »

— Mylord ! s’écria chaleureusement Tancrède honteux de tant de générosité et comme si lord Glenmour eût été là, mylord !… lady Glenmour vous dira la vérité ; et puis quand vous l’aurez entendue…

— C’est bien, l’interrompit à son tour la noble lectrice… on est content de vous, Tancrède… on le dira à lord Glenmour.

Que de réflexions ne roulait pas dans sa tête l’attentif et silencieux docteur en attendant toujours qu’il fût question de sir Archibald Caskil dans cette lettre.

Et que n’attendait pas non plus la douce et tremblante Pâquerette dont l’âme en peine errait autour de ce papier que tenait lady Glenmour, qui continua sa lecture.

« Le bon docteur me demande dans sa première lettre si je connais sir Archibald Caskil, descendu chez moi d’une façon si excentrique et dont l’excentricité a failli vous noyer tous dans le grand canal. »

Sir Patrick poussa un, Enfin ! qui fut entendu de lady Glenmour.

— « Si je connais sir Archibald Caskil ! qui connaîtrais-je si je ne le connaissais pas ? Si Archibald Caskil est bien certainement un richissime négociant du cap de Bonne-Espérance, et cela est aussi vrai qu’il m’a autrefois sauvé la vie ; oui, il est mon ami ; oui, il est mon ami, mon grand ami, et je le reconnais bien à ses prodigieuses extravagances dont vous vous êtes effrayés, du reste avec beaucoup de raison, vous gens tranquilles de ce côté-ci de l’équateur.

« Je vous en prie, et je vous l’ordonnerais, si j’avais quelques droits sur vous, mylady ; retenez sir Archibald Caskil chez moi, au château, jusqu’à mon retour ; et retenez-le par les meilleurs procédés que vous imaginerez, vous, Tancrède, et le docteur Patrick ; qu’il ait liberté entière comme chez lui ; passez-lui toutes ses folies, et quand vous ne pourrez pas en rire accommodez-vous-en ou incommodez-vous-en par amitié pour moi. Je vous en saurai un gré infini ; ma reconnaissance ne vous manquera pas.

« On n’a pas deux fois dans sa vie l’occasion de voir et d’entendre un pareil ami, un ami qui vient exprès pour moi du cap de Bonne-Espérance ! Quel bonheur de le serrer sur mon cœur à mon retour ! »

Il faut renoncer à peindre la profonde stupéfaction du docteur Patrick, stupéfaction qui alla presque jusqu’à l’hébétement, jusqu’à la pétrification, en entendant ce paragraphe si chaleureux et si concluant de la lettre de lord Glenmour.

Je me suis trompé ! se disait-il, et trompé à ce point ! sur le comte de sir Archibald Caskil. Il est bien ce qu’il est : l’ami, le meilleur ami de lord Glenmour. La confusion intérieure du bon docteur le navrait pour la misère de sa propre intelligence. Il s’avouait dépourvu de tout sens d’observation ; imbécile à tous les degrés, et pourtant… mais Dieu le veut, se dit-il avec résignation, et d’ailleurs ce jeune homme, ce sir Caskil est parti ; il court vers la Chine ; et que je me sois trompé ou non, il n’est plus ici.

« Ainsi donc, mylady, » acheva lady Glenmour, dont la situation était fort difficile à cette dernière partie, de sa lecture, « employez toutes les ressources de votre amabilité et de votre éloquence, toutes les douceurs de votre persuasion, en y joignant bien entendu celles de Tancrède et du bon docteur, pour empêcher sir Caskil, dont je connais l’humeur voyageuse et aventurière, de partir du château avant mon arrivée ; ne pas le trouver chez moi à mon retour ! j’en mourrais, je crois, de chagrin. »

— Tu ne mourras pas de chagrin, excellent Glenmour ! s’écria quelqu’un qui avait entendu la fin de la phrase, et c’était sir Archibald Caskil lui-même qui entrait.

— Vous n’êtes donc pas parti pour la Chine ? s’écria le docteur qui n’aurait pas été plus étonné s’il eût tout à coup recouvré la vue, et murmura aussi Tancrède ; et pas plus l’un que l’autre, ils ne prirent la peine de cacher leur désappointement.

Au milieu du cri d’étonnement et de joie qui lui échappa, lady Glenmour se dit : « Il est revenu, mais moi je partirai ! »

C’est à lady Glenmour seulement que sir Caskil répondit : Milady, hier je vous ai dit, je crois, qu’un dédit de deux cent cinquante mille francs serait payé par celui de nous deux, lord Black ou moi, qui renoncerait au pari.

— Et lord Black a renoncé à ce pari qu’il était si sûr de gagner ? dit lady Glenmour, ranimée sans s’en apercevoir.

— Ce n’est pas lui qui y a renoncé, c’est moi.

— Vous ? sir Caskil ! vous avez préféré perdre un demi-million quand vous paraissiez si décidé !…

— Oui, mylady, au moment de quitter la France, de m’en aller de Paris, le regret m’a saisi et j’ai reculé. J’ai payé ce dédit, mais je reste près de vous.

S’approchant ensuite de Tancrède et du docteur, dont la mine sournoise et de désagréable humeur ne lui avait pas échappé, lorsqu’il avait fait sa réapparition si peu désirée, il leur dit : « Mais si je compte rester près de vous, messieurs, je ne puis plus rester avec vous. Je vous quitte, mes bons amis. J’ai compris qu’abuser plus longtemps de l’hospitalité serait importun. Mon homme d’affaires m’a loué un logement à Paris, et aujourd’hui je compte en prendre possession… »

— Mais cela n’est pas possible, interrompit lady Glenmour ; lord Glenmour veut, dans cette lettre, que vous restiez chez nous jusqu’à son retour…

— Il ne peut demander cela…

— Il fait plus, il l’exige ; et vous ne voudriez pas, par votre refus, causer autant de peine à lui qu’à nous.

— J’obéirai donc, répondit sir Caskil, qui offrit son bras à lady Glenmour, pour descendre au salon ; car la cloche sonnait le déjeûner.

Il reprenait tranquillement ses anciennes habitudes. Ils sortirent tous les deux, lady Glenmour et lui, de la chambre du malade. La joie de Tancrède s’était un peu affaissée depuis ce retour inespéré.

Paquerette n’avait que cette pensée : Pas un mot pour moi dans sa lettre ; il a pourtant reçu la mienne puisqu’elle était dans celle à laquelle il répond. Il sait mon amour, maintenant. À son retour, il me chassera ; mais au moins il aura su mon amour !

Avant de sortir, le docteur Patrick, qui était resté le dernier, s’approcha du lit de Tancrède et lui dit :

— Il faut que dès aujourd’hui vous ne soyez plus malade, entendez-vous ? il le faut !

Tancrède se leva le lendemain il descendit ; trois jours après il était guéri ; et lorsqu’il demanda à Patrick le motif pour lequel il lui avait ordonné si impérieusement de n’être plus malade, et quelle était son arrière-pensée, le docteur lui répondit : « Mon arrière-pensée était que vous vous portassiez bien. »

Le docteur n’attendait pas de Tancrède que sa guérison ; il avait besoin de ses deux yeux de dix-sept ans ; de ses deux yeux d’amoureux pour surveiller les pas, les démarches, les actions de sir Caskil, toujours véhémentement suspect dans son esprit, malgré la lettre si rassurante de lord Glenmour. Par la réflexion, il se démontrait que ce sir Caskil, qu’avait connu lord Glenmour, pourrait bien ne plus être le même homme. On change de caractère comme de visage, avec les années. À tout hasard, il s’en tiendrait à son opinion défavorable sur lui ; le pari de deux cent cinquante mille francs, le voyage en Chine, le retour au château, n’étaient pas propres à la modifier. Jusqu’au retour de lord Glenmour, qu’il désirait plus instamment que jamais, il ne renonçait pas à épier la conduite de cet excellent ami de la maison.

Il se disait avec raison que si ce faux prétexte de voyage en Chine était un moyen, le retour au château ne pouvait manquer d’avoir un but. Ce but, le docteur ne se le dissimulait pas maintenant, était la séduction de lady Glenmour, qu’il jugeait beaucoup plus à plaindre qu’à blâmer de ne pas résister davantage au charme particulier qu’elle ressentait en la compagnie de sir Caskil.

Ce surcroît d’attention de la part du docteur amena pour lui, quelques jours après la réinstallation au château du comte de Madoc, une découverte, dont il s’effraya beaucoup plus que de tous les événements antérieurs ; il va en être question.

Malheureusement, il n’était pas en position de conjurer le danger avec toute l’énergie nécessaire ; d’abord parce qu’étant aveugle il ne pouvait pas agir lui-même ; ensuite, parce qu’en se confiant sans réserve à Tancrède il ouvrait à ce jeune homme, trop passionné pour se conduire avec adresse, un champ illimité d’imprudences, de coups de tête et de folies ; enfin, parce que lady Glenmour n’était ni sa femme, ni sa fille, et que les mœurs anglaises, promptes à s’effaroucher, sont loin d’admettre, comme les nôtres, les avertissements à demi-mots et les conseils officieux.

Il fallut donc que le docteur parât ce grand et imminent danger sans parler, sans agir, sans y voir.

Un espoir lui restait pourtant, c’est que l’on touchait au moment de quitter Ville-d’Avray, et qu’à Paris sir Caskil ne demeurerait pas sans doute avec eux.

Le faux sir Caskil allait plus souvent à Paris depuis sa fameuse gageure manquée, non pas comme auparavant avec lady Glenmour, mais seul. Il rentrait toujours fort tard. Le docteur Patrick, doué comme tous les aveugles d’une ouïe très fine, l’entendait rentrer à minuit, une heure, deux heures. Le lendemain, quand lady Glenmour, que ces absences préoccupaient beaucoup lui disait : « Que vous rentrez tard, sir Caskil ! — Oh ! ne m’en parlez pas, répondait-il ; mes correspondants absorbent le meilleur de mon temps — puisqu’il est passé loin de vous, — pour me parler d’affaires et de marchandises. Il est vrai que je médite avec eux une opération industrielle qui fera du bruit dans le monde ; j’espère qu’elle réussira.

L’état moral de lady Glenmour était singulier, presqu’incompréhensible depuis ce qui s’était passé, depuis ce qu’elle avait appris sur son mari, la fuyant avec la double rapidité des chevaux de poste et de l’oubli, depuis la lettre qu’elle avait envoyée à la reine pour obtenir la rupture de son mariage, depuis la propre révélation à elle-même de son amour pour sir Caskil.

Au lieu de s’enfermer et d’attendre dans l’isolement la réponse de la reine qui ne manquerait pas de contenir une déclaration de divorce, elle s’abandonnait sans réserve à l’attraction bruyante de sir Caskil. Elle avait doublé la liberté qu’elle lui avait accordée auprès d’elle. Il était l’homme de tous les instants. Licence sans exemple en Angleterre, il fumait en lui parlant ; il fumait en se promenant avec elle. Et quand le docteur Patrick pouvait ne pas s’en douter, elle roulait très prestement du tabac dans du papier fin, et s’en composait un cigare qu’elle fumait en compagnie du meilleur ami de son mari. On mêlait le rire, la fumée ; lady Glenmour savait aussi jouer au billard depuis l’arrivée de sir Archibald Caskil ; elle jouait des heures entières, et tout cela malgré le déplaisir écrit sur le visage du docteur qui la quittait le moins possible. « Métier rude, métier fatigant ! se disait-il ; lord Glenmour, revenez vite, bien vite, ou ne revenez plus. »

La conduite de lady Glenmour n’eût pas étonné celui qui eût été dans le secret de sa pensée.

Elle touchait au moment de rentrer dans sa famille, la plus sombre et la plus puritaine des familles anglaises ; elle n’attendait pour cela que la réponse de la reine qui assurément ne tarderait pas. C’était un deuil pour toute sa vie qu’elle se préparait ; elle le savait. Elle voulait s’étourdir jusqu’à ce moment avec la présence du seul homme dont l’humeur ronde, les manières franches et la verve exubérante l’avaient arrachée à un état de langueur qui l’aurait conduite à la mort. En lui se trouvaient à ses yeux un sauveur, un ami, une distraction perpétuelle, un miracle.

Elle jouait sans crainte avec une passion, quoiqu’elle sût fort bien comment il fallait la nommer depuis le délire de Tancrède, mais une passion que la force des choses allait briser, anéantir. Elle se donnait avec exagération de la liberté comme on donne du poulet et du vin de Bordeaux aux condamnés à mort. Dans dix jours elle n’existerait plus pour rien de ce qu’elle voyait autour d’elle.

Naturellement de l’hypocrisie se mêlait à cette gaîté trop excessive pour être entièrement vraie. S’il y avait du vrai, il y avait aussi de l’étourdissement. Ces deux éléments produisaient en elle un vertige heureux et triste à la fois, comme celui de l’opium. Elle sentait parfaitement qu’elle n’habitait pas les palais qui montaient du fond de son imagination.

Il lui semblait par moments qu’une voix plus forte que la conviction, plus vraie que la vérité, lui disait au cœur : « Tout ce qui vous paraît être n’est pas ; votre mari vous aime et sir Caskil est un mensonge. » Que de fois les femmes, même les plus passionnées, entendent ce cri qui vient traverser leur ciel tout parfumé d’un bonheur adultère.

Si Tancrède ne se montrait pas aussi sérieusement jaloux qu’auparavant des assiduités de sir Caskil, quoiqu’il eût encore ses angoisses poignantes et ses tempêtes, c’est qu’il était convaincu, depuis la nuit de son feint délire, que lady Glenmour l’aimait autant qu’il l’aimait, et qu’elle ne prodiguait tant de preuves d’intérêt à ce grossier sir Caskil, fermier du cap de Bonne-Espérance, qu’afin de mieux cacher à tous les yeux la passion sincère qu’elle avait pour lui, heureux Tancrède !

Quoi qu’il en soit, sir Archibald Caskil était toujours au château de Ville-d’Avray, pour le grand chagrin de sir Patrick. L’alarme de celui-ci fut vive un matin au déjeûner, et cet effroi se liait à la découverte du danger qu’il ne se sentait pas assez fort pour éloigner tout seul.

Lady Glenmour se mit à lui dire :

— Oh ! comme vous êtes encore rentré tard au château, cette nuit !

— Et que vous avez le sommeil léger ! lui répondit sir Caskil ; vous m’entendez presque toujours rentrer.

— Oh ! non, je n’ai pas le sommeil léger ; mais je n’étais pas encore couchée… je lisais…

— Sans cela, mylady, j’éviterais la nuit de rentrer par la grille du château, je passerais par la petite porte du parc…

— Non, en vérité, je n’ai pas le sommeil très léger, répéta lady Glenmour.

— Toutefois, si pendant votre sommeil des voleurs brisaient les volets ?…

— Je ne les entendrais pas…

— Si, à l’aide de fausses clés, ils s’introduisaient dans votre chambre ?…

— Je ne les entendrais pas davantage, je crois.

Le propos en resta là.

Le déjeûner fini, le docteur, que ce propos avait fort inquiété, prit Tancrède à part, et il eut une longue conférence avec lui. Il faut croire que ce que le jeune homme entendit lui parut fort extraordinaire, car il s’en alla en criant :

— Docteur, c’est impossible ! c’est trop monstrueux. Je vous demande bien pardon, mais je ne vous crois pas.

Quelques jours après, le comte de Madoc rentrait au château à trois heures après minuit, quoiqu’il eût dit dans la soirée que peut-être il coucherait à Paris.

Il entra dans son appartement sans produire le plus léger bruit, envoya son valet de chambre se coucher, et, quand il eut fermé sa porte à double tour, il croisa les volets et tira soigneusement les rideaux.

Un silence absolu régnait partout.

Le château dormait de la cave au grenier. Trois heures sonnaient.

— Maintenant, dit-il, examinons ces deux petites clés, parfaitement en état comme hier et tous ces jours derniers. M. le duc de Richelieu, le héros des serrures secrètes, vous y chercheriez en vain un défaut.

Il posa ses deux clés sur le marbre de la cheminée ; il se prépara ensuite pour son expédition nocturne.

Ses pieds, qu’il dégagea de ses bottes, coulèrent dans des pantoufles de cachemire ; une étroite robe de chambre de velours noir fut nouée à sa ceinture par une élégante cordelière. Il rabattit son col de chemise, et sa tête mâle, brune et caractéristique, ressortit admirablement sur ce fond blanc, rehaussé des reflets sombres et vigoureux de sa robe de chambre.

On eût dit le fatal Antonio, le moine de Lewis, allant au rendez-vous donné par le faux Rosario dans sa cellule. Murillo n’a jamais imaginé de plus chaud coloris. Le comte jeta un coup d’œil dans la glace, et véritablement la réflexion de ce regard noir et rapide eût rempli de terreur et d’amour une imagination romanesque. La glace était profonde, l’homme était beau, la nuit silencieuse ; un frisson plissa l’air de l’appartement.

Il est temps ! dit le comte de Madoc. Il s’avança alors vers la porte de l’escalier dérobé, l’ouvrit avec l’une des deux petites clés sans causer le moindre grincement au papier, et s’enfonça dans une spirale obscure. Dix-sept marches contournées en éventail glissèrent sous ses pantoufles ; bientôt il ne lui resta plus à franchir que l’obstacle de la porte derrière laquelle reposait avec confiance la femme la plus belle des trois royaumes.

La seconde clé glisse dans la serrure, elle tourne avec moins de bruit que si le comte l’eût tournée dans l’eau. La porte s’ouvre un peu, mais si peu qu’elle s’ouvre, elle laisse cependant échapper une lueur mystérieuse et un courant de ce tiède parfum de vie et de volupté qui est comme la respiration de l’appartement d’une jolie femme.

Le comte s’arrête un instant pour agrandir l’ouverture de la porte, il passe de profil et il est dans la chambre de lady Glenmour, à six pas du lit où elle repose.

Le lit de lady Glenmour s’allongeait sous une alcôve qui ne faisait point face à la porte secrète qu’il venait d’ouvrir avec tant de précaution et de bonheur ; en sorte qu’il put gagner l’un des côtés de la ruelle avant de se placer à l’entrée de l’alcôve.

Cette tactique nécessaire était protégée par une des tombées des rideaux blancs et jaunes qui descendaient royalement du dôme suspendu sur la tête de lady Glenmour.

Il est inutile de dire que le comte de Madoc, ce roi des Dangereux, n’éprouvait aucune émotion en passant par tous les incidents de cette tentative hardie, si ce n’est la crainte de ne pas réussir.

Sa main effleure les rideaux ; il suit ce mur mouvant sans l’agiter jusqu’à l’endroit où il s’ouvre comme un manteau ducal pour laisser passer les pieds du lit. Le comte est arrivé, le voilà en face de l’alcôve ; il avance curieusement la tête pour s’assurer que lady Glenmour dort… Il aperçoit de l’autre côté de la ruelle un pistolet dirigé sur lui. La lueur de la lampe de nuit en mouillait le canon.

Ce pistolet, c’est Tancrède qui le tient, et qui le tient d’une manière à ne pas permettre le moindre doute sur la fermeté de ses intentions.

Les deux jeunes gens se regardent, leurs yeux, allumés dans l’ombre, ne se quittent pas ; ils se croisent à la distance seulement du lit qui les sépare.

Le regard de Tancrède, clair, fixe, résolu, disait : — Si vous avancez d’une ligne, je vous brûle la cervelle ; vous êtes mort.

Celui du comte de Madoc, non moins hardi, semble répondre : — Je ne bougerai pas d’ici, soyez-en sûr, malgré la balle que j’aperçois dans le creux de votre pistolet.


Les deux réveils.


C’est entre ces deux cariatides terribles, que la belle lady Glenmour, qui n’avait pas prévu cette double visite, dormait paisiblement.

Elle était fraîche et souriante comme Ève à son premier sommeil. On eût dit que l’ombre d’une vigne jouait sur son front. Un de ses bras, à demi-nu, s’enfonçait dans une peau de tigre jetée sur son lit ; l’autre bras était mollement passé derrière sa tête, et sa bouche, qui s’y appuyait, s’était à demi ouverte sous cette pression, qui laissait voir la rangée étincelante de ses dents et l’intérieur rose de sa bouche, comme une belle pêche ouverte par le soleil de septembre laisse voir la pulpe aurore de sa chair parfumée. Une boucle de ses cheveux était détendue, et cette flamme noire courait sur sa joue et venait lécher son menton. La pâleur du sommeil la faisait plus belle encore ; ses longs cils paraissaient bleus sur cette chair blanche et pure.

La situation était délicate et suprême entre les deux jeunes gens.

Point de milieu possible.

Il fallait à fin de compte que l’un des deux fût un assassin ou l’autre un lâche. Si l’un avançait, l’autre tirait ; et s’il reculait, c’était un lâche.

Tancrède, qui, malgré son courage, était un peu fat, comme on l’est toujours à son âge, se mit à sourire avec une supériorité impatientante.

Le comte de Madoc lui renvoya son sourire avec pitié.

Tancrède redoubla de raillerie.

Le comte de Madoc redoubla de mépris.

Mais ils ne bougeaient ni l’un ni l’autre.

L’arme ne variait pas non plus d’une ligne.

Tancrède, au bout de quelques minutes, fit signe de la main gauche au comte de Madoc de regagner la porte par où il était venu, et qu’il aurait la générosité de l’épargner.

Le comte de Madoc, blessé de cette compassion outrageante, écarte brusquement le rideau et marche vers le haut du lit.

À l’instant même Tancrède arme son pistolet ; le double ressort d’acier fait entendre un coup sec ; le coup va partir.

Madoc s’arrête, mais c’est pour opposer un pistolet au pistolet de Tancrède. Il était armé, lui aussi. Il pose son doigt sur la détente : ils vont se tuer tous les deux. Ce lit de tulle et de satin va être couvert de sang…

Quel réveil pour lady Glenmour !

Tout-à-coup un troisième personnage sombre, difforme, obscur, indistinct, hideux, s’élève soudainement du pied du lit entre les deux jeunes gens qui, à cette apparition, reculent tous deux d’épouvante ; mais pas assez vite cependant pour que le fantôme velu ne saisisse d’autorité le pistolet du comte de Madoc.

C’est Maracaïbo, le singe gigantesque de lady Glenmour, celui qui couche toujours aux pieds de son lit et qui s’est dressé sur ses pattes ayant senti remuer près de lui.

Il s’est éveillé et le voilà !

Sur l’un et sur l’autre jeunes gens il darde le fluide jaune de ses yeux ; il se ramasse ensuite sur sa croupe nerveuse et velue, et entre ses bras, durs comme une corde de fer, il est prêt à étrangler jusqu’à ce que mort s’ensuive celui qui fera un pas, un geste de plus. Ses deux longs fléaux de bras se joignent ensuite, et Maracaïbo est alors un singe, plus, un homme. Il serre, il étreint par le tube le pistolet qu’il a pris et le soulevant sur sa tête, le rejetant en arrière pour en décupler la pesanteur, il menace de briser le crâne du comte de Madoc. C’est à lui qu’il en veut, à lui qui l’a si souvent raillé, battu, souffleté.

Sa pose est burlesque et sinistre, sa grimace bouffonne et satanique, sa menace est la mort.

Encore une seconde et il va piétiner avec mille ricanements sur un cadavre.

Ce silence animé a ému l’espace ; lady Glenmour fait un brusque mouvement ; elle ouvre les yeux. Mais Tancrède souffle sur la lampe. Tout tombe et s’évanouit dans une obscurité profonde.

— Qui est là ? demande en sursaut lady Glenmour.

— Mais qui est là ? répète-t-elle avec effroi. Oh ! mon Dieu ! il y a quelqu’un ici…

Elle sonne.

— Venez, Paquerette ! accourez !

Paquerette vient, une lampe à la main.

— Qu’y a-t-il, madame ?

— J’ai entendu du bruit dans la chambre… j’ai eu peur… regardez bien… cherchez…

— Il n’y a rien ; mais je ne vois rien, madame, dit Pâquerette, après avoir parcouru la chambre en tous sens. Maracaïbo est couché à vos pieds.

— Allons, c’est que j’aurai rêvé. C’est bien. Allez vous coucher, Pâquerette.

Voici ce que se dit Tancrède quand il fut remonté dans sa chambre : Je tuerai cet infâme sir Archibald Caskil ce matin avant le déjeûner ; ma faute envers lord Glenmour en sera du moins plus légère ; et s’il me tue… je l’aurai effacée.

Quant au comte de Madoc, son très bref et très froid monologue se réduisit à ces mots : Mon coup a parfaitement réussi, à l’accident près de ce maudit singe. J’ai voulu être vu au milieu de la nuit dans la chambre de lady Glenmour ; j’y ai été vu.

— Ainsi donc, s’écria le marquis de Saint-Luc, le comte de Madoc comptait rencontrer quelqu’un dans l’appartement de lady Glenmour ?

— Il avait tout arrangé pour que cela arrivât, répondit le chevalier De Profundis. En provoquant l’attention timorée du docteur, en parlant devant lui à lady Glenmour de sommeil, de fausse clé, de voleurs, il était sûr que Patrick préviendrait Tancrède, ce qui avait eu lieu, et que Tancrède à son tour aurait sans cesse l’oreille au guet pendant la nuit. Vous voyez s’il s’était trompé.

— Mais dans quel but le comte de Madoc commettait-il cette imprudence calculée ?

— Dans quel but ? D’abord pour que lord Glenmour le sût, et ensuite vous allez connaître pourquoi.

Le lendemain matin le faux sir Archibald Caskil et Tancrède se rencontrèrent comme d’habitude au salon quelques minutes avant le déjeûner.

Tancrède, sans perdre de temps, alla le regard en fureur vers sir Archibald Caskil et il lui dit tout bas en frémissant :

— Monsieur, j’ai à vous parler.

— Moi aussi, répondit le comte de Madoc en souriant.

— Mais tout de suite.

— Moi aussi, mon ami.

— Sortons.

Sur le perron, sir Archibald Caskil dit à Tancrède en allumant un cigare : Voulez-vous me permettre, mon cher Tancrède, de parler le premier ?

— Parlez, monsieur.

— Je vous ai surpris cette nuit, aventureux jeune homme, dans la chambre à coucher de lady Glenmour. Chut !… c’est très bien !…

— Monsieur !…

— Je ne vous demanderai pas le motif qui vous y appelait.

— Monsieur ! la plaisanterie est un peu trop forte !

— J’ai toutes les discrétions, mon jeune ami. C’est hardi ! ma foi…

— Monsieur ! je vous dis !…

— Mais je vous excuse ; car j’espère que vous recommencerez.

— Monsieur ! à la fin !…

— Cette nuit, quand j’ai entendu du bruit sur ma tête, continua paisiblement le comte de Madoc, j’ai cru qu’un voleur s’était introduit chez lady Glenmour. Je suis monté aussitôt par l’escalier dérobé…

— Vous aviez donc une clé de cet escalier ? interrompit Tancrède.

— Et vous en aviez une aussi, il paraît, répondit sir Archibald Caskil. Mais moi, j’avais trouvé la mienne derrière une malle… par hasard… Je ne vous demande pas comment vous avez eu la vôtre. Je monte donc par l’escalier dérobé, croyant toujours surprendre un voleur ; mais je vous vois et je change aussitôt d’avis. Je me suis dit que je n’avais pas affaire à un voleur. Une autre fois… je ne me dérangerai plus.

— Mais monsieur, c’est vous, au contraire, qui vouliez… s’écria Tancrède à bout de patience…

— Moi !… je voulais !… qu’est-ce donc que je voulais ?… Quoi ? voler lady Glenmour ?…

— Non, mais abuser…

— Abuser de quoi ? quand c’est vous que je surprends chez elle. Tenez, continua le comte de Madoc, acceptez les choses comme elles sont. Vous aimez beaucoup lady Glenmour et vous avez tenté la petite séduction nocturne. Allons donc !

— Mais, monsieur, je vous dis encore une fois…

— Cher Tancrède, la défense est inutile. N’êtes-vous pas descendu le premier, avec une fausse clé, dans la chambre à coucher de lady Glenmour ? Raisonnons un peu. Quel est de nous deux celui qui a surpris l’autre ? D’ailleurs lady Glenmour est à déjeûner : voulez-vous que nous allions lui poser cette simple question, qui terminera tout ?

Tancrède se croyait trop aimé de lady Glenmour pour accepter une proposition qui les aurait singulièrement embarrassés tous les deux.

— Vous voyez donc que j’ai votre secret, s’écria le faux sir Archibald Caskil.

— Mon secret… mon secret ! dites-vous ?

— Très complètement…

— Comment ?… qui vous fait croire ?… quel est enfin ce secret ?…

— Vous aimez…

— Monsieur, prenez garde !…

— Vous aimez, dis-je, passionnément…

— Passionnément !

— Eh ! le plus ou le moins en pareil cas ne fait pas le crime. Vous aimez passionnément lady Glenmour…

— Parlez plus bas !…

— Si bas que vous voudrez. Mais vous aimez lady Glenmour depuis trois mois et vous me l’avez prouvé cette nuit…

— Mais encore une fois, cette nuit…

— Encore une fois, vous êtes un jeune homme charmant, digne d’être aimé… Comptez d’ailleurs sur la discrétion d’un honnête homme aussi simple que moi.

La colère de Tancrède fut littéralement étouffée entre son embarras et sa confusion.

— Mais venez donc déjeûner, messieurs, cria lady Glenmour du fond de la salle à manger. J’ai un rêve à vous raconter, oh ! un rêve affreux… Venez donc !

Les deux jeunes gens rentrèrent dans la salle à manger. Tancrède était consterné.

Quand lady Glenmour eut fini de raconter son rêve qui se composait, on le suppose, de deux ombres, d’un singe, d’une lampe éteinte, Patrick se pencha vers Tancrède et lui demanda tout bas :

— Mais n’est-ce qu’un rêve ?

— Ce n’est qu’un rêve, répondit Tancrède.

— Cependant… murmura Patrick.

— Docteur, je vous l’assure, ce n’est qu’un rêve.

— Maintenant il est aisé de comprendre la ruse du comte de Madoc, dit le marquis de Saint-Luc. En prouvant à Tancrède qu’il savait son amour pour lady Glenmour, il pouvait désormais agir librement sans lui porter ombrage. Tancrède demeurait convaincu que le faux sir Archibald Caskil n’était monté dans la chambre de lady Glenmour que parce qu’il avait entendu du bruit : et lui Tancrède était ainsi tombé dans le piège qu’il avait tendu à un autre sur les indications du docteur Patrick, décidément visionnaire au premier degré, aveugle ennemi au moral comme au physique de l’honnête sir Archibald Caskil.

— C’est parfaitement cela, ajouta le chevalier De Profondis ; et maintenant il importait à sir Archibald Caskil ou au comte de Madoc d’agir vite, très vite ! car le temps pressait : il fallait qu’avant dix jours lord Glenmour fût déshonoré.

— Vous oubliez, dit le marquis de Saint-Luc, que dans moins de huit jours la lettre de la reine d’Angleterre arrivera, et qu’une fois le divorce prononcé, le comte de Madoc n’aura plus aucune raison de perdre cette femme, puisqu’elle ne sera plus celle de lord Glenmour.

— Je n’ai pas oublié cette lettre, monsieur le marquis, mais quand elle arrivera, c’est au comte de Madoc qu’elle sera remise par un domestique gagné, et le comte de Madoc la mettra dans sa poche.

— Ainsi, voilà Tancrède et le docteur Patrick, qui n’agissait qu’avec l’aide de Tancrède, complètement hors d’état de nuire au comte de Madoc ?

— Peut-être, monsieur le marquis. Attendons.

— Cet homme, en vérité, me fait peur. Don Juan, du moins, déshonorait pour son plaisir, et votre comte de Madoc pour sa vengeance.

— Reste à savoir, reprit le chevalier De Profundis, si la vengeance, pour certaines âmes, n’est pas le premier des plaisirs. Avouez, du reste, que lord Glenmour l’avait cruellement rendu ridicule. Ce n’était, après tout, qu’un combat à armes égales.

— Mais empoisonnées, chevalier.

— Oui, mais égales.

Fort peu satisfait avec raison des éclaircissements qu’il avait reçus de Tancrède à l’occasion du rêve de lady Glenmour, rêve trop mêlé à des détails réels pour n’être rien qu’un rêve à ses yeux, Patrick alla sans transition au but alarmant de ses doutes.

Dans la journée il prit à part lady Glenmour et il lui dit :

— Mylady, vous avez rêvé la nuit dernière qu’on entrait dans votre chambre à coucher ?

— Oui, docteur, mais je n’y pense plus.

— Et qu’un voleur à l’aide d’une fausse clé s’y introduisait ?…

— Oui, mais c’est passé.

— Que ce voleur se tenait près de votre lit ?

— Je vous l’ai dit ; pour quel motif revenir ?…

— Qu’il éteignait votre lampe ?

— Laissons cela.

— Vous ne rêviez pas, mylady.

— Allons, docteur… vous voulez m’effrayer…

— Non, mylady, sur mon honneur…

— Et qui aurait osé s’introduire dans ma chambre ?

— Quelqu’un qui est chez vous…

— Ce n’est pas possible… Patrick ?

— Sur votre honneur, mylady, c’est quelqu’un qui est chez vous.

— Et pour me voler ?

— Non, mylady, pas pour vous voler.

— Ah !… Et qui ? demanda impétueusement lady Glenmour toute rouge de la pudeur anglaise.

— Un jeune homme ; j’attendrai pour le nommer que vous l’ayez nommé, mylady.

Croisant son châle sur sa poitrine, lady Glenmour s’écria :

— Tancrède aurait osé !… Mais ce serait sa mort, si lord Glenmour le savait !… Je ne le verrais plus de ma vie…

— Mylady, ce n’est pas Tancrède qui s’est introduit la nuit dernière dans votre chambre à coucher.

— Ce n’est pas Tancrède !… Je ne soupçonne pas alors… je ne devine pas… balbutia lady Glenmour, qui passa graduellement en une minute de la pudeur à l’étonnement, de l’étonnement à la curiosité.

— C’est un autre jeune homme, dit Patrick.

— Mon Dieu ! docteur, dites-moi vite son nom. Ces énigmes m’impatientent.

— C’est sir Archibald Caskil.

— Ah ! l’excellente plaisanterie… Lui ! docteur, c’est vous qui rêvez en ce moment.

— Mylady, c’est lui-même, sir Archibald Caskil, qui a osé pénétrer dans votre chambre…

— Tenez, docteur, je vous ai laissé dire jusqu’ici, mais je n’ai qu’une simple observation à émettre pour renverser votre acte d’accusation. Mon rêve est un rêve ou non, n’est-ce pas ? Si c’est un rêve, je n’ai rien à supposer, tout est dit : si, au contraire, c’est une réalité, il y avait évidemment deux hommes au lieu d’un dans ma chambre à coucher, car j’en ai vu deux : et quel serait alors le second ?

Là-dessus lady Glenmour partit, laissant le docteur Patrick atterré. En effet, se disait-il quel serait le second des deux hommes, si le premier est sir Archibald Caskil… Tancrède ? Mais Tancrède dit que c’est un rêve… Oh ! mon Dieu ; s’écria le docteur, je perds donc tout-à-fait la tête ?

Quelques heures après sa conversation avec lady Glenmour, et quelques instants seulement avant de quitter le château pour aller s’installer, avec toute la maison dans l’appartement de la rue de Rivoli, le docteur Patrick reçut une lettre de lord Glenmour.

Paquerette, la lectrice confidentielle, fut aussitôt appelée pour la lire…

— Venez, mon enfant, venez me rendre encore un service.

— Quoi donc, docteur ?

— Lisez-moi cette lettre de lord Glenmour.

Paquerette n’ignorait pas qu’elle était de lord Glenmour ; elle avait vu le facteur porter la lettre, et elle l’avait suivie de main en main jusqu’à celles du docteur.

— Mais comme vous avez la voix souffrante et fatiguée…

— Je suis venue si vite.

— Vous êtes malade, Paquerette, et cette lecture vous fatiguerait…

— Oh ! non, docteur, bien au contraire…

— Comment, au contraire ?

— Cela me distraira… je veux dire…

Paquerette tendait toujours la main pour prendre la lettre de lord Glenmour.

— Voyons ce visage, approchez, vous savez que je vois avec les mains.

— Pauvre enfant, dit le docteur en promenant lentement ses deux mains ouvertes sur le front délicat et flétri de Pâquerette, sur l’arcade saillante de ses yeux, sur les pommettes de ses joues et les arrêtant ensuite au cœur. Pauvre enfant ! vous n’avez pas voulu vous soigner, et… il est trop tard maintenant, se dit-il mentalement.

— Ne parlons pas de cela, docteur…

— Mon enfant, il faut que vous retourniez bientôt en Angleterre.

— Jamais ! docteur.

— Il faut partir, vous dis-je, dans huit jours, demain si c’est possible : l’air des montagnes ! l’air natal !…

— Impossible, docteur ; je veux rester ici, je veux rester.

— Je dirai votre état à lady Glenmour…

— Docteur, par pitié ! par pitié ! ne lui dites rien ; elle me ferait partir !

— Je ne lui dirai rien ; mais dès votre installation à Paris, vous vous mettrez au lit, et nous commencerons un traitement rigoureux. Vous entendez. Tancrède aujourd’hui me lira cette lettre…

— Docteur, je vous en prie à genoux, que ce soit moi qui la lise ; et ensuite je serai très malade si vous l’exigez…

— Allons, lis-la, dit le bon docteur en relevant la pauvre créature qui se mourait d’amour ; lis-la… mais bien doucement…

Et Paquerette, dont les palpitations redoublèrent, lut aussitôt :

« Que viens-je d’apprendre, cher Patrick ? le comte de Madoc est à Paris ! »

Patrick, de ses deux poings fermés, frappa violemment sur la table… Continuez, Paquerette… Il est à Paris !… Continuez !

« Comprenez-vous tout ce que m’inspire de justes craintes la présence de cet homme que je croyais pour longtemps, pour toujours disparu de la scène du monde ?… Il est à Paris, et je suis à Londres ! Heureusement que je n’y suis plus que pour huit jours… Ces huit jours vont me sembler huit éternités… Comment est-il à Paris ?… Devinez-vous pourquoi ?… Il y est, voilà le fait… On l’a vu, et vous n’en savez rien, mon ami ?… Comment n’en savez-vous rien ?… Il est vrai que je ne vous ai pas prévenu de son arrivée… Est-ce que je la prévoyais ?… Oui, on l’a vu à Paris, et l’on ne se trompe pas sur le signalement d’un pareil homme… »

— Le comte de Madoc est à Paris, répétait avec inquiétude Patrick qui aurait voulu ne pas interrompre, et qui, par ses exclamations brusques et involontaires, arrêtait à chaque mot Paquerette, fort étonnée aussi de son côté, car elle ne savait pas le premier mot de la cause de cette crainte inspirée par le comte de Madoc.

« D’ailleurs, poursuivit-elle, ne cachant pas son nom, il se montre partout avec l’éclat de son luxe, la distinction originale de ses belles manières. On l’a rencontré récemment à l’Opéra, aux Italiens, dans les plus hautes réunions, aux bals des ambassades… Il s’est mis enfin au-dessus, il paraît, de l’immense ridicule que mes derniers égarements de jeunesse lui ont attiré. »

Ici le docteur poussa un soupir, auquel Paquerette répondit par un autre soupir parti du fond du cœur.

— Allez toujours, mon enfant…

« Vous ne supposez pas, cher Patrick, qu’il a découvert ni même cherché à découvrir notre retraite de Ville d’Avray ; il nous croit sans doute aux environs de Lisbonne où j’avais fait courir le bruit que j’étais avec lady Glenmour. Lady Glenmour a dû sans doute entendre parler de lui au château, quoiqu’elle y ait vécu fort retirée depuis mon départ… Qu’a-t-elle dit ?… qu’a-t-elle pensé ?… Mes appréhensions, je le gage, vous semblent exagérées… »

Patrick fit un signe de tête négatif.

« … Tant mieux ! je voudrais qu’elles le fussent encore davantage… On m’assure, du reste, que le comte de Madoc se montre encore plus froid et plus réservé qu’autrefois à Londres… Il est vrai que cette froideur ne l’a jamais empêché de réussir. Mais il a surpris moins avantageusement, dit-on, les femmes de Paris par ce bon ton glacial, cette dignité hyperbolique qu’il apporte dans ses manières… »

Paquerette était étourdie de cette énigme déroulée avec tant d’émotion et de peur par lord Glenmour… D’elle, pas un mot encore… Elle attendait toujours la ligne qui renfermerait son congé pour avoir osé écrire à son maître.

« Mais pourquoi, je me le demande encore, est-il à Paris ? Après tout, pourquoi n’y serait-il-pas ? Paris n’est-il pas le rendez-vous banal du monde entier ? Je me dis cela… Tenez, docteur, j’aimerais mieux, ma parole de gentilhomme, recevoir dix boulets rouges dans les œuvres vives de ma frégate, la voir démâtée de tous ses mâts que d’apprendre que le comte de Madoc est à Paris, à quelques lieues de mon château, à quelques pas seulement de notre porte bientôt ; car je calcule qu’aujourd’hui ou demain vous serez installés dans votre nouveau logement, à la rue de Rivoli. Le nom de cet homme me fait jaillir le sang au cœur, aux yeux, au cerveau. — J’y vois rouge ! — Et mes mains vingt fois plus nerveuses que de coutume briseraient du fer comme une paille, je le sens… Ciel et enfer ! »

Paquerette, bouleversée, s’arrêta. Était-ce bien l’élégant lord Glenmour qui parlait ? Était-ce là l’homme paisible, doux, qu’elle connaissait, qu’elle aimait pour sa figure suave, pour son caractère égal, pour sa voix d’ange ?

Sous le coup étourdissant de cet étonnement elle continua :

« Voilà la douzième plume que j’écrase depuis que j’ai commencé cette lettre, dans laquelle je voudrais mettre toute ma clairvoyance exercée…, toute ma fiévreuse inquiétude…, toute mon expérience infaillible… toute ma colère… pour vous les communiquer… »

Les bras de Pâquerette fléchirent détendus et brisés. Quel style ! quel langage ! quelle incroyable violence ! Il lui sembla recevoir un soufflet au cœur et un rire moqueur au visage.

C’est à peine si dans son vertige elle chercha à deviner le motif de cette brutale colère.

« Voici en mon absence ce qu’il faut faire, mon cher docteur, quoique au fond le péril ne soit peut-être pas grave, imminent… il faut… il faut que je me repose un instant, mon ami, le sang vient de me jaillir avec violence par le nez… J’étouffe d’être si loin de cet homme qui est si près de vous… Si ce sang pouvait-être le sien… »

— Votre voix s’éteint, Paquerette, dit le docteur ; reposez-vous…

— Non, docteur ; plus tard je me reposerai.

Ce plus tard était d’une étrange mélancolie dans la bouche de la désenchantée lectrice.

« Voici donc ce qu’il faut faire en attendant mon prochain retour : Prévenir lady Glenmour que le comte de Madoc, dont je lui ai parlé… dont elle m’a parlé… veux-je dire, est à Paris… Ensuite… Non ! non ! mille fois non ! Ne dites rien à lady Glenmour… c’est inutile… c’est peut-être imprudent… Ah ! j’y suis !… Ce qu’il faut faire, le voici… Ne laissez absolument pénétrer aucun étranger chez moi ; aucun ; entendez-vous ?… Et mort à qui résiste ! »

Serait-ce de la jalousie ? Il aimerait à ce point lady Glenmour ? pensa Paquerette qui fut obligée de s’interrompre pendant un quart-d’heure sous le poids de l’oppression qui l’étouffait.


La loge des Italiens.


« Mais la précaution, » continua enfin Paquerette en lisant la lettre de lord Glenmour, « me semble bien fausse, car comment, au premier abord, ne pas reconnaître le comte de Madoc ? Pareille surveillance alors est à la fois odieuse et ridicule. D’ailleurs, ce n’est pas le pistolet au poing, le poignard aux dents, que le comte de Madoc s’introduirait chez moi… Les armes de cet homme sont moins visibles et infiniment plus à craindre… Elles sont dans son langage, dans ses regards mystérieux, dans son art infini d’entourer peu à peu l’existence d’une femme et de la charmer, de l’envahir mollement par mille ondulations lentes, savantes, calculées, irrésistibles.

« Alors tranchons la situation, puisque ce n’est pas chez moi que le comte de Madoc peut me nuire, c’est ailleurs, c’est partout qu’il est à éviter ; à la promenade… dans les salons… au temple… Il importe donc qu’il n’approche pas de lady Glenmour… S’il en approche, je le sens, elle est perdue… »

— Et moi, et moi qui croyais qu’il n’aimait pas lady Glenmour ! pensa encore Paquerette… Ce n’est peut-être que de l’amour-propre exalté…

« Mais, allez-vous vous récrier, lady Glenmour n’est ni assez faible ni si peu digne pour céder ainsi aux attaques d’un jeune homme qu’elle ne connaît pas ; et vous la jugez bien peu honorablement… Vous avez raison, cher Patrick : c’est mal de douter ainsi d’elle. Mais si vous connaissiez comme moi le comte de Madoc !… mes craintes vous paraîtraient moins injurieuses…

« L’art de pareils hommes est de déplacer toutes les règles admises. Quand une femme est aimée et qu’elle aime, sa chute est dans l’ordre ; mais quand une femme n’est pas aimée et qu’elle tombe, il faut croire qu’elle fléchit devant d’autres raisons dont le secret échappe. Il échappe complètement surtout… »

Paquerette étouffait de nouveau sous ses palpitations ; elle lisait pour ainsi dire sa vie, son erreur et sa condamnation.

« Surtout, reprit-elle, à celles qui en sont dupes. Après tout, ces hommes sont infiniment rares, j’ai pu en être un… »

Les yeux de Pâquerette se fermèrent à demi, et ce n’est qu’à travers une voûte de larmes qu’un rayon continua à parcourir la lettre de lord Glenmour.

« J’ai pu en être un… le comte de Madoc est un de ces hommes assurément… Les femmes vont à eux comme l’eau suit fatalement la pente, le fer l’aimant ; ils ne sont souvent ni plus beaux, ni plus aimables ; ils sont quelque chose qu’on ne peut pas plus dire qu’on ne peut dire pourquoi dans ce monde on est heureux, prince ou somnambule. »

— Je vous disais bien que cette lecture était au-dessus de vos forces, interrompit le docteur, n’entendant plus Paquerette… L’air vous manque… Prenez un verre d’eau sucrée… Vous ne répondez pas ?… Qu’avez-vous ?… Paquerette !

Surmontant l’horrible oppression qui, tout-à-coup, lui avait éteint la voix, et comprimé la respiration, Paquerette poursuivit :

« Ainsi donc, cher Patrick, je crois à la haute vertu de lady Glenmour ; mais en attendant, ne vous fiez pas, par tous les diables ! au comte de Madoc.

« Le meilleur moyen de se mettre à l’abri de ses projets, s’il en a… car tout ce que je dis est peut-être un rêve… c’est de ne jamais laisser sortir lady Glenmour toute seule, ni de la laisser jamais seule dans le monde ; mais de la faire constamment accompagner par deux amis qui en valent cent. Vous devinez que je veux parler de notre Tancrède, son chevalier d’honneur, et de notre brave, digne et excellent sir Archibald Caskil. Un pareil ami n’a pas besoin de deux avertissements : Glissez prudemment deux mots dans l’oreille de ce cher Caskil ; racontez-lui, si vous le jugez nécessaire, l’histoire de ma rivalité avec le comte de Madoc, et ne craignez plus rien… non, ne craignez plus rien de ce fameux comte, fût-il trois fois plus subtil et plus dangereux.

« Entre ces deux jeunes gens, Caskil et Tancrède, je laisserais aller sans crainte lady Glenmour au milieu d’une contrée peuplée de Madoc.

« Ainsi il est bien convenu, cher Patrick, que lady Glenmour dont vous ne gênerez en rien la liberté sera, jusqu’à mon retour, toujours accompagnée de Tancrède et de sir Caskil. Le dernier seul s’en plaindra peut-être, car le brave jeune homme aime mieux son coin du feu, l’hiver, et son grog au genièvre qu’une soirée du grand monde ; mais il est assez mon ami pour que je lui cause ce grave ennui.

« Je vous aurais épargné ces importunités-là si j’avais pu partir sur-le-champ pour Paris, mais j’ai encore huit jours à passer ici, et je ne sais pas trop pourquoi, par exemple. J’ai beau le demander, on ne me rend que des réponses évasives.

« Ainsi donc, attention, vous, sir Caskil et Tancrède ! C’est que lady Glenmour n’est pas ma maîtresse… Aurait-elle été ma maîtresse, je l’aurais disputée aux atteintes du comte de Madoc avec non moins de résolution et d’énergie ? Et ne l’ai-je pas déjà conquise une fois sur lui ? Qu’il ne vienne pas après coup, je l’y engage, rôder en ennemi sournois autour de ma conquête ; qu’il se souvienne, et qu’il tremble ! Son ridicule saigne encore. Je sais défendre ce que j’ai conquis… Qu’il songe à ce que je lui ai laissé quand la rivalité nous a mis en présence de deux femmes… J’ai eu lady Glenmour, et lui qu’a-t-il eu ? »

— Mon Dieu ! mon Dieu, disait tout bas Paquerette dans la désolation et le désenchantement de son âme ; mon ange était un démon !

« J’ai tort de m’emporter, » continua-t-elle, reprenant d’un dernier souffle sa lecture, « de m’enflammer à ces souvenirs du passé, quand je cherche à en prévenir, à en conjurer les derniers résultats. Non, cette colère ne vaut rien. Les épées qui tuent sont froides. Il faut être épée avec un pareil homme. Je parle au moral. Je ne prévois pas, grâce au ciel, de collision entre lui et moi.

« Tout ceci, cher docteur, tous ces discours flottants, décousus, extravagants, mêlés d’accents de colère et de confiance ; tous ces emportements que je ne puis réprimer à propos du comte de Madoc, qui ne pense peut-être pas à moi, attribuez-les nettement, je n’en rougis pas, à mon amour extrême pour ma femme. L’absence est une fée : elle découvre le bien, elle guérit le mal, elle fait oublier ; oui, mais elle fait aussi rendre justice. Elle éloigne et ramène. Lady Glenmour est belle, charmante, adorable, unique ; je l’aime comme si je ne l’avais pas épousée par dépit, pour ne pas mourir sous le coup du ridicule que m’avait asséné sur la tête le comte de Madoc. »

La voix déjà si faible de Paquerette diminua encore ; elle fit un effort violent sur elle-même et poursuivit :

« Je l’aime, docteur, tout bonnement comme si elle était la fille d’un marchand de gants de la cité, et comme si j’étais le fils d’un honnête mercier. Je l’aime, non pas comme un gentilhomme, comme un riche lord, ah bath ! mais comme un jeune homme qui a du sang dans les veines, du feu dans le cœur, comme un marin, mais pour la faire sauter dans mes bras jeunes et robustes et la laisser retomber dans mes bras ; je l’aime pour la montrer à mes côtés, au milieu de l’Océan, sur le pont de ma frégate, en disant à mes matelots : Amis, voilà le beau temps à bord ! » Je l’aime pour la montrer avec fierté dans toutes les contrées où le vent me poussera, et pour dire aux étrangers : Messieurs, voilà l’Angleterre ! Je l’aime, docteur, bon Patrick, comme un enfant, comme un vieillard, comme tout. Allons ! Patrick, debout ! chapeau bas ! le verre de wisky à la main ! trois hourras partis du cœur pour ma femme : hourra ! hourra ! hourra ! »

— Il y est enfin venu, je crois, s’écria le docteur. Son masque se détache.

La voix de Paquerette diminua encore : ce n’était plus qu’une lueur de voix.

Où prit-elle assez de force, la malheureuse fille, pour terminer ?

« Sacrebleu ! docteur ! sacrebleu ! prenez ma femme par la tête et je n’en serai pas jaloux ; pressez-lui le front entre vos deux mains et embrassez-la dix fois chaudement pour moi en lui disant : Votre matelot vous adore, ma belle Flavie.

« Je crois que vous aviez raison, docteur : il faut être avec sa femme ce qu’on est ; ni plus ni moins : nous verrons cela à mon retour… Mais d’ici là, mille millions de tonnerres ! ayez toujours le pied sur l’ombre du comte de Madoc, et votre main près de son épaule.

« Tout mûrement pesé, ne communiquez rien de cette lettre à lady Glenmour ; qu’elle ignore le jour, le moment de mon arrivée. Je veux la surprendre, comme disent, comme font les bons bourgeois de la Cité.

« Mon cœur à elle, à vous, à sir Archibald Caskil, à Tancrède.

« Votre Glenmour. »


Paquerette manqua de force pour ramasser la lettre qui lui tomba des mains. C’est machinalement qu’elle obéit à la voix des gens de lady Glenmour, l’appelant de tous côtés pour monter en voiture. On quittait le château de Ville-d’Avray ; toute la maison se rendait à Paris.

En arrivant dans le nouveau logement, Paquerette tomba évanouie. Sa puissance nerveuse, longtemps surexcitée, l’avait pourtant suivie et soutenue jusque là. On attribua sa longue défaillance à la fatigue du voyage, au changement d’air, et on la coucha. Ensuite, ensuite, on la laissa, on l’oublia comme on en use d’ordinaire envers les domestiques. Ses premiers mots, en revenant à elle, furent ceux-ci :

— Ah ! mon Dieu ! j’ai un doute !… un doute horrible !… cette lettre de lord Glenmour me l’a donné… à qui le confier ?…

— J’avais commencé à vous peindre la fameuse Mousseline dans son intérieur luxueux, dit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc, lorsque vous m’avez interrompu fort à propos pour connaître l’histoire du major de Morghen. Maintenant il est temps, si vous y consentez, d’aller la retrouver et de vous la montrer conspirant avec le comte de Madoc, à qui elle doit en grande partie la magnificence de sa position, contre lady Glenmour et l’honneur de son mari.

Mousseline tenait depuis longtemps un bout du réseau où lady Glenmour allait être enveloppée, si une circonstance miraculeuse ne venait la protéger et la sauver. Après avoir partagé l’exil volontaire du comte en Italie, elle était revenue à Paris quelques mois après lui. Une riche dotation payait la part active et mystérieuse qu’elle prenait à ses sourdes menées ; elle occupait le premier rang de sa classe équivoque.

Rien ne lui manquait, ni chevaux, ni riche mobilier, ni nombreux domestiques, ni rentes sur l’État ; car, je vous l’ai dit, fille de son siècle, Mousseline songeait sérieusement à l’avenir. Elle avait les plus grands vices et le plus bel ordre ; c’était l’inconduite la mieux réglée. Vous l’avez vu, elle avait un teneur de livres !… Elle ne jetait rien par les fenêtres ; il est une chose cependant qu’elle aurait désiré faire passer par cette voie, c’est son honorable famille, dont nous avons connu l’esprit et les mœurs pendant son séjour à Londres.

Elle s’était déjà débarrassée de son frère Félix ; mais il lui restait encore son père et sa sœur Eurydice sur les bras.

Mousseline était dans une colère furieuse contre son père (qui était aussi son cuisinier, s’il vous souvient), le jour même où lady Glenmour prenait possession de son appartement de la rue de Rivoli. Ce jour-là le comte de Madoc qui, depuis longtemps, avait patiemment tracé ses lignes d’opération autour de lady Glenmour, devait venir dîner chez Mousseline et ouvrir avec elle le siège dans la soirée. Il avait promis de se présenter chez elle à six heures ; il en était quatre, et son père, sorti depuis dix heures, n’était pas encore rentré. Comment dîner sans lui, le cuisinier de la maison ? Elle l’envoya chercher chez ses confrères, dans les cuisines des environs ; aucun ne l’avait vu.

À cette inquiétude de Mousseline s’en joignait une autre qu’elle n’osait pas approfondir ; elle avait prié son père d’aller porter pour elle trois cents francs à la caisse d’épargne, heureux résultat de son gain au jeu, la veille. Si son père, détourné de sa voie, avait été volé, assassiné ?… l’argent est si rare !

Enfin, à cinq heures le vieux Trabucq arriva à la maison, mais dans un état qui prouva à sa fille, que s’il n’avait pas perdu la vie, il avait beaucoup perdu de sa raison. S’il n’avait encore perdu que cela !…

— Figure-toi, mon enfant, commença-t-il par dire d’un ton animé et en s’asseyant sur un divan de satin rose…

— Je ne veux rien me figurer du tout, l’interrompit Mousseline, où est mon argent ? répondez-moi et quittez je vous prie, cette place… vous allez tacher mon divan…

— Apprenez ma fille, qu’un père ne fait tache nulle part.

— Mon argent ?… les trois cents francs que je vous ai remis pour les porter à la caisse d’épargne où sont-ils ?

— Ils sont placés.

— Le livret, voyons le livret ?…

— Le voici… vous vous défiez donc de votre père ?

— Vous n’avez rien placé, s’écria Mousseline.

— Pardon, j’ai placé mais pas à la caisse d’épargne.

— Et où donc ?

— Selon mon cœur.

— Pas de farce !

— Soit : figure-toi que deux amis d’enfance m’ont engagé à déjeuner, ce matin, comme je sortais d’ici.

— Et vous avez dépensé ?… demanda Mousseline en colère.

— Quarante francs : c’est pour rien…

— Et le reste ? le reste de l’argent ?

— Ah ! le reste… en sortant du marchand de vins, j’ai encore rencontré, figure-toi… deux autres amis encore plus d’enfance, qui m’ont engagé à aller faire à petits pas, à petits pas, une promenade à Saint-Cloud. La caisse ne ferme qu’à cinq heures ; et l’appétit, comme dit l’autre, vient en ne pas mangeant ; allons à Saint-Cloud ! me suis-je dit.

— Misérable ! murmura Mousseline.

— Arrivés à Saint-Cloud, nous avons mangé à la Tête-Noire quelques fritures arrosées de quelques bouteilles de Chambertin ; ça été la mort violente de soixante francs.

— Brigand !

— Ce titre à celui à qui vous devez le jour et la nuit !

— Et les deux cents francs qui restaient ? Les avez-vous encore du moins !…

— Ah ! ceux-là par exemple, je comptais bien les placer, mais voilà qu’en rentrant à Paris, je rencontre sur les boulevards ton frère, ce chou de Félix…

— Un monstre qui a mis ma voiture en gage et vendu mes chevaux ; ne me parlez pas de lui… Où sont les deux cents francs ?

— Figure-toi…

— Je vous défigurerais volontiers…

— Tu ne défigureras pas ton père, dit la Bible… Or ton frère m’a fait pitié… il avait besoin d’argent, je lui ai prêté les deux cents francs… et je l’ai pardonné.

— Vous êtes un fier gueux ! comme dit M. Hugo.

— Ensuite je me suis dirigé vers la caisse d’épargne…

— Mais vous n’aviez plus rien à y porter ?

— C’est ce que je me suis dit et je ne suis pas allé à la caisse d’épargne… je viens te faire à dîner…

— Allez vous coucher !

— Ton père ! tu envoies se coucher ton père !

— Ou je vous fais mettre au violon.

— Je vais te maudire…

C’est sur ce propos que vint le comte de Madoc, pour y mettre un terme. Il pria Mousseline de passer vite dans son boudoir, il avait à lui parler. Tous deux s’éloignèrent alors du vieux cuisinier qui s’étendit sur le divan de satin rose en chantant à tue-tête.


« Quand on fut toujours vertueux
« On aime à voir lever l’aurore. »


— C’est ce soir que nous commençons l’attaque, dit-il à Mousseline ; lady Glenmour est à Paris.

— Elle est à Paris ! s’écria Mousseline avec la joie féroce du pirate qui aperçoit blanchir une voile à l’horizon ; et dans ses yeux se peignit la même expression qu’elle y laissa voir le jour où elle dit sur la pelouse du château de Ville-d’Avray : Encore une vertu au sac ! mot qui la révèle tout entière ainsi que celles de son espèce, ennemies acharnées de ce qu’elles nomment dédaigneusement une honnête femme. Ce mot leur cause des grincements de dents ; le Corse ne hait pas plus le Génois, le Portugais l’Espagnol, que la femme déchue n’abhorre l’honnête femme ; sa haine irait jusqu’à l’anthropophagie. Mousseline caressa sa proie de la pensée, et dit en se campant en Romaine devant le comte de Madoc :

— Eh bien ! puisqu’elle est ici, me voilà ! Qu’allons-nous faire, comte ?

— Nous allons ce soir aux Italiens.

— Est-ce qu’elle y sera ?

— Non ; mais après-demain…

— Mais alors ?…

— Tout vous sera expliqué ; ne perdons pas de temps… Je viens vous dire le costume qu’elle aura après-demain soir, pour que vous en mettiez un exactement semblable aujourd’hui. Vous avez, n’est-ce pas ? un double de toutes ses robes ?

— De toutes. Parlez. Dites-moi d’abord sa coiffure.

— Des torsades de perles dans les cheveux et des nattes rejetées très en arrière.

— Ensuite ?

— Une robe de soie lilas avec de grands volants en dentelle noire.

— Très bien !

— Une mantille pareille aux volants.

— Ensuite ?

— Une parure d’émeraudes.

— Et le bouquet ?

— Camélias et violettes de Parme.

— Dans une heure, je serai prête ; j’ai ici tout ce qu’il me faut. Eurydice me coiffera.

— Faut-il vous attendre ?

— Oui… seulement…

— Quoi ?

— Je n’ai pas dîné, et je ne sais comment vous donner à dîner ; mon père…

— Eh bien ! tandis que vous vous ferez habiller, je vais envoyer commander un dîner au café de Paris ; nous dînerons ici quand vous serez prête.

— Du vin de champagne frappé surtout.

— Nous en aurons.

— Et du café très fort pour remonter la fibre.

— Soyez tranquille.

Mousseline se déshabilla lestement tout en causant avec le comte de Madoc. Ses cheveux se dénouèrent, sa robe quittait ses épaules ; elle sonnait ses femmes de chambre…

— À propos, demanda-t-elle, que faudra-t-il que je fasse aux Italiens ?

— Bien vous mettre en vue d’abord.

— C’est facile.

— Détourner le plus possible l’attention des spectateurs pour l’attirer de votre côté.

— Sans trop de scandale cependant ?

— Un peu de scandale.

— Vous me direz quand il y en aura assez. Est-ce tout ?

— Non.

— Quoi encore ?

— Vous me compromettrez en parlant très haut et en prononçant mon nom.

— Fiez-vous à moi pour compromettre.

— Et enfin ?

— Enfin être excessivement jolie.

— C’est déjà fait, dit Mousseline, en retirant son bras et en donnant un coup de pied, de son petit pied rose, au comte de Madoc pour le prier de sortir.

Elle entr’ouvrit une demi minute après la porte de son boudoir, pour crier au comte qui était déjà loin dans la galerie, si je vous mets à la porte, c’est que j’ai faim, vous ne songiez plus au dîner… n’allez pas vous y tromper…

Après avoir reçu la lettre de son ami lord Glenmour, le docteur Patrick se trouva dans la disposition d’esprit où à sa place nous serions probablement tous.

Entre deux dangers, il fut entraîné à s’occuper du plus grand aux dépens de l’autre ; il n’avait que des doutes plus ou moins graves sur les intentions du jeune négociant du cap de Bonne Espérance, et l’on venait lui porter d’alarmantes certitudes sur les projets du comte de Madoc. Naturellement c’est sur le comte de Madoc qu’il lui importait de diriger toutes les forces de son attention au lieu de continuer à les tendre vers sir Archibald Caskil. Les diviser, c’était les employer sans profit.

D’ailleurs un géant comme le comte de Madoc réclamait toute la puissance et toute l’habileté de ses adversaires.

Patrick ne vit donc rien de mieux que de suivre à la lettre les avis timorés de lord Glenmour à l’égard des mesures d’extrême précaution qu’il convenait de prendre pour garantir sa femme des pièges du comte.

Il garda envers celle-ci le silence que son ami, dans un intérêt de surprise, lui recommandait d’observer.

En sorte que lady Glenmour se raffermit encore dans l’opinion funeste que lord Glenmour ne reviendrait plus et que la réponse à la lettre adressée par elle à la reine était sur le point d’arriver.

Elle se laissait vivre entre ces deux faits et conduire par les événements. Rien ne lui paraissait plus mettre obstacle à son habitude passionnée de recevoir sir Caskil qu’elle n’avait plus à voir que pendant un très petit nombre de jours. Lui, la France, que sa présence avait fini par faire aimer à lady Glenmour, Paris et ses fêtes qui commençaient aux premières lueurs des neiges de l’hiver, disparaîtraient bientôt de ses yeux comme un décor.

Sa jeunesse était aussi une bien légitime excuse à cet attachement de confiance pour un jeune homme qui s’occupait d’elle tous les instants, sans diminuer jamais de gaîté, sans rien perdre de son naturel fougueux et entraînant, tandis que son mari se bornait à lui envoyer de froides parures de bal.

Encore une soirée à passer avec lui, se dit-elle sous l’impression du même sentiment de plaisir et avec la même pointe de regret, en montant, toute parée, en voiture, pour aller aux Italiens, entre Tancrède et sir Archibald Caskil.

— C’est vous qui avez voulu me conduire aux Italiens, ne l’oubliez pas, disait sir Caskil à lady Glenmour pendant le trajet de l’hôtel au théâtre ; vous avez entraîné l’ours hors de sa tanière ; et puis, se penchant vers Tancrède, il ajoutait tout bas : — Il est convenu, cher Tancrède, que nous ne dirons pas à lady Glenmour que son mari nous a chargés de veiller de près sur elle, par crainte de ce comte de Madoc.

— C’est parfaitement convenu, repartit Tancrède, et ironiquement il pensa : Ce jeune homme ne se guérira donc jamais de sa naïveté ?

Quand lady Glenmour et ses deux jeunes cavaliers entrèrent dans leur loge, le spectacle était commencé depuis une demi-heure.

De l’étonnement produit par un bruit qui passe, la foule s’éleva à une surprise plus caractérisée en voyant la dame que le comte de Madoc accompagnait. Les immuables habitués semblaient la reconnaître pour l’avoir déjà vue l’avant veille. On se serait mépris à moins. C’était le visage de Mousseline, sa même toilette, sa même parure. C’est bien elle : est-ce bien elle ? Pour s’en convaincre, on attendait que la jeune femme ainsi lorgnée de tous les points de la salle recommençât ses licences de la dernière représentation. Car Mousseline, on le suppose, n’était point demeurée au-dessous des instructions qu’elle avait reçues du comte de Madoc.

Elle s’était mise au balcon de sa loge comme au balcon de sa croisée, le corps en avant, la tête presque au-dessus du parterre qu’elle affrontait avec une dédaigneuse impertinence. Elle avait causé tout haut, laissé tomber son bouquet sur les crânes aristocratiques de la galerie, redemandé toute seule, au milieu du silence général, un morceau d’ensemble très insignifiant, et vingt fois prononcé le nom du comte de Madoc, assis près d’elle.

Il n’est pas une personne de la salle qui ne l’eût remarquée.

On ne parlait que d’elle et du comte de Madoc le lendemain à l’Opéra. Eh bien ! c’est avec cette femme hardie que deux jours après le même public des Italiens confondait lady Glenmour et la confondait à juste titre, grâce à cette ressemblance extérieure, œuvre perfide du comte.

Ni elle, ni Tancrède, ne s’aperçurent d’abord qu’ils étaient l’objet de l’attention universelle ; mais le comte remarqua tout. Il était placé sur le devant de la loge à la droite de lady Glenmour ; Tancrède, qui occupait seul le second rang, était assis derrière elle. Il pouvait la voir et de sa place elle pouvait le voir dans une des deux glaces latérales fixées aux deux côtés de la loge.

Ce n’est que dans la salle que lady Glenmour et Tancrède remarquèrent la riche et élégante toilette du comte sur laquelle leur attention ne s’était pas portée dans la demi-obscurité de la voiture.

Voulant qu’il n’y eût pas d’erreur, pas de doute de la part du public sur son identité, le comte de Madoc s’était habillé comme l’avant-veille, et il était délicieusement mis.

À une époque effacée, où l’on ne peut citer ni la couleur des étoffes puisqu’elles ont toujours à peu près la même couleur, ni la finesse des broderies puisqu’on n’en porte plus, il devient fort difficile de préciser la supériorité d’une toilette d’homme sur une autre toilette.

Cette supériorité est presque tout entière dans les façons, la tournure, les mouvements, la grâce personnelle, la civilisation de l’individu. Cela suffit, il est vrai, pour qu’un homme soit très différent d’un autre homme. Pour résumer les éloges écrits sur les lèvres attentives de toutes les femmes en voyant le comte, il faut se borner à dire qu’il partagea avec lady Glenmour la surprise générale, non à cause de sa beauté, le comte de Madoc n’était pas réellement beau, mais à cause de l’excellence de sa tenue, de la noblesse et de la sobriété de ses manières, déjà célèbres du reste dans tous les clubs élégants de Paris.

Ce soir-là, le comte avait trouvé le difficile secret de paraître encore plus distingué, tout en perdant cependant un peu de sa sévérité accoutumée. Il fallait qu’il fût encore un peu l’honnête sir Archibald Caskil pour Tancrède et pour lady Glenmour, déjà bien étonnés du changement opéré dans son extérieur.

Nous avons dit que Tancrède était placé au second rang derrière lady Glenmour. Dans cette position, il la voyait parfaitement dans la glace latérale, malgré le comte placé entre elle et cette glace. Ses yeux n’en déviaient pas : aucun mouvement de lady Glenmour ne lui échappait.

On jouait i Puritani ; à chaque morceau amoureux de cet opéra qui en abonde, la tête de lady Glenmour se tournait involontairement vers le comte de Madoc qui lui souriait avec une bonhomie tendre qui tenait un peu de sir Archibald Caskil, mais beaucoup plus en ce moment du comte de Madoc. Ce mélange adroit trompait sa confiance ; elle croyait ne s’associer qu’aux suffrages d’un homme sensible au charme d’une belle musique, et elle s’enivrait avec lui d’une émotion triplée par les feux de la salle, l’influence de l’harmonie, et cette vapeur qui circule à longs flots, toute faite d’haleines jeunes, et du parfum des fleurs rares.

Tancrède prenait pour lui ses regards humides et doux, timidement dirigés du côté du comte : il les suivait, il y répondait en dardant les siens dans la glace ; il se fondait dans l’extase : « Comme elle m’aime ! comme elle éprouve la même ardeur que moi aux sons de cette musique divine ; oui, c’est son existence et la mienne qui se rencontrent au fond du foyer lumineux de cette glace, où trois mille personnes se peignent, et où je ne vois qu’elle et où elle ne distingue que moi, que moi seul ! »

Il se penchait vers cette ombre aimée, placée si près de la réalité, mais si près, qu’il n’y avait entre l’une et l’autre, pensait-il, que l’épaisseur de sir Archibald Caskil. Sir Caskil n’était pas un obstacle, au contraire ; il servait merveilleusement au jeu de cette pantomime du cœur, qui se joue si souvent dans les loges de spectacle.

Et comme la touchante musique de Bellini, qui exprimait en ce moment un adieu, vint à redoubler de passion, la main gauche de lady Glenmour, tandis que sa main droite, couverte d’un gros bouquet, s’allongeait sur le rebord de la loge, tombait aveuglément, fatalement, chaste encore, mais vaincue, sur la main du comte, tout-à-fait cachée par l’ombre du bouquet et d’ailleurs placée sur ses genoux.

Tancrède qui, dans la glace, ne voyait que la main chargée du bouquet, commit une des plus étranges et pourtant une des plus naturelles erreurs : il s’imagina que ce bouquet de camélias et de violettes de Parme, où lady Glenmour avait longtemps posé ses lèvres pendant la soirée, s’avançait vers lui, c’est-à-dire dans la glace, afin qu’il le vît et y cherchât une expression de ce qu’éprouvait pour lui lady Glenmour dans cette minute d’extase.

Son illusion fut des plus complètes.

À dix-huit ans qui n’a pas de ces illusions ? Ébloui, passionné, fou jusqu’aux larmes de cette preuve d’amour dans un lieu où tout commande la retenue, Tancrède s’agenouilla à demi dans le fond de la loge et alla poser ses lèvres sur la glace, à l’endroit où la réflexion reproduisait le bouquet de lady Glenmour. Pendant ce temps le comte de Madoc relevait la main de lady Glenmour et y posait ses lèvres.

L’amour vrai baisait une glace, l’amour menteur embrassait la réalité. Triste vérité ! charmante allégorie !

Si Tancrède, de sa place, ou plutôt dans son attitude, ne pouvait pas voir le comte de Madoc, le public, qui était beaucoup moins amoureux et moins distrait, s’aperçut de la scène un peu galante entre le comte de Madoc et la jeune dame qui ressemblait tant à Mousseline, si toutefois ce n’était pas Mousseline elle-même.

Les plaisanteries, les murmures ricaneurs de l’avant-veille recommencèrent sourdement, et alors lady Glenmour s’aperçut qu’il était question d’elle dans la salle. Tremblante de confusion, lady Glenmour se dit :

— Oh ! mon Dieu ! je me suis oubliée, on me regarde, c’est nous qu’on désigne ; où me cacher ?

Tancrède n’avait rien vu, il ne voyait rien. Quant au comte, il se dit : — Tout va bien !

Pour que tout allât encore mieux sans doute, il dit, cinq minutes après, quand la rumeur de la salle commençait à s’apaiser : — Si nous nous retirions, mylady, vous paraissez souffrante ?…

Là seulement Tancrède sortit de sa léthargie… S’en aller, c’était le meilleur moyen de raviver le scandale.

— Oh ! oui, allons-nous-en, répondit lady Glenmour, la chaleur m’incommode… j’ai besoin d’air…

— C’est moi, pensa Tancrède, qui suis cause de l’indisposition qu’elle éprouve ; j’aurai été trop hardi, trop imprudent… Oh ! quelle maladresse !

Ils quittèrent aussitôt le spectacle pour rentrer bien vite à l’hôtel.

Lady Glenmour se retira à l’instant même dans ses appartements.

— Je ne me trompais pas, se redit Tancrède, mon imprudence lui a déplu ; elle en a été blessée, offensée peut-être… J’ai tout perdu…

Un moment après, le comte de Madoc, qui ne perdait pas Tancrède de vue, s’approcha de lui et lui dit :

— Vous n’ignorez pas, je présume, la cause de la rumeur qui nous a fait partir sitôt du spectacle ?

— Je l’ignore… balbutia Tancrède.

— Vous ne vous en doutez pas ?

— Mais non… Est-ce que lui aussi m’aurait vu ?

— Écoutez-moi alors, mon cher Tancrède ; vous aimez passionnément, follement, lady Glenmour, et cet amour effréné vous accompagne partout. Je vous ai suivi des yeux ce soir au Théâtre-Italien.

Tancrède pâlit.

— Les leçons de morale, mon cher Tancrède, ne me plaisent guère ; mais les leçons de physique, qui se gravent davantage dans la mémoire, sont infiniment plus de mon goût. Voulez-vous recevoir de moi une leçon de physique ?

Cette leçon, la voici : Vous, et tous les jeunes gens et toutes les jeunes filles, sachez bien une chose fort importante, c’est que toutes les fois qu’on voit une personne dans une glace, on en est vu. Dans la glace de notre loge, aux Italiens, vous voyiez la moitié de la salle ; eh bien ! par la même raison, la moitié de la salle vous voyait aussi… Elle vous a vu, quand vous avez posé vos lèvres sur la glace…

— Oh ! comment me faire pardonner de lady Glenmour ? s’écria Tancrède, confondu par cette confidence qui ne lui permettait plus le doute sur la publicité de son imprudence.

— Comment ? enfant ; en lui demandant pardon, et en l’aimant toujours davantage… Mais allez vous reposer, Tancrède… vous rêverez le bonheur…

— Tenez, sir Caskil, je vous ai méconnu… Vous êtes un excellent homme…

— Ah ! je crois bien… Mais allez vous reposer, mon ami.

— Encore un mot : vous croyez, sir Caskil, qu’elle m’aimera encore, quoique je l’aie si gravement compromise ?

— Axiome, mon cher Tancrède : plus on compromet une femme, plus elle vous aime.

Le comte ajouta mentalement : « Oui, pourvu qu’elle vous aime. »


Tancrède et Paquerette.


Tout le monde avait oublié Paquerette depuis l’installation à Paris ; elle seule n’oubliait pas : sa fatale maladie, au contraire, avait exalté chez elle, comme chez toutes les personnes qui en sont atteintes, les principales facultés de l’intelligence, la réflexion et la mémoire : aimer et se souvenir forment les deux moitiés des frêles existences qui s’éteignent de langueur.

Paquerette, dont le corps manquait de force pour se soutenir, n’avait jamais tant vécu par le cœur et l’esprit. Ardente et dévorée comme la sibylle antique, elle pénétrait non pas dans l’avenir, mais dans le passé, qui n’avait plus d’illusion pour elle. Le vase de cristal était brisé ; l’eau et les mille couleurs qu’il renfermait avaient fui entre ses doigts.

Elle avait aimé ce qui n’existait pas ; elle avait adoré dans un homme des apparences. Lord Glenmour, tel qu’il s’était montré à elle, tranquille et pur, était un mensonge, un mirage : un jour, après avoir beaucoup marché dans cette voie trompeuse, elle s’était trouvée, comme les voyageurs d’Orient, au milieu de l’aride désert.

L’oasis verte et parfumée n’était que dans son cœur, Glenmour la tuait, comme le désert tue après avoir longtemps égaré. Qu’importe au désert ? Qu’importait à Glenmour ?

Elle se mourait donc de l’un des plus mystérieux amours qu’il y ait eu peut-être sur la terre ; d’un amour que celui qui l’inspirait n’avait jamais connu ni soupçonné ; d’un amour non pas simplement solitaire, mais qui avait eu, comme tous les amours, terrestres, ses phases, ses rares beaux jours et ses tempêtes, mais en lui et sans écho.

Elle voyait si clair et si loin au fond du passé qu’elle ne put se défendre dans ses nuits d’insomnie de percer dans celui des autres.

Et à l’occasion de cette lettre de lord Glenmour, son premier et dernier désenchantement, elle revint conduite par cette clairvoyance prophétique, sur bien des passages qu’elle n’avait pas d’abord remarqués.

Du doute traînant elle s’éleva, par l’effet de sa perspicacité fébrile, jusqu’au dernier degré de certitude.

Alors, avec un soupir qui attestait la pureté et la noblesse de cette âme mortellement blessée, car il lui était arraché par l’intérêt qu’elle portait à une femme qu’elle aurait pu sans crime ni aimer ni plaindre, elle fit demander Tancrède.

Depuis le retour de la campagne, elle n’avait pas quitté le fauteuil dans lequel elle achevait de consumer ses forces. C’est là qu’elle attendait un sommeil réparateur qui ne venait pas, en tressant des couronnes de fleurs artificielles avec d’anciennes parures de sa maîtresse. On sait qu’elle était excellente fleuriste.

Elle avait peu maigri, malgré l’activité du mal, mais son teint se recouvrait de jour en jour de la pâleur de la cire. Ses longs cheveux cendrés, défaits comme ceux des anges et mollement bouclés, se détachaient avec des nuances délicates sur le fond jaune-souci du vieux fauteuil. Le soleil se plaisait à venir la trouver à cette place. On dirait qu’il redouble de soins envers ceux qu’il n’a pas longtemps à voir. Il a des rayons de tendresse pour la fantaisie du malade, comme il a des reflets brillants pour le casque du soldat. Le soleil est l’ombre de Dieu.

Par moments, lorsque ses bras détendus flottaient à l’abandon de son corps, et que son visage, collé contre le velours du fauteuil, demeurait dans une immobilité extatique, au milieu de cette clarté dorée qui l’enveloppait, elle ressemblait à une de ces admirables peintures de Scheffer, le peintre de Marguerite.

Elle attendait Tancrède dans l’impatience si inquiète qu’ont tous ceux qui voient le temps leur échapper.

C’était le lendemain et dans la matinée du jour où Tancrède s’était proclamé le plus heureux des hommes pour avoir effleuré du bout des lèvres dans une glace l’ombre du bouquet de lady Glenmour. Il se berçait encore au milieu des plus jolis nuages roses, quand un domestique vint lui dire que Paquerette désirait lui parler.

Il monta aussitôt à la chambre de Paquerette, et les deux jeunes gens se trouvèrent encore une fois en présence comme à Ville-d’Avray ; mais dans la position inverse.

Paquerette était assise, malade, au fond d’un fauteuil, et Tancrède était debout près d’elle, rayonnant de santé et de bonheur.

— Que j’ai de regret, que j’ai de reproches à m’adresser de n’être pas encore venu vous voir, chère Paquerette… mais les occupations… mais lady Glenmour… mais…

Paquerette s’arrêta quelques minutes pour s’assurer si sa résolution de parler était irrévocable.

— C’est de lady Glenmour que j’ai à vous entretenir, monsieur Tancrède.

— Parlez… je ne me doute pas…

Le fluide magnétique empreint de crainte qui s’échappait de Paquerette, courut frapper les nerfs de Tancrède.

Il y eut à l’instant un frémissement éprouvé et communiqué.

— Avant de parler, dit Paquerette, je vous demande votre serment de chrétien de ne dévoiler à personne ce que je vais vous révéler.

Tancrède parut fort étonné de la solennité de ce début.

— Recevez mon serment.

— Maintenant, joignez à ce serment votre parole d’homme d’honneur et de loyal marin.

— Je vous la donne aussi.

— Ainsi, monsieur Tancrède, sur votre foi et sur votre honneur, vous jurez de ne confier à personne ce que vous allez apprendre de ma bouche ?

— Je l’ai juré.

— Eh bien ! apprenez que sir Archibald Caskil est le comte de Madoc, dit Paquerette.

— Le comte de Madoc !! cria Tancrède en se précipitant sur le fauteuil de Paquerette, et en plongeant son regard dans le sien pour voir si elle disait vrai ; allons donc !

— C’est le comte de Madoc, vous dis-je.

— Lui ! le comte de Madoc !… Ah ! et je lui ai serré les mains hier… Lui chez lord Glenmour ! Et lady Glenmour !… Et pour… mais… ce n’est pas possible !… voilà une surprise !… Et personne ne s’en doutait !… Depuis trois mois je le vois tous les jours… nous le voyons tous les jours… le comte de Madoc… Mais il m’a joué ! Oh ! comme il m’a joué !… comme il me joue encore… comme il nous a tous joués, le docteur… moi !… lady Glenmour… Mais il veut donc… Que veut-il ?… Quelle hardiesse ! quelle insolence !… ce qu’il veut ? je le sais… lord Glenmour le sait !… Quelle épouvantable clarté… quel homme !… mais il a donc métamorphosé, changé son caractère, sa voix, ses goûts ?… C’est un Protée… c’est… c’est le comte de Madoc… Mais il faut que tout le monde sache ici ! partout ! que sir Archibald Caskil c’est le comte de Madoc !…

Paquerette l’arrêta :

— Et votre serment ?

— Oui, mon serment… c’est vrai…

— Songez-y !

— Et vous ne m’en dégagez pas ?

— Non !

— Vous avez raison… je le tuerai sans le dire à personne, sans le dire à lui-même… Le secret sera bien gardé.

— Un assassinat ?

— Peut-être.

— Oh ! Tancrède !

— Adieu, Paquerette, adieu, merci !… — Il revint sur ses pas. — Vous ne m’avez pas dit comment vous saviez que sir Archibald Caskil était le comte de Madoc.

— Je le sais.

— Mais la preuve ? car enfin, il faut des preuves.

— Je n’en ai pas.

— Mais ?…

Paquerette baisant à son tour la Bible, dit :

— Je jure sur le saint livre que sir Archibald Caskil est le comte de Madoc.

Tancrède ne voulut pas en entendre davantage pour être convaincu… Il sortit en criant : Malheur à lui ou à moi !

— Tout se simplifie à merveille, s’écria Tancrède en marchant dans le feu de sa colère ; rien n’est plus aisé que la conduite que j’ai à tenir jusqu’au retour de lord Glenmour. Je ne quitterai pas sa femme. Le jour je serai près d’elle ; la nuit je veillerai à sa porte. Je serai le double de son ombre ; je marcherai dans ses pas. Et cela sans lacune, sans relâche, sans pitié pour les convenances, sans pitié pour elle, sans pitié… ajouta Tancrède en ouvrant le tiroir de son secrétaire, et en y saisissant deux pistolets chargés… et sans pitié pour le comte de Madoc. Je ne l’assassinerai pas, comme je l’ai dit ; non ! Mais s’il élève seulement la voix pour railler mes incessantes importunités auprès de lady Glenmour, je lui réponds par un soufflet et je lui mets un de ces deux pistolets dans la main. Fût-ce dans la rue, fût-ce en voiture, fût-ce dans un salon ; je lui laisse le choix de tirer ensemble ou de lui fracasser le crâne. Il ne me refusera pas.

C’est dans ces pacifiques dispositions que Tancrède descendit au salon.

Lady Glenmour et le comte de Madoc y étaient ; ils avaient déjeûné sans lui, retenu par la confidence de Paquerette. Un peignoir liseré rose et blanc enveloppait lady Glenmour qui, pour tout autre que Tancrède, montrait visiblement cet étonnement, cette douce stupidité, si l’on ose s’exprimer ainsi, écrite sur le visage des femmes coupables d’une faute commise la veille, d’une première imprudence. Celles-là sont marquées d’une empreinte particulière : elles ont comme un voile diaphane qui tient à la fois du blanc d’Espagne et de l’imbécilité.

Tancrède dissimula la crispation de ses nerfs, il boucla sa colère autour de son front sans jeter les yeux sur le comte ; il écoutait celui-ci qui discutait en ce moment avec lady Glenmour la toilette qu’elle choisirait pour aller le soir même chez la comtesse de Boulac, une des deux vieilles femmes avec lesquelles vous avez fait connaissance au château de Ville-d’Avray, dit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc.

Madame de Boulac donnait une soirée ; elle avait invité lady Glenmour, à peine installée, sans oublier Tancrède ni sir Archibald Caskil, l’ami de la maison.

Sir Archibald Caskil assurait lady Glenmour qu’elle n’avait pas de meilleur moyen de se distraire de la petite contrariété causée par l’événement de la veille, du reste déjà oublié comme tout s’oublie à Paris. Tancrède, ajoutait sir Archibald Caskil avec intention, était assurément de son avis : il se joignait à lui, il n’en doutait pas, pour décider lady Glenmour, fort indécise, mais bien à tort.

Tancrède, qui distillait sa rage en silence, ne répondait que par des monosyllabes secs, hachés. C’était une soirée un peu fanée, disait encore sir Archibald Caskil, mais les bonnes gens et les vieilles gens sont toujours de bonnes gens. On doit en prendre de temps en temps comme des eaux du Mont-d’Or.

Toujours même indécision de lady Glenmour, encore abasourdie de l’événement de la veille, malgré les assurances de sir Archibald Caskil ; toujours même réserve de Tancrède, dont l’unique pensée était celle-ci : je vois l’endroit de sa tête où je viserai mon coup de pistolet.

— Ainsi, reprit le comte de Madoc en se levant, c’est convenu ; je ne disposerai pas de ma soirée en faveur de mes correspondants ; je la consacrerai tout entière à partager l’ennui que vous craignez de rencontrer chez la comtesse de Boulac.

— Mon Dieu ! ce n’est pas parce que je crains de m’ennuyer à cette soirée que j’hésite à y aller… C’est parce que je n’ai pas en moi de disposition… balbutia enfin lady Glenmour. Qu’en dites-vous, Tancrède ?

— Mylady, vous n’avez d’avis à recevoir de personne… répondit Tancrède sans même lever les yeux.

— Quand j’en demande un pourtant…

— Je ne suis pas en veine de conseil ce matin, dit-il en se versant du thé.

— Alors, nous nous en passerons, reprit lady Glenmour, piquée de cette réponse un peu impolie. Puis, se tournant vers sir Archibald Caskil, elle ajouta : — Sir Caskil, tenez-vous prêt à dix heures et demie ; vous m’accompagnerez ce soir chez Madame de Boulac.

Le comte de Madoc, en passant près de Tancrède pour sortir, lui dit tout bas :

— En vérité, je ne vous comprends pas ; c’est vous qui boudez, vous, qui êtes cause de la mauvaise humeur de lady Glenmour.

Tancrède, se maîtrisant à peine, répondit avec un sourire aigre qu’il s’efforça de rendre charmant :

— Merci ! mille fois merci ! sir Caskil, je vais réparer ma maladresse. Comptez-y.

Le comte de Madoc quitta le salon ; Tancrède se leva alors, et prenant la main de lady Glenmour fort étonnée de ce mouvement qu’elle ne comprenait pas après une réponse inconvenante, il lui dit : Mylady n’allez pas à cette soirée…

— Et pourquoi n’irais-je pas à cette soirée, s’il vous plaît ?

— Parce qu’il ne convient pas que vous y alliez.

— Et à qui cela ne convient-il pas ? Est-ce à vous ? En ce cas vous donneriez mieux des ordres que des conseils…

— Mylady, ce n’est pas un ordre, c’est un avis.

— Il vient trop tard, monsieur.

— Mylady, encore une fois…

— Insisteriez-vous par hasard ?…

— Oui, mylady.

Lady Glenmour retira sa main ; elle ajouta : vous êtes libre ce soir de ne pas m’accompagner.

— Je ne profiterai pas de cette liberté, mylady.

— Et moi je vous engage à en user.

— Je refuse…

— Et moi j’ordonne ! monsieur, dit lady Glenmour qui se leva pour s’en aller.

— J’obéirai donc, mylady, répondit Tancrède en se laissant tomber sur le canapé, je ne vous accompagnerai pas… Mais se reprenant aussitôt avec impétuosité, c’est impossible ! c’est impossible ! Ce que je vous dis là… Vous n’irez pas à cette soirée ou je vous y accompagnerai, mylady.

Étonnée de cette obstination inouïe de Tancrède, lady Glenmour s’arrêta fièrement à la porte et le regarda… comme une jeune femme regarde un jeune homme en pareil cas.

Le visage caché dans ses deux mains, Tancrède, consterné, murmurait : Me recevoir ainsi, quand je cherche à la sauver ! Sa colère, son mépris, son indignation ! À moi qui l’aime tant ! à moi qu’elle aimait hier… Car cette soirée aux Italiens… ce bouquet !… À moi qui accours pour me mettre entre elle et le piège infâme où elle va tomber… mais elle n’y tombera pas ! Elle me défend de l’accompagner à cette soirée ;… elle ne saurait pourtant me défendre d’y aller ?… J’y serai… je serai partout… mes yeux ne la quitteront pas ; ils ne se détacheront pas non plus de cet homme dont un miracle m’a fait découvrir l’incroyable hypocrisie. Je le tiendrai toujours à deux distances : la première, celle d’un soufflet ; la seconde, celle d’une balle. Ah ! que n’ai-je pu dire à lady Glenmour ce que m’a appris Paquerette ?… quelle lumière j’aurais jetée dans son esprit !… J’ai manqué de prudence… ma colère a percé… lady Glenmour a vu de l’impertinence pour elle là où il n’y avait que du ressentiment contre un autre… elle a eu raison. Elle m’aime encore… Oh ! oui, elle m’aime encore… je lui dirai tout… tout ce que je pourrai lui dire sans violer mon serment… Elle me devinera, et je serai pardonné. Ah ! que cet homme s’éloigne, et je partirai aussi… un jour… plus tard… Partir ! Cependant il le faut… Si lord Glenmour venait à savoir !… est-ce que j’ai besoin qu’il sache pour me condamner ?… Mais, j’ai une réparation secrète à lui offrir… je le vengerai avant même qu’il ait eu le soupçon du danger que sa femme a couru avec le comte de Madoc…

Pendant plusieurs heures, Tancrède s’égara à travers ce labyrinthe de bonnes, de mauvaises, de passionnées raisons que plantent eux-mêmes, comme une forêt enchantée, autour d’eux les amants aux prises avec une brouillerie, une infidélité, une trahison.

Quand il eut assez espéré, assez pleuré, assez souri, assez souffert, il se leva. Il était temps, la journée entière s’était écoulée. Il faisait nuit. Les domestiques allaient mettre le couvert pour dîner… même le service était en retard, à cause de sir Archibald Caskil, qui, sorti depuis le déjeûner, venait de faire dire seulement qu’il ne dînerait pas à la maison, où il ne rentrerait que pour accompagner lady Glenmour à la soirée de la comtesse de Boulac.

Tancrède apprenant cela, dit aux domestiques de prévenir qu’étant légèrement indisposé il ne dînerait pas non plus.

À six heures il n’y eut donc que lady Glenmour et le docteur Patrick qui se mirent à table.

Le docteur n’était pas gai, quoique lady Glenmour fût déjà coiffée et à demi parée pour la soirée.

— Quelque pensée vous attriste ? docteur, dit la première lady Glenmour.

— Je viens de faire ma visite accoutumée à notre malade et son état m’inquiète… me désespère.

— En vérité !

D’une voix émue le docteur prononça ces mots :

— Paquerette est perdue…

— Oh ! mon Dieu !… Et il n’est pas de remède ?…

— Je n’en connais pas, mylady…

— Son mal a donc acquis bien vite de la gravité ?

— Il couvait depuis longtemps ; il a éclaté tout à coup, quoique j’eusse déjà observé des symptômes d’un caractère dangereux… Mais elle a négligé tous mes avis…

— Et pourquoi cela ?

— Ennui profond de la vie…

— Si jeune ! cela ne se conçoit pas. Et quelle cause a pu produire chez elle cette mélancolie ?

— Il est beaucoup de causes à ces maladies noires.

— Vous dites vrai, docteur… Mais on en guérit… le hasard… le temps… Moi-même, j’ai éprouvé…

Lady Glenmour s’arrêta ; le docteur poursuivit :

— Quand la cause est connue… quelquefois l’art… pas toujours… peut parvenir… Mais il n’est plus temps…

— Alors vous supposez, reprit lady Glenmour embarrassée, que quelque passion peut-être…

— Je ne dis pas cela, mylady.

— Cette jeune fille est si sage…

— Elle aimerait, qu’elle ne serait pas moins sage…

— Sans doute, docteur, sans doute…

— Dans ce cas, reprit Patrick, la lutte entre le devoir et la passion expliquerait son mal.

— Vous croyez, docteur ?

— Et amènerait la mort.

— Grand Dieu ! s’écria lady Glenmour, qui étouffait depuis le commencement de ce dialogue, en apparence si indifférent, mais qui la faisait revenir pas à pas sur le plus périlleux et le plus déchirant sillon de son existence. Allez la revoir, je vous en prie, docteur, et dites-lui de ma part… que je lui assure dix mille francs pour sa dot. Puisse la joie de cette nouvelle lui rendre un peu la santé. Allez, allez vite, docteur.

C’est pensive et très abattue que lady Glenmour, alla ensuite compléter sa toilette.

Elle ne descendit qu’à dix heures, dans la soirée, lorsqu’on vint lui annoncer que sir Archibald Caskil l’attendait au salon et que les chevaux étaient attelés.


La double Maison.


— Magnifique ! ravissante ! divine ! s’écria le faux sir Archibald Caskil en voyant paraître lady Glenmour.

— Vous allez rire, lui dit aussitôt lady Glenmour, je renonce à aller à cette soirée…

— Vous renoncez !… j’ai mal entendu…

— Oui, je reste chez moi…

— Et vous dites que je vais rire… mais je ne ris pas du tout. Comment lorsque tout est prêt ?…

— Mon cœur ne l’est pas, dit lady Glenmour avec un grand ton de sincérité.

— Nous nous passerons de son agrément.

— Je ne puis, en vérité…

— Vous plaisantez ?…

— Non, très-sérieusement…

— Alors je ne vous crois pas davantage.

— Je vais sonner pour qu’on me déshabille.

Et lady Glenmour porta la main sur le cordon.

— Et moi je vais sonner pour que votre chasseur fasse avancer la voiture.

Il avait saisi l’autre cordon.

— Non ! sir Caskil, je vous en prie…

— Mais si ! mylady !

— Sir Caskil, vous ne voudriez pas, je pense, me faire violence ?

— Je vous demande pardon, mylady.

— Je ne le crois pas, dit moitié riante, moitié fâchée lady Glenmour.

— N’essayez pas.

— Eh bien ! sir Caskil, résolument je n’irai pas à cette soirée…

— Puisqu’il en est ainsi, s’écria sir Archibald Caskil, c’est donc au plus fort, et s’emparant d’autorité de lady Glenmour dont il cerna la taille sous son bras arrondi, il la souleva, et la renversa sur lui. Elle perdit tout à fait terre après une inutile résistance…

— Sir Archibald Caskil, arrêtez !… mais arrêtez !

— Non, à moins que vous ne consentiez à venir…

Lady Glenmour se débattait toujours, et elle ne parvenait qu’à resserrer l’étreinte dans laquelle elle était prise…

— Sir Caskil ! mais sir Caskil ! je vous en prie…

— Je n’écoute rien…

— Je vous le demande…

— Rien !…

— Je vous l’ordonne !

— Inflexible !

— Je vous dis que je vous l’ordonne !…

Des pas retentirent. Tancrède parut.

Le cri de stupéfaction qu’il allait pousser fut coupé par ces paroles de sir Archibald Caskil :

— Mylady s’est trouvée mal ; je la portais au grand air. Comment vous trouvez-vous, mylady, ajouta-t-il en la mettant sur ses pieds ? Quel fâcheux accident !

— Beaucoup mieux, répondit lady Glenmour… la voiture… l’air de la rue me soulageront… Sortons.

— Vous ne venez pas avec nous ? demanda sir Archibald Caskil à Tancrède qui allait probablement lui répondre quelque impertinence méritée ; mais lady Glenmour l’en empêcha en disant à Tancrède : Oui, venez avec nous ; et elle ajouta tout bas et très expressivement : Je le veux !

Cette soirée était à la fois une des plus décisives pour les projets du comte de Madoc sur lady Glenmour, pour la réputation de lady Glenmour qui, en allant chez Madame de Boulac, ne soupçonnait pas qu’elle allait aussi ailleurs, pour Tancrède décidé à obtenir son pardon à tout prix, à force d’amour.

La soirée promettait d’être charmante, délicieuse, comme en donnent les vieilles gens quand elles ont la prétention de surpasser les jeunes.

Tout parut être ordonné en vue de plaire à lady Glenmour. Madame de Boulac et son amie Madame de Martinier allèrent la recevoir sur l’escalier. La musique joua à son entrée ; et quel luxe ! quelle fraîcheur d’appartements, quel faste sans confusion. Paris seul a dans ses recoins des surprises féeriques de ce genre. Du reste, il importait de mettre tout en usage pour fasciner la raison de la mylady, ainsi que l’appelaient les deux vieilles comtesses, dont la perfide adresse va se démasquer bientôt.

Tancrède reportait sur lady Glenmour les émotions sans nombre qui s’échappaient de son âme si jeune et si ardemment éprise, soumise en ce moment à l’influence de ces lumières vaporeuses et douces, de ces fleurs répandues partout, de ces guirlandes de femmes. C’était elle qu’il aimait dans tout cela.

Comme il se l’était promis, il ne la quittait pas, il ne la perdait pas une minute de vue ; il dansait dans les quadrilles dont elle faisait partie ; il causait dans les groupes dont elle était : si bien que le comte de Madoc fut rudement tenu en échec par cette inflexible barrière toujours posée devant lui et entre lui et lady Glenmour. Il n’y a pas de finesse, de ruse, d’habileté, qui tiennent contre un tel système de défense. Rien ne prévaut contre ce parti pris ; l’obstination des enfants est comme leur poésie : on ne sait jamais jusqu’où elle peut aller.

Madoc enrageait ; il avait bien voulu, pendant un temps, se servir de Tancrède comme d’un plastron, s’amuser de son ingénuité, prêter à lady Glenmour un écran afin qu’elle l’aimât, lui, Madoc, sans trop se découvrir ; mais ces résultats obtenus, et ils l’étaient surabondamment, Tancrède devenait une gêne, un empêchement, un obstacle qu’il fallait briser, puisqu’il prétendait ne pas fléchir. Toute temporisation était désormais périlleuse. D’un moment à l’autre Glenmour menaçait d’arriver. Madoc le savait ; il savait tout par ses amis du club des Dangereux, épiant à Londres dans les ministères, à la cour, à l’amirauté, les moindres démarches de son ennemi.

En moins de six jours rien ne s’opposait plus à ce qu’il tombât au milieu de ses plans : alors ils étaient détruits, anéantis ; et les reprendre lui paraissait chose impossible. Sa victoire ou sa chute dépendait donc de la promptitude des coups qu’il comptait encore frapper. Et il fallait si bien s’y prendre, que Glenmour arrivât juste au moment où son déshonneur longtemps miné, éclaterait en pièces.

Il était donc plus que temps de se débarrasser du chevalier Tancrède, toujours de plus en plus noyé dans la contemplation extatique de lady Glenmour. « Puisqu’il veut l’aimer seul, pensa Madoc en ricanant, qu’il tente de l’avoir ! » et il passa dans une autre pièce.

Il parut renoncer tout à fait à tenir compagnie à lady Glenmour. Tancrède, dupe de cette tactique, respira ; sa première pensée de liberté fut de réaliser un projet de jeune homme, un plan qu’il roulait dans sa tête depuis son entrée dans les salons de la comtesse de Boulac.

Au fond de toutes les pièces qui enfilaient l’une dans l’autre était une dernière pièce formant le coude et destinée aux joueurs. Soit qu’elle fût trop éloignée, soit qu’elle fût trop fraîche, personne, excepté Tancrède, n’y était allé ; et encore n’y était-il allé que parce que le faux Archibald Caskil avait dit assez haut pour qu’il l’entendît : « C’est étrange ! tout le monde ignore ici qu’il y a une surprise au bout de cette galerie. »

La surprise était en ceci, qu’au lieu de fermer la galerie, cette pièce éloignée donnait naissance à un couloir élégamment drapé, bordé à droite et à gauche de pots de fleurs.

Des lumières douces et cachées éclairaient ce passage mystérieux, conduisant, ce qui était extraordinaire, vu la largeur que cela supposait à la maison, à un boudoir d’une rare somptuosité, d’un bon goût de fée. Ce qu’on en voyait de loin attirait par mille flammes rayonnantes, mille lueurs capricieuses. Comme cela se sent bien et s’exprime peu ! Lampes voilées, tapis neigeux, fresques italiennes, sofas endormis, paysages calmes, tentures mollement abandonnées, feu solitaire dans la cheminée de marbre blanc.

Comment expliquer l’existence de cette gracieuse pièce qui, non-seulement ne répondait pas à l’âge sérieux de la locataire, mais qui semblait même ne pas pouvoir appartenir à la maison ? Mais les prodiges ne s’expliquent pas.

— Quelle foule ! dit Tancrède ; on est écrasé.

— On étouffe, en effet, répliqua lady Glenmour.

— Si nous avions un peu de cet air pur de Ville-d’Avray…

— Oui, il fait bien chaud ici, Tancrède.

— Si mylady veut prendre la peine de faire quelques pas… j’ai découvert à l’extrémité de cette galerie une pièce fraîche et tranquille.

— Eh bien ! allons-y, Tancrède…

Le plan du jeune homme avait réussi.

Lady Glenmour s’appuya sur le bras de Tancrède qui frémit de bonheur à cette légère pression ; l’incommodité causée par la chaleur n’était pas la seule cause qui lui faisait désirer de s’isoler un instant. Son esprit n’était pas à elle : à chaque minute elle pouvait recevoir de Londres la lettre qui lui rendrait la liberté qu’elle avait déjà engagée, non pas contre son désir, mais contre son gré, et presque à son insu.

Un déchirement s’opérait en elle.

Ce qu’elle aurait voulu aimer se détachait violemment de son existence, ce qu’elle craignait d’aimer venait s’emparer de sa volonté. Suspendue entre ces deux abîmes, elle cherchait un appui ; elle se repliait sur Tancrède comme à une branche saine et fidèle. C’était une langue de terre entre deux mers orageuses.

Mais Tancrède, qui raisonnait moins, allait à son amour avec la netteté d’une ligne droite, sans s’apercevoir qu’il menait en ce moment un rêve par la main. Il n’eut pas de peine à conduire lady Glenmour jusqu’au délicieux boudoir perdu au fond de toutes les pièces. Là, elle s’assit sur un divan, s’abandonna aux douces impressions du repos, de la fraîcheur et du silence.

Elle fut la première à dire à Tancrède, car la préoccupation d’une retraite austère dans sa famille ne la quittait pas.

— Vous penserez toujours à moi, n’est-ce pas ?

— Oh ! Mylady, s’écria Tancrède, dans une explosion de bonheur, je ne vous demandais que mon pardon, et vous m’accordez…

— Je ne vous accorde que cela, répliqua lady Glenmour en souriant.

— Je veux croire que vous me donnez davantage ; je veux… je veux mourir ou être aimé de vous… aimé comme cette nuit de désespoir où vos lèvres…

— Il n’était pas dans le délire, pensa lady Glenmour… Je l’ai perdu en cherchant à le sauver… Tancrède ! vous vous trompez !… jamais… De quelle nuit parlez-vous ?

— Je me trompe, dites-vous ? Oh ! non ! on n’oublie pas de telles paroles, de telles tendresses ; on oublierait plutôt sa mère… on oublie tout… mais cela, jamais !…

— Votre délire vous a fait croire…

— Oh ! rendez-le moi, alors, mon délire ! car je veux que vous m’aimiez ainsi, avec des larmes, des protestations brûlantes…

— Tancrède !

— Sachez tout, Mylady. C’est moi qui vous ai trompée ; mon délire était feint… C’est par votre pitié que j’ai voulu arriver à connaître votre amour… Je l’ai connu… Je resterai là à vos pieds jusqu’à ce que vous me le confirmiez, cet aveu… Ce n’est pas trop de l’entendre deux fois pour y croire…

— Levez-vous !… on vient…

— Non, ce n’est pas trop de deux fois, de mille fois pour y croire…

— Levez-vous !… je vous dis qu’on vient !

— Que m’importe !

— Tancrède !…

— Répétez-moi cet aveu !

— Tancrède ! Tancrède ! vous voulez me compromettre !…

— Moi ?

— On approche ! oh ! levez-vous ! levez-vous ! Voulez-vous donc me perdre ?…

— Oui !… et me perdre avec vous…

— Eh bien ! vous l’exigez ? Mais on vient… on vient !…

— Non, je resterai à cette place…

— Je vous aime ! eh bien ! je vous aime !…

Tancrède était déjà debout ; un domestique entra et lui remit une lettre.

— Qui donc m’écrit ?

Il prit la lettre en tremblant, la décacheta et lut à haute voix :


ordre impératif de l’amirauté anglaise.

« Sur le vu de cet ordre, l’officier de marine Tancrède partira immédiatement pour Londres, où il s’embarquera sur-le-champ à bord du vaisseau l’Océan, sous voile pour le voyage au pôle, et qui appareillera le 13 octobre à huit heures du matin.

« le lord de l’amirauté. »


Le 13 octobre, s’écria désespérément Tancrède, et c’est aujourd’hui le 11 ! Il ne me reste que trente-deux heures seulement pour me rendre à Londres, et si je ne m’y rends pas je suis déserteur, je suis jugé, condamné, dégradé ! Quelle heure est-il ? se demanda t-il avec un effrayant changement dans le son de sa voix. Onze heures et demie ! se répondit-il. Le courrier de Boulogne part à minuit… il faut que je parte sur-le-champ !

— Oh ! mon Dieu, Mylady, cria-t-il avec des larmes qui lui ruisselaient sur les lèvres, votre aveu m’a porté bonheur… Je vais mourir ! Je pars pour six ans… avec le capitaine Hog… ce voyage est ma mort… je le sais… six ans sans vous voir !… Puis fermant la porte du boudoir que le domestique avait laissée entr’ouverte, et s’approchant d’un air effaré de lady Glenmour, il lui dit : — Mylady ! prenez bien garde à vous !… Savez-vous avec qui je vous laisse ?…

— Parlez !… Oh ! que vous me faites peur !

— Avec… mais mon serment m’enchaîne !…

— Un serment ?…

— Mylady, jetez-vous aux pieds de Paquerette, s’il le faut, suppliez-la de vous dire ce qu’elle m’a dit… ou bien…

— Ou bien ?

— Vous êtes perdue, Mylady.

Après ce cri de désespoir, Tancrède, dont les secondes étaient comptées, quitta les salons de la comtesse de Boulac pour courir à l’hôtel des Postes, où il n’arriva que cinq minutes avant le départ du courrier de Boulogne. Il monta dans la malle et partit.

— Ainsi, interrompit le marquis de Saint-Luc, voilà la belle lady Glenmour entièrement sous la dépendance du comte de Madoc…

— Entièrement. Le comte gardait cet ordre de départ communiqué à Tancrède pour une occasion désespérée ; et vous voyez qu’il en a fait bon usage… Ce pauvre Tancrède est parti, abusé une troisième ou une quatrième fois sur l’amour de lady Glenmour. C’est le lot de ceux qui aiment sincèrement.

Ses voyages et les événements dont il fut le héros forment une suite d’aventures des plus curieuses que je connaisse…

— Le reverrons-nous encore ?

— Peut-être.

— Vous me devez pourtant la fin de sa première histoire.

— Il y a tant de dettes qu’on ne paie pas.

— Je vous somme de vous exécuter.

— Nous verrons, mon créancier… mais reprenons.

Obéissant à une de ces inspirations que toute femme prudente fera toujours bien d’écouter en pareille situation, lady Glenmour s’esquiva par une des portes de service et se fit conduire chez elle. Elle envoya dire ensuite au faux sir Archibald Caskil que s’étant trouvée tout-à-coup indisposée, elle avait été obligée de quitter la soirée de la comtesse de Boulac. Elle le priait de présenter ses excuses à cette excellente dame.

— Encore une question ? dit le marquis de Saint-Luc : ce boudoir où l’avait introduite Tancrède était celui de Mousseline ?…

— Vous l’avez deviné.

— Les deux maisons, celle de Mousseline et de la comtesse de Boulac étaient donc voisines ?

— Voisines et adossées. Celle de la comtesse de Boulac était dans la rue du Mont-Blanc ; celle de Mousseline à l’angle d’une des rues transversales. Un simple mur les séparait ; ce mur fut percé, et d’une maison à l’autre, il n’y eut plus qu’à établir le petit couloir dont il a été parlé.

— J’entrevois un piège funeste…… dans cette double maison et ce boudoir de circonstance.

— Funeste en effet, dit le chevalier De Profundis… Vous comprenez maintenant le sens et le but de ce billet écrit au crayon par madame de Boulac, et envoyé par elle à Mousseline le jour où elles se rencontrèrent toutes les deux à la course de chevaux à Ville-d’Avray, sur la pelouse du château de lady Glenmour ?

— Parfaitement.

— Ce que vous avez vu est le résultat, et ce que vous verrez bientôt sera la dernière conséquence de ce pacte abominable.

— Poursuivez, je vous prie, chevalier.

Arrivée chez elle, lady Glenmour fit aussitôt appeler Patrick, et lui annonça le départ foudroyant de Tancrède ; mais avant de lui donner le temps de s’étonner de cette nouvelle, elle ajouta :

— Je veux voir Paquerette, j’ai le plus grand besoin de lui parler… et voici pourquoi… à quoi bon vous le cacher ?… En me quittant, Tancrède m’a dit… et vraiment j’en suis encore toute bouleversée… que j’étais perdue, si Paquerette ne me confiait pas un secret. Vous jugez si c’est grave… docteur… à moins que ce ne soit insensé…

— D’abord, Paquerette est trop malade pour vous parler… ensuite, je connais ce secret…

— Vous allez me l’apprendre alors…

— C’est inutile…

— Un secret qu’une de mes femmes connaît et que je ne sais pas, docteur !… Mais réfléchissez…

— C’est fort simple ; je suis aveugle, Paquerette ou Tancrède lisaient mes lettres. C’est Paquerette qui m’a lu la dernière lettre de lord Glenmour…

— Ah ! il s’agit de lord Glenmour… Mais il est encore plus étonnant, docteur, que ce qu’il vous écrit soit connu de tout le monde excepté de moi… J’ai droit d’être blessée d’une pareille réserve…

— Après tout, reprit Patrick avec réflexion, la défense de lord Glenmour n’est ni juste au fond, ni fort sensée dans la forme. Je prends donc sur moi, mylady, de vous dire ce secret…

— Je vous écoute, docteur…

— Lord Glenmour vous a parlé avant son départ du comte de Madoc ?…

— Certainement, docteur… un séducteur, un héros d’intrigue, un Dangereux enfin…

— Je vois qu’il vous en a parlé…

— Mais ce personnage, reprit lady Glenmour, a disparu depuis quelques mois, il me semble… m’a-t-on dit…

— Il est à Paris.

— Ah ! il est à Paris ! s’écria lady Glenmour avec un certain caractère d’étonnement… Mais, se reprit-elle aussitôt, quel rapport y a-t-il entre le comte de Madoc, lord Glenmour et le secret que vous m’avez tenu caché ?…

— Lord Glenmour, dit Patrick, a craint que ce jeune homme n’eût la coupable fantaisie de chercher à vous voir.

— Et quand il m’aurait vue ?

— Qu’il n’eût aussi celle de vouloir vous approcher.

— Eh bien ! quand il aurait encore eu ce désir-là ?

— Mylady, je ne justifie pas lord Glenmour, je vous dis sa pensée et ses craintes… Appréciez-les.

— Ses craintes !… mais il n’y a donc qu’à chercher à me voir pour me plaire ?…

— Vous manquez, je crois, de justice, mylady, envers notre excellent Glenmour qui n’a beaucoup de craintes que parce qu’il a beaucoup d’amour…

— Docteur, dit lady Glenmour en soupirant, ne faites pas tant d’honneur à un caprice de sa seigneurie… Mais reprenons : Qu’a prétendu dire Tancrède en me disant :

— Vous êtes perdue.

— C’est la fin du secret, mylady. Effrayé de savoir le comte de Madoc à Paris, lord Glenmour m’a écrit pour me prier de charger Tancrède et sir Archibal Caskil de veiller soigneusement auprès de votre personne…

— Toujours dans la crainte du comte de Madoc.

— Oui, mylady. Se voyant obligé de partir, Tancrède a pensé avec effroi que vous n’auriez plus auprès de vous votre meilleur défenseur, et tel est le motif pour lequel il vous a crue perdue. S’il vous a ensuite engagée à voir Paquerette, de qui il tenait probablement que le comte de Madoc est à Paris, c’est que Paquerette, lectrice ordinairement très discrète, ne lui avait fait cette révélation que sous la condition absolue du serment… Voilà tout ce secret.

— On ne saurait dire, en vérité, s’écria lady Glenmour, lequel est le plus fou des trois, de lord Glenmour, ridiculement effrayé du comte, de Tancrède, avec son cri de détresse, ou du comte de Madoc lui-même, s’il pense, — mais y pense-t-il seulement ? — à augmenter à mes dépens sa réputation de Dangereux.

Au surplus, ajouta-t-elle, il me reste toujours pour fidèles gardiens, sir Archibald Caskil et vous, docteur… j’en sais un troisième pourtant qui vaut encore mieux que vous deux, docteur…

— Votre mari, n’est-ce pas ? et vous avez raison.

— Non, répondit amèrement lady Glenmour.

— Et qui ? si j’ai le droit de le savoir.

— La fuite !

Patrick se tut sur cette réponse de triste présage.

Lady Glenmour, avant de se retirer dans ses appartements, revint sur ses pas :

— A-t-on, que vous sachiez, reçu de Londres quelque lettre pour moi, dans la soirée ?

— Non, mylady, aucune.

— Quand donc arrivera cette lettre ? dit lady Glenmour en s’en allant.

— Quand donc reviendra Glenmour ? pensa Patrick obscurément triste, vaguement affecté de savoir lady Glenmour privée de la surveillance de Tancrède, très affligé au fond du départ de ce bon jeune homme, mais plus affligé par-dessus toute chose de la perte inévitable, hélas ! et très prochaine de Paquerette.

Il y eut un point d’arrêt fatal au milieu de ce flux et de ce reflux de pressentiments éprouvés par lady Glenmour et par le docteur.

Depuis trois jours Tancrède était parti, depuis trois jours lady Glenmour ne quittait pas sa croisée, dans l’espoir et toutefois dans la crainte de voir arriver le facteur qui lui apporterait la lettre de la reine ; depuis trois jours aussi le comte de Madoc n’avait pas paru à l’hôtel ; depuis trois jours, enfin, l’agonie de Paquerette se prolongeait…

Pourtant la journée caractéristique s’avança sous les plus radieux auspices : la fatalité a de ces ruses à la Néron et à la Caligula. Quoiqu’on fût en hiver, le soleil se montra dans toute son éclatante majesté : il se costuma en printemps. Il fut chaud, il fut doux, il fut limpide ; à défaut de verdure à caresser, il embauma l’air, vernit le ciel et dora les maisons. Ceux qui étaient en santé rajeunirent, ceux qui souffraient se crurent guéris. Paquerette alla de son fauteuil à la croisée sans trop d’efforts, et de sa croisée elle envoya un sourire au peu de pâle végétation des carrés des Tuileries. Elle se regarda ensuite dans sa glace, arrangea le foulard bleu attaché autour de sa tête, releva une boucle par-ci, une boucle par-là.

Le petit souffle de vie qu’elle eut, fut partagé entre sa reconnaissance pour une si belle journée et la coquetterie.

Comme il était dit que tout le monde jusqu’à un certain moment devait être heureux ce jour-là, lady Glenmour reçut la visite du faux sir Caskil qui s’était fait désirer. Il ne donna aucune raison de son absence, de peur de laisser maladroitement supposer qu’il avait pu être trop regretté. C’eût été de la fatuité ; il ne se croyait pas à tel point indispensable. Lady Glenmour lui sut gré de cette réserve. Elle préféra ce silence après une absence dont elle avait horriblement souffert, à toutes les paroles explicatives. Il laissait sous-entendre des torts réciproques.

Sir Archibald Caskil s’était montré bien familier quand il avait forcé lady Glenmour à se rendre à la soirée de la comtesse de Boulac ; lady Glenmour, de son côté, était partie bien vite de cette soirée… mieux valait donc cette discrétion des deux parts ; et puis sir Archibald Caskil, on le savait, avait pour habitude de brûler tous les petits sillons de l’étiquette. Il n’exigeait rien ; qu’exiger de lui ?

— Mylady, dit-il, grande et magnifique représentation à bénéfice ce soir à l’Opéra. La fameuse danseuse nous quitte pour toujours : tout Paris veut assister à ses adieux. J’ai pensé qu’il vous serait agréable d’y être aussi ; et j’ai pris une loge dans l’espoir que vous consentiriez à y occuper une place…

— Ce soir ?…

— Oui, mylady, ce soir… Auriez-vous quelque autre invitation ?

— Aucune.

— Alors vous acceptez ?

— Il est si tard… déjà quatre heures…

— Mauvaise raison, mylady… Vous avez jusqu’à sept heures et demie…

— Je ne sais, en vérité…

— Cette fois, mylady, je renonce à employer la force brutale. Si le cœur ne vous attire pas… restez…

Lady Glenmour allait dire : oui, je reste. Un domestique entra une lettre à la main.

— De Londres ? demanda lady Glenmour.

— Oui, mylady.

— De… lady Glenmour regarda l’adresse. C’est bien de Londres ; mais c’est de lord Glenmour au docteur Patrick… Encore quelque secret, sans doute… Qu’on monte cette lettre au docteur… Elle se tourna ensuite avec résolution du côté de sir Archibald Caskil.

— Sir Caskil, lui dit-elle, je suis des vôtres ; à ce soir, à l’Opéra.

Quelques minutes après, Patrick descendait et priait le bon sir Archibald Caskil de lui lire la lettre qu’il venait de recevoir de lord Glenmour… leur ami commun.

— Est-ce que vous ne voulez pas en entendre la lecture, mylady ?…

— Non… docteur… Si un secret allait encore s’y trouver…

— Mylady…

— Non, lisez… J’ai ma toilette à disposer pour ce soir et je n’ai pas trop de temps, comme vous voyez. Sans adieu, messieurs.

Lady Glenmour se retira.

— À nous deux, docteur, dit ensuite le faux sir Archibald Caskil ; nous allons donc avoir des nouvelles de ce cher Glenmour qui tarde bien de se rendre à nos vœux.

Et le comte de Madoc lut à haute voix l’effrayante lettre de lord Glenmour.


Révélations.


Voici ce que contenait la lettre de lord Glenmour :

« Ce serait à vous tuer tous deux sur place, vous, docteur, et Tancrède, car c’est… c’est tout simplement une infamie des plus inouïes, des plus noires… Vous me déshonorez… vous me laissez déshonorer… Oh ! j’en pleure, j’en souffre !… je me vengerai !… Je me vengerais encore, je crois, fussé-je mort depuis vingt ans… »

— Oh ! mon Dieu ! qu’est-ce donc, demanda le faux sir Archibald Caskil. Comprenez-vous quelque chose à ce début furieux, docteur ?

— J’en suis atterré… qu’avons-nous donc fait à Glenmour ?…

— Voyons, tâchons de le savoir.

« Comment ! oh ! comment, Patrick ! je vous écris longuement, je vous préviens que mon plus habile ennemi, le comte de Madoc, est à Paris ; je vous crie, sous toutes les formes, qu’il ne cherche qu’à me déshonorer dans ma femme… et l’on a vu, il y a quatre jours, le comte de Madoc et ma femme en pleine loge des Italiens… Entendez-vous cela ; mon respectable, mon véritable ami, en pleine loge des Italiens !… Dites encore que ce n’est pas possible, donnez-vous la joie de ce doute. Oh ! les amis ! les amis ! Le dernier des espions vaut le meilleur des amis, dans ce monde, pour servir votre honneur. »

— Ceci est profondément insensé, dit le comte de Madoc, puisqu’il y a quatre jours, lady Glenmour était aux Italiens, entre Tancrède et moi.

— Parfaitement insensé, ajouta le docteur Patrick. Mais qui s’amuse donc ainsi de la confiance, du repos et de la raison de Glenmour ? On n’a jamais vu d’erreur aussi complète, aussi avérée…

— Aussi comique, dit encore sir Archibald Caskil, qui continua à lire :

« Voulez-vous en savoir davantage ? Le comte de Madoc a eu l’incroyable audace de baiser la main de lady Glenmour devant le public, qui les a vus, raillés, bafoués !… Ma femme !… une comtesse de Wisby !… une lady Glenmour !… Une pareille souillure !… Je ne connais rien de plus abominable que cet homme, si ce n’est elle, si ce n’est vous, si ce n’est Tancrède, qui était aussi avec eux dans leur loge… »

— C’est trop fort d’extravagance, cher Glenmour, s’interrompit encore une fois sir Archibald Caskil, vous admettez que Tancrède, ce lynx de dix-sept ans, était dans la loge de lady Glenmour, et que le comte de Madoc a pu lui baiser publiquement la main !…

— C’est trop fort, en effet, répéta Patrick, qui n’en était pas moins affligé de l’emportement de son ami.

— Voyons jusqu’où ira son erreur, dit le comte de Madoc, qui lut :

« Par où, par qui commencerai-je le cours de mes vengeances ?… Vous ne savez donc pas cela ? L’affaire de la loge, le baiser sur la main… Vous ne savez rien ?… Est-ce que le comte de Madoc vous a corrompus, achetés comme mes valets, vous et Tancrède, et toute mon infâme maison ?… »

— Il m’aurait aussi acheté, moi, dit en plaisantant le comte de Madoc, enchanté au milieu de son apparente incrédulité, du ton de conviction de cette étrange lettre.

« N’importe ! je suffirai seul à ma vengeance. Je lui consacre toute ma vie, tous mes instants, toute ma raison… si je l’ai encore… Oh ! que de sang ! que de sang !… il me faut. Aurai-je jamais mon compte ?… »

— Pauvre ami, murmura Madoc, qu’il arrive vite pour que nous le désabusions.

« Je viens de voir un des chefs de l’amirauté, afin de le prévenir que je n’attendrai pas les quatre jours que je devrais encore passer à Londres pour obtenir la permission de quitter l’Angleterre. »

Très bien ! pensa Madoc… arrive donc !… tu n’es pas seul à compter les minutes.

« Il m’a répondu, poursuivit Madoc, que je violerais les règlements en agissant ainsi… Je violerais avec bonheur la grande charte d’Angleterre, lui ai-je répliqué, plutôt que de rester un quart de minute de plus à Londres… Il a insisté… je lui ai ri insolemment en plein visage… ce doit être un ami du comte de Madoc… »

Il ne se trompe pas, se dit Madoc.

« Ce doit être un de ceux qui m’ont joué, qui m’ont impitoyablement promené par toute l’Angleterre, pour donner au comte le temps de corrompre ma femme… Oui, ce doit être un de ceux-là, car mon rire a fait monter à son visage un nuage de pâleur… Je l’ai cru mort… L’aurais-je poignardé sans y faire attention ? — Je n’ai plus qu’à me rendre au palais de Saint-James, où je vais de ce pas… c’est l’affaire d’une demi-heure. J’y vais pour remettre mon épée de capitaine de frégate à celle à qui je la dois, si elle refuse aussi de me laisser partir à l’instant même. Je ferai mieux, je la briserai sous ses yeux ; je n’en garderai qu’un tronçon pour le plonger dans le cœur du comte de Madoc… »

— C’est de la dernière frénésie, s’écria Patrick.

— Oui, docteur, de la frénésie, répéta Madoc, distrait en ce moment par l’entrée d’une marchande de modes de lady Glenmour, qui apportait un gracieux bonnet de soirée. Très bien, dit-il ; lady Glenmour fait ses dispositions pour ce soir. Il poursuivit sa lecture.

« Patrick, malgré les apparences, et elles sont accablantes contre vous, je ne puis vous croire complice de cet exécrable guet-apens… mais ne me demandez pas des excuses dans ce moment… car je n’en ferais pas à Dieu le père. Je ne crois pas Tancrède coupable, non plus… Pourquoi m’aurait-il trahi ?… Je ne lui ai fait que du bien… Mais dites-lui hautement que je lui défends de toucher à un seul cheveu de cet homme ; je le veux tout entier… Merci, mon père, de m’avoir donné du cœur et une épée. Vous verrez si je sais en faire un bon usage… vous verrez.

« Je vais de ce pas au palais de Saint-James. En sortant de mon audience et, quoi qu’il arrive, je m’embarquerai à l’instant pour la France… Que c’est loin !… À quatre heures je serai à Boulogne… que c’est long !… ce soir donc… cette nuit vous me verrez… Pas un mot à lady Glenmour ; pas un mot. Ne lui causez pas la joie de la peur… ne lui ouvrez pas le refuge de l’épouvante… Je couvrirai silencieusement sa faute d’un cadavre… Lequel ?… je n’en sais rien… et tout sera dit.

« Glenmour. »


— Si Glenmour n’était pas notre ami, dit le comte de Madoc, après la lecture de la lettre, nous ne saurions trop nous amuser de sa longue et véhémente hallucination. Sa femme sans doute est assez belle pour qu’il en soit jaloux ; il a fait en outre assez de conquêtes hardies pour craindre qu’on ne soit tenté d’entreprendre une conquête aussi riche que celle de lady Glenmour ; mais sa femme est plus ferme sur son honneur, il a tort de l’oublier, que toutes celles qu’il a broyées sous son char de triomphe ; et quel homme possède comme lui l’art de séduire sans rencontrer d’obstacles ? S’il ne nous annonçait son prochain retour en termes qui ne permettent pas d’en douter, j’irais tout de suite à Londres, cher docteur, pour le dissuader, le calmer et le ramener à des sentiments plus justes… Mais je ne crois pas que dans l’état des choses…

— Vous, partir ! s’écria Patrick effrayé de l’impuissance de sa cécité et de son isolement pour veiller sur lady Glenmour, vous, partir ! mais c’est impossible… il faut au contraire que vous restiez près d’elle… que vous ne la quittiez plus… que vous soyez plus que jamais son protecteur… Heureusement, et Dieu en soit mille fois loué ! Glenmour arrive enfin ce soir… cette nuit… il arrivera au plus tard demain matin… et d’ici à demain, quelle puissance au monde, à moins que l’esprit malin ne s’en mêle, serait assez forte pour nous causer réellement tous les malheurs imaginaires enfantés par les craintes exagérées de lord Glenmour ? En quelques heures, ce comte de Madoc, jusqu’ici invisible, ne se produira pas, il faut l’espérer, il ne triomphera pas, il ne se jouera pas de nos précautions, de notre prudence, enfin de la vertu inattaquable d’une femme placée après tout au-dessus de toute faiblesse, et des efforts de ses véritables amis…

Patrick saisit en tremblant les mains du comte de Madoc : — N’est-ce pas, sir Archibald Caskil ?

— Assurément non, répondit le faux sir Archibald Caskil, troublé d’une si grande confiance, et d’une confiance si mal placée.

Il se hâta de retirer ses mains…

Le mouvement fut si brusque que Patrick le remarqua.

Instinctivement il chercha à reprendre les mains de sir Archibald Caskil, mais au même moment un domestique entrait, et cette diversion coupa le fil électrique d’une révélation qui eût peut-être évité de bien grands malheurs…

— Monsieur le docteur, venez vite, dit le domestique, mademoiselle Paquerette… en vérité je ne sais ce qu’elle a…

— Mais je l’ai vue ce matin… elle était mieux… beaucoup mieux…

— Elle a sonné, aussitôt je suis monté dans sa chambre… mais elle n’a pas eu la force de me parler ; elle m’a fait des signes seulement… j’ai compris que c’est vous qu’elle désirait et j’accours…

— Je monte chez elle, allez !… je vous suis… Sir Archibald Caskil, un mot encore !…

— Sir Archibald Caskil n’est plus là, répliqua le domestique ; il est parti comme j’entrais.

— Ah ! il est parti… Eh bien, veuillez prier lady Glenmour de ne pas aller à l’Opéra avant de m’avoir fait appeler… Recommandez-le lui bien !…

Comme presque toutes les personnes atteintes de la cruelle maladie dont elle se mourait, Paquerette ressentit un mieux perfide au moment désespéré.

Un rayon de soleil oublié par l’été, un brin d’air avait suffi pour ranimer en elle un atome de vie ; ombre elle-même, elle put s’appuyer un instant sur une ombre. Son erreur dura l’intervalle placé entre le lever du soleil et son coucher. Au déclin de l’astre, elle ferma ses ailes.

Quand le docteur entra, elle occupait le fauteuil dans lequel l’avait laissée Tancrède après l’épouvantable confidence qu’elle lui avait faite quelques jours auparavant ; seulement, elle portait sur son visage ce reflet doux et blanc, glacé de rose, que jettent les lampes d’albâtre au moment de s’éteindre, et les jeunes filles à leur dernier crépuscule.

Le docteur s’approcha du fauteuil ; il passa lentement ses mains sur le visage de la malade.

Paquerette ne sentit rien.

La nuit sombre se fit vite ; on était dans l’hiver… Le docteur, après une heure d’attente, avança à tâtons des lèvres amincies de la jeune fille un cordial énergique qu’il avait fait préparer pour elle, en prévision d’un cas extrême.

— C’est inutile, bon docteur, murmura enfin Paquerette, surprise par la fraîcheur du cristal qui toucha sa bouche.

— Au contraire, prenez cela… vous vous trouverez mieux…

— Mieux ! redit amèrement Paquerette.

— Vous voulez de la lumière ?… j’appellerai…

— Est-ce qu’il est nuit ?

— Oui…

— Il me semble, à moi, qu’il fait grand jour… ma chambre est pleine de ce beau soleil d’or qui est entré ici tout le jour… vous vous trompez, docteur, il n’est pas nuit… je suis inondée de clarté.

Le docteur ne chercha pas à contrarier la vision de la malade, placée entre la veille et le sommeil, sur les limites déjà bien éloignées du monde réel.

Il hocha douloureusement la tête… « Ceci n’est pas le délire, pensa-t-il, c’est autre chose. »

— Mais que tenez-vous là, dans la main ? dit-il ensuite à la malade ; car en voulant s’assurer de l’état du pouls il avait touché comme des feuilles sèches…

Paquerette ne répondit pas.

— Qu’est-ce donc ? se demanda le docteur… Ah ! fit-il ensuite en lui-même, c’est une guirlande de fleurs… une couronne… Pauvre enfant ! elle a tressé quelque parure, son occupation chérie, pour se distraire de ses longues et dernières douleurs…

Au bout d’une demi-heure de silence, Paquerette reprit :

— Oh ! mon Dieu ! que c’est beau ! que c’est éclatant partout ! cela me fait mal aux yeux… il y a trop de lumière, ici ; ce n’est plus le soleil que je vois dans ma chambre… mais je ne suis plus dans ma chambre…

— Et où êtes-vous, mon enfant ?

— Vous y êtes aussi : nous sommes au bal… à Ville-d’Avray… comme on parle ! comme on rit ! comme on chante ! comme on danse !… Voici lady Glenmour… qu’elle est belle !… voici Tancrède… voici… Ah ! mon Dieu ! on l’a donc laissé entrer ? Chassez-le, docteur, chassez-le… c’est le comte de Madoc ! mais chassez-le donc !

— Ce nom lui est obstinément resté dans la mémoire depuis l’avant-dernière lettre de Glenmour qu’elle m’a lue.

— Ah ! reprit plus librement Paquerette… il est parti du bal… lady Glenmour en est partie aussi… ils ne sont plus dans les salons…

Rapprochement bizarre : au moment où Paquerette annonçait dans son hallucination le départ de lady Glenmour et du comte de Madoc du bal de Ville-d’Avray, la voiture de lady Glenmour roulait sous la voûte de l’hôtel pour la conduire, elle et le comte de Madoc, à l’Opéra, ce qui fit aussitôt souvenir le docteur Patrick de l’ordre qu’il avait donné au domestique. Celui-ci avait-il oublié de prévenir lady Glenmour ? Mais elle partait pour l’Opéra sans lui avoir parlé… Ce contretemps ajouta à l’accablement d’esprit du docteur.

— Nuit mauvaise, dit-il… en croisant désespérément ses bras et toujours debout devant le fauteuil de Paquerette ; nuit mauvaise !

— Non, ils ne sont plus dans les salons, continua Paquerette… On les cherche… Qui donc les cherche ?… C’est… c’est lui !… c’est lui !… dit-elle en descendant de ton et en poussant un soupir fait du reste de sa vie… Où est ma couronne de roses blanches ? se demanda-t-elle ensuite brusquement. Ah ! la voilà sur ma tête.

La couronne de roses blanches est sur ses genoux, murmura Patrick… elle n’est pas sur sa pauvre tête.

— Que c’est singulier ! continua Paquerette, qui s’exprimait avec la lenteur prolongée d’un dernier écho ; voilà trois femmes habillées de noir, placées chacune à un coin de la salle de bal… Elles sont belles, mais pâles… pâles… pâles ! Elles ne dansent pas… elles ne parlent pas… elles ne rient pas : pourquoi sont-elles ici ?

Tancrède m’a fait signe qu’il les a vues aussi.

De qui sont-elles en deuil ? sont-elles sœurs ?… Ah ! je le remarque… elles sont encore plus blanches que tantôt. Elles blanchissent encore… elles blanchissent toujours. Leurs mains semblent de craie.

Étrange illumination cérébrale, pensait le docteur…

— Mais le bal touche à sa fin, il se dégarnit peu à peu… cependant on danse toujours… Les trois femmes pâles, vêtues de deuil ne s’en vont pas… Elles ne rient pas… elles ne dansent pas… elles ne causent pas… Seulement elles se rapprochent à mesure que le cercle se rétrécit… c’est de moi qu’elles se rapprochent !… La salle est bientôt vide… Tancrède est parti… je ne le vois plus… je vais donc rester seule ?… Et ces trois femmes noires toujours plus près de moi !… Me voilà seule avec elles !… — Laissez-moi !… j’ai peur !… oh ! j’ai peur !…

Docteur ! s’écria Paquerette en se levant, en se jetant, en se cramponnant convulsivement au cou de Patrick, ces trois femmes, c’est la mort !… je ne veux pas mourir !… Je suis trop jeune… je veux encore vivre… beaucoup vivre… faites-moi vivre ! Oh ! faites-moi vivre ! C’est si bon de vivre… j’aime tant à voir le ciel et les premiers lilas… Docteur… tenez ! rien qu’un peu !… Mais vivre ! vivre !

Et la poitrine de Pâquerette se gonflait et ses yeux s’emplissaient de larmes, et ses bras raidis un instant se détendirent ; elle abandonna le cou du docteur et retomba dans le fauteuil.

Cet affaiblissement dura plus d’une heure. Paquerette n’en sortit que pour dire : Docteur, je suis chrétienne, et je veux mourir en chrétienne…

— Très bien, mon enfant… c’est une bonne pensée, quoique le danger soit loin…

— Songeons au danger de l’âme, mon ami… c’est le plus pressant…

— Je ne suis pas ministre du Seigneur… vous savez ?… Mes lumières sont bornées, ma vertu…

— Qu’importe !… vous croyez en Dieu comme moi, docteur… Et puis, j’ai besoin de soulager mon âme ; elle est pleine, elle est lourde… Il faut être léger pour aller là-haut… Il faut que je parle. Je souffre de mon silence… j’ai soif de m’épancher… Écoutez ma confession.

— Moi ?…

— Hâtez-vous, mon ami… ma vue se trouble, mes forces s’en vont… mon intelligence…

Patrick étendit alors ses mains sur la tête de la pauvre enfant, comme pour conduire au ciel cette âme si pure, qui se croyait égarée et chancelante.

Paquerette à demi levée sur son séant, et s’appuyant, brisée et détendue, sur un bras du fauteuil, dit pourtant avec la netteté d’une jeune martyre :

— Mon ami, je m’accuse devant Dieu qui m’écoute d’avoir eu de l’orgueil…

— Vous, pauvre Paquerette ?…

— D’avoir voulu et d’avoir cru être plus jolie que lady Glenmour… Me pardonnez-vous ?…

— Dieu vous pardonnera…

— Je m’accuse de n’avoir pas révélé à M. Tancrède un secret que j’aurais pu lui dire douze heures plus tôt… Un éclair de jalousie…

Encore ce secret, pensa Patrick, cette recommandation de Glenmour de surveiller sa femme, parce que le comte de Madoc était à Paris…

— Me pardonnez-vous ?… ceci est grave, docteur, ceci est très grave…

— Je vous pardonne… vous êtes un ange !

— Dieu vous entende, ami… car j’ai encore une faute plus grave à vous confesser…

— Parlez…

— Une faute plus grave… et dont je meurs…

Paquerette se donna un coup sourd dans la poitrine…

— Oui, je meurs de cette faute… J’ai eu la témérité, l’orgueil, la faiblesse… Mais la voix de Paquerette s’éteignit… le malheur !… Ah ! c’est un malheur aussi… le malheur d’aimer…

— Assez, mon enfant… vous allez vous tuer…

— Patrick ! cria tout à coup une voix qui venait du bas de l’escalier… Patrick ! Tancrède !… Au son de cette voix, Paquerette exhala un suprême soupir, raidit ses bras sans ouvrir ses mains, qui tenaient la couronne de roses blanches, et elle expira. Sa confession s’acheva dans le ciel…

— Patrick ! Tancrède ! continuait à appeler lord Glenmour en allant de pièce en pièce déserte et muette et sans prononcer jamais, par un scrupule d’honneur, le nom de sa femme.

Mais aucune voix ne répondait à la sienne…

Les domestiques profitant de l’absence de leur maîtresse, du départ de Tancrède, de l’agonie de Pâquerette qui retenait le docteur dans les pièces hautes, étaient tous sortis.

Glenmour traversa comme une tempête les appartements de sa femme, ceux de Tancrède, et il murmurait toujours : Personne ! personne ! Que sont-ils devenus ? où sont-ils ? ne suis-je pas chez moi ?… est-ce un rêve ?… Rêve ou non je saurai ce qui se passe ici !…

Il s’élance au second étage de l’hôtel… toutes les portes en sont fermées… Il frappe… l’écho vierge des chambres récemment meublées lui répond… il redescend, remonte, écoute penché sur la rampe… point de bruit… pas de mouvement…

Dans un dernier effort il gravit jusqu’au troisième étage, longue rangée de petites portes cellulaires. Une de ces portes laisse passer un filet de lumière… il frappe !… Qui est là ? répond une voix… Glenmour la reconnaît, c’est celle du docteur…

— Patrick ! Patrick ! ouvrez-moi donc !… c’est moi… Glenmour… mais ouvrez… par le diable !

La porte s’ouvre, Patrick se présente…

— Et lady Glenmour ?

Tel est le premier mot qui jaillit des lèvres de lord Glenmour.

— Vous dites, mon ami ?…

— Docteur, êtes-vous sourd ?… Je vous demande lady Glenmour.

— Mon ami, regardez…

— J’ai bien le temps de regarder !… Je vous dis…

— Elle est morte…

— Qui ?…

— Paquerette…

— C’est bien… mais lady Glenmour ! lady Glenmour !…

— Mes devoirs qui m’ont attaché ici toute la soirée…

— Vous ne voulez donc pas me dire où elle est ?…

— Au spectacle… je crois… je présume…

— Lequel ?

— Ami, ce cadavre…

— Lequel ? vous dis-je.

— À l’Opéra… il me semble…

— J’y cours…

Lord Glenmour se retourna brusquement, un pied sur la porte, un pied dans la chambre…

— Et avec qui ?… Avec Tancrède, sans doute ?…

— Tancrède est parti pour Londres.

— Parti !… qui l’a fait partir ?…

— L’amirauté… un ordre…

— Ce n’est pas vrai… Mais enfin… avec qui lady Glenmour est-elle au spectacle ?…

— Avec sir Archibald Caskil…

— Avec sir Archibald Caskil ?… Toujours sir Archibald Caskil !…

— Oui…

— C’est faux ! c’est faux ! vous dis-je, Patrick. C’est une trahison !

— Mon ami, je suis sûr qu’ils sont allés ensemble à l’Opéra.

— C’est faux ! mille fois faux ! sir Archibald Caskil est au Cap, d’où il n’a pas bougé depuis cinq ans. Voilà une lettre de lui, je l’ai reçue hier…

— Est-il possible ?… Mais alors…

— Docteur ! vous avez été abominablement joué depuis trois mois…

— Joué !… ce jeune homme n’est pas sir Archibald Caskil !…

— Moi qui vous avais donné ma femme à garder !… Vous n’êtes bon qu’à garder des cadavres.

Sur ce dernier et terrible reproche adressé à Patrick qui reprit tranquillement sa prière auprès de la jeune morte, lord Glenmour descendit à la rue et courut vers l’Opéra.

Il était plus de minuit et demi : le calme le plus profond régnait dans l’air.

— Comme mon épouvantable malheur s’agrandit et se découvre à chaque pas que je fais ! murmura-t-il en arpentant les rues solitaires voisines des boulevards ; Tancrède est parti, il a été éloigné par le comte de Madoc. Aux blessures je reconnais l’arme… Sir Archibald Caskil n’est jamais venu en France…

Pourquoi sir Archibald Caskil mêlé à tout ceci ? Quel est cet homme qui a pris son nom ?… Je vais le voir… c’est quelque ami du comte de Madoc… Dans quel intérêt a-t-il pris ce nom, le nom d’un homme qui habite une autre partie du globe ?… Y aurait-il quelque ressemblance ? Pourquoi le comte l’aurait-il introduit chez moi ?… Que de mystères terribles !…

Oh ! lady Glenmour ! lady Glenmour !… je vais les découvrir tous… Mais le plus honteux de tous ces mystères, le plus douloureux, le plus avilissant pour moi est celui de vous voir jetée au milieu de tous ces doutes, de ces soupçons, de ces pièges scandaleux où vous ne seriez pas tombée, si vous m’eussiez aimé…

Que vais-je apprendre, que vais-je voir dans quelques minutes ?…


Lord Glenmour et le comte de Madoc.


Lord Glenmour fut obligé de s’arrêter un instant en face de la rue de Grammont et de s’adosser contre un arbre, il étouffait comme s’il eût été plongé dans la vapeur d’une étuve.

C’est un combat, se dit-il après quelques instants donnés au besoin de reprendre sa respiration… et un Glenmour doit se montrer ferme dans le combat.

Ce raisonnement artificieux lui inspira assez de force pour accomplir le trajet qui lui restait à faire pour arriver jusqu’à l’Opéra. Il entre, jette une pièce de quarante francs au contrôleur pour qu’il le laisse passer, car les bureaux sont fermés depuis longtemps, et il monte les marches intérieures.

La salle est comble, elle regorge, c’est un bénéfice. De place, nulle part. Par la lucarne d’une loge, il plonge un regard dans l’immense pourtour de la salle. Qui voir ? qui distinguer sur les parois mouvantes de ce puits formé de têtes superposées, agitées, bariolé de couleurs, éblouissant, fatigant de lumières ?

Le spectacle vient de finir, c’est le moment suprême où tous les spectateurs, levés en masse, attendent en silence la présence de la bénéficiaire. Jamais Glenmour n’eût rencontré parmi ces milliers de visages celui qu’il cherchait avec le vertige le plus profond, si dans ce moment tous les regards n’eussent été tournés, non du côté du rideau, près de se lever une dernière fois, mais vers une loge du milieu.

Le magnétisme général l’entraîne, sa vue se porte vers cette loge… Il pousse un cri de rage qui s’éteint dans le murmure de la foule. Il se précipite, furieux, dans les couloirs, s’élance à travers les marches qui conduisent aux galeries supérieures, où il a vu sa femme, mais dans la confusion de ses idées qui bouillonnent, il ne sait ni où il est ni où il va.

Ce labyrinthe brumeux de marches, d’escaliers, de couloirs à demi obscurs, confondent toutes ses notions… Sa tête n’y est plus… ses pieds seuls et ses lèvres s’agitent… Ses pas tombent au hasard, ses lèvres répètent avec frénésie… Madoc ! Mousseline… lady Glenmour… lady Glenmour… Madoc… Mousseline… C’est qu’il les a vus tous les trois sur la même ligne, dans la même loge, lady Glenmour, Madoc et Mousseline, exposés à la mitraille des commentaires railleurs, des moqueries d’une salle entière… Et ne pas arriver jusqu’à eux, ne pas briser les barreaux de cette cage dorée autour de laquelle il rôde en rugissant !…

Nouveau contre-temps plus désastreux que le premier : le spectacle est fini, les portes des loges s’ouvrent toutes béantes, et trois mille personnes coulent comme les ondes multiples d’une cataracte et envahissent l’espace en battant les murs.

Il veut s’élancer, pas d’issue, pas de passage, il pousse, il est poussé ; le fleuve vivant s’échappe… on descend… on se croise… le désordre est partout… Un désordre mouvant et compact. Des murs qui marchent. De quel côté se diriger ? Mais le double perron intérieur est pavé de gens qui sortent, qui vont lentement, qui se pavanent, qui se coudoient délicatement de peur de se blesser. Glenmour se rue pourtant à travers ces riches toilettes qu’il chiffonne et déchire sans nul égard, pousse, écrase, renverse ; il arrive enfin à la porte d’entrée.

Trente voitures au moins, s’ouvrent et se referment avec fracas.

Chaque femme qu’il aperçoit, c’est la sienne… Il approche… Visages étrangers, portières qui se ferment, chevaux qui partent… Cependant deux voix connues frappent son oreille au milieu du tumulte. Il marche à cette indication… Oh ! cette fois, il les tient ; il se précipite sur le comte de Madoc, entrant le dernier dans la voiture où sont déjà sa femme et Mousseline. Sa main effleure le bord de son petit manteau de soirée ; mais le cocher a donné un coup de fouet et les chevaux emportent le comte et les deux femmes qui sont avec lui… Rage et désespoir !

Hors de la ligne des voitures privilégiées, était un fiacre qui attendait fortune.

— Cinq cents francs pour toi, dit-il au cocher, si tu rattrapes cette voiture là-bas ! là-bas ! vois-tu ?

— Montez, mon bourgeois.

Par un prodige à noter dans les fastes hippiatriques, les deux chevaux du fiacre étaient excellents.

Fouettés jusqu’au sang, ils courent comme des éperdus, et bientôt ils galopent dans le sillon de la voiture poursuivie. Celle-ci s’arrête, au bout de dix minutes, à une porte cochère de la rue du Mont-Blanc. Le cocher du fiacre où était lord Glenmour comprend qu’il s’agit de quelque espionnage. Il s’arrête sans affectation à dix pas plus loin, devant une porte bâtarde et descend.

— C’est bien ça, n’est-ce pas, mon bourgeois ?

— Parfaitement. Voilà ta course.

— Prenez mon numéro, si vous avez jamais besoin de moi…

— Sont-ils entrés ? lui demanda Glenmour.

— Ce qu’il y a de plus entré.

Descendu du fiacre, Glenmour s’avance vers la maison où sa femme, Mousseline et le comte sont entrés, et il cherche alors à se souvenir… Il connaît cette maison… le numéro qu’elle porte revient à sa mémoire… qui loge dans cette maison ?

Il cherche, il cherche longtemps… Enfin il lui semble que les lettres d’invitation écrites de Ville-d’Avray à la comtesse de Boulac, portaient le nom de cette rue et le numéro de cette maison… Mais comment, se dit-il, Mousseline, le comte de Madoc et lady Glenmour vont en même temps chez cette vieille dame ?… Me tromperais-je, cette maison serait-elle celle de Mousseline ?… Lady Glenmour chez cette… Allons ! c’est impossible !… ce serait à regretter de s’être mis en colère…

Il sonne, on ouvre, il traverse une cour obscure au fond de laquelle se trouve le corps du logis.

— Qui va là ! demande le concierge du fond de sa tanière

— N’est-ce pas ici que demeure une femme, une jeune femme ?

— Il n’y a jamais eu de jeune femme ici, répond en grommelant le concierge.

— Une certaine femme connue sous le nom de Mousseline ?…

— La maison à l’angle de la rue, répliqua l’interlocuteur hargneux.

— Mais alors ?… s’écrie lord Glenmour au milieu de la cour.

— Mais alors, allez-vous-en, monsieur ; et fermez la porte…

— Est-ce que je ne suis pas chez madame la comtesse de Boulac ?

— Vous avez attendu jusqu’à présent pour le demander ? Au premier, la porte à droite, mais elle doit être couchée… À une heure et demie… excusez !…

Lord Glenmour grimpait déjà dans l’escalier et sonnait en maître à la porte de l’appartement de la comtesse de Boulac… Personne ne répond.

Il sonne encore… Une chienne enrhumée aboie dans une troisième ou quatrième pièce.

— C’est ici qu’ils sont entrés, se dit lord Glenmour ; c’est ici que j’entrerai. Ils ne peuvent être ailleurs ; il n’y a qu’une maison et la maison n’a qu’un étage…

Le troisième coup de sonnette de lord Glenmour était de ceux qui n’admettent pas le doute sur les intentions de celui qui sonne. Il signifie ceci : Vous ouvrirez, ou j’ouvrirai…

On vint lui ouvrir.

Un vieux domestique à demi déshabillé le reçut dans l’antichambre.

— Votre maîtresse ?

— Madame la comtesse est couchée.

— Conduisez-moi dans sa chambre.

— Mais, monsieur…

— Vous savez qui je suis, vous êtes venu à mon château.

— Mais, monsieur…

— Allez m’annoncer.

Il n’y avait pas à balancer ; le domestique alluma un second flambeau à celui qu’il tenait, le posa sur le marbre du salon où il introduisit lord Glenmour, et alla remplir sa commission.

Tous ces incidents étaient, pour ainsi dire, l’amusement du martyre qu’il subissait ; c’étaient les fleurs de la torture… Mais il avait dit : C’est un combat, et il tenait bon…

— Comme tout est calme, silencieux, ici… Pas le moindre bruit de paroles… Si je m’étais trompé… Impossible… Pourtant, on entendrait quelque chose… Mais rien… rien !… Où sont-ils donc ?…

Le domestique revint.

— Madame la comtesse peut recevoir monsieur… Il passa devant lord Glenmour en ajoutant : C’est drôle ! je croyais madame la comtesse couchée depuis onze heures… je me trompais… madame lisait encore.

— Tu mens ! se dit lord Glenmour ; je ne suis pas dupe de ton mensonge… Il y a quelque chose…

Il fut introduit dans la chambre à coucher de la vieille comtesse de Boulac, qui, en effet, relevant ses lunettes d’or et fermant un volume, parut s’être livrée à la lecture tout le cours de la soirée.

— À cette heure ! s’exclama la vieille comtesse ; à cette heure, vous recevoir chez moi, lord Glenmour ! Savez-vous que si j’étais plus jeune ?…

— Mon excuse, madame, est dans le motif qui m’amène.

— Et quel motif si grave, si impérieux ?…

— Je ne sais si je suis sous le coup d’une préoccupation folle, mais il m’a semblé que lady Glenmour venait d’entrer chez vous…

— Ce n’est pas sensé, ce que vous dites-là ; permettez-moi de vous le dire…

— J’ai le mérite de vous l’avoir dit le premier, madame la comtesse.

Lord Glenmour ne cessait, en parlant, d’étudier les dispositions de l’appartement qui était, il s’en rendait parfaitement compte, tout en surface, et prenait la longueur de la cour. Il continua :

— Il m’a semblé aussi qu’une autre femme était avec la mienne… une… une autre femme, enfin…

— Je ne connais pas cela…

— Ah ! vous ne connaissez pas cela ! il me semble aussi qu’un jeune homme accompagnait ces deux dames.

— Mon cher lord, il vous a semblé beaucoup de choses, cette nuit. Mais où donc aurais-je logé tous ces gens-là ? Voyez mon appartement…

— Puisque vous le permettez, dit lord Glenmour en s’emparant du flambeau, je verrai votre appartement.

En marchant d’un pas délibéré de pièce en pièce, lord Glenmour alla de la première à la dernière ; quand il les eut toutes parcourues il revint, posa le flambeau sur la table et reprit sa place.

— Vous avez oublié la cave et les toits, lui dit la comtesse de Boulac, dont la pâleur se cachait sous une couche de rouge et la peur sous l’ironie. Eh bien ! êtes-vous convaincu ?

— Je suis convaincu, répliqua lord Glenmour en se levant, que ma femme n’est pas ici.

— C’est bien heureux…

— Mais qu’elle est venue ici il n’y a pas dix minutes !

— Cher lord, je vous rappellerai que c’est l’heure où je devrais être couchée.

Par cette remarque assez crue, la vieille comtesse exaspéra son étrange visiteur.

Celui-ci, la regardant avec un nouvel accès de frénésie, redit :

— Oui, elle est venue ici !…

— Pourquoi faire ? monsieur, demanda-t-elle.

— Pourquoi faire ? répéta lord Glenmour, qui suivait en ce moment la direction du regard de la comtesse, et qui ajoutait l’interprétation qu’il en tirait aux observations dont il s’était déjà entouré en examinant la disposition de l’appartement et de la maison. Elle est venue ici pour passer ailleurs… Ces deux femmes et cet homme, madame, ont laissé, en traversant votre chambre des traces de leur passage : les parfums de leur toilette les a trahis… Mais où sont-ils allés ? où sont-ils allés ? s’écria violemment Glenmour, qui ne quittait pas les regards de la comtesse de Boulac fixement portés vers un point du mur.

— Monsieur ! à la fin cette inquisition me lasse et je vais appeler mes gens… vous m’y forcez !…

— Pourquoi les appeler, madame, je n’ai pas besoin d’eux pour enlever ce tableau, enfoncer ce panneau qu’il cache et m’introduire dans ce mauvais lieu, dont votre chambre est le vestibule et vous la matrone.

La menace de Glenmour était déjà exécutée ; le tableau avait été enlevé, le panneau ouvert et il s’avançait hardiment dans un étroit couloir, au bout duquel il vit luire des lumières…

— Je craignais, dit froidement la vieille comtesse, qu’il ne remarquât pas ce passage secret que je me donnais tant de mal à lui désigner par mes regards… Enfin, il l’a vu. La Martinier sera contente demain quand elle apprendra l’aventure. Ce cher Zéphirin et ce cher Beaurémy seront vengés des quolibets de la course de chevaux à Ville-d’Avray, et la Martinier et moi de l’exclusion des samedis de lady Glenmour, de la mylady ! Pas mal pour deux vieilles… Ah ! nous sommes deux vieilles ! attrape !…

Au milieu de son élan dans l’obscur couloir qu’il franchissait, Glenmour ravisé s’arrêta… La vengeance a ses instincts… Il diminua ses pas, les assourdit, fit patte de tigre, et c’est sans bruit qu’il arriva jusqu’à la porte du boudoir…

Un coup-d’œil révéla tout ; il aurait vu le monde entier dans l’explosion de ce regard.

À demi-morte de frayeur, — quoiqu’il paraissait évident qu’aucun des trois personnages de cette scène n’eût entendu l’invasion de Glenmour, — lady Glenmour avait une main dans la main du comte de Madoc, l’autre main dans celle de Mousseline.

Il fut impossible à lord Glenmour d’entendre un seul mot de ce qu’ils disaient ; ils étaient trop loin de lui, et ses oreilles sifflaient comme au milieu d’un combat, quand toutes les batteries lâchent leurs bordées.

Un instant après, Mousseline se leva et tourna le dos à lady Glenmour et au comte comme pour chercher un flacon sur sa toilette…

Profitant de cet instant, prolongé avec affectation par Mousseline, le comte de Madoc prit doucement par la tête lady Glenmour, l’attira vers lui…

Lord Glenmour parut…

Pas un cri ne fut jeté.

Après ce calme de terreur et de mort, lord Glenmour dit à sa femme :

— Madame, cet homme est le comte de Madoc et cette femme est une prostituée.

Lady Glenmour, sans pousser un seul cri, tomba sur le parquet comme une masse de plomb.

Mousseline disparut.

— Mylord, dit alors le comte de Madoc à lord Glenmour avec le ton glacial qu’il retrouvait en reprenant son caractère, mylord, je vous ai déshonoré.

— Oui, monsieur le comte.

— Que voulez-vous maintenant ?

— Vous le savez.

— Je le sais en effet. Et quelle arme ?

— La carabine chargée de trois balles mâchées.

— La distance ?

— Cinq pas, et nous tirerons ensemble.

— L’endroit ?

— Je vous le ferai connaître demain.

— J’attendrai vos ordres.

Lord Glenmour sonna.

Il dit au domestique :

— Allez chercher une voiture…

— Il y en a une à la porte, répondit le domestique.

— Emportez cela, lui ordonna Glenmour, en désignant le corps évanoui de sa femme.

Le domestique obéit en tremblant.

— Marchez, je vous suis.

Le comte de Madoc arrêta lord Glenmour.

— Un mot, s’il vous plaît ! Et nos témoins ?

— Pas de témoins.

Lady Glenmour était encore évanouie quand le fiacre arriva à l’hôtel de la rue de Rivoli. Des domestiques la montèrent au salon et la déposèrent sur le divan.

Lord Glenmour s’enferma avec elle après avoir demandé tout ce qu’il fallait pour écrire.

Pendant plusieurs heures il mit ordre à ses affaires ; il écrivit à ses amis et rédigea son testament. Il ne s’interrompait que pour s’approcher du divan où était sa femme, qu’il contemplait en se tordant les mains de rage, de tristesse et de désespoir.

Voilà ce que lui livrait le comte de Madoc !!!

Comme cet homme s’était vengé !

Il achevait de tracer ses dernières dispositions quand lady Glenmour sortit enfin de son long évanouissement. Elle ouvrit pesamment les yeux, se redressa peu à peu, passa les mains sur son front, chercha…

Il lui fallut quelques minutes pour se rendre compte de l’endroit où elle était et de l’état de son esprit. Sa pâleur n’avait pas encore disparu ; elle semblait encore plus livide sous ses longs cheveux noirs, défaits, ruisselants sur sa riche robe de soirée, et entortillés, emmêlés avec ses fleurs et ses diamants.

Elle ressemblait à Ophélia retirée des eaux.

— C’est bien vous, madame, et c’est bien moi…

— Oui, mylord.

Ici il se fit une longue pause, après laquelle lord Glenmour reprit en souriant, mais quel sourire !

— Avez-vous peur ?… Vous tremblez…

— Mylord, j’ai froid…

— Du courage… en un pareil moment ?… Mais c’est de l’effronterie… c’est…

— Non, mylord…

— Qu’est-ce donc ?

— Ce qu’il vous plaira…

Une seconde pause amena un silence de quelques minutes.

— Mon parti est pris et le vôtre, madame ?

— Il est pris depuis longtemps, mylord.

— Votre trahison était donc méditée, calculée ?

— Il n’y a pas de trahison.

— Et ce que j’ai vu ? Et le comte de Madoc ?

— Mylord, vous ne m’aimez pas…

— Continuez, dit Glenmour en brisant d’un coup de poing une superbe table en malachite, continuez.

— J’ai fini…

Avec un ricanement infernal, Glenmour reprit :

— En effet, que me diriez-vous ?… Est-ce que je ne sais pas tout ?… Vous avez fini ?… Je commence, alors, madame ; et je vous dis en face que c’est vous qui ne m’avez jamais aimé, que c’est vous qui ne m’avez jamais rendu que froideur pour…

— Pour froideur… interrompit tristement lady Glenmour.

La poitrine gonflée de douleur et de larmes, son mari poursuivit :

— Mais, madame, vous ne savez pas tout ce qu’il y avait d’ardeurs contenues, de tendresses comprimées, d’élans étouffés au fond de cette âme loyale qui se couvrait de neige pour se confondre avec la vôtre. À femme de cour je tenais le langage de cour, à lèvres de marbre j’opposais un cœur de marbre, et dans ce pénible mensonge imposé à ma noble et franche nature, je sentais crier et se révolter mon énergie d’homme et de marin. Je m’abaissais en rougissant, je m’humiliais en brisant toutes les fibres de ma volonté ; je faisais de mes nerfs des fils de soie et de mon sang de l’eau, pour vous plaire, pour attirer votre attention, pour ressembler à tous ces mannequins de cour auxquels vous étiez habituée… Et vous dites que je ne vous ai pas aimée ?…

Lord Glenmour, en parlant ainsi, s’était, sans s’en apercevoir, rapproché du divan où était sa femme, qui le regardait avec une effrayante curiosité, le coude enfoncé dans un coussin, la bouche béante…

— Moi, chacun le sait, qui ne parlais autrefois qu’avec la liberté brutale des marins à toutes celles que j’ai aimées avant vous. Et qu’auriez-vous donc fait, madame ? continua lord Glenmour, si au lieu de ce langage blafard et musqué, au lieu de ces manières mielleuses dont la fadeur devait pourtant merveilleusement vous convenir, si au lieu de ces attentions poussées jusqu’au fanatisme de l’afféterie, je vous eusse traitée…

Ici lord Glenmour, qui s’amusait avec une distraction féroce, depuis quelques minutes, à arracher avec les cheveux de lady Glenmour les diamants et les fleurs qui y étaient pêle-mêle enchevêtrés, glissa sa main droite sous cette sombre chevelure, et à mesure qu’il parlait il l’enroulait autour de son poignet.

— Si au lieu de cela, reprit-il, je vous eusse traitée comme mes amours de voyage et de garnison ; si je vous eusse parlé le commandement à la bouche, le juron aux lèvres, la menace dans les yeux, la cravache à la main, car nous autres officiers de marine nous traitons ainsi les belles, et si je me fusse servi de cette cravache pour caresser vos bras et votre visage si beau, si jeune et si affreusement hypocrite, et si…

En disant cela, Glenmour avait tellement roulé la chevelure de sa femme autour de son bras, qu’il la lui avait raidie, et que le dernier tour de ces circonvolutions cruelles lui tendait déjà le front… Il ne se connaissait plus ; il s’était peint avec tant de force d’expansion que le naturel avait éclaté dans cette peinture.

— Qu’auriez-vous dit alors… répondez ! s’écria-t-il en la traînant sur le sofa, comme s’il eût voulu l’étouffer, nouvelle Desdemona, à la manière d’Othello… et en la redressant ensuite d’un coup sec, toujours par sa chevelure, et opposant sa face renversée par la colère à la face décolorée de lady Glenmour ; vous qui, lorsque j’étais complaisant et doux, m’avez joué, trahi, déshonoré… qu’auriez-vous fait, alors ?

— Je t’aurais aimé ! répondit lady Glenmour.

— Tu m’aurais aimé !!

Ce cri d’amour, sorti vivant des entrailles de la douleur, fut si vrai, si brûlant, si impérieux, si spontané, si expressif, qu’il éclata sur le front de lord Glenmour comme une révélation… Il s’arrêta ; il redescendit dans le passé, se souvint des conseils de Patrick, se rappela la lettre où celui-ci, en lui dépeignant le caractère du faux sir Archibald Caskil, lui disait : « Il est vif, colère, il vous ressemble, et pourtant, malgré sa trivialité, il plaît à lady Glenmour… »

Lord Glenmour déroula involontairement un tour de la chevelure passée autour de son bras…

Cet homme, pensa-t-il, a été ce que j’aurais dû être, et c’est ainsi qu’il a plu à ma femme… Il a été dangereux en étant moi, et je n’ai pas eu l’amour de ma femme en voulant être lui…

Il déroula encore un tour de la chevelure…

— Mylady ! s’écria-t-il ensuite, par l’âme de ma mère et de la vôtre, deux nobles âmes, dites-moi si cet homme…

Lady Glenmour ne lui donna pas le temps d’achever.

— Non, mylord ! répondit-elle.

— N’importe, il m’a toujours déshonoré ! et c’est tout ce qu’il voulait… l’infâme !

Il était tombé dans un abîme de réflexions ; il en sortit en disant d’un ton grave et solennellement résolu :

— Mylady, avez-vous du courage ?

— Oui, mylord.

— Mais beaucoup ?

— Je le crois.

— Plus qu’aucune femme dans votre position n’en a jamais eu ?

— J’essaierai…

— Plus que n’en a jamais eu aucun homme ?

Lady Glenmour hésita.

— Vous balancez ?

— Non, mylord, commandez.

— Déshabillez-vous et mettez-vous au lit.

— Ensuite ?

— Vous m’attendrez… Nous nous reverrons.

— Quand ?

— Dans cinq minutes.

Lord Glenmour quitta sa femme et monta au troisième étage de l’hôtel, dans la chambre où il était entré à son arrivée et où il avait trouvé le docteur Patrick en prière près de Paquerette morte.

Son ministère de médecin et d’homme pieux étant fini, Patrick avait abandonné la jeune fille à la paix de cette première solitude par laquelle passent les morts avant d’être tout à fait livrés à celle dont ils ne sortent plus. Ils s’essaient à la grande indifférence qui les attend.


La crise.


Paquerette était seule, à côté d’elle veillait une lampe, dernière clarté qui avait frappé ses yeux sur la terre. Glenmour saisit la morte, la souleva, et après avoir éteint la lampe, il descendit furtivement avec son triste fardeau à l’appartement de sa femme. L’escalier était obscur ; tous les domestiques dormaient. On ne vit, on n’entendit rien.

Glenmour déposa la jeune morte sur le divan qu’occupait sa femme il n’y avait qu’un instant ; il alla ensuite vers l’alcôve de lady Glenmour, en écarta les rideaux…

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle, qu’est-ce donc que j’aperçois sur ce canapé ?… ce visage pâle !…

— Plus bas, mylady… vous avez promis d’avoir du courage. Ce cadavre est celui de votre demoiselle de compagnie…

— Paquerette !!

— Morte cette nuit.

— Morte !… mais pourquoi, mylord, ce funèbre spectacle offert à mes regards ?

— Vos questions, mylady, prolongeraient d’une manière nuisible à mon projet le temps fort restreint que j’ai à donner à son exécution…

— Mais que faites-vous, mylord ? que faites-vous ?… de grâce !…

— J’ôte les diamants, les perles et les fleurs noués à vos beaux cheveux pour les nouer aux cheveux de la morte…

— Dans quel but ?

— Silence !

— Pourquoi ?… mais pourquoi ?…

— Silence, mylady ?

— Vous m’effrayez… mais, mylord daignez me dire…

— Levez-vous maintenant, passez un peignoir et aidez-moi à habiller Paquerette avec ces habits de soirée que vous venez de quitter…

— Une pareille bizarrerie exige au moins une explication… jouer ainsi avec la mort !…

— Voulez-vous que je vous aide à vous lever ?

Forcée d’obéir, lady Glenmour, descendit d’un pied effaré de son lit et commença avec des répugnances pleines d’effroi, des frémissements nerveux, des scrupules, pieux jusqu’à l’épouvante, la toilette de la morte. Rude tâche ! de manier, de soutenir, de lacer ce corps qui s’en va et veut toujours toucher la terre, la dernière volonté qu’il ait.

Et puis il était nuit, le silence était profond, et lord Glenmour avec un front d’airain poursuivait l’exécution de cette formidable fantaisie. Il fallut une heure à lady Glenmour pour coiffer, parer et ganter Paquerette, qui fut digne ensuite d’aller au bal des fantômes.

— Oh ! mylord, cette grande profanation !…

— N’est pas la dernière qui aura lieu pendant les vingt-heures qui vont s’écouler pour vous et pour moi. Mais notre temps, je vous l’ai dit, est précieux. Rejetez vite la couverture de votre lit et pas de remarque, je vous prie.

D’une main convulsive lady Glenmour renversa la couverture, et son mari ayant pris une seconde fois la morte dans ses bras, la porta et l’étendit dans le lit de lady Glenmour.

— Et vous allez, mylord, me faire coucher maintenant dans ce lit ?… s’écria lady Glenmour, qui recula jusqu’à la porte.

— Non, mais sur ce divan…

— Pourquoi me coucherais-je ? Je n’ai pas sommeil.

— Il faut pourtant que vous vous couchiez et que vous ayez un sommeil profond, si profond, que vous soyez aussi immobile que cette jeune fille-là… c’est facile… Le docteur Patrick est aveugle. Pourvu que vous ne bougiez pas, il sera dupé.

— Dupe de quoi ?… Je voudrais vous comprendre…

— Mylady, la morte avait ce foulard bleu autour de la tête ; mettez-le, et couchez-vous, je le répète, sur ce divan. Plus vite ! mais plus vite ! Elle tenait aussi dans les mains cette couronne de roses blanches.

— Mylord, une seule question, demanda lady Glenmour qui se coucha sur le divan : votre projet est-il de me faire mourir ?…

Pour toute réponse lord Glenmour posa énergiquement sa main gauche sur la bouche émue de sa femme ; de la droite il tira tant qu’il eut de force le cordon de sonnette placé près du divan…

Un valet de chambre répondit du fond de plusieurs pièces : Qui appelle ?

— Levez-vous ! lui cria fortement lord Glenmour, et appelez tout de suite le docteur Patrick… dites-lui que lady Glenmour se trouve mal… qu’elle est très mal… qu’elle est en danger… Allez vite…

Dans le temps que le domestique allait éveiller le docteur Patrick, lord Glenmour s’assit encore devant la table sur laquelle il avait écrit pendant l’évanouissement de sa femme. Il plia ensuite une lettre, la mit sous enveloppe et la cacheta. La suscription portait au Comte de Madoc.

On frappa en ce moment à la porte de la chambre. C’était le docteur. Glenmour courut ouvrir…

— Ah ! mon ami ! accourez !…ma femme… est dans un état qui réclame tous vos soins…

— Qu’a-t-elle ?

— Vous savez, je suis allé ce soir à l’Opéra… Je l’ai trouvée… Une scène terrible… scandaleuse… J’ai vu le comte de Madoc !…

— Quelle nuit ! s’écriait le docteur, quelle nuit !

— Nuit horrible, mon ami… Ma présence… la conduite que j’ai dû tenir… les propos échangés avec le comte de Madoc, et ma femme présente à cet entretien… enfin lady Glenmour a perdu connaissance, elle est tombée ; je l’ai fait porter ici ; mais depuis ce moment elle n’a pas rouvert les yeux,

— Où est-elle ? demanda Patrick… où est-elle ?

— Sur son lit.

— Conduisez-moi vers elle, mon ami.

— Malheur sur malheur, disait le docteur aveugle en marchant vers le lit de lady Glenmour. Quand il fut tout auprès, il tâta, prit le bras de Paquerette, que lady Glenmour avait couvert d’un long gant de soirée… et il dit : Je vois qu’elle est encore parée… Il aurait fallu la délacer… ces vêtements gênants l’étouffent.

Patrick se hâta de déchirer ensuite le gant de peau dans toute sa longueur, afin d’arriver plus vite au poignet… enfin il parvint à la chair ; il pose son doigt sur l’artère… Oh ! mon Dieu ! est-ce que je me tromperais ?… je ne sens rien… pas de pulsation !… plus haut… rien ! le docteur jeta un cri d’étonnement sinistre…

— Patrick !…

— Glenmour ! s’écria Patrick d’un ton déchirant, il y a deux mortes dans votre maison cette nuit.

— Deux mortes !

— Lady Glenmour n’est plus qu’un cadavre ; son évanouissement était la mort.

— Ma femme est morte !!

— Oui… oui… oh ! oui… Et Patrick fondait en larmes amères, en pressant contre son cœur la main de son ami et la main glacée de celle qu’il croyait être sa femme.

Lady Glenmour se souleva un peu et examina avec terreur cette scène hypocrite et lugubre à la fois, pleine d’épouvante, d’obscurité et de mystère pour elle.

— Patrick, reprit Glenmour, affectant la plus sombre désolation, je n’eus jamais plus besoin de votre amitié, de vos services…

— Ne suis-je pas tout à vous ?

— Je compte donc sur vous… entièrement…

— Parlez, Glenmour…

— Qu’une chaise de poste m’attende demain soir, depuis onze heures jusqu’à… jusqu’au jour ; qu’elle m’attende enfin toute la nuit à la barrière d’Aulnay, à l’extrémité de la rue de la Roquette… Faut-il vous écrire ces indications ?…

— Non, mon ami…

— En sortant d’ici, vous irez d’abord à cette adresse avec quelqu’un de la maison, et vous direz à la personne qui vous recevra que je l’attends dans la journée…

— Je le ferai…

— Et cette lettre avant midi chez le comte de Madoc, place Vendôme.

— C’est pour moi la plus pénible de toutes les commissions, ami, car je prévois que cette lettre…

— Pourrions-nous regretter de quitter la vie, ami, interrompit Glenmour, sombre et lent comme la fatalité dans le son de sa voix, quand deux femmes, l’une et l’autre jeunes, belles, accomplies, partent de ce monde le même jour, presqu’à la même heure, et avant vingt ans ?… Patrick, cher Patrick, vous verrez que je n’ai oublié ni l’une ni l’autre dans ma douleur…

— Merci, Glenmour… dit Patrick en donnant libre cours à ses larmes.

— Je n’ai pas voulu, en attendant la triste cérémonie, que Paquerette restât reléguée sous les combles d’une mansarde, comme une créature indifférente… Elle était de notre maison… Je l’ai fait descendre… Paquerette est ici… près de nous…

— Cette bonne pitié aura sa récompense au ciel ; où est-elle que je pose encore une fois mes mains sur son front glacé…

Glenmour s’arrêta interdit. Il ne s’attendait pas à cette demande…

Lady Glenmour semblait dire à son mari : que faut-il faire ?

— Vous ne me conduisez-pas vers elle ?…

— La voilà, docteur… approchez…

— Ah ! oui… c’est elle… Cette couronne blanche dans ses mains… Que c’est navrant, mon Dieu !… Ami, veillez sur elles deux !… sur nos mortes chéries… Priez… Moi, je cours…

— Allez vite, mon ami… allez !

À dix heures, le comte de Madoc lisait le billet suivant, porté chez lui par le docteur Patrick :


« Monsieur le comte,

« J’aurais voulu satisfaire plus tôt à votre impatience et à la mienne ; mais je ne suis pas un homme outragé seulement, je suis aussi un officier de marine au service d’un état puissant, qui a le droit de me demander compte de mes actions. Je vais prendre le temps rigoureusement nécessaire pour régler mes affaires et mettre lady Glenmour dans la tombe. Je ne vous demande que ce délai… »

Lady Glenmour est morte ! s’écria Madoc. Ah ! je suis trop vengé… Il reprit :

« Mais quelques heures après le convoi de lady Glenmour, je serai tout à vous. Veuillez donc vous trouver demain à onze heures précises du soir à la barrière d’Aulnay, avec l’arme dont il est convenu que nous nous servirons. J’aurai la pareille.

« Je serai seul, soyez seul.

« Lord Glenmour. »

— Barrière d’Aulnay, où donc est cette barrière ? se demanda le comte de Madoc, en étendant sur une table le plan de Paris… Mais cette barrière touche au cimetière du Père La Chaise… Singulier choix !…

Quoique très brave, le comte de Madoc fit une grimace sinistre…

— L’endroit n’est pas gai… Après tout, se reprit-il, un duel à cinq pas et à la carabine n’est pas un bal non plus.

Dès que le docteur Patrick fut parti, Glenmour ferma à double tour la porte de la chambre, et alla lentement vers sa femme qui, accroupie sur le divan où elle avait joué le rôle de morte, attendait, avec une souffrante anxiété, l’explication de ce drame douloureux, obscur, semé de tristes pressentiments.

— Vous m’avez dit, mylady, que vous étiez décidée à tout affronter pour sauver les débris de votre honneur et le mien… Si vous avez fait d’avance comme moi le sacrifice de votre vie, rien ne doit vous coûter…

— C’est l’inconnu, mylord, dit-elle, qui m’épouvante, et non la mort.

En disant ces paroles elle cherchait à lire sur le visage de lord Glenmour l’expression du sentiment qui le conduisait à commettre cette suite d’actions extraordinaires, qui se déroulaient comme un crêpe sans fin sous ses yeux. Était-il cruel ? était-il fou ?

— Cet inconnu, mylady, plane sur votre tête comme sur la mienne… Je commence tout, la fatalité fera le reste…

— Ce n’est donc pas fini ?… dit lady Glenmour.

— Glenmour sourit.

— Oh ! non… il s’en faut… lisez ceci, lisez à haute voix…

— Qu’est-ce donc ? on dirait l’inscription d’une tombe…

— Lisez…

— Mais…

— Lisez !

Lady Glenmour à la lueur blafarde du jour qui reparaissait, lut :


Ici repose,
Et là-haut existe
Sous
L’œil de Dieu et dans les bras des anges,
Ses frères,
Lady Flavy Glenmour,
Comtesse de Wisby
de
Pennmore et de Glendalough.
Jeune fille, elle fut dévouée ;
Femme, elle fut digne
Du nom
De son mari, lord Glenmour.
Si le charme de sa beauté
Fut incomparable
Sur la terre ;
Si elle fut surnommée la perle du lac
Par ses compagnes,
et
Si ses qualités périssables

Se sont évanouies
Comme
Le brouillard du matin
Aux
Rayons du soleil,
Sa douceur, sa piété,
Sa sagesse
Ne passeront pas, tant qu’il y aura
Du respect dans le monde,
Pour
Les nobles et belles âmes.

Morte à dix-huit ans, mon Dieu !

Flavie ! Flavie ! la moitié de ton cœur,
Ton mari,
Te dit adieu dans le présent ;
Et au revoir
Dans l’Éternité.

Farewell ! adieu ! Farewell, adieu !


— Mais c’est mon épitaphe, mylord ! Vous voulez donc me rendre folle…

— Je veux pouvoir t’aimer ! s’écria de toutes les forces de son âme lord Glenmour, en inondant de larmes le visage de sa femme, en la tenant serrée contre lui, en ouvrant enfin son cœur à un épanchement, torrent de douleurs et de pleurs amassé depuis longtemps au fond de sa poitrine. Oui, je veux pouvoir t’aimer !… et sur cette lointaine espérance je mets tout : mon rang, ma jeunesse, mon ambition, ma vie et la tienne…

— Eh bien ! faites, mylord ! Je suis prête à tout… Je suis déjà morte… Voilà mon épitaphe… Il ne reste plus…

— Vous avez presque deviné… N’allez pas plus loin… Il est des choses qu’il ne faut pas nommer pour les accomplir…

Avertie par le docteur Patrick, toute la maison fut bientôt en deuil du double malheur qui la frappait si inopinément. Elle communiqua en quelques heures la fatale nouvelle aux personnes qui formaient le cercle d’amis et de connaissances de lord Glenmour. L’étonnement et le regret qu’elle leur causa les attira en très grand nombre chez lui. Mais nul ne fut reçu. « Lord Glenmour, accablé, anéanti par la douleur, disaient les domestiques, s’est enfermé dans l’appartement mortuaire, et il ne veut pas de témoins à ses larmes. » On se retirait profondément ému des marques d’un chagrin si expressif, sans être étonné cependant ; lady Glenmour était si jeune, si belle, si digne d’une plus longue existence !… malgré sa faute. C’est avec toutes les peines du monde qu’on parvint à faire passer au mari désolé quelques légers aliments pendant la journée.

Patrick, on s’en souvient peut-être, avait été chargé par lord Glenmour de plusieurs commissions importantes.

Il devait commander des chevaux de poste pour le lendemain dans la soirée, aller chez une personne la prier de se rendre auprès de lord Glenmour et remettre un billet au comte de Madoc.

Les chevaux avaient été commandés, le billet au comte de Madoc remis ; dans l’après-midi, la personne que désirait voir lord Glenmour se présenta à l’hôtel. C’est Patrick qui l’introduisit dans la chambre mortuaire, assombrie par la nuit qui commençait à descendre et par l’interposition calculée d’épais rideaux. Patrick se retira ensuite.

Cette personne, vêtue de noir des pieds à la tête, fut conduite par Glenmour dans un cabinet presque aussi privé de lumière que la chambre, et là s’établit à voix basse ce dialogue que lady Glenmour n’entendit pas.

— J’ai été frappé comme vous le voyez, d’un malheur très grand, irréparable.

— Et vous voudriez honorer les cendres de madame votre épouse d’un tombeau dans tout ce qu’il y a de mieux ?

— Oui, monsieur.

— C’est fort triste, mais c’est facile.

— Je prévois pourtant une difficulté… Décidé à quitter Paris, où tout me rappellerait trop souvent ma douleur, je désirerais être sûr, en m’éloignant de la France, que ma femme reposera dans un tombeau digne de son rang et de ma fortune…

— Je ne vois pas là de difficulté sérieuse, répliqua l’homme noir ; je vais vous soumettre plusieurs plans de tombeaux riches et vous ferez votre choix. Quand nous serons tombés d’accord, vous pourrez partir…

— Ceci ne remplit pas mon but, répliqua Glenmour ; vous mettriez au moins un an à construire le tombeau dont j’ai accepté le plan… Et c’est tout de suite qu’il m’en faut un.

— Mais nous avons aussi des tombes d’attente… On appelle ainsi des tombes toutes prêtes… qui n’attendent plus que les locataires.

— Et ces tombes d’attente sont-elles grandes ?

— Grandes et magnifiques, monsieur, avec caveau sec et spacieux, portes de fer ciselé, marches en marbre et rampe de cuivre doré. Mais c’est cher…

— Ne discutons pas le prix, je vous prie, monsieur, traitons à l’instant pour un de ces tombeaux d’attente livrables à l’instant.

— J’en ai un qui fera merveilleusement votre affaire…

— Combien faut-il vous compter ?

— Vingt mille francs…

Glenmour ouvrit son secrétaire et y prit vingt billets de banque de mille francs.

— Quelle épitaphe gravera-t-on en lettres d’or sur la tombe de madame votre épouse ?

— Celle-ci, répondit Glenmour, en donnant à son interlocuteur l’inscription qu’il avait lue la nuit dernière à sa femme.

— Oserai-je maintenant demander à monsieur s’il a pensé au cercueil ?

— J’allais vous en parler… J’en veux un très grand, d’une forme très élevée… Tristes détails, monsieur !…

— Bien tristes. Enfin vous désirez un cercueil où l’on soit à l’aise… En plomb ?…

— Non tout simplement en bois ; plus tard nous le ferons d’une autre matière…

— C’est entendu, monsieur : votre cercueil… celui de madame votre épouse, veux-je dire, sera ici dans deux heures. Et quand la conduira-t-on à sa demeure dernière ?

— Demain, à quatre heures.

— Je serai là pour diriger le travail.

— J’y serai aussi ajouta lord Glenmour… Ah ! pardon, monsieur, se reprit-il, mon malheur est plus grand que vous ne le pensez… j’ai aussi perdu une autre personne qui était très attachée à ma femme… je voudrais qu’on la déposât près d’elle…

— Nous avons donc un mort supplémentaire ?

— Oui, monsieur.

— Votre tombeau, répliqua l’entrepreneur, est un caveau de famille, vous êtes maître d’y déposer qui bon vous semble…

Glenmour fit un signe de la main et l’entrepreneur des tombes salua jusqu’à terre ; il se retira enchanté de sa journée…

Cette journée étant finie et la nuit tout-à-fait revenue, lord Glenmour fit allumer un seul flambeau, et il persista à passer la nuit dans la chambre de deuil.

Deux heures après la visite de l’entrepreneur, deux cercueils furent déposés à l’entrée de la chambre de lord Glenmour, qui referma ensuite la porte et alla vers sa femme.

— Mylady, lui dit-il, en la faisant asseoir près de lui, je n’ai pas besoin de vous apprendre maintenant à qui je destine l’un de ces deux cercueils…

— Dieu lit sans doute dans votre pensée, mylord ; mais pour moi, je n’y vois que ténèbres épaisses… Vous rêvez des choses terribles… et tout bien pesé dans ma conscience, je refuse de me soumettre à cette épreuve, — car c’est à moi que vous destinez ce cercueil, — si vous ne me dites pas jusqu’où elle doit aller.

— Vous refusez de vous coucher dans ce cercueil ?

— Oui, mylord, jusqu’à ce que vous m’ayez dit ce que vous prétendez faire ensuite.

— J’allais vous l’apprendre, mylady.

— Parlez, mylord…

— Demain, à deux heures, des hommes entreront ici et mettront ce cadavre dans ce cercueil et le vôtre dans celui-ci… Ils jetteront un manteau noir sur tous les deux et les porteront au cimetière du Père Lachaise, où un tombeau les attend.

— Ma mère ! s’écria lady Glenmour, secourez-moi !

— Vous saurez, mylady, que vous êtes, depuis hier, au rang des femmes galantes de Paris ; voulez-vous que je vous donne la liberté avec le déshonneur ?… je suis prêt…

— Continuez, mylord…

— Au Père La Chaise, on descendra les deux cercueils dans le caveau de cette tombe, qui portera, dans trois jours, l’inscription que vous avez lue ; puis on fermera la porte de fer de ce caveau, et l’on m’en remettra la clé…

— Seule, dans ce caveau ! Seule !

— La nuit viendra…

— Et vous accourrez me délivrer, n’est-ce pas ?

— Pas encore…

— Mais quand ?… jamais ?… Lady Glenmour poussa un second cri et se tordit les poignets…

— Voulez-vous, mylady, pouvoir être encore appelée lady Glenmour ou bien être appelée tout de suite Mousseline ?

— Achevez, mylord…

— À onze heures vous entendrez peut-être du bruit près de votre tombeau…

— À onze heures !… du bruit !…

— À onze heures vous entendrez du bruit près de votre tombeau, répéta Glenmour, il sera causé par ma présence et par celle du comte de Madoc…

— Lui ?… avec vous ?

— Il est prévenu.

— Mais pourquoi cette rencontre, là, dans la nuit ?…

— Vous voyez cette carabine, mylady ?…

— Que signifie ?

— Elle sera chargée avec trois balles. Le comte de Madoc en aura une semblable. Nous nous mettrons face à face près de votre tombeau et nous ferons feu en même temps…

— Et si vous êtes tué ?… Oh ! mon Dieu ! Que deviendrai-je ?

— Vous resterez pour toujours dans votre caveau, mais vengée du moins… Si je tue le comte de Madoc, j’ouvre votre caveau… je vous délivre… et nous partons ensemble pour le Havre, où nous nous embarquons pour les Indes… Aux Indes, je vous épouse comme si vous étiez une autre personne… Lady Glenmour n’existe plus… on l’a enterrée à Paris… chacun l’a vu… Je suis veuf… chacun le sait… Vous êtes la fille d’un négociant de Londres… vous devenez ma femme… et votre déshonneur et le mien sont à jamais lavés…

— Glenmour, je me coucherai demain dans ce cercueil, s’écria-t-elle.

Puis lord Glenmour, asseyant sa femme sur ses genoux, comme s’il eût été Roméo et elle Juliette, il lui dit :

— Si vous craignez de manquer de courage, mylady, vous prendrez quelques gouttes du narcotique renfermé dans ce flacon.

— Je ne veux pas de ce secours, de cette énergie factice.

— Vous aurez donc extrêmement de courage ?

— Non, mylord, j’aurai extrêmement peur, mais je résisterai à ma peur.

— C’est que je n’ai pas fini…

— Vous n’avez pas tout dit ? Lady Glenmour demeura pétrifiée… Que lui reste-t-il à m’apprendre ? pensa-t-elle, avec le frisson au cœur. Elle reprit, en plongeant un regard d’une indéfinissable frayeur dans les yeux de Glenmour : Et que comptez-vous encore faire de moi ?

— Vous ne le saurez qu’au moment où vous serez délivrée par moi de votre tombeau… Si toutefois je survis à mon duel avec le comte de Madoc… mais ne m’adressez plus de questions… assez pour cette nuit ; silence ! jusqu’à l’autre.


Le sacrifice.


Cette nuit d’angoisses eut une fin ; le jour qui suivit éclaira tous les événements annoncés par lord Glenmour à sa femme, qui fut d’une héroïque fermeté.

Enveloppée dans le linceul, elle fut placée par son mari et le docteur Patrick au fond du vaste cercueil qu’il avait fait construire. Le bon Patrick crut qu’il y plaçait Paquerette, et lorsqu’il aida Glenmour à mettre Paquerette entre les quatre planches de la seconde bière, il crut y placer lady Glenmour.

Lord Glenmour n’ayant déclaré qu’une seule mort, le médecin légal chargé de constater les décès n’avait vu que Paquerette, et il avait permis l’inhumation. Comme il n’était pas là, et il n’était pas besoin qu’il y fût quand les deux cercueils sortirent de l’hôtel, rien ne fut plus facile que cette extension donnée à son autorisation. Comment prévoir une fraude jusqu’alors sans exemple ?

Et le convoi se mit ensuite en marche, affectant les mêmes allures qu’ont tous les convois depuis le commencement du monde…

Celui-ci pourtant différait des autres en ce point qu’on ne s’y demandait pas de quoi lady Glenmour était morte.

Chacun savait la scène scandaleuse de l’Opéra, la scène tragique chez Mousseline, dénoûment de l’infernale conjuration de Madoc, et nul ne s’étonnait de la mort spontanée de lady Glenmour.

Quelle femme à sa place ne serait pas morte ?

On admirait généralement la belle conduite de lord Glenmour, qui étalait ouvertement son pardon en marchant chapeau bas et la main droite appuyée sur le cercueil de sa femme.

On l’estimait beaucoup encore d’avoir confondu dans la même cérémonie les obsèques de lady Glenmour et celles de la jeune fille qui l’avait servie.

Au cimetière, Glenmour prononça avec une émotion communicative quelques paroles touchantes, et les deux cercueils furent ensuite descendus dans le riche tombeau acheté la veille 20,000 fr.

Le vendeur dirigea toutes les manœuvres ainsi qu’il l’avait promis ; il poussa la galanterie jusqu’à pleurer.

Lord Glenmour et le docteur Patrick accompagnèrent dans le caveau les deux cercueils, qui furent séparés par une cloison.

Celui de Paquerette était hors du tombeau, dans une excavation latérale, celui de lady Glenmour exhaussé et couvert d’un manteau noir occupa le centre même du monument.

— Ils sont à toi, maintenant, ô mon Dieu ! s’écria Patrick… en levant son front aveugle contre la voûte du tombeau ; puis, du haut des dernières marches du caveau, il dit encore : Mes enfants, à bientôt !

Quand ils furent remontés, les deux amis se trouvèrent seuls dans le cimetière… Ils le parcoururent sans se parler jusqu’à la grande porte d’entrée où Patrick monta le premier en voiture…

— Patrick, vous n’avez pas oublié, lui dit tout bas Glenmour en se plaçant à côté de lui, que c’est à quelques pas d’ici… tenez… là, en face de la grille d’octroi, que doit m’attendre cette nuit la voiture attelée de quatre chevaux de poste…

— Je ne l’ai pas oublié… tout sera fait selon vos désirs…

— Merci, Patrick. Encore un service, ami, ajouta lord Glenmour, soyez dans cette voiture…

— J’y serai… Et où irons-nous ?

— Dans l’Inde, à Calcutta… si vous me revoyez.


Le dénoûment.


Onze heures sonnent à Sainte-Marguerite ; la nuit est froide et terne, sans être trop obscure… Personne sur les boulevards extérieurs.

Les bruits de Paris, ses joies et ses misères viennent expirer au pied de ce mur qui ceint une population de neuf cent mille habitants.

Une voiture de voyage, attelée de quatre chevaux, est arrêtée au bout de la rue de la Roquette, près de la barrière d’Aulnay. Le postillon siffle, l’ombre des quatre chevaux se projette devant le bureau de l’octroi.

À deux cents pas plus loin, deux hommes cachés sous leur manteau se rencontrent hors des murs, à une petite distance de la barrière des Amandiers qui précède celle d’Aulnay : ils cherchent à se reconnaître ; ils se sont reconnus ; ils marchent l’un à côté de l’autre sans se parler.

Au bout de quelques minutes, l’un dit à l’autre : C’est ici.

— Ici ! mais c’est le cimetière du Père La Chaise.

— Précisément.

— Que prétendez-vous, mylord ?

— Y entrer…

— Et comment ? Cette palissade en bois…

— Elle n’est pas assez élevée, Monsieur le comte, pour que, appuyé sur la crosse de cette carabine, qui vous servira de marche-pied, vous ne puissiez la franchir…

— Du moment où vous avez tout prévu, mylord, je n’ai plus rien à objecter…

Et lord Glenmour, ayant abaissé et placé horizontalement sa carabine, le comte de Madoc y posa le pied, et d’un second mouvement il enjamba la frêle palissade en bois pourri qui sert de prolongement au mur de clôture du Père Lachaise.

Du haut de cette palissade, à travers laquelle ils auraient facilement passé en enfonçant deux planches, le comte tendit à son tour le bout de sa carabine à lord Glenmour, qui s’y cramponna et parvint sans difficulté à s’exhausser.

Ils sautèrent ensuite dans un terrain vague, gypseux, triste dépendance du Père Lachaise.

— Veuillez me suivre maintenant, dit Glenmour à Madoc ; je sais un endroit convenable.

— Mais la partie, ajouta froidement Madoc, serait difficilement, à mon avis, plus convenable que le tout… Vous avez choisi un lieu…

— Je ne l’ai pas choisi…

— N’importe, mylord ! il est étrange… original…

— Une autre fois je serai plus heureux, dit en ricanant lord Glenmour.

Ils se turent en continuant à marcher à travers les hautes herbes qui embarrassaient parfois leurs pas.

Comme ils étaient sûrs de n’être pas vus, ils avaient relevé leurs manteaux sur le bras gauche, et ils laissaient voir ainsi le canon de leurs carabines.

— Nous voici arrivés, dit Glenmour en s’arrêtant devant le tombeau de sa femme, qui entendit sa voix.

— Tant mieux ! je commençais à être fatigué, mylord… Heureusement, il y a de quoi prendre du repos ici… beaucoup même…

— Oui, répliqua Glenmour en détachant de sa ceinture une petite lanterne sourde qu’il se hâta d’éclairer.

— Mylord, une grâce ! dites-moi, je vous prie, pourquoi nous sommes venus si loin, quand nous pouvions tout aussi bien nous expliquer là-bas… monter si haut !…

— C’est que ce tombeau, au pied duquel nous sommes, est celui de lady Glenmour…

Madoc se découvrit avec respect et ne reprit plus son chapeau…

Lady Glenmour qui, depuis quelques heures, était descendue de son cercueil, écoutait l’oreille collée aux parois du caveau, ce que se disaient son mari et le comte de Madoc…

— Comte, reprit Glenmour, je vais charger ma carabine devant vous…

La lanterne sourde était accrochée à une des têtes d’anges placées à l’angle du tombeau de lady Glenmour.

— Voilà une charge de poudre… je mets double charge… pour trois balles…

— C’est convenu, mylord, faites.

— Une balle, dit ensuite Glenmour… en coulant une balle dans la carabine.

L’écho répéta une balle !… une balle !… une balle !…

Au fond de son caveau, lady Glenmour murmura : une balle !…

— Une seconde balle, dit encore Glenmour,

— Une seconde balle, redit l’écho.

— Une seconde balle, répéta lady Glenmour en passant ses doigts crispés dans ses longs cheveux…

— Une troisième balle, reprit lord Glenmour.

Même écho.

Même répétition dans le caveau funèbre.

Le comte de Madoc chargea ensuite sa carabine, en observant les mêmes temps de repos, pour que tout se passât avec honneur et loyauté ; puis il dit :

— Mylord, comptez les pas.

— Je veux bien. Un ! deux ! trois ! quatre ! cinq !

— Mylord !… cria Madoc, j’ai entendu !…

— Qu’avez-vous entendu ? demanda avec impassibilité lord Glenmour.

— Un bruit quelque part… près d’ici… dans ce caveau… comme un cri étouffé… comme un soupir…

— Votre imagination, comte, est seule cause…

— Je vous assure, mylord, que ce n’est pas mon imagination…

— Votre effroi, alors…

— Mon effroi ?…

Le comte de Madoc se mit à rire d’une manière si insultante, qu’on eût dit que tous les squelettes de l’endroit riaient et partageaient ce sanglant mépris du comte pour lord Glenmour, qui l’accusait d’effroi.

— Finissons-en ! cria-t-il ensuite, sa carabine à la main.

Glenmour répliqua en saisissant la sienne :

— Ce devrait être déjà fini !

Ils se placèrent face à face à la distance des cinq pas déjà mesurés.

La demie de onze heures va sonner au clocher de Sainte-Marguerite.

— Feu ! quand elle sonnera, dit Glenmour.

Ils se couchèrent en joue, et ils attendirent dans cette attitude que la demie sonnât.

— Vous n’entendez donc pas ces pleurs ? dit encore Madoc, sans changer de position.

Glenmour, qui feignit de ne pas entendre, ne dérangea pas d’une ligne l’inflexible canon de sa carabine qui touchait presque la poitrine du comte de Madoc.

— Vous n’entendez donc pas ces sanglots, mylord ?

Glenmour ne bougeait pas…

La demie sonna.

Deux formidables coups de carabine multipliés cent fois par les échos déchirent le silence de la nuit.

Ils sont tombés tous les deux…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Glenmour se relève… il se tâte, il se fouille, prend une clé dans sa poche, va à la porte du caveau, il l’ouvre… sa femme était debout sur les marches…

L’enlever dans ses bras, courir, franchir le corps du comte de Madoc étendu dans une mare de sang, courir encore, courir toujours… arriver à la palissade… briser d’un coup de pied deux misérables planches pourries de cette palissade, passer par cette ouverture et là s’arrêter un instant pour dire à lady Glenmour :

— Si vous êtes vivante, marchez ! car je n’ai plus de force… fut un instant pour Glenmour.

Sans répondre, car elle n’en avait pas encore la faculté, lady Glenmour suit machinalement son mari sur la ligne du boulevard extérieur… ils arrivent à la barrière d’Aulnay… l’octroi est en rumeur… Ces coups de fusil, disent les préposés, ont été tirés sur des contrebandiers pris en flagrant délit de fraude…

Lady Glenmour est poussée dans la voiture par lord Glenmour qui la suit et qui ferme la portière.

Les chevaux partent au triple galop.

— Deux personnes ! s’écrie Patrick… et Glenmour ?

— Vivant ! c’est lui, Patrick !

— Et l’autre ? demanda le docteur.

— Sa femme, répond lady Glenmour.

— Pas encore ! dit Glenmour en dirigeant la pointe d’un poignard sur le visage de sa femme et en lui coupant la joue par un coup qui traversa les lèvres ; maintenant oui, — vous êtes ma femme, — vous n’avez plus de ressemblance avec la première… et la première est morte.

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Le matin les fossoyeurs relevèrent le corps du comte de Madoc.

— Tiens ! dit Mouffleton en le soulevant dans ses bras pour le mettre dans une bière : Nous sommes volés !… il n’est pas mort…

— Pas encore, répondit faiblement le comte.



FIN