Les Origines de la statique/Chapitre 2

La bibliothèque libre.
Librairie Scientifique A. Herrmann (tome premierp. 13-33).

CHAPITRE II

LÉONARD DE VINCI

(1431-1519)


Les commentaires des Scolastiques touchant les Mηχανικὰ Pροβλήματα d’Aristote n’ajoutèrent rien d’essentiel aux idées du Stagirite ; pour voir ces idées pousser de nouveaux surgeons et donner de nouveaux fruits, il nous faut attendre le début du XVIe siècle.

« Si, à l’aspect de ces hommes placés comme des colosses à l’entrée du XVIe siècle[1], on osait témoigner une préférence, peut-être la palme serait accordée à Léonard de Vinci, génie sublime qui agrandit le cercle de toutes les connaissances humaines. Dans les arts, Michel-Ange et Raphaël ne purent éclipser sa gloire ; ses découvertes scientifiques, ses recherches philosophiques le placent à la tête des savants de son époque. La musique, la science militaire, la mécanique, l’hydraulique, l’astronomie, la géométrie, la physique, l’histoire naturelle, l’anatomie, furent perfectionnées par lui. Si tous ses manuscrits existaient encore, ils formeraient l’encyclopédie la plus originale, la plus vaste, qu’ait jamais créée une intelligence humaine. »

De son vivant, Léonard de Vinci n’a rien publié. Divers témoignages nous assurent qu’en mourant il laissait en manuscrits certains traités achevés, notamment un traité de peinture et un traité de perspective ; mais ces ouvrages ne nous sont point parvenus. Le Trattato della pittura, publié à Paris par Dufresne en 1651 et souvent réédité depuis, le Trattato del moto e misura dell’ acqua, imprimé à Bologne en 1828, ne sont que des rapsodies plus ou moins fidèles. La véritable pensée de Léonard doit être cherchée dans les carnets où il notait ses pensées à peine écloses.

De ces carnets, beaucoup ont été perdus ; après bien des péripéties, plusieurs ont été sauvés[2]. Une importante collection de ces écrits se trouve à la Bibliothèque de l’Institut de France ; divers feuillets, dérobés par Libri et vendus par lui à Lord Ashburnam, sont devenus, grâce à M. Léopold Delisle, la propriété de la Bibliothèque nationale ; d’autres manuscrits se trouvent en Italie ; parmi ceux-ci, une place de choix doit être réservée au registre que la Bibliothèque Ambrosienne de Milan garde sous le nom de Codex Atlanticus.

Sous les auspices du ministère de l’Instruction publique et grâce aux soins minutieux de M. Ch. Ravaisson-Mollien, tous les manuscrits de Léonard de Vinci existant en France ont été publiés. Cette admirable collection donne, en six volumes in-folio[3], le fac-simile photographique de chacun des feuillets noircis par Léonard, la transcription des phrases qui y sont tracées et leur traduction en français.

Le gouvernement italien a entrepris de publier, sous une forme encore plus luxueuse, tous les papiers de Léonard que possède l’Italie ; de cette collection un premier volume a paru[4]. On ne saurait se défendre d’une curiosité émue en feuilletant ces notes laissées par Léonard de Vinci ; toutes les pensées, toutes les images qui se sont présentées à l’esprit du grand artiste se retrouvent là, témoignant, par leur diversité et leur désordre même, du génie universel qui les a conçues.

Des dessins innombrables, à la plume ou à la sanguine, représentant des figures d’hommes ou d’animaux, des feuillages, des églises, des machines, des plans de monuments ou de forteresses, des vagues ou des ressauts de cours d’eau, des croquis géométriques, s’enchevêtrent avec les lignes serrées d’une écriture droite, régulière, tracée de droite à gauche.

La variété est extrême des sujets auxquels se rapportent ces lignes. Comptes domestiques, recettes de peintre, souvenirs personnels, anecdotes au gros sel gaulois, pièces de vers, voisinent avec des réflexions profondes sur les arts et les sciences ; ces réflexions elles-mêmes tantôt se suivent en pages nombreuses, régulières ei ordonnées, ébauche déjà presque achevée d’un traité de peinture, d’un traité d’hydraulique, d’un traité de perspective ; tantôt elles consistent en courtes phrases dont les ratures, les redites, les contradictions, les inachèvements révèlent le labeur intense du penseur à la recherche de la vérité.

Parmi ces fragments plus ou moins achevés, il en est un grand nombre qui concernent les diverses branches de la Mécanique, science que Léonard cultivait avec passion. « La mechanica, disait-il[5], e il paradiso delle scientie matematiche percheche con quella si viene al frutto matematicho. »

Or, en 1797, Venturi[6] signala l’extrême importance de plusieurs de ces fragments. De leur lecture découlait cette conclusion que Léonard de Vinci, mort le 2 mai 1519, était déjà en possession de quelques-unes des grandes vérités dont on attribuait l’invention à Galilée ou à ses prédécesseurs immédiats ; de ce nombre était le célèbre Principe des vitesses virtuelles[7], devenu, depuis Lagrange, le fondement de toute la Mécanique.

Plus tard, Libri[8], par des extraits plus étendus, compléta et confirma la découverte de Venturi. Aujourd’hui qu’il nous est possible de connaître en détail une grande partie des manuscrits laissés par Léonard de Vinci, nous devons saluer en lui celui qui, poussant nos connaissances en Statique et en Dynamique au delà du point où les avaient amenées Aristote et Archimède, a déterminé la renaissance de la Mécanique.

Celui que Félix Ravaisson[9] a pu justement nommer « le grand initiateur de la pensée moderne » est, en Statique, un fidèle disciple d’Aristote ; ses pensées les plus neuves ont leur source dans la méditation des Questions mécaniques posées par le Stagirite.

Il admet, tout d’abord, la loi qui sert de fondement à la Statique péripatéticienne ; il l’énonce avec une grande précision[10] :

« Première : Si une puissance meut une corps quelque temps et quelque espace, la même puissance mouvra la moitié de ce corps dans le même temps deux fois cet espace. »

« Deuxième : Ou bien la même vertu mouvra la moitié de ce corps, en tout cet espace, en la moitié de ce temps. »

« Troisième : Et la moitié de cette vertu mouvra la moitié de ce corps, en tout cet espace, pendant le même temps. »

« Quatrième : Et cette vertu mouvra deux fois ce mobile, en tout cet espace, en deux fois ce temps, et mille fois ce mobile, en mille pareils temps, en tout cet espace. »

« Cinquième : Et la moitié de cette vertu mouvra tout ce corps, en la moitié de cet espace, en tout ce temps, et cent fois ce corps, dans le centième de cet espace, dans le même temps. »

« Septième : Et si deux vertus séparées meuvent deux mobiles séparés en tant de temps et tant d’espace, les mêmes vertus unies mouvront les mêmes corps unis en tout cet espace et tout ce temps, parce que les premières proportions restent toujours les mêmes. »

Cette loi paraît si essentielle à Léonard de Vinci, qu’il la formule de nouveau un peu plus loin[11] :

« Première : Si une puissance meut un corps en quelque espace, en quelque temps, la même puissance mouvra la moitié de ce corps dans le même temps deux fois cet espace. »

« Seconde : Si quelque vertu meut quelque mobile, en quelque espace, en un temps égal, la même vertu mouvra la moitié de ce mobile en tout cet espace dans la moitié de ce temps. »

« Troisième : Si une vertu meut un corps en quelque temps en un certain espace, la même vertu mouvra la moitié de ce corps, dans le même temps, la moitié de cet espace.... »

« Sixième : Si deux verius séparées meuvent deux mobiles séparés, les mêmes vertus unies mouvront, dans le même temps, les deux mobiles réunis, le même espace, parce qu’il reste toujours la même proportion. »

Toutefois, à cet énoncé, Léonard apporte maintenant une correction ; une très petite force n’imprime pas à un mobile très massif un mouvement très petit ; elle ne rébranle pas du tout. Ce résultat de nos quotidiennes expériences, tous les mécaniciens de l’antiquité et du moyen âge l’admettaient, sans l’analyser, comme une loi première de l’équilibre et du mouvement ; de là, la nécessité de compléter les énoncés précédents par les propositions que voici :

«Quatrième : Si une vertu meut un corps quelque temps, en quelque espace, il n’est pas nécessaire qu’une telle puissance meuve un double poids, en un double temps, deux fois cet espace ; parce qu’il se pourrait faire qu’une telle vertu ne pût pas mouvoir ce mobile. »

«Cinquième : Si une vertu meut un corps tant de temps, en tant d’espace, il n’est pas nécessaire que la moitié de cette vertu meuve ce même mobile dans le même temps la moitié d’un tel espace, car peut-être il ne le pourrait pas mouvoir. »

Ces restrictions annoncent l’impossibilité de certains mouvements auxquels ne répugnerait pas l’axiome d’Aristote ; elles font prévoir certains équilibres qui ne découlent pas de la Statique péripatéticienne. Nous en verrons la portée lorsque nous exposerons les idées de Léonard de Vinci touchant le mouvement perpétuel. Pour le moment, bornons-nous aux conséquences qui se tirent de l’antique Principe.

Parmi ces conséquences, il convient de citer au premier rang celle qu’Aristote avait déjà obtenue, la loi d’équilibre de la balance ou du levier ; Léonard de Vinci la formule à son tour[12] : « Cette proportion qu’aura la longueur du levier avec son contre-levier, tu la trouveras de même dans la qualité de leurs poids et, semblablement, dans la lenteur du mouvement et dans la qualité du chemin parcouru par leurs extrémités, quand ils seront parvenus à la hauteur permanente de leur pôle ». Ou bien encore[13] : « Il s’ajoute autant de poids accidentel au moteur placé à l’extrémité du levier que le mobile placé à l’extrémité du contre-levier l’excède en poids naturel ».

« Et le mouvement du moteur est plus grand que celui du mobile d’autant que le poids accidentel de ce moteur excède son poids naturel. »

Ce ne sont point là, d’ailleurs, des remarques particu-


lières au levier ; dans les machines les plus compliquées, l’axiome d’Aristote permet toujours de comparer la puissance du moteur à la résistance de la chose mue :

« Plus une force[14] s’étend de roue en roue, de levier en levier ou de vis en vis, plus elle est puissante et lente. »

« Si deux forces sont produites par un même mouvement et par une même force, celle qui consommera le plus de temps aura plus de puissance qu’aucune autre. Et une force sera plus faible qu’une autre d’autant que le temps de l’une entre dans celui de l’autre. »

Ces principes rendent compte très aisément des propriétés des moufles ; Léonard de Vinci expose avec la plus grande exactitude les propriétés de ces mécanismes. Voici, par exemple, une figure tracée par lui (fig. 1), qu’accompagnent ces réflexions[15] :

« Les puissances que les cordes interposées entre les poulies reçoivent de leur moteur sont entre elles dans la même proportion que celle qu’il y a entre les vitesses de leurs mouvements. »

« Des mouvements faits par les cordes sur leurs poulies, le mouvement de la dernière corde est dans la même proportion avec la première qu’est celle du nombre des cordes ; c’est-à-dire que si elles sont 5, la première corde se mouvant d’une brasse, la dernière se meut d’un cinquième de brasse ; et si elles sont 6, cette dernière corde aura un mouvement d’un sixième de brasse, ainsi de suite à l’infini. »

« La proportion qu’a le mouvement du moteur des poulies avec le mouvement du poids élevé par les poulies sera telle qu’a le poids élevé par ces poulies avec le poids du moteur. »

Supposons que l’on possède une cause de mouvement bien déterminée : par exemple, une quantité d’eau, immobile dans un réservoir, attendant qu’on la laisse tomber, d’une hauteur donnée, dans un bief inférieur. Cette cause de mouvement possède une puissance mécanique déterminée ; nous pourrons diversifier l’emploi de cette puissance, mais nous n’en pourrons accroître la grandeur ; nous pourrons lui faire surmonter des résistances de plus en plus grandes, mais à la condiiion qu’elle les déplace de plus en plus lentement :

« Si une roue[16] est mue à un moment par une quantité d’eau et que cette eau ne se puisse augmenter ni par courant, ni par quantité, ni par une plus grande chute, l’office de cette roue est terminé. C’est-à-dire que si une roue meut une machine, il est impossible que sans y employer une fois plus de temps, elle en meuve deux ; donc qu’elle fasse autant de besogne en une heure que deux machines avec une seconde heure ; ainsi la même roue peut faire tourner un nombre infini de machines ; mais, avec un très long temps, elles ne feront pas plus de besogne que la première en une heure. »

Un poids donné, tombant d’une hauteur donnée, produit donc un effet mécanique dont la grandeur est indépendante des circonstances qui accompagnent cette chute; cette grandeur demeure la même, que la chute s’accomplisse en une fois ou qu’elle soit fractionnée :

« Si quelqu’un descend[17] de marche en marche en faisant de l’une à l’autre un saut, et que tu additionnes toutes les puissances des percussions et poids de tels sauts, tu trouveras qu’elles sont égales à la totalité de la percussion et du poids que donnerait un tel homme tombant, par ligne perpendiculaire, de la tête au pied du dit escalier. »

Les passages que nous venons de citer renferment l’énoncé d’un principe qui est, pour l’art de l’ingénieur, d’une importance capitale ; mais ce principe n’est, en dernière analyse, que l’aboutissant logique de l’axiome posé par Aristote. Non content de faire porter des fruits aux semences déposées par la Mécanique péripatéticienne, Léonard de Vinci aborde et résout une difficulté qui avait fait hésiter le Stagirite.

L’extrémité d’un levier qui s’appuie sur un axe horizontal décrit une circonférence de cercle placée dans un plan vertical ; le chemin parcouru par cette extrémité n’est donc pas dirigé comme le poids de la charge à soulever, poids qui tire suivant une droite verticale. Il en résulte que la résistance qu’il faut surmonter pour faire tourner d’un certain angle le bras de levier dépend de la position initiale de ce bras de levier ; elle est d’autant plus grande que le levier est plus voisin de la position horizontale.

Suivant quelle loi varie la puissance ou la résistance d’une charge donnée, lorsqu’on incline le levier à l’extrémité duquel elle agit ? À cette question, Léonard de Vinci répond en ces termes[18] :

« Telle est la proportion qu’a l’espace mn (fig. 2) avec l’espace nb, telle est celle qu’a le poids descendu en d avec le poids que ce d avait dans la position b. »

Ainsi, le grave pendu à l’extrémité d’un bras de levier incliné a même action que s’il pendait à l’extrémité d’un certain bras de levier horizontal ; celui-ci s’obtient en projetant le point d’appui sur la ligne verticale suivant laquelle le poids exerce sa traction. Ce bras de levier horizontal, Léonard le nomme le bras de levier potentiel.

« Toujours[19] la jonction des appendices des balances avec les bras de ces balances est un rectangle potentiel, et ne peut être réel si ces bras sont obliques[20].

« Toujours les bras réels de la balance sont plus longs que les bras potentiels, et d’autant plus qu’ils sont plus voisins du centre du monde[21].

« Et jamais[22] les bras réels de la balance n’auront en soi les bras potentiels (fig. 3) s’ils ne sont pas dans la position d’égalité. »

A l’extrémité d’un levier, on peut faire agir une force dont la direction soit différente de la verticale ; il suffira


d’employer une corde tendue selon cette direction, passant sur une poulie et tirée ensuite par un poids. Une règle semblable à la précédente permettra d’évaluer la puissance motrice d’un semblable engin ; voici comment Léonard énonce[23] cette règle :

« Pour savoir à chaque degré de mouvement la qualité de la force de la puissance qui meut et de même de la chose mue ».

« Fais donc comme tu vois (fig. 4) en mn (c’est-à-dire que de l’arrêt de la chose mue, on imagine une ligne qui coupe à angle droit la ligne de la puissance qui meut) mn avec fh. » Cette ligne mn, analogue au bras de levier potentiel considéré il y a un instant, Léonard la nomme vrai terme de la balance, ou encore bras spirituel.

« Celui-là est dit[24] vrai terme de la balance, lequel joignant sa ligne droite avec la rectitude de la corde tirée par le poids, cette jonction sera faite composant l’angle


droit, comme on voit (fig. 5) en s avec ma et de même pn avec nA, bras spirituel. »

Lors donc qu’une force sollicite un corps mobile autour d’un axe perpendiculaire à cette force — un circonvolubile, selon le mot qu’emploie Léonard de Vinci — il importe peu, pour en évaluer l’effet mécanique, de rechercher le point d’application de cette force ; deux éléments seulement sont à considérer : l’intensité de la force et la plus courte distance de l’axe du circonvolubile à la direction de la force.

« Il y a toujours[25] une même puissance et résistance


en quelque lieu qu’on ait attaché la corde sur la ligne abc (fig. 6) et de même en-dessus sur la ligne mn. »

« En quelque partie que soit liée la corde nc (fig. 7) de la partie ac, cela ne fait pas de différence, parce que toujours on emploie une ligne qui tombe perpendiculairement du centre de la balance à la ligne de la corde, c’est-à-dire à la ligne mf. »

Ces divers passages montrent que Léonard de Vinci avait conçu de la manière la plus nette la notion de moment d’une force par rapport à un axe, du moins dans le cas où la force est située dans un plan perpendiculaire à l’axe ; qu’il savait formuler, pour un solide mobile autour d’un axe et soumis à de semblables forces, la condition d’équilibre.

Il ne paraît pas qu’entre cette théorie des moments et l’axiome d’Aristote, il ait cherché à établir aucun lien. Un tel lien existe cependant ; la notion de moment apparaît de suite si l’on prend pour mesure de la puissance motrice qu’exerce une charge pendue à l’extrémité d’un bras de levier oblique, non pas le produit de cette charge par la vitesse avec laquelle tourne l’extrémité du levier, mais le produit de cette charge par la vitesse avec laquelle


elle s’abaisse. Cette modification à l’énoncé de l’axiome d’Aristote s’accorderait pleinement, d’ailleurs, avec l’idée, émise par Léonard dans un passage que nous avons cité, de prendre la hauteur de chute d’un poids pour mesure de l’effet mécanique produit. Mais pour apercevoir ce lien entre l’axiome d’Aristote et la notion de moment, il faut faire appel à la définition de la vitesse instantanée du mouvement de la charge ; or, cette notion, qui devait jouer un si grand rôle dans le développement de l’analyse infinitésimale, était encore bien confuse dans l’esprit de Léonard et de ses contemporains.

S’il est un problème mécanique qui se soit souvent présenté aux méditations du grand peintre, c’est assurément l’étude du poids d’un grave qui glisse sur un plan incliné ; on ne peut feuilleter ses manuscrits sans rencontrer à chaque instant, avec de menues variantes, un même dessin : sur une poulie, une corde est tendue par deux poids qui glissent sur deux plans inégalement inclinés.

La recherche des lois qui président à l’équilibre d’un tel mécanisme a certainement sollicité les efforts incessants de Léonard ; d’emblée, il a reconnu qu’un poids glissant sur un plan incliné tire sur la corde qui le soutient moins fort que s’il descendait en chute libre et d’autant moins fort que le plan est moins incliné ; mais ce renseignement qualitatif ne saurait satisfaire le géomètre, qui exige une relation quantitative.

Pour obtenir cette relation, Léonard de Vinci multiplie et varie les tentatives ; en voici une qui, par des considérations quelque peu étranges, lui donne un résultat qui approche de la vérité.

Il se propose de comparer les vitesses avec lesquelles une même sphère tombe sur des plans diversement inclinés. Il remarque que lorsque la sphère est en équilibre sur le plan horizontal, le centre de cette sphère est sur la verticale du point par où elle touche le plan ; la distance du centre de gravité à cette verticale croît avec l’inclinaison du plan et, en même temps, croît la vitesse avec laquelle la sphère, livrée à elle-même, descend ce plan. Il suppose, dès lors, qu’il y a proportionnalité entre la vitesse de la descente et la distance du centre de gravité à la verticale du point d’appui ; de là, il tire sans peine cette conclusion : la vitesse avec laquelle une sphère tombe sur un plan incliné est à sa vitesse en chute libre dans le même rapport que la hauteur de chute à la longueur de la ligne de plus grande pente décrite par le mobile. D’ailleurs, pour Léonard de Vinci comme pour Aristote, l’intensité d’une action mécanique est proportionnelle à la vitesse qu’elle communique à un mobile donné ; le rapport précédent est donc égal au rapport du poids de la sphère descendant le plan incliné à son poids en chute libre.

Voici le passage[26] où est résumée cette curieuse solution :

« Le corps sphérique et pesant prendra un mouvement plus rapide d’autant que son contact avec le lieu où il court sera plus éloigné de la perpendiculaire de sa ligne centrale. Autant ab (fig. 8) est moins long que ac, autant la balle tombera plus lentement par la ligne ac, et d’autant plus lentement que la partie o est plus petite


que la partie m, parce que p étant le pôle de la balle, la partie m étant au-dessus de p tomberait avec un mouvement plus rapide, s’il n’y avait pas ce peu de résistance que lui fait en contre-poids la partie o ; et s’il n’y avait pas le dit contre-poids, la balle descendrait par la ligne ac d’autant plus vite que o entre en m, c’est-à-dire que si la partie o entre dans la partie m cent fois, la partie o manquant toujours dans la rotation de la balle, elle descendrait plus vite du centième du temps ordinaire sur n et la ligne centrale ; et p est le pôle où la balle touche son plan, et plus il y a d’espace entre n et p, plus sa course est rapide. »

Léonard ne pouvait se déclarer satisfait d’une telle méthode ; il tenta donc d’aborder par une voie plus rationnelle le problème du plan incliné.

Il reconnut que le poids qui sollicite le mobile vers le centre du monde pouvait être décomposé en deux forces, l’une normale au plan incliné sur lequel glisse le grave, l’autre tangente à ce plan ; c’est cette dernière qui entraîne le mobile :

« Le grave uniforme qui descend obliquement, dit-il[27],


divise son poids en deux aspects différents. On le prouve. Soit ab (fig. 9) mobile selon l’obliquité abc ; je dis que le poids du grave a b partage sa gravité en deux aspects, c’est-à-dire selon la ligne b c et selon la ligne n m ; pourquoi et combien le poids est plus grand pour l’un que pour l’autre aspect et quelle obliquité est celle qui partage les deux poids en égale partie, sera dit dans le livre Des poids. »

Cette décomposition devra être employée en des circonstances variées. Si, par exemple, un poids, pendu par une corde à l’extrémité d’un bras de levier, oscille à la manière d’un pendule, il ne pèsera à chaque instant sur le levier que par la composante verticale de son poids ; il paraîtra donc d’autant moins lourd que la corde à laquelle il est suspendu sera plus éloignée de la verticale[28].

De même, un grave soutenu par deux cordes divergentes partage son poids entre ces deux cordes.

Suivant quelle règle se fait la décomposition d’un poids en deux directions différentes ? Il ne paraît pas que Léonard ait soupçonné la règle du parallélogramme des forces dont dépend la solution du problème posé ; à plusieurs reprises, il énonce une solution erronée. Voici un passage[29] où cette solution erronée est très explicitement formulée :

« Le poids qui se suspend dans l’angle donnera de soi des poids aux côtés de cet angle qui seront entre eux dans la même proportion qu’est celle de l’obliquité de leurs côtés. Ou : un tel poids se distribuera entre ses supports dans la même proportion qu’est celle des deux angles nés de la division de l’angle où se soutient ce poids, division d’angle qui se fait par la droite qui descend dans le centre du grave suspendu ; ainsi l’angle abd (fig. 10) étant coupé par la ligne eb et l’angle ebd étant les 9/11 de l’angle abc, l’angle abe est les 2/11 ; ab sont les 9/11 du poids et db les 2/11. »

Cette règle pour décomposer un poids selon deux directions se trouve répétée en un autre passage[30] :

« Si l’angle créé par le concours fait par deux cordes obliques qui descendent à la suspension d’un grave est partagé par la ligne centrale du grave, alors cet angle est partagé en deux parties entre lesquelles il y aura la même proportion qu’est celle en laquelle ledit grave se partage entre les deux cordes. »

La figure jointe à cet énoncé nous montre qu’en ce passage comme au précédent, Léonard prend pour rapport des deux angles partiels qu’il considère le rapport des longueurs qu’ils interceptent sur une même horizontale ; en d’autres termes, le rapport des tangentes trigonométriques de ces angles.

Parfois[31], d’ailleurs, une règle analogue lui semble définir les rapports de deux poids soutenus par deux plans inégalement inclinés et tirant les deux extrémités d’une corde qui s’enroule sur une poulie ; il pense que ces poids doivent être en raison inverse des obliquités de ces plans, et il prend pour rapport de ces obliquités le rapport des tangentes des angles faits avec l’horizon.

Léonard s’en est-il constamment tenu à cette règle inexacte sur la décomposition des forces ? Il est probable qu’il ne s’en est pas contenté ; que son esprit, toujours en travail, a cherché mieux, et il semble qu’il ait, sur ce point, entrevu la vérité ; c’est, du moins, ce que nous croyons pouvoir conclure d’une note[32], sommaire et inachevée, que nous allons analyser. Sur une poulie, mobile autour de l’axe d (fig. 11), s’enroule une corde pmonq que tendent les deux poids p et q ; ceux-ci glissent sur deux plans inégalement inclinés da, dc ; les deux brins mp, nq de la corde sont tendus de telle sorte qu’ils soient respectivement parallèles aux plans da, dc. De plus, la figure est faite de telle sorte que la projection de du rayon dn sur l’horizontale hf soit les deux tiers du rayon de la poulie, tandis que la projection dg de dm sur l’horizontale hf vaut un tiers du


même rayon. Il s’agit d’évaluer la composante du poids q suivant nq ou dc et la composante du poids p suivant mp ou da ; voici, au sujet de cette évaluation, ce qu’écrit Léonard :

« Le poids q, à cause de l’angle droit n, au-dessus de df, pèse les deux tiers de son poids naturel qui était trois livres, qui reste en puissance de deux livres ; et le poids p qui, lui aussi, était trois livres, reste en puissance d’une livre, à cause de m rectangle au-dessus de la ligne hd, au point g ; donc nous avons ici deux livres contre une livre ».

Quel principe dicte à Léonard de Vinci cette affirmation exacte ? Il est difficile de le déclarer avec une entière certitude. Toutefois, les lignes que nous venons de citer nous semblent indiquer que la règle à laquelle il est fait appel, d’une manière plus ou moins consciente, est non point la règle du parallélogramme des forces, mais bien cette proposition, qui lui est équivalente : le moment d’une résultante de deux forces est égal à la somme des moments des composantes.

Léonard était-il donc parvenu à la connaissance de cet important théorème ? Dans ceux de ses manuscrits qui ont été publiés, nous n’en avons relevé aucune trace autre que celle qui vient d’être relatée. Les manuscrits encore inédits, ceux, en particulier, qui composent le célèbre Codex Atlanticus, renferment-ils des passages capables de confirmer cette opinion ? Il est permis de l’espérer et, partant, de souhaiter la prompte publication de ces précieuses reliques.

  1. Libri, Histoire des Sciences mathématiques en Italie, depuis la Renaissance des Lettres jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Paris, 1840, t. III, p. 11.
  2. On trouvera l’histoire détaillée de ces manuscrits en tête du premier volume de la belle publication de M. Charles Ravaisson-Mollien : Les Manuscrits de Léonard de Vinci. Paris, A. Quantin, 1881.
  3. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien. Paris, A. Quantin, t. I (1881) : Ms. A. de la Bibliothèque de l’Institut ; t. II (1883) : Ms. B de la Bibliothèque de l’Institut ; t. III (1888) : Mss. C, E et K de la Bibliothèque de l’Institut ; t. IV (1889) : Mss. F et I de la Bibliothèque de l’Institut ; t. V (1890) : Mss. G, L et M de la Bibliothèque de l’Institut ; t. VI (1891) : Ms. H de la Bibliothèque de l’Institut et Mss. n° 2037 et n° 2038 italiens de la Bibliothèque nationale (Acq. 8070, Libri).
  4. I Manoscritti di Leonardo da Vinci. Codice sul volo degli uccelli e varie oltre materie. Publicato da Teodoro Sabachnikoff. Transcrizioni e note di Giovanni Piumati. Traduzione in lingua francese di Carlo Ravaisson-Mollien. Parigi, Edoardo Rouveyre, editore, MDCCCXCIII.
  5. « La Mécanique est le paradis des sciences mathématiques, car c’est par elle que ces sciences atteignent le fruit mathématique » (Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. E de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 8, verso. Paris, 1888).
  6. Venturi, Essai sur les ouvrages de Léonard de Vinci. Paris, 1797.
  7. Venturi, loc. cit., pp. 17 et 18.
  8. Histoire des Sciences mathématiques en Italie, depuis la Renaissance des lettres jusqu’à la fin du xviie siècle, t. III, pp. 10-60. Paris, 1840.
  9. Félix Ravaisson, La Philosophie en France au XIXe siècle, p. 5 Recueil de Rapports sur les progrés des lettres et des sciences, 1868).
  10. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Charles Ravaison-Mollien ; Ms. F de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 26, recto. Paris, 1889.
  11. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. F de la Bibliothèque de l’Institut, folio 51, verso. Paris, 1880.
  12. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. A de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 45, recto. Paris, 1881.
  13. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. E de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 38, verso. Paris. 1888.
  14. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. A de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 33, verso ; en titre : De la disposition de la force pour bien tirer et pousser. Paris, 1881.
  15. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. E de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 20, recto. Paris, 1883.
  16. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. A de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 30, recto. Paris, 1881.
  17. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. I de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 14, verso. Paris, 1889.
  18. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien; Ms. E de la Bibliotèque de l’Institut, fol. 72, verso. Paris, 1883.
  19. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. E de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 64, recto. Paris, 1888.
  20. Le texte dit, par erreur, ne sont pas obliques.
  21. C’est-à-dire plus voisins de la verticale.
  22. Léonard de Vinci, ibid., fol. 63, verso.
  23. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. I de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 30, recto. Paris, 1889.
  24. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. M de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 40, recto. Paris, 1890.
  25. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. M de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 50, recto et verso. Paris, 1890.
  26. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. A. de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 52, recto. Paris, 1881.
  27. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. G de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 75, recto. Paris, 1890. Cf. Ibid., fol. 76, verso.
  28. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. G de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 76, verso ; fol. 77, recto. Paris, 1890.
  29. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. E de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 6, recto. Paris. 1888.
  30. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. G. de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 39, verso. Paris, 1890.
  31. Les Manuscrits de Léonard de Vinci, publiés par Ch. Ravaisson-Mollien ; Ms. G. de la Bibliothèque de l’Institut, fol. 1, verso. Paris, 1888.
  32. I Manoscritti di Leonardo da Vinci. Codice sul volo degli uccelli e varie altre materie. Publicato da Teodoro Sabachnikoff. Transcrizioni e note di Giovanni Piumati. Traduzione in lingua francese di Carlo Ravaisson-Mollien. Parigi, Edoardo Rouveyre, editore, MDCCCXCIII, fol. 4, recto.