Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 01

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 123-134).


LIVRE TROISIÈME

PROSPÉRITÉ



CHAPITRE I

UN BON MARIAGE

Dix années avaient passé légèrement sur la tête de Sheldon ; il était de ces hommes que le temps traite avec indulgence. Ses beaux yeux noirs n’avaient rien perdu de leur vivacité ; ses dents avaient conservé leur blancheur ; son teint, qui avait toujours été pâle, l’était peut-être un peu davantage, et un cercle bistré, qui encadrait ses yeux, en augmentait encore l’éclat. Tout compte fait, le Sheldon d’aujourd’hui était tout aussi bel homme que le Sheldon que nous avons connu il y a dix ans.

Pendant cet espace de temps, le dentiste s’était fait dans sa tenue, son costume, ses allures, un style plus pur, plus élevé. C’était toujours un homme éminemment honorable ; ce n’était pas un patricien ni un dandy, mais vous sentiez néanmoins, en le regardant, qu’il appartenait à cette classe d’hommes par lesquels sont défendus les remparts fameux de la respectabilité anglaise.

Sheldon avait renoncé à ses expériences, à ses travaux ; depuis longtemps il avait cédé tous les accessoires de son art à un jeune aspirant dentiste, avec sa respectable maison, sa clientèle, et son mobilier. C’est ainsi que la carrière de Sheldon, comme chirurgien-dentiste, s’était terminée. Un an après le décès d’Halliday, sa veuve inconsolable avait accordé sa main à son ancien amoureux, non qu’elle eût oublié son premier mari ou qu’elle se montrât ingrate envers sa mémoire, mais simplement parce qu’elle n’avait pu trouver aucune bonne raison à opposer aux demandes réitérées et pressantes de Sheldon.

« Je vous avais bien dit qu’elle n’oserait pas vous refuser, » avait dit George lorsque le dentiste revint de Barlingford où Georgy demeurait avec sa mère.

Philippe avait d’abord répondu d’une manière ambiguë aux questions de son frère, mais il avait fini par avouer qu’il avait demandé en mariage Mme Halliday, et que sa demande avait été favorablement accueillie.

« Cette manière d’apprécier la chose n’est pas très-flatteuse pour moi, dit-il en se redressant avec une sorte de dignité. Depuis longtemps Georgy et moi éprouvions de l’attachement l’un pour l’autre, et il n’y a rien d’étonnant si…

— Si vous vous mariez maintenant, que Tom n’est plus. Pauvre vieux Tom !… lui et moi nous étions de si bons camarades. J’ai toujours eu dans l’idée que ni vous, ni l’autre médecin, n’aviez bien compris sa fièvre lente. Vous avez fait de votre mieux, bien certainement ; mais je crois cependant qu’en cherchant bien, on aurait pu trouver moyen de l’en tirer. Ce n’est pas, du reste, un agréable sujet de conversation pour la circonstance, c’est pourquoi je me tais et me borne à vous faire mes compliments, Philippe. C’est un bon mariage que vous allez faire là, ajouta George en regardant son frère et avec un léger tremblement dans la voix, indiquant que l’eau lui venait à la bouche en pensant à la bonne fortune de celui-ci. C’est une très-heureuse chose qui vous arrive, mon cher, n’est-ce pas la vérité ? ajouta-t-il, en voyant que son frère ne paraissait pas disposé à s’étendre sur ce sujet.

— Vous connaissez assez bien l’état de mes affaires pour savoir que je n’aurais pu épouser une femme pauvre, répondit Philippe.

— Et que depuis longtemps vous éprouviez le besoin d’en épouser une riche, reprit son frère.

— Georgy a quelques centaines de livres, et…

— C’est quelques milliers, Philippe, que vous voulez dire, fit observer avec une souriante vivacité le jeune Sheldon. Voulez-vous que j’en fasse le compte ? »

George était toujours disposé à faire le compte de toutes choses et n’eût pas reculé devant l’addition des étoiles, s’il y eût trouvé quelque profit.

« Laissez-moi en faire le compte, Philippe, dit-il en levant les doigts pour procéder à l’opération : Il y a d’abord le produit de la vente de la ferme de Hiley, douze mille trois cent cinquante livres (12,350 livres), je le tiens de la bouche du pauvre Tom lui-même. Puis, il y a la petite propriété de Sheepfield, disons sept cent cinquante livres. Eh… eh bien, disons sept cents (700 livres) pour laisser une marge, et, maintenant, il y a les assurances : trois mille livres (3,000 livres) à la compagnie l’Alliance ; quinze cents (1,500 livres) au Phénix ; cinq cents (500 livres) à la compagnie de Suffolk. Tout cela, mon cher, fait un total de dix-huit mille cinq cents livres (18,500 livres), et c’est un joli denier à recueillir, juste au moment où les affaires étaient en aussi mauvais état qu’elles pouvaient être.

— Certainement, répondit Sheldon l’aîné, qui ne paraissait nullement satisfait de voir ainsi énumérer la fortune de sa future femme ; sans doute, je dois me considérer comme ayant de la chance.

— C’est ce que ne manqueront pas de dire les habitants de Barlingford, lorsqu’ils apprendront la chose, reprit George ; j’espère aussi que vous n’oublierez pas la promesse que vous m’avez faite.

— Quelle promesse ?

— Mais que si jamais une bonne fortune vous arrivait, j’en aurais ma part. Eh bien ! Philippe ? »

Sheldon se prit le menton et se mit à considérer le feu en réfléchissant.

« Si ma femme laisse à ma disposition quelque partie de son argent, vous pouvez compter que je ferai pour vous ce que je pourrai, dit-il après un moment.

— Ne dites pas cela, Philippe, répliqua George, lorsqu’un homme dit qu’il fera ce qu’il pourra, c’est un signe certain qu’il a l’intention de ne rien faire. Avec des si et des mais, voyez-vous, l’amitié fraternelle n’est qu’un mot. Si votre femme laisse quelque argent à votre disposition !… s’écria l’avocat en s’efforçant de rire. C’est une plaisanterie par trop forte ! Voudriez-vous me faire croire que la pauvre petite conservera l’administration de sa fortune lorsqu’elle sera votre femme, et aussi que vous souffrirez que ses amis prennent avant le mariage des dispositions en conséquence ? Allons donc, Philippe, vous n’êtes pas assez niais pour avoir si mal dressé vos plans.

— Qu’entendez-vous par dresser mes plans ? demanda Philippe.

— C’est un point que nous ne discuterons pas maintenant, Philippe, répondit froidement l’avocat. Nous nous entendons parfaitement l’un et l’autre, sans qu’il soit besoin d’entrer dans d’ennuyeux détails. Vous m’avez promis, il y a un an, avant la mort de Tom, que si jamais il vous arrivait une bonne fortune, j’y participerais. Il vous en arrive une qui dépasse ce que vous pouviez imaginer, et j’espère que vous tiendrez Votre parole.

— Et qui vous dit que je ne veuille pas la tenir ? demanda Philippe, comme froissé. Vous n’avez pas besoin de vous mettre tant à crier ; pourquoi prendre le ton d’un voleur de grand chemin ? Mettez-moi le pistolet sur la gorge pendant que vous y êtes. Allons !… allons !… ne vous alarmez pas ainsi. J’ai dit que je ferais pour vous ce que je pourrais… Je ne puis ni ne veux en dire plus… »

Les deux hommes échangèrent un regard ; ils avaient l’habitude de mesurer les choses et les hommes à un point de vue éminemment pratique. À ce moment-là, tous les deux se toisèrent à leur véritable taille. Cela fait, ils se quittèrent le plus cordialement du monde, avec force protestations d’amitié, de bon vouloir, etc. George retourna à sa chambre poussiéreuse de Gray’s Inn et Philippe se prépara à retourner à Barlingford pour conclure son mariage avec Georgina.

Depuis neuf ans, Georgy était la femme de Philippe et elle n’avait eu aucune raison pour se plaindre de son deuxième choix ; sa vie s’était écoulée paisiblement depuis que son premier adorateur était devenu son époux. Sa façon de comprendre la vie s’était sensiblement modifiée sous l’influence de son mari. Elle ne considérait plus un dog-cart à grandes roues et une jument ombrageuse comme la plus haute expression de la félicité terrestre, car elle avait maintenant à son service une calèche à deux chevaux avec un petit groom pour ouvrir la portière et marcher derrière ses talons lorsqu’elle faisait des visites ou allait courir les magasins. Au lieu de la vaste et vieille maison de ferme de Hiley, avec ses couloirs mystérieux et les impénétrables obscurités de ses armoires, elle occupait une élégante petite maison à Bayswater, dans laquelle les yeux fatigués par le soleil auraient vainement cherché un peu d’ombre pour se reposer.

La fortune de Sheldon avait prospéré depuis son mariage avec la veuve de son ami. Pour un homme d’un esprit aussi pratique et d’un caractère aussi énergique, dix-huit mille livres étaient un solide point de départ. Son premier soin avait été de se débarrasser de tous ses anciens engagements et de tourner le dos à sa respectable maison. Les premiers mois de son mariage avaient été consacrés à un voyage sur le Continent. Il rechercha de préférence les villes commerciales, industrielles. Il fréquentait les tables d’hôte, les hôtels fameux, ceux où les hommes d’affaires, les négociants se rencontrent, prennent rendez-vous. Georgy, de son côté, était enchantée de la vie que son mari lui faisait mener sur le Continent. Elle n’avait reçu qu’une demi-instruction, n’avait jamais rien vu de sa vie ; elle était émerveillée comme un enfant ; tout excitait en elle un enthousiasme égal, les bijoux du Palais-Royal comme les bonbons fantastiques de Berlin.

Son mari était très-bon pour elle, mais à sa façon, qui était une façon absolument différente de celle du doux Tom ; il réglait sa vie d’après ses propres convenances ; mais il lui achetait de très-belles robes et la prenait toujours avec lui lorsqu’il courait la ville en calèche de louage. Il lui arrivait souvent de laisser Georgy et la calèche au coin d’une rue ou devant la porte d’un café, quelquefois pendant une heure. Elle ne tarda pas à s’y habituer ; elle se munit d’un roman qui, dans ces conjonctures, l’aidait à passer le temps. Si Tom l’eût ainsi laissée, toute seule, en pleine rue, elle n’eût pas manqué de se mettre l’esprit à la torture pour découvrir la trahison de son mari et ses soupçons jaloux, tout de suite, se seraient éveillés. Mais Sheldon avait je ne sais quelle sévère gravité qui rendait impossibles les suppositions de ce genre ; chacune de ses actions semblait poursuivre un but sérieux ; sa vie, dans son ensemble, apparaissait comme une chose réglée, immuable et sa femme se soumettait à lui comme elle se fût soumise à l’action de quelque puissante machine, compliquée et terrible, telle que la science moderne a su en construire.

Elle lui obéissait aveuglément et était heureuse d’assouplir sa vie à ses désirs. Elle sentait vainement d’ailleurs qu’essayer de lutter contre cette volonté eût été peine perdue. Peut-être y avait-il même quelque chose de plus dans son esprit, comme la demi-conscience d’un mystère effrayant, qui se dérobait comme un fantôme dans l’ombre du passé. À cet égard, elle avait peur de sa propre impression et se refusait à l’examiner de trop près. C’était une craintive petite femme ; elle se jugeait assez heureuse dans le présent et ne se souciait pas de soulever les voiles de l’avenir ou d’interroger le passé. Elle n’imaginait pas qu’il y eût, de par le monde, des gens assez vils pour supposer que Sheldon l’avait épousée par amour de ses dix-huit mille livres. Elle savait que certains amis prudents, certains parents avaient levé les mains et froncé les sourcils en signe d’horreur en apprenant qu’elle s’était mariée en secondes noces sans avoir fixé un douaire. Un vieil oncle lui avait même demandé si elle ne craignait pas que cette folie fît mourir son père de chagrin.

Georgy avait haussé les épaules en entendant les remontrances de ces amis ; elle avait dit qu’elle trouvait que l’on était cruel à son égard et qu’il était « un peu fort qu’elle ne pût une fois dans sa vie faire sa volonté. » Quant au douaire dont on parlait, elle protesta avec indignation ; elle n’avait pas des sentiments assez bas pour traiter son futur mari comme un escroc ; ce serait le donner à penser que de prendre tant de précautions pour mettre son argent en sûreté, etc., etc. Puis, comme une année s’était à peine écoulée depuis la mort de ce pauvre Tom, elle avait tenu à se marier, sans bruit, sans cérémonie, incognito. Enfin, elle trouva cent raisons pour ne pas se soumettre à cette clause étrange par laquelle une somme d’argent est si parfaitement immobilisée, que son propriétaire même ne peut y toucher si peu que ce soit sans tomber sous le coup de la loi qui punit les maraudeurs.

George avait été bien près de la vérité lorsqu’il avait dit à son frère que Mme Halliday n’oserait pas refuser sa main. Cette douce petite femme aux beaux cheveux blonds et à la gracieuse figure avait une peur terrible de son ancien amoureux. Elle était devenue sa femme et jusqu’alors elle n’avait pas eu à s’en repentir ; mais eût-elle eu en perspective la misère, le chagrin, qu’elle l’eût épousé de même, tant était directe et puissante l’influence qu’il exerçait sur elle. En effet, Georgy n’avait pas la conscience de ce sentiment de dépendance ; elle était ainsi faite qu’elle acceptait sans examen tout ce qui lui était proposé par un esprit plus fort que le sien. Elle lui obéissait à peu près comme un enfant obéit à un bienveillant maître d’école. Cet état de choses ne lui était pas pénible : peut-être se trouvait-elle aussi heureuse qu’il était dans sa nature de l’être, car elle n’avait aucune disposition exaltée ni pour le bonheur, ni pour le chagrin ; elle éprouvait du plaisir à avoir pour époux un bel homme de belle tournure et de tenue parfaite. La seule idée qu’elle se faisait d’un mauvais mari était celle d’un homme rentrant tard, venant de lieux mystérieux et déshonnêtes, fréquentés par des êtres non moins mystérieux et tout aussi peu honnêtes. Comme Sheldon sortait rarement après dîner, qu’il était le plus sobre des hommes, elle le considérait naturellement comme le véritable modèle de la perfection conjugale. C’est ainsi que la vie domestique s’était écoulée assez doucement pour Sheldon et sa femme pendant les neuf premières années de leur mariage.

Quant aux dix-huit mille livres qu’elle avait apportées à Sheldon, Georgy ne le questionna jamais à ce sujet. Elle jouissait d’un luxe qu’elle n’avait jamais connu du temps de Tom, et elle acceptait avec une joie facile ce bien-être qui lui venait de son second mari. Sheldon était devenu agent de change ; il avait un bureau dans un passage situé près de la Bourse. D’après son propre aveu, il avait triplé la fortune de Georgy depuis les neuf années qu’elle était entre ses mains. Comment le malheureux chirurgien-dentiste avait-il tout à coup pu devenir un opulent spéculateur ? C’était un problème trop compliqué pour que Georgy entreprît d’en chercher la solution. Elle savait que son mari avait un intérêt dans certaine charge d’agent de change et que cette association lui avait coûté quelques milliers de livres de l’argent de Tom ; elle avait eu connaissance de quelques arrangements préliminaires ayant pour objet d’assurer l’admission de son mari comme membre d’une mystérieuse association, et que l’argent de Tom Halliday avait été la semence qui avait produit la récolte ; mais, pour elle, tout se résumait en un seul mot : son mari avait réussi.

Il est peut-être plus facile de réussir à la Bourse que d’amener un nombre donné de personnes à venir dans une rue écartée se faire arracher des dents par un inconnu. Qui sait si l’agent de change n’est pas, à l’instar du poète, un être doué et inspiré par la nature, un produit d’instincts spontanés qui se développent d’eux-mêmes, sans le secours de l’éducation. Il est certain que les divines effluves émanant du dieu Plutus semblaient être descendues sur Sheldon, car il était entré à la Bourse comme un étranger naïf, et il s’y était fait sa place parmi les hommes dont la vie entière s’était écoulée dans les comptoirs de la Cité et de ses environs.

Mme Sheldon se contentait de comprendre en gros les succès de Sheldon ; elle n’avait jamais cherché à en avoir une notion plus approfondie. Elle ne s’en préoccupait pas davantage, quoique sa fille approchât de l’âge où elle ne tarderait pas à avoir besoin d’une dot sur la fortune de sa mère. Le pauvre Tom avait pleine confiance dans la femme qu’il aimait. Il n’avait fait son testament que par mesure de précaution, à une époque où il croyait avoir devant lui cinquante ans de force et de vie, il s’était peu préoccupé d’éventualités lointaines et n’avait nullement prévu la probabilité d’un second mariage pour Georgy et d’un beau-père pour son enfant.

Sheldon avait eu de son mariage deux enfants, qui tous les deux étaient morts. Ç’avait été un coup cruel pour cet esprit fort ; il n’avait cependant pas versé une larme, ni perdu une heure de son travail au profit de son chagrin. Georgy avait juste assez de pénétration pour s’apercevoir du désappointement de son mari de ne pas avoir un autre baby pour remplacer les deux faibles créatures qui, malgré des soins assidus, répétés, n’avaient pu vivre.

« Il semble qu’il y ait une malédiction sur mes enfants, » avait-il dit une fois avec amertume.

Ce fut la seule occasion dans laquelle sa femme l’entendit se plaindre de sa mauvaise fortune.

Cependant, un jour où il avait été particulièrement heureux dans une spéculation, où il avait réalisé ce que son frère appelait le plus beau coup de filet de sa vie, Philippe revint à la maison de très-mauvaise humeur, et, pour la première fois depuis son mariage, Georgy l’entendit citer un passage de l’Écriture.

« Acquérir des richesses, » murmura-t-il pendant qu’il arpentait la chambre du haut en bas, « acquérir des richesses, et ne pas savoir seulement à qui on les laissera ! »

Sa femme comprit qu’il pensait à ses enfants. Pendant leur courte existence, l’agent de change avait fréquemment parlé de progrès à accomplir dans l’art de s’enrichir, et c’était surtout la fortune de ses enfants qui le préoccupait. Aujourd’hui, ils n’étaient plus là… ils n’avaient pas, hélas ! été remplacés… Sheldon mettait toujours la même ardeur à s’enrichir ; il jouissait encore des succès rapides de ses opérations financières, de ses savantes combinaisons de spéculations ; mais pour lui un intérêt supérieur s’était dérobé à la direction de sa vie, et il n’entendait plus le son de l’or avec la même plénitude de volupté.