Les Origines de la statique/Préface

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Librairie Scientifique A. Herrmann (tome premierp. i-iv).



PRÉFACE.


Le lecteur ne trouvera pas dans cet ouvrage l’ordre qu’il y eût sans doute désiré, que nous eussions assurément souhaité d’y mettre ; il s’étonnerait de voir notre exposition revenir, à plusieurs reprises, sur ses pas, s’il n’obtenait tout d’abord l’explication de ces singulières démarches.

Avant d’entreprendre l’étude des origines de la Statique, nous avions lu les écrits, peu nombreux, qui traitent de l’histoire de cette science ; il nous avait été facile de reconnaître qu’ils étaient, la plupart du temps, bien sommaires et bien peu détaillés ; mais nous n’avions aucune raison de supposer qu’ils ne fussent pas exacts, au moins dans les grandes lignes. En reprenant donc l’étude des textes qu’ils mentionnaient, nous prevoyions qu’il nous faudrait ajouter ou modifier bien des détails, mais rien ne nous laissait soupçonner que l’ensemble même de l’histoire de la Statique pût être bouleversé par nos recherches.

Ces recherches nous avaient amené, de prime abord, à quelques remarques imprévues ; elles nous avaient prouvé que l’œuvre de Léonard de Vinci, si riche en idées mécaniques nouvelles, n’était point, comme on le supposait communément, demeurée inconnue des géomètres de la Renaissance ; qu’elle avait été exploitée par maint savant du XVIe siècle, en particulier par Cardan et par Benedetti ; qu’elle avait fourni à Cardan ses vues si profondes sur la puissance motrice des machines et sur l’impossibilité du mouvement perpétuel. Mais, à partir de Léonard et de Cardan jusquà Descartes et à Torricelli, nous avions pu suivre le développement de la Statique sans que la marche de ce développement nous eût semblé essentiellement différente de celle qu’on lui attribuait communément.

Nous avions commencé à retracer ce développement en les pages hospitalières de la Revue des questions scientifiques, lorsque la lecture de Tartaglia, dont aucune histoire de la Statique ne prononce même le nom, vint inopinément nous montrer que l’œuvre déjà amorcée devait être reprise sur un plan entièrement nouveau.

Tartaglia, en effet, bien avant Stevin et Galilée, avait déterminé la pesanteur apparente d’un corps posé sur un plan incliné ; il avait très correctement tiré cette loi du principe dont Descartes devait plus tard affirmer l’entière généralité. Mais cette belle découverte, dont aucun historien de la Mécanique ne faisait mention, n’était pas le fait de Tartaglia ; elle était, dans son œuvre, un impudent plagiat ; Ferrari le lui reprochait durement et revendiquait cette invention pour un géomètre du XIIIe siècle, pour Jordanus Nemorarius.

Deux traités avaient été publiés, au XVIe siècle, comme représentant la Statique de Jordanus ; mais ces deux traités étaient si différents, ils se contredisaient parfois si formellement, qu’ils ne pouvaient être l’œuvre d’un même auteur. Si nous voulions connaître exactement ce que la Mécanique devait à Jordanus et à ses disciples, il nous fallait recourir aux sources contemporaines, aux manuscrits.

Force nous fut donc de dépouiller tous les manuscrits relatifs à la Statique que nous avons pu découvrir à la Bibliothèque Nationale et à la Bibliothèque Mazarine. Ce dépouillement laborieux, pour lequel M. E. Bouvy, Bibliothécaire de l’Université de Bordeaux, voulut bien nous aider de ses conseils très compétents, nous a conduit à une conséquense absolument imprévue.

Non seulement le moyen âge occidental avait reçu, soit directement, soit par l’intermédiaire des Arabes, la tradition de certaines théories helléniques relatives au levier et à la balance romaine, mais encore sa propre activité intellectuelle avait engendré une Statique autonome, insoupçonnée de l’Antiquité. Dès le début du XIIIe siècle, peut-être même avant ce temps, Jordanus de Nemore avait démontré la loi du levier en partant de ce postulat : Il faut même puissance pour élever des poids différents, lorsque les poids sont en raison inverse des hauteurs qu’ils franchissent.

L’idée dont le premier germe se trouvait dans le traité de Jordanus avait grandi, suivant un développement continu, au travers des écrits des disciples de Jordanus, de Léonard de Vinci, de Cardan, de Roberval, de Descartes, de Wallis, pour atteindre sa forme achevée dans la lettre de Jean Bernoulli à Varignon, dans la Mécanique Analytique de Lagrange, dans l’œuvre de Willard Gibbs. La Science dont nous sommes aujourd’hui si légitimement fiers dérivait, par une évolution dont il nous était donné de marquer les phases graduelles, de la Science qui naquit vers l’an 1200.

Ce n’est point seulement par les doctrines de l’École de Jordanus que la Mécanique du moyen âge a contribué à la formation de la Mécanique moderne. Au milieu du XIVe siècle, l’un des docteurs qui honoraient le plus la brillante École nominaliste de la Sorbonne, Albert de Saxe, inaugurait une théorie du centre de gravité qui devait avoir la plus grande vogue et la plus durable influence. Impudemment plagiée au XVe siècle et au XVIe siècle par une foule de géomètres et de physiciens qui la reproduisaient sans en nommer l’auteur, cette théorie florissait encore en plein XVIIe siècle ; à qui l’ignore, plus d’une controverse scientifique, ardemment débattue à cette époque, demeure incompréhensible. De cette théorie d’Albert de Saxe est issu, par une filiation qui n’a point subi d’interruption, le principe de Statique énoncé par Torricelli.

L’étude des origines de la Statique nous a conduit ainsi à une conclusion ; au fur et à mesure que nous avons poussé nos recherches historiques plus avant et en des directions plus variées, cette conclusion s’est imposée à notre esprit avec une force croissante ; aussi oserons nous la formuler dans sa pleine généralité : La science mécanique et physique dont s’enorgueillissent à bon droit les temps modernes découle, par une suite ininterrompue de perfectionnements à peine sensibles, des doctrines professées au sein des écoles du moyen âge ; les prétendues révolutions intellectuelles n’ont été, le plus souvent, que des évolutions lentes et longuement préparées ; les soi-disant renaissances que des réactions fréquemment injustes et stériles ; le respect de la tradition est une condition essentielle du progrès scientifique.

Bordeaux, 21 mars 1905,
P. Duhem.