Les Origines du Culturkampf allemand/01

La bibliothèque libre.
Les Origines du Culturkampf allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 552-590).
2e partie  ►
LES ORIGINES
DU
CULTURKAMPF ALLEMAND

I
LES CATHOLIQUES ET LA PREPARATION
DE L’UNITÉ ALLEMANDE

Le Culturkampf, qui mit aux prises l’Église et l’Empire allemand, eut des origines fort complexes. Il en faut chercher la cause, avant tout, dans une certaine conception que se faisait de lui-même l’Etat prussien, et dans certaines rancunes qu’il gardait, ou qu’au moins il affichait contre la vieille fidélité des catholiques à la maison d’Autriche ; et l’on courrait le risque de mal comprendre l’histoire du Culturkampf si l’on ne remontait vingt années en arrière, afin de voir se dessiner la personnalité prussienne et de sentir poindre ces rancunes.

Quant à la proclamation de l’infaillibilité pontificale, qui fut le point de départ immédiat du conflit, l’émotion même qui en résulta dans certaines sphères religieuses et dans certaines sphères politiques de l’Allemagne apparaîtrait comme un paradoxe, si l’on n’y reconnaissait la conséquence et comme l’aboutissement d’une longue suite de mécontentemens auxquels le parti « vieux catholique » vint donner une expression schismatique.

Pénétrant ensuite dans l’histoire même des hostilités, on commettrait une étrange erreur en croyant que les énergies catholiques furent forgées par la nécessité même de combattre : elles existaient auparavant, vigoureusement exercées par vingt années d’apprentissage politique, et par une première résistance à cette sorte de Culturkampf en miniature, qui, depuis 1852, se déroulait dans le grand-duché de Bade. Il faut avoir regardé d’un peu près cette lente formation pour s’expliquer l’allégresse triomphante qui transforma les plus dures batailles en victoires.

Ces victoires, enfin, dont le principal facteur fut l’indéfectible attachement du peuple à son clergé, récompensaient un effort tenace d’action sociale par lequel l’Église, entre 1848 et 1870, avant même d’avoir politiquement besoin du peuple, avait, tout à la fois, développé dans les masses l’intelligence du christianisme et gagné pour longtemps leur active confiance.

Le Culturkampf éclata comme un coup de tonnerre, mais des grondemens antérieurs l’annonçaient. Le soubresaut des catholiques fut superbe ; mais une longue période d’éveil les avait préparés. Le peuple accourut au secours de l’Église ; mais depuis longtemps l’amitié de l’Église et du peuple était nouée. Et l’histoire de cette amitié, l’histoire de cette maturité parlementaire, l’histoire enfin de ces courans intellectuels qui bientôt allaient menacer l’unité catholique elle-même, nous achemineront vers le récit des luttes acharnées au cours desquelles l’âpre nom de Canossa, pauvre village de l’Emilie, commença d’assaillir les oreilles allemandes avant de venir assourdir les nôtres.


I

C’est une donnée banale de l’histoire, que la campagne d’Austerlitz porta le coup de mort au Saint-Empire-Romain-Germanique. Dix siècles l’avaient honoré, une plaisanterie de Voltaire l’avait mis à mal, l’épée de Napoléon l’acheva. Mais suffit-il d’un sarcasme et d’une armée pour effacer des esprits certaines idées séculaires ? Étiquette compliquée d’une longue période d’histoire, cet imposant vocable : Saint-Empire-Romain-Germanique, était lourd à manier, encombrant même, si l’on veut, comme le sont toutes les synthèses qui, tant bien que mal, s’efforcent à pallier des contrastes. En quatre mots, dont chacun était gros de pensées, la formule qu’Austerlitz rendit archaïque faisait deux parts dans l’histoire du monde, l’une pour la sainteté, l’autre pour la force, deux parts dans l’organisme chrétien, l’une pour Rome, l’autre pour la Germanie, et puis elle unifiait la force et la sainteté, accouplait Rome et la Germanie, mariait le temporel et le spirituel ; et de cette alliance, enfin, la chrétienté naissait, âme collective servie par des organes collectifs, imitation grandiose de l’union de l’âme et du corps dans le composé humain.

Il y avait là un fait métaphysique autant et plus qu’un fait politique ; il y avait là une idée, autant et plus qu’une institution. Après Austerlitz, l’institution jonchait le sol ; mais l’idée restait dans l’air. Elle avait passé outre à l’hérésie religieuse de Luther ; elle avait survécu à cette sorte d’hérésie politique qu’était l’absolutisme de droit divin, conçu et pratiqué par les Bourbons. Ni Luther ni les Bourbons n’avaient pu convaincre toute l’Europe que tout le moyen âge se fût fourvoyé ! Austerlitz à son tour avait des contradicteurs, dont Goerres fut le plus illustre. Leurs imaginations obstinées ressuscitaient, par leur fidélité même, le Saint-Empire enseveli ; elles le prolongeaient, elles le galvanisaient, comme une sorte de protestation contre les remaniemens napoléoniens.

« La chute du Saint-Empire, écrira plus tard Ketteler, évêque de Mayence, fut, plus que la Réforme, un événement religieux, le plus grand et le plus important depuis l’existence de l’Église en Allemagne. » Ketteler disait vrai : l’architecture du monde, telle que l’avait concertée la pensée du moyen âge, était en ruine. Mais l’Église universelle avait assez de ressort et de souplesse pour se passer de cette armature, dans laquelle le moyen âge l’encadrait.

« Ces deux moitiés de Dieu, le Pape et l’Empereur, » se trouvaient désormais en face d’une destinée nouvelle : le Pape, en perdant son auguste collègue, était, tout à la fois, sevré d’une protection et affranchi d’une tyrannie, et le siècle même dont l’aurore avait été sonnée par le glas du Saint-Empire exaltera, plus qu’aucun autre, la primatie de la papauté sur les âmes. Mais l’Empereur, lui, de puissance théoriquement internationale, devenait un simple chef d’Etat, et l’un peut-être des plus débiles, puisqu’il ne régnait même pas sur une nation, mais sur une mosaïque de peuples. La catastrophe de 1806 nuisait beaucoup plus au prestige des Habsbourgs qu’à celui de la Papauté.

Un autre honneur semblait atteint, une autre gloire semblait pâlie : c’était l’honneur et la gloire de l’Allemagne. Le Saint-Empire avait assuré au germanisme une sorte de primauté du monde ; de l’Allemagne, il avait fait une cime. Le pangermanisme, qui s’étale aujourd’hui comme une exubérance ambitieuse de l’idée de nationalité, n’a rien de commun avec les rêves teutoniques de domination universelle qui trouvaient leur point d’appui dans l’idée même de chrétienté ; mais derrière ces rêves, en fait, c’était une façon de pangermanisme qui déjà s’abritait. Il n’était pas indifférent à la grandeur du nom allemand que des générations entières de théologiens et de canonistes, de peintres et de poètes, eussent habitué les imaginations à saluer aux côtés du Pape universel l’Empereur universel ; que l’hégémonie du César fût apparue comme un aspect temporel du règne de Dieu ; qu’au cœur même de l’Italie, à Florence, les fresques de la chapelle des Espagnols eussent dès le XIVe siècle éclairé d’un somptueux et mystique commentaire cette cérémonie du couronnement impérial que trois cent cinquante ans plus tard le jeune Gœthe contemplait à Francfort ; et qu’enfin Dante Alighieri, maestro e duce de toute poésie en terre latine, eût honoré la Germanie en honorant le sceptre impérial. L’imagerie vulgaire qui représentait l’Empereur tenant dans ses mains la boule du monde était une ouvrière d’histoire. Il ne suffisait pas que Napoléon fit tomber cette boule des mains incertaines de l’empereur François pour que ces images fussent démodées.

Le romantisme, au contraire, leur rendit une vogue ; la poésie, plus vraie que l’histoire, leur rendit une vérité. À l’arrière-garde des poètes, une génération d’historiens surgit, qui regrettaient le Saint-Empire. Les uns étaient des catholiques ; les autres, des protestans que leurs obsessions historiques inclinaient au catholicisme ; et vers le milieu du siècle, toutes les aspirations de cette école, anxieux élans, espoirs tenaces, s’incarnèrent dans la personne d’un grand érudit francfortois dont les travaux sur le moyen âge germanique sont demeurés classiques : le luthérien Boehmer. « Mon cœur, écrivait-il encore en 1863, fut attaché dès ma jeunesse à l’Empereur, à l’Empire, et pour cela à l’Autriche, où résidait l’axe naturel de tout ce que je représentais, ou plutôt de tout ce que je cherchais à représenter. » Toujours expectant, toujours déçu, il versifiait mélancoliquement :


Aucun empereur ne règne plus au large,
Kein Kaiser herrscht mehr weit und breit.


« Notre peuple de Francfort, reprenait son ami Schlosser, âme de poète et d’artiste, sent d’un instinct ineffaçable que l’Autriche doit être la puissance impériale allemande. Tout ce que les gens du parti de Gotha baptisent de leur nom, ce ne sont que des fleurs artificielles en papier coloré. »

Pour des esprits comme Boehmer, comme le catholique Schlosser, la dynastie des Habsbourgs était, à proprement parler, la propagatrice du germanisme ; c’est elle, et elle seule, qui pouvait porter le nom allemand, l’esprit allemand, la langue allemande, bien au-delà du pays auquel une géographie banale restreignait le nom d’Allemagne. Ringseis, le professeur catholique de l’Université de Munich, ne put jamais se consoler que les dislocations politiques dont, au XVIe siècle, la Réforme fut la cause, eussent peu à peu détaché du corps germanique la Lorraine et l’Alsace, la Suisse et la Hollande, le pays belge et les provinces baltiques. Son patriotisme même d’Allemand, l’attachement même qu’il portait à la grandeur nationale, semblaient encourager son intransigeance de catholique romain, et enraciner en son âme d’éternels regrets à l’endroit du Saint-Empire et de la chrétienté disloquée. Beda Weber, le curé de Francfort, Michelis, ancien secrétaire de l’archevêque Droste-Vischering, — et l’on en pourrait citer beaucoup d’autres, — se complaisaient dans le même état d’esprit. « Plein d’espoir, tu dois vivre pour l’avenir, disait Michelis au peuple westphalien ; de ton regard de voyant, tu dois entrevoir l’Empereur ; un héroïque empereur relèvera le drapeau de l’Empire… » Vous pensez, peut-être, que ce poème, qui fut publié en 1857, deux ans après la mort de l’auteur, pourrait être interprété comme un pronostic de la prochaine grandeur des Hohenzollern. Détrompez-vous, Michelis est un prophète du passé : « Un héroïque Empereur relèvera le drapeau, pour fonder à nouveau le bonheur de l’Église et le bonheur de l’Empire. » Et le poète conjure le peuple westphalien de garder loyalement « le trésor de sa foi ; » car « quiconque te le vole, boitte sang de ton cœur. » C’est à un Empire catholique, s’appuyant sur le catholicisme et régnant par le catholicisme, que s’appliquent ses confiantes prévisions : ni comme catholique, ni comme Allemand, il ne peut croire, lui, Westphalien, sujet du roi de Prusse, que le Saint-Empire soit mort pour toujours.


II

L’année 1848, en même temps qu’elle apportait à l’Eglise d’Allemagne, tourmentée, la veille encore, par les bureaucraties d’Etat, la promesse et la garantie d’une liberté nouvelle, mit en deuil un certain nombre d’imaginations catholiques. L’Autriche, en qui ces imaginations plaçaient leur confiance, courut alors le premier risque d’être expulsée de l’Allemagne ; et ce risque, même conjuré, était un symptôme grave. Au Parlement de Francfort, le droit de cité germanique parut chicané, marchandé, mesuré, à cette dynastie même des Habsbourgs qui, depuis des siècles, représentait aux yeux du monde la Germanie. Le peuple allemand, devenu puissance politique, saluait dans l’Etat autrichien un allié ; mais un tel salut équivalait à une disgrâce, à un ostracisme ; on prétendait que l’Etat autrichien cessât d’être un membre du corps allemand. Un catholique, le général de Radowitz, avait une part de responsabilité dans cette politique. Lorsque Frédéric-Guillaume IV, son roi et son ami, eut écarté comme un calice, d’un geste tout romantique, la couronne impériale qu’on lui faisait offrir de Francfort, l’opiniâtre Radowitz prit une revanche en faisant convoquer le Parlement d’Erfurt pour que l’œuvre de Francfort fût reprise et pour qu’en dehors de l’Autriche une Allemagne se constituât. La revanche fut plus complète que ne le souhaitait Radowitz ; le parti de Gotha, maître de la majorité à Erfurt, traitait l’Autriche, non plus même en alliée, mais en ennemie. En face de ce parti se dressèrent les onze catholiques de l’assemblée : avocats fidèles de l’Autriche excommuniée, ils formèrent la fraction de la grande Allemagne (Grossdeutsch), qui n’affectait aucun exclusivisme confessionnel, mais qui fut catholique par ses origines, par ses aspirations, par ses visées, et dont le hasard voulut, à Erfurt, qu’elle fût à l’unanimité composée de catholiques.

Auguste Reichensperger, un Rhénan, fut l’âme de cette fraction[1]. Aux derniers jours du Parlement de Francfort, il avait tracé le manifeste de la « Grande Allemagne, » répudié la pensée d’une Allemagne malveillante pour l’Autriche, repoussé la perspective d’un autre Empire que celui dont Vienne était la capitale. En termes qu’applaudirait un pangermaniste d’aujourd’hui, il avait célébré les horizons qui s’ouvraient au peuple allemand sur la mer Adriatique, sur la vallée danubienne, sur les mers du Levant, et rendu grâces à l’idée même de « Grande Allemagne » pour cette largeur de perspectives et cette fécondité d’espérances. Ce manifeste, lorsqu’on le relit aujourd’hui, fait mesurer la vertigineuse allure de l’histoire… Il y a treize ans, peu de mois avant sa mort, je vis Reichensperger à Cologne, tout chargé d’années et de souvenirs : il y avait dans sa vie tant d’arrière-plans, qu’il semblait avoir vécu plusieurs vies ; mais il regardait en avant, toujours en avant. Il déconcertait la définition morose que donnent de la vieillesse les rimeurs d’Arts poétiques. Sa mémoire, très précise, très riche, ne lui était pas une chaîne ; elle lui donnait un élan. Il ne s’emprisonnait pas dans son propre passé. Parce qu’il avait vu l’histoire d’Allemagne se dérouler autrement que ne la construisaient les discours de sa jeunesse et même de sa maturité, pourquoi donc aurait-il boudé Dieu ? Il ne cessa d’agir qu’en cessant de vivre ; il avait une inaltérable fraîcheur d’âme, qu’une longue accoutumance du parlementarisme n’avait point fanée. Octogénaire, il considérait encore sa vie comme un service, qu’il était tout prêt à continuer, tout prêt à interrompre.

Tel apparaissait, en son crépuscule toujours lumineux, le parlementaire catholique qui, dans les années 1849 et 1850, avec l’aide de son frère Pierre, avec l’aide du Badois Buss, premier président de l’Association catholique d’Allemagne, donna l’effort suprême pour que la monarchie autrichienne ne fût pas rayée du nombre des puissances allemandes. Il invoqua cet esprit d’individualisme qui, d’après lui, était l’un des traits historiques de sa race : l’autonomie des divers Etats, conséquence politique du vieil attachement des peuplades allemandes à leurs personnalités propres, lui semblait incompatible avec l’extension de la Prusse. Une Allemagne centralisée serait-elle encore l’Allemagne ? Ce ne serait plus, en tout cas, si l’Autriche était exclue, qu’une moitié d’Allemagne. Reichensperger poussait le cri d’alarme ; il craignait que l’axe de l’Empire des Habsbourgs ne passât désormais dans les nationalités slaves, que l’année 1848 avait éveillées. Concurrentes alertes, impétueuses, elles profiteraient du mouvement de recul auquel se condamnerait lui-même le peuple allemand, du jour où il signifierait à l’Autriche un ingrat et inopportun congé. Reichensperger parlait aussi comme catholique. L’équilibre religieux de l’Allemagne était en jeu ; si l’Autriche était exilée du corps germanique, la majorité des âmes, dans le territoire qui continuerait de s’appeler Allemagne, appartiendrait à Luther. La Germanie, cette pierre fondamentale de l’antique chrétienté, achèverait de déserter son rôle. Au nom des vastes ambitions de la race germanique, au nom du particularisme allemand, au nom des intérêts catholiques, Auguste Reichensperger suppliait l’Allemagne de garder l’Autriche comme tête, et l’Autriche de ne point se détacher de ce grand corps historique.

Un professeur badois, Louis Häusser, soutint devant le parlement d’Erfurt la thèse adverse ; et tout de suite il fut évident que sous les noms de Reichensperger et d’Häusser, deux conceptions de l’Allemagne se livraient un duel à mort. Häusser était l’un des représentans les plus passionnés de cette école historique qui commençait d’affirmer comme une vérité de foi, et de prouver comme une vérité de science, ce qu’elle appelait la vocation allemande de l’Etat prussien. D’après lui, c’était autour de la Prusse que l’Allemagne devait se cristalliser ; la Prusse, fille de la Réforme, était appelée à réparer les maux que le moyen âge catholique et que la contre-Réforme avaient infligés à l’Allemagne. Que l’Autriche transigeât, ou bien qu’elle fit sécession, peu importait à Häusser : ce qu’il voulait, c’était que rien n’empêchât la Prusse de remplir son auguste mission. Tout obstacle paraîtrait un attentat contre la nation allemande elle-même. Ainsi deux thèses entraient en conflit, qui s’accusaient réciproquement d’un crime de lèse-germanisme ; et suivant que l’une ou l’autre triompherait, l’Allemagne du lendemain n’aurait ni la même configuration géographique ni la même personnalité confessionnelle. Avec l’Autriche au sommet, le corps germanique faisait figure catholique ; amputé de l’Autriche et cherchant à Berlin son point d’appui, il prendrait l’aspect d’une puissance protestante. On eût dit que la guerre s’engageait entre le moyen âge et la Réforme sur le champ de bataille d’Erfurt, « ville de Luther. » Reichensperger fut battu par Häusser, la Grande Allemagne par la Petite Allemagne, l’Autriche par la Prusse, le catholicisme par le protestantisme.

Ce premier engagement n’eut d’ailleurs aucun résultat pratique, si ce n’est qu’il contribua, sans doute, à rendre plus rapide et plus âpre la revanche de l’Autriche. À Olmütz, la Prusse dut s’humilier. Un de ses diplomates, Pourtalès, s’indignait en termes pittoresques qu’elle fût ainsi contrainte de « réunir les Chambres et l’armée, au roulement du tambour, pour recevoir un soufflet en cérémonie de gala. » Du coup, les partisans de la Grande Allemagne voyaient s’éclaircir leur horizon : par une résipiscence provisoire qui n’était qu’à demi spontanée, la Prusse en écartait tout nuage. Il ne fallait rien de moins que cette défaite du gouvernement de Berlin pour leur rendre quelque sécurité.

Mais ils se faisaient peu d’illusion sur la durée de la résignation berlinoise. Bœhmer continuait de dire : « La Prusse est proprement un pieu dans notre chair, » et les Feuilles historico-politiques de Munich, le grand organe catholique jadis fondé par Goerres, commençaient dès cette époque une longue série d’articles contre les ambitions prussiennes.


On trouverait difficilement, déclaraient-elles au début de 1852, une idée aussi peu allemande, aussi peu historique, que cette « unité allemande, » qui devait être mise au jour par la révolution de 1848. La simple pensée de cette centralisation uniforme est si antipathique à l’esprit allemand, que cela seul suffirait à prouver que les deux écuyers de la philosophie de Fichte, Jahn et Arndt, à moitié Slaves l’un et l’autre, n’étaient pas de purs Allemands (Keine Kerndeiitschen). Tout au contraire, c’est un trait spécifique du caractère allemand, que chaque tige, chaque rameau du grand arbre, aspire le plus tôt possible à s’enraciner à part, à se distinguer, à revendiquer son terrain propre… L’unité allemande a son point central, non pas dans un chef suprême national, mais dans l’Empereur, dont la dignité était une dignité ecclésiastique (dessen Wärde eine Kirchliche war). Ce n’est pas le sang, ce n’est pas la langue, c’est la foi, qui tenait rassemblées les tribus germaniques.


Au lendemain d’Erfurt et d’Olmütz, les Feuilles de Munich répondaient à l’idée d’un Empire national par l’évocation fidèle, inlassable du vieux Saint-Empire international, et elles indiquaient aux Allemands épris d’unité un moyen primordial de réaliser leur rêve : ce moyen, c’était le retour à l’Église une. Pas de sociétés de gymnastique ou de tir ; pas d’exhibitions patriotiques ! dira plus tard, dans un de ses mandemens, Rudigier, évêque de Linz. Ce qu’il faut pour unifier l’Allemagne, c’est le rétablissement de l’unité confessionnelle. Mélancoliquement, les catholiques grossdeutsch accusaient la Réforme d’avoir détruit la pacifique harmonie des peuples allemands. L’Allemagne sans elle eût continué d’être à la tête de la chrétienté, et Luther, empêchant l’Allemagne d’être une, l’avait empêchée d’être grande… Et le parti de Gotha de répondre que les foudroyans succès de Luther avaient au contraire unifié l’Allemagne, et que c’étaient les Habsbourgs qui l’avaient désunie, en ramenant dans leurs fourgons la contre-Réforme catholique.

Mais sans remonter si haut et si loin, et prenant pour point de départ l’état présent de son pays, un jeune hobereau de Poméranie concluait brutalement, dès 1849, qu’entre l’Autriche et la Prusse il faudrait bien un jour qu’un fracas d’armes éclatât, et que cela importait à la dignité et à la grandeur prussiennes. On lui parlait de Saint-Empire, et d’un empereur qui était une moitié de pontife, et d’une hégémonie mystique de la Germanie sur les âmes, et d’une « Grande Allemagne » dépositaire de tout un auguste passé ; Bismarck répondait en parlant de militarisme et non point de sacerdoce, en revendiquant pour la Prusse un rôle de grande puissance, et pour l’Allemagne, — une Allemagne encore mal définie, — le droit de signifier enfin au reste de l’Europe ses vues et ses volontés politiques et de les faire respecter. Philosophiquement parlant, à descendre au fond des esprits, c’était l’idée de chrétienté et l’idée de nationalité, tant de fois aux prises depuis des siècles, qui de nouveau se défiaient et s’affrontaient.


III

La Prusse à cette époque, — un prochain article le montrera, — ne marchandait à ses sujets catholiques ni les sourires flatteurs ni même les vraies libertés. Dans tout le reste de l’Allemagne, l’Église indiquait aux divers souverains Sa Majesté le roi de Prusse, comme un exemple à suivre. Personnellement, Frédéric-Guillaume IV aimait et voulait la tolérance, et d’ailleurs, ne fût-ce que pour séduire les catholiques rhénans et pour achever ainsi l’unification morale du royaume de Prusse, il devait traiter l’Église avec générosité. Mais en dehors de ses frontières, en tant que membre du corps germanique, la Prusse, dans les années qui suivirent 1850, parlait et agissait comme si le Dieu de Luther lui eût donné mission de surveiller le catholicisme en Allemagne, et de le contenir, et même de le réprimer. L’anticatholicisme était pour elle un article d’exportation, qu’elle jetait sur le marché des idées, d’un bout à l’autre de la Confédération ; et les Feuilles historico-politiques de Munich affirmaient, dès 1854, que, partout où il y avait occasion de léser ou de maltraiter l’Église, « on devait suspecter l’influence prussienne, l’intérêt prussien, les pensées d’hégémonie prussienne. » Les documens privés ou diplomatiques publiés beaucoup plus tard, et qui nous ont fait connaître l’action de Bismarck à Francfort et à Carlsruhe entre les années 1853 et 1855, confirment avec éclat les soupçonneux pressentimens de l’organe bavarois.

Ce que semblait rêver Bismarck, ce n’était rien de moins que la constitution d’une sorte de Corpus Evangelicorum, d’une ligue des souverainetés protestantes allemandes contre le catholicisme et contre l’Autriche. « Le combat contre l’Ecclesia militans, » contre « le papisme adorateur d’idoles, hostile aux gouvernemens protestans et hostile à la Prusse, m lui paraissait l’un de ses premiers devoirs. « Catholicisme et ennemi de la Prusse, écrivait-il à Gerlach, sont deux termes synonymes, » Il notait tous les petits faits et tous les petits bruits dont il pouvait conclure qu’en Bade l’Autriche soutenait l’archevêque Vicari dans son conflit avec le gouvernement grand-ducal. Libéralités du cabinet de Vienne en faveur des prêtres badois condamnés à l’amende ; voyages fréquens à Fribourg du ministre Prokesch, qui représentait François-Joseph à Francfort ; propos de certains prêtres badois et brochure du publiciste Buss, qui semblaient dénoter une propagande pour l’Autriche : tout cela était relevé, commenté, exagéré par Bismarck, dans les dépêches que, de Francfort, il envoyait à son gouvernement. Il accusait l’Autriche de n’envenimer en Bade les querelles religieuses que pour y trouver une occasion de renverser le ministère badois, coupable d’une trop vive sympathie pour la Prusse : c’était un motif suffisant pour que la Prusse soutînt ce ministère contre l’archevêque, et la Gazette de la Croix péchait contre la Prusse, lorsqu’elle consacrait à Vicari des articles flatteurs. Au demeurant, il s’agissait d’un intérêt plus grave que l’opportunité politique du moment. La victoire de l’archevêque de Fribourg, affirmait Bismarck à Gerlach, serait « la défaite du protestantisme, de la souveraineté laïque » (der landesherrlichen Gewalt) ; ce serait la défaite de la Prusse comme puissance protectrice du protestantisme allemand (Schutzmacht des deutschen Protestantismus) ; sur l’heure, c’en serait fait de l’auréole du roi de Prusse comme patron militant de l’Église évangélique (der Nimbus eines streitbaren Patrons der evangelischen Kirche geht zum Kukuk). À tout prix, il fallait éviter cette déchéance. Bismarck, dans les premiers mois de 1854, se fit envoyer à Carlsruhe, puis à Wiesbaden, pour empêcher, tour à tour, le gouvernement de Bade et le gouvernement de Nassau de se montrer trop concilians dans les négociations qu’ils ébauchaient avec Rome. Il avait, au cours de ces voyages, un œil d’inquisiteur pour épier les diplomates dont il flairait l’ « ultramontanisme ; » leur dossier restait dans sa mémoire, un dossier que rien n’effacerait. Les discours les plus violens de l’ère du Culturkampf ne le cèdent pas à certaines des lettres que Bismarck écrivit alors à Manteuffel et à Gerlach. Il apparaît comme une sorte de commissaire d’un protestantisme politique, inflexible, intraitable.

On pressentait vaguement, dans l’Église catholique de Prusse, le rôle du gouvernement de Berlin. « La Prusse n’a pas démenti sa nature, écrivait Fœrster, évêque de Breslau. Tant que Bade fut en résistance ouverte contre l’Église, la Prusse se tenait calme et effacée. Dès que Bade parut vouloir fléchir, la Prusse exprima des réserves, et cela pour de bons motifs. » En effet, les motifs étaient bons, et même ils étaient doubles. Les cabinets protestans de l’Allemagne avaient désormais la preuve que la Prusse savait les appuyer, et qu’elle le voulait. Quant aux populations catholiques, on pouvait leur remontrer que des négociations avec Rome, préliminaires de la paix religieuse, coïncidaient avec une visite diplomatique de Bismarck, et leur donner lieu de penser que les conseils de la Prusse avaient accéléré l’heure de la pacification. Le double jeu se laisse discerner, sans aucun voile, dans une lettre de Bismarck à Manteuffel, du 1er février 1854 : « Si la presse parle, suggère-t-il à son ministre, il faut faire dire que la Prusse a conseillé à Bade d’accorder plus de liberté d’action aux catholiques, et qu’en même temps elle s’est appliquée à contre-balancer les influences étrangères qui pesaient sur la liberté de Bade. » La première allégation, formellement contraire à la vérité, laisserait croire aux catholiques que ce que l’Autriche n’avait pas-obtenu de Bade, la Prusse l’avait obtenu. La seconde phrase, plus mystérieuse, plus véridique, expliquée par les diplomates dans le huis-clos des entrevues, ferait comprendre aux gouvernemens protestans du Sud que du jour où l’Autriche « ultramontaine » les importunerait, la chancellerie de Berlin, approvisionnée de bonnes ripostes, aurait assez d’énergie pour faire contrepoids.

Il était naturel qu’à son tour la catholique Bavière fût visée par l’action confessionnelle de la Prusse. Les méthodes ici furent autres, parce que les circonstances étaient autres, et la Prusse, à Munich, au moins durant cette période, recourut moins à des diplomates qu’à des professeurs.

De 1837 à 1847, l’État bavarois s’était présenté comme le boulevard du « romanisme » allemand. Munich était un centre de pensée catholique où l’Allemagne venait s’instruire, un centre de politique catholique, qui surveillait la Prusse et que la Prusse redoutait ; et la Bavière, sous le ministère Abel, semblait aspirer à couvrir d’une sorte de protectorat, d’un bout à l’autre de l’Allemagne, tous les catholiques qui dénonçaient une oppression. Lorsqu’on juin 1850 le nouveau roi Max, s’en allant pour une cure aux bains d’Aix-la-Chapelle, fit halte à Cologne, il vit longuement l’archevêque Geissel, qui toute sa vie eut la confiance des Wittelsbach, et il lui affirma son intention de « tenir bien haut le drapeau de l’Église. » La promesse fut vite oubliée. Dans son ensemble, le règne de Max fut marqué par une réaction complète contre les influences et contre les maximes qu’avait mises en honneur son père Louis Ier. Un incident, même, en l’année 1855, éclaira d’une lumière singulièrement crue le contraste entre les deux souverains. Ringseis et Bluntschli, l’un catholique bavarois, l’autre immigré protestant, polémiquaient entre eux ; toute l’Université de Munich écoutait et regardait. On vit le vieux roi Louis, publiquement, prendre parti pour Ringseis, et le roi Max, tout au contraire, se ranger du côté de Bluntschli. « Il m’a l’air d’un Saxon plutôt que d’un Wittelsbach authentique, » disait un jour Louis Ier de son jeune successeur, et, de fait, celui-ci parut prendre pour tâche d’asseoir en Bavière l’hégémonie intellectuelle de l’Allemagne du Nord.

Entre son accablement à Olmütz et son triomphe à Sadowa, la Prusse gagna sur l’Autriche, progressivement, insensiblement, sourdement, une première victoire, d’abord inaperçue des états-majors et même de beaucoup de diplomates : cette victoire gagnée sur les bords de l’Isar fut la conquête morale, non point du peuple bavarois, mais de l’intelligence bavaroise, et la formation à Munich d’un parti « libéral national » nettement hostile au catholicisme et nettement hostile à l’Autriche. Ce fut là le résultat du règne de Max. Peu s’en fallut, peut-être, que le Roi lui-même ne donnât un grand exemple. On raconte que, si Dahlmann, son ancien professeur à Gœttingue, ne l’en avait dissuadé, il se serait fait protestant. Il aurait brigué, par surcroît, l’initiation maçonnique, sans les conseils du ministre Pfordten, qui la jugeait inopportune. Enchaîné à la profession catholique par sa dignité royale, par les précédens de sa maison, par les susceptibilités de son peuple, Max prit sa revanche en s’entourant de conseillers qui tous appartenaient au protestantisme. C’était le philologue Thiersch, qui, dès 1848, écrivait à la reine de Prusse que l’Allemagne ne pouvait prendre son rang que sous l’égide des Hohenzollern ; c’étaient deux diplomates, Dönniges et Wendland, originaires l’un de Stettin, l’autre du Hanovre, et que Bœhmer, impitoyable pour toute infiltration prussienne, qualifiait d’aventuriers étrangers ; c’était le juriste Bluntschli, Suisse d’origine, épris de la représentation, des parades et des présidences, et qui, plus tard, en Bade, pontifiera, solennel et respecté, dans les synodes du protestantisme libéral, dans les meetings du libéralisme national, dans les agapes de la francmaçonnerie ; c’était enfin le célèbre historien Henri de Sybel.

Charger Sybel de l’enseignement de l’histoire dans la capitale de la catholique Bavière ressemblait à un coup d’audace : le roi Max hésita quelque temps. Ranke eût été le professeur de ses rêves, mais Ranke refusa, et insista pour que Sybel fût appelé. Une bruyante attaque contre la sainte tunique de Trêves, quelques discours et quelques écrits d’histoire qui visaient à glorifier la puissance prussienne, désignaient Sybel à la confiance du parti de Gotha, et donnaient à sa nomination le double caractère d’une victoire prussienne et d’une victoire protestante. M. Ernest Denis, que n’aveugle à coup sûr aucune prévention, soit en faveur de la « Grande Allemagne, » soit en faveur du catholicisme, éprouve un médiocre attrait pour la personnalité de Sybel : il fait de lui, sans ambages, un « Homais » du patriotisme. Le coup de plume est dur, et légèrement injuste. Si l’intelligence de Sybel et celle de Homais ont parfois un air de famille, celle de Sybel était plus meublée. À l’une comme à l’autre, d’ailleurs, le sens des nuances faisait défaut. Les cours et les articles de Sybel étaient construits comme des réquisitoires. Cet historien ressemblait à un procureur général, chargé d’entamer pour le compte de la Prusse le procès de l’ancienne Allemagne. Doctoralement, dans la première audience qu’il eut du roi Max, il traita de la politique religieuse qu’avait suivie, lors de la guerre de Trente Ans, l’électeur Maximilien Ier. C’était une politique catholique, cléricale, disait-il sans doute : le professeur et le Roi tombèrent d’accord pour la condamner. De ce jour, entre eux, un pacte fut conclu, et Sybel, sous le patronage imprévu du Wittelsbach, devint à Munich un champion de la Réforme et un agent des Hohenzollern. « Être ultramontain et patriote allemand sont deux choses qui s’excluent, » écrivait-il dès 1847 ; tout son enseignement à Munich s’inspira de cette maxime. Au- tour de lui, à l’instigation du monarque, une école d’historiens se forma. On s’acharna sur l’histoire d’Autriche, on entassa contre les Habsbourgs de copieux dossiers ; il fut à la mode d’étudier le mal qu’avaient fait à la « vraie vie germanique » leurs « principes jésuitiques ; » on catalogua leurs péchés contre l’Allemagne, et l’érudition historique devint la servante de la politique prussienne.

Ce qui s’édifiait à Munich, par les soins de Sybel et de ses élèves, ce n’était rien de moins qu’une nouvelle philosophie de l’histoire allemande, qui concluait, politiquement parlant, à l’éviction de l’Autriche. Les « historiens objectifs, impartiaux, et qui n’ont ni sang ni nerfs, » étaient priés de se taire. En 1856, dans un discours académique, Sybel les anathématisait. Ce qu’il prêchait ouvertement, c’était l’étroite union de la politique et de la science. À la génération d’historiens qu’avait produite le romantisme, et qui prenait attrait aux prestigieux souvenirs du moyen âge, succédait, moins de dix ans après la mort de Goerres, dans le cadre romantique aménagé par Louis Ier, une génération dont Frédéric II, roi de Prusse, était le héros, et qui, sans nulle honte, affichait son antipathie pour la majesté du vieux Saint-Empire. Sybel aimait outrager cette majesté. Tout jeune encore, en 1837, dans une thèse sur Jordanès, il opposait l’idée nationale, dont cet écrivain goth s’était fait l’apôtre, aux rêves de domination universelle des empereurs du moyen âge. Professeur écouté, directeur de conscience de la Bavière savante, on l’entendait, en 1859, reprocher à l’historien Giesebrecht ses complaisances pour l’impérialisme chrétien, et flétrir la conception même du Saint-Empire au nom de ce qu’il appelait les intérêts nationaux allemands (deutsch national). Dans le pays même qui longtemps se glorifia d’avoir enrôlé l’épée de Tilly au service de l’idée impériale et catholique, une science immigrée, forte de l’appui du Roi, détruisait les convictions et les attachemens qui, durant des siècles, avaient hanté l’âme populaire ; et l’opinion bavaroise, qui faisait la cour à Max en suivant les leçons de Sybel, emportait de ces leçons une vive antipathie contre la vocation traditionnelle de la Bavière, un remords même pour les services qu’à travers les âges le peuple bavarois avait rendus à un idéal désormais qualifié d’antinational.

Des journaux se fondaient à Munich pour soutenir les intérêts de la Prusse : Sybel, Bluntschli, s’y intéressaient activement. L’émotion des vieux patriotes bavarois grandissait. « Tu verras bientôt, disait à son lecteur, en 1860, le rédacteur catholique de l’Almanach de Munich, que la vraie lumière n’est pas la lumière du Nord, et tu adresseras avec moi cette prière à Dieu : Ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous de Sybel ! » La prière finit par être exaucée : la disgrâce de Doenniges rendit la situation difficile pour Sybel et pour Bluntschli. Un peu refroidis à l’endroit du souverain, ils préparèrent leur déménagement. Au banquet d’adieux qu’on offrit à Sybel, Bluntschli proclama que tout bon historien doit être en quelque mesure un politique. Sybel, de son côté, s’amusant à doser les divers élémens dont se composait la personnalité de Bluntschli, lui disait plaisamment qu’il y avait en lui quatre septièmes de politique et seulement trois septièmes de professeur ; et Bluntschli justifia le mot, en alléguant, pour motiver son départ de Munich, que le sol de Bavière, propice pour une vie de savant, l’était beaucoup moins pour un homme d’action. En fait, à eux deux, avec le concours de tous les « éclairés » que groupaient les banquets du roi Max, ils avaient, à la cour comme à la ville, jeté le discrédit sur l’idée de la Grande Allemagne, et détruit pour longtemps toute connexion entre la politique bavaroise et la cause catholique.


IV

Dresser les petits États protestans à l’idée d’une politique confessionnelle, et susciter, tout au contraire, dans la catholique Bavière, la disgrâce et la ruine de cette même idée ; insurger, par là même, les États protestans contre l’Autriche, et par là même, aussi, détacher de l’Autriche la Bavière catholique ; exciter les intérêts confessionnels lorsqu’ils militaient contre l’État des Habsbourgs ; les endormir, au contraire, et les contre-balancer par d’autres influences, lorsqu’ils eussent risqué de chercher à Vienne un appui : telle était la politique prussienne. Elle reposait sur une théorie hautement affichée, d’après laquelle la Prusse avait en Allemagne une vocation spéciale (deutscher Beruf). Essayait-on de définir cette vocation, tout de suite les considérations religieuses et les considérations politiques s’enchevêtraient. La Prusse était-elle une apôtre, jalouse de s’agrandir pour mieux servir la Réforme, ou bien n’était-elle qu’une conquérante à qui les intérêts de la Réforme servaient d’adroit prétexte pour soigner ses propres intérêts ? Il était assez difficile de le démêler ; mais un fait demeurait évident, c’est que la Prusse, au nom de ce qu’elle appelait sa « mission allemande, » désirait s’étendre aux dépens de l’Autriche et de l’Allemagne catholique. Auguste Reichensperger, catholique et fonctionnaire prussien, détestait les gens qui soufflaient à son pays cette ambition. Il les appelait les pires ennemis de la Prusse ; et il se piquait d’être bon Prussien, meilleur Prussien qu’eux, lorsqu’il écrivait : « J’estime qu’en Allemagne l’Autriche n’est pas moins nécessaire que la Prusse ; j’estime qu’un tel dualisme est pour l’Allemagne une condition vitale, au point de vue politique et même, dans l’état actuel des choses, au point de vue religieux, au point de vue confessionnel. Il ne peut s’agir ni d’une absorption de l’Allemagne dans la Prusse, ni d’une absorption de l’Allemagne dans l’Autriche ; les deux grands États doivent aller la main dans la main. Où en arrivera notre patrie, si ces deux puissances, au lieu de s’assister mutuellement, prennent des voies différentes ? » On ne pouvait condamner avec plus d’émotion les premières aspirations de la Prusse à l’hégémonie exclusive de l’Allemagne, sous les regards impuissans d’une Autriche bannie. Cela paraissait à Reichensperger une offense contre la sainteté même du droit. À plus forte raison les catholiques des autres États, qui n’avaient pas, comme lui, des motifs sincères de ménager la Prusse, repoussaient-ils une telle éventualité avec des soubresauts de colère. Ils se voyaient déjà traités par la Prusse comme l’avaient été par les Pays-Bas leurs coreligionnaires de Belgique, par l’Angleterre leurs coreligionnaires d’Irlande.

Un jour de 1835, la Gazette de la Croix raillant les Feuilles historico-politiques d’être plus anti-prussiennes que les Autrichiens eux-mêmes :


C’est vrai, ripostait l’organe bavarois ; toutes nos espérances allemandes sont placées dans l’Autriche, exclusivement… Ce serait une trahison de ne pas combattre la politique allemande de la Prusse avec l’extrême énergie de notre haine… Qu’adviendra-t-il ? Mystère ! Mais en tout cas, pas de « petite Allemagne » prussienne (Kein preussisches Kleindeutschland) ! Ce qui, aujourd’hui, gagne de plus en plus de force morale et des chances toujours plus grandes, c’est le légitimisme allemand (der deutsche Legitimismus).


Il faut voir, aussi, comment Beda Weber, le curé de Francfort, avec son âpreté de Tyrolien, rabrouait en 1836 le publiciste protestant Diezel, qui traçait le programme d’une alliance entre l’Église romaine et la Prusse contre le slavisme schismatique. C’était là faire injure à l’Église, protestait Beda Weber : voulait-on qu’elle se mît à la remorque de la politique des nationalités, qu’elle se réduisît à être une sorte d’Islam ?

Qu’importaient d’ailleurs ces rêves fantaisistes d’une Église servant la Prusse ? On voyait s’ébaucher une réalité singulièrement plus souriante : l’Église servie par l’Autriche. Car l’Autriche venait de signer avec Rome le Concordat. L’épiscopat d’Allemagne était dans l’allégresse. François-Joseph, d’un trait de plume, avait rayé tout le passé joséphiste ; et Rauscher, l’archevêque de Vienne, célébrait en des accens d’un autre âge cette union sincère, loyale, effective, entre l’Empire et le Saint-Siège. La concorde de François-Joseph et de Pie IX planait sur l’Europe, comme une sorte d’exemple dominateur, et l’exemple était d’autant plus significatif, que le souverain laïque qui le donnait ne régnait pas à proprement parler sur une nation, mais sur plusieurs morceaux de nations, sur des Allemands, sur des Polonais, sur des Magyars, sur des Slovènes, sur des Italiens. Cette Autriche que d’aucuns traitaient dédaigneusement d’expression géographique, elle subsistait et s’affirmait, au milieu du grondement des nationalités, comme une sorte de microcosme de la chrétienté ; elle était hétérogène comme l’antique chrétienté, et polyglotte comme elle, et bigarrée comme elle ; elle avait comme elle un empereur, plus déférent même à l’endroit du Saint-Siège que ne l’avaient été beaucoup des Césars du moyen âge ; et tandis que la Prusse, sourdement, travaillait contre l’Église, l’Autriche s’affichait avec l’Église et collaborait avec elle, dans une sorte d’étreinte qui rappelait les heures les plus pieuses d’un très lointain passé.

Brusquement, en 1859, un nuage surgit : il venait des Tuileries, creva sur les plaines lombardes ; en quelques semaines, l’Autriche perdit pied en Italie. De longs siècles durant, par une conséquence indirecte, mais inévitable, de l’institution même du Saint-Empire, la Germanie avait fait de l’Italie un pied-à-terre : au lendemain du jour où le Concordat de 1855 avait pu apparaître à certains esprits comme la loi fondamentale d’un Saint-Empire nouveau, la Germanie, dans la personne de l’Autriche, commençait d’être expulsée du pied-à-terre séculaire. Qu’allait faire la Germanie ? Le catholique Mallinckrodt, dans un discours incisif à la Chambre prussienne, célébra l’Autriche, qui tirait l’épée « pour la paix intérieure, pour les traités, pour le droit historique, pour le droit de l’autorité, » et, quelque temps, il garda l’espoir que la Prusse ne la délaisserait pas. Reichensperger écrivit, dans notre Correspondant, qu’à son avis, l’Allemagne, sous la direction du prince Guillaume, devait se porter au secours de l’Autriche bousculée par la France et par le Piémont. Ketteler, aussi, qui faisait prier pour la victoire de l’Autriche, attendait de la Prusse un geste fraternel ; et tous deux furent inconsolables, avec beaucoup de catholiques, en la voyant garder l’épée dans le fourreau. Le professeur Lasaulx fulminait contre cette attitude de la Prusse : il la trouvait « bourbeuse, » et déclarait tout net qu’un Allemand qui voulait affaiblir l’Autriche était « un bâtard et un sot. » Mais la Prusse laissait l’idée de la Grande Allemagne, — idée catholique, — se débattre et se défendre, tant bien que mal, contre les armées de la France, puissance catholique, sur les champs de bataille d’Italie. Cette idée fut vaincue. Les champions de la Grande Allemagne ne le pardonneront point à la France.

S’il est quelques « victimes du Deux-Décembre » qui, dans leur âge avancé, aiment encore à relire des invectives contre l’Empire, on peut les renvoyer aux écrits et aux lettres des catholiques allemands de l’époque. L’accent est le même que dans les Châtimens. « Monsieur Louis, » comme disait Mallinckrodt en parlant de Napoléon III, apparaît au cardinal Geissel, archevêque de Cologne, comme le « fils de Satan. » Kolping, le fondateur des innombrables associations de « compagnons catholiques, » commet un calembour sur ce mot « l’empereur » et l’écrit : Lamperoehr. Alban Stolz, le prêtre publiciste, ne décolère point à l’endroit du « sultan des Français. » À Darmstadt, le doyen catholique refusa au ministre de France de célébrer la messe pour son souverain : l’incident prit une portée diplomatique, et l’évêque Ketteler, questionné par le cabinet hessois, couvrit son subordonné. « Le neveu semble vouloir copier l’oncle, même jusqu’au sacrilège, » disait encore Geissel. Retenons ces quolibets, retenons ces anathèmes : ils gravaient dans les âmes d’inexpiables rancunes, que nous verrons venir à la rescousse, ardentes et dociles, lorsque, onze ans plus tard, Bismarck, au nom d’idées politiques toutes différentes, cherchera d’autres chicanes à l’empereur Napoléon.

Les catholiques d’Allemagne, déçus et ulcérés, s’acheminaient vers l’année 1860 avec un profond sentiment de l’irréparable. « Où que nous regardions, gémissait Geissel, c’est une détresse sans mesure et sans fin. Le diabolique triomphe, la cause juste succombe. » Fœrster, prince-évêque de Breslau, lui donnait la réplique. « C’en est fait du vieux droit, proclamait-il ; le droit du poing lui a succédé. À Solférino, l’ordre du monde, tel qu’il existait jusqu’ici, a été mis au tombeau. » — « Si l’Autriche périclite, écrivait Laurent, vicaire apostolique du Luxembourg, nous ne songerons plus qu’à la fin du monde. »

À ce moment même, l’idée prussienne d’une « petite Allemagne, » ambitieuse de donner à l’Allemagne, à l’Europe et au monde une face nouvelle, suscitait deux initiatives qui aggravaient encore la catastrophe autrichienne : l’une, scientifique d’apparence, était la création d’une Revue historique sous la direction de Sybel ; l’autre, ouvertement politique, était la fondation de l’Association nationale allemande sous la présidence de Bennigsen. Le catholicisme allemand, solidarisé avec l’Autriche vaincue, allait subir l’assaut de ces deux engins, et ce n’est pas sans raison que le Catholique de Mayence, dans l’article par lequel il ouvrait l’année 1860, pleurait sur les douze mois écoulés comme sur les plus troubles depuis 1809.


V

« Du train dont vont les choses, lisait-on vers la même date dans les Feuilles historico-politiques de Munich, l’abîme entre catholiques et protestans se rouvrira aussi large qu’au XVIe siècle. » Le nouveau périodique : Historische Zeitschrift, semblait encourager ce fâcheux pronostic. Dans son programme, Sybel arborait la prétention de « combattre l’ultramontanisme, qui soumet le développement national et intellectuel à l’autorité d’une Église extérieure. » Les articles, les comptes rendus bibliographiques, appliquaient le programme : ils étaient nettement anticatholiques, nettement anti-autrichiens, sans qu’on pût bien discerner si l’anticatholicisme était la conséquence d’un parti pris contre l’Autriche, ou si le parti pris contre l’Autriche résultait de l’anticatholicisme. Au fond, les deux haines étaient connexes et parallèles ; elles ne s’engendraient pas l’une l’autre, elles formaient un bloc.

Ranke, le maître de Sybel, avait jadis écrit que « la Prusse était l’Etat dans lequel la pensée protestante avait déployé la plus grande énergie politique ; » et comme autour de lui certains soutenaient que l’histoire de la Prusse moderne était la suite de l’histoire de la Réforme, il avait encouragé ces faiseurs de synthèse, en attribuant lui-même aux campagnes de Frédéric II je ne sais quel caractère confessionnel et en faisant de ce philosophe couronné une sorte de chevalier, prédestiné par le Dieu de Luther à l’humiliation de la catholique Autriche. Mais Ranke gardait un souci « d’objectivité » qui le préservait contre l’esprit de système. Un système, au contraire, c’est ce que cherchaient et c’est ce que voulaient, en matière d’histoire, Henri de Sybel et les rédacteurs de l’Historische Zeitschrift. Ils considéraient que la guerre de Sept Ans et le règne de Frédéric II avaient inauguré la vraie grandeur de l’Allemagne. Frédéric II n’avait pas voulu la guerre, il avait été provoqué : c’était là l’un des dogmes de l’école historique nouvelle. Provoqué, il avait remporté des victoires, qui, par la force des choses, marquaient une revanche de la Réforme sur la contre-Réforme et sur le « jésuitisme » des Habsbourgs ; et puisque jadis le pape Clément XIII avait défié l’Allemagne en même temps que la Réforme en envoyant au maréchal Daun, commandant des troupes autrichiennes, une épée bénie[2], il appartenait à la Prusse du XIXe siècle de lutter à la fois contre l’ultramontanisme et contre l’Autriche. Sybel, un jour de 1859, s’était laissé aller à dire devant Auguste Reichensperger : « Quel dommage que la Prusse ne soit pas, en même temps que la France, tombée sur les Autrichiens ! On en aurait fini avec eux. » L’Historische Zeitschrift accumulait savamment tous les argumens dont l’opinion allemande conduisit, au jour venu, qu’il fallait en finir.

Dans les principales universités, des professeurs d’histoire prolongeaient ces leçons et développaient ces conclusions, avec un raffinement acharné. À Berlin, Droysen remontait jusqu’à l’acquisition même du Brandebourg par les Hohenzollern, pour démontrer la « nécessité historique » qui mettait la Prusse en collision avec l’Autriche. À Leipzig, puis à Fribourg, Treitschke, menaçant de la voix et du geste les « capucinades ultramontaines, » expliquait que le duel entre le catholicisme et le protestantisme symbolisait l’opposition même entre l’esclavage et la liberté ; que le protestantisme était la marque propre de l’esprit allemand ; que la Prusse, parce que protestante, était le seul État allemand de caractère purement germanique ; qu’elle devenait le centre autour duquel il fallait que l’Allemagne morcelée s’articulât. Adieu donc les rêves romantiques, adieu l’internationalisme chrétien, et silence aux apôtres des trêves de Dieu ! L’Allemagne ne grandirait que par l’institution de l’État guerrier, et cette institution serait réalisée par la Prusse. Les penseurs et les historiens catholiques de la première moitié du siècle étaient éconduits avec dérision. Treitschke n’avait que faire de cette littérature. Il partageait sur la poésie l’avis de Gervinus : il fallait qu’elle fût « pratique, » qu’elle servit les idées modernes, ou bien on la mettrait à la porte de la nouvelle Allemagne, et sans couronnes de fleurs ! Il estimait Cavour parce que Cavour n’avait pas de lettres, et n’avait lu ni Dante ni l’Arioste[3]. Non moins hostile à la poésie, à l’art, à tout ce qui pouvait distraire l’âme allemande, Häusser, l’ancien antagoniste d’Auguste Reichensperger au parlement d’Erfurt, maîtrisait et charmait la jeunesse d’Heidelberg. On saluait en lui le premier Allemand du Sud qui eût osé, dans un ouvrage savant, faire l’éloge de Frédéric II ; on applaudissait à ses leçons d’histoire comme à un enseignement de politique et de patriotisme ; on aimait à l’entendre dire que l’histoire et la nation devaient se rapprocher. Un ardent anticléricalisme l’obsédait. Ennemi du catholicisme, ennemi de l’Autriche, il ne faisait que tirer la conséquence de ses leçons de l’Université en dénonçant avec colère le concordat que le grand-duché de Bade, à l’imitation du cabinet de Vienne, s’était permis de conclure avec Rome.

En face de ces types d’historiens, ouvriers brutaux d’une réalité brutale, maniant les documens comme on manie des armes, et méprisant la vraie culture comme on méprise, en campagne, les bagages encombrans, il aurait fallu que l’Autriche, de son côté, mobilisât des historiens, pour soutenir ce que Boehmer appelait, d’un très beau mot, le « point de vue civique d’empire » (Den reichsbürgerlichen Standpunkt). De quel enthousiasme Boehmer l’eût secondée ! Il songeait précisément, en 1859, à fonder un journal historique grossdeutsch.

Mais l’Autriche, cette année-là encore, cette année-là sur- tout, était en retard. « Les Prussiens sont devenus les præceptores Germaniæ, » écrivait de Vienne Frédéric Hurter, l’ancien biographe d’Innocent III. Et Frédéric Hurter travaillait de son mieux. Malgré les difficultés que lui opposait parfois, — à lui historiographe royal, — l’absurde censure autrichienne, et malgré l’indifférence pénible qu’il rencontrait dans les hautes sphères, il menait à bonne fin sa grande Histoire de Ferdinand II, ardent plaidoyer pour les Habsbourgs et pour la contre-Réforme. Un autre érudit, tout jeune encore, et qui, comme jadis Hurter, devait passer plus tard du protestantisme au catholicisme, Onno Klopp, vengeait à son tour Tilly et la Bavière catholique dans un ouvrage historique qui fit du bruit, jetait le gant à Sybel dans une brochure intitulée : L’histoire allemande conçue par le parti de Gotha et le Nationalverein, et lançait deux brochures contre l’apologie de Frédéric II par Häusser. Mais que pouvait l’effort de ces deux érudits, dont le premier n’enseignait nulle part, et dont le second professait devant des jeunes filles, contre une école historique qui régnait dans les universités allemandes, et qui agissait sur l’élite savante par l’Historische Zeitschrift, sur la masse ignorante par la multitude de journaux asservis au Nationalverein ?

Onno Klopp était bon juge, lorsque, dans ses polémiques, il rapprochait la science de Sybel et la politique de l’Association nationale allemande. En même temps que Sybel faisait la théorie de la « vocation prussienne, » le Nationalverein préparait l’Allemagne à s’agenouiller devant cette vocation. Soucieux au début de ne point heurter de front les susceptibilités particulières des petits États, les hommes d’action qui dirigeaient le Verein trouvèrent une adroite tactique. C’est en déchaînant, un peu partout, le courant anticlérical, qu’ils frayèrent une route au courant prussien, « Pas de concordat ! » tel était le mot d’ordre. Il fallait que tous les gouvernemens allemands qui avaient osé suivre l’exemple de l’Autriche vinssent à résipiscence. « Pas de concordats ! » le mot sillonna l’Allemagne, éveilla dans les consciences protestantes, que ces échanges de signatures de princes et de prélats n’avaient pas tout d’abord émues, des échos soudains et bruyans. Des campagnes de presse commencèrent, des campagnes parlementaires suivirent. En Bade, en Nassau, en Hesse, dans tous ces petits États qui, selon l’expression de Boehmer, « vivaient au jour le jour comme des prolétaires, » les ministres que la Prusse réputait insuffisamment dociles furent ébranlés ou bousculés, et la victoire religieuse ainsi gagnée sur l’ « ultramontanisme » devenait le prélude de combinaisons nouvelles, qui feraient les affaires de la Prusse. Dans chacune de ces discrètes capitales où le nom même de l’Autriche, quoi qu’on en dit, produisait encore une impression de majesté, on pouvait constater que toute crise ministérielle amenée par la question cléricale ouvrait les avenues du pouvoir à des ennemis déterminés de l’influence autrichienne ; et c’est ainsi que le Nationalverein, par ses menées occultes auxquelles les influences maçonniques n’étaient pas toujours étrangères, multipliait les coups de sape contre les fondemens mêmes de l’établissement catholique. Quand Mommsen, au premier banquet de cette association, avait montré le poing à « l’engeance des Junker et de la prêtraille, » Mommsen définissait, trop haut peut-être au gré de ses collègues, la politique religieuse qu’on allait suivre. L’évêque Ketteler, très attaqué par le Verein qui visait, derrière lui, le ministre hessois Dalwigk, écrivait en 1862 : « Le Nationalverein est une association anticatholique, qui, du point de vue du rationalisme protestant, attaque la situation juridique de l’Église catholique en Allemagne, qui nous insulte, nous catholiques, dans notre foi, qui nous atteint dans notre droit. » Tel était le jugement de l’un des princes de l’Église d’Allemagne sur le puissant groupement dans lequel l’influence prussienne et les armées prussiennes trouvèrent, dix ans durant, de zélés recruteurs et de loyaux fourriers.

Religieusement et politiquement parlant, l’Association nationale allemande était impeccable de cohésion. De quel poids allait peser, en face d’elle et contre elle, la cohue bariolée qui s’intitulait les Amis de la Grande Allemagne, et dans laquelle figuraient, à côté d’un certain nombre de laïques et de prêtres enchaînés à l’Autriche par toutes les fibres de leur âme, des démocrates anticléricaux comme Maurice Mohl, soucieux de préserver les libertés populaires, dans les États du Sud, contre les convoitises du militarisme prussien ? L’incohérence de cet assemblage, sur lequel au reste Ketteler semble avoir fondé peu d’espoirs, était une cause de paralysie. C’est à la même impuissance, provenant du manque d’harmonie réelle, qu’était voué, en 1863, le somptueux congrès princier convoqué à Francfort par l’empereur François-Joseph. Les espérances qu’il laissa furent vite évanouies. Par leurs savans travaux d’approche, par leur invisible conquête des esprits, des parlemens et des cabinets, l’école historique prussienne et le Nationalverein déconcertaient à l’avance toute tentative adverse.


VI

L’opinion catholique en Allemagne, singulièrement décontenancée, se consolait et se vengeait par certaines affirmations tenaces : on n’est jamais complètement vaincu lorsqu’on a conscience d’avoir le droit pour soi, et les partisans de la Grande Allemagne cultivaient et fortifiaient en eux cette conscience.

Le prince de Hohenlohe, futur ministre en Bavière et futur chancelier de l’Empire, se trouvait à Paris en mars 1862 ; et dans le recul même à la faveur duquel il observait son pays, il écrivait :


Il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais un programme grossdeutsch pratique. L’antagonisme entre la Prusse et l’Autriche peut être déploré, mais on ne peut pas l’écarter par des argumens… Tout ce qu’on raconte du rétablissement d’un empire allemand au profit de la dynastie des Habsbourgs est une vaine rêverie. Mais si on ne veut pas une république grossdeutsch, si l’on se rend compte que la prolongation de l’état de choses actuel conduit à la révolution, on doit se tourner vers un projet qui ne sorte point du cadre des possibilités… Alors, logiquement, on en revient à l’idée de Radowitz : un État fédératif (Bundesstaat) sous la Prusse, et une alliance avec l’Autriche… L’idée échoua contre la résistance du parti catholique, contre sa répugnance à accepter l’unité sous un empereur protestant. Je crois qu’en cela le parti catholique est dans l’erreur. Par son rattachement au parti grossdeutsch, par le maintien du programme grossdeutsch, il empêche la réforme, sans d’ailleurs aucune perspective de réaliser ses propres désirs. Il travaille pour la stagnation, et par là pour la révolution, tandis que, sous un empereur prussien, il ne perdra rien, et ne fera qu’obtenir une plus grande liberté pour l’Église. Il est entre les mains de ce parti, de décider si la réforme de la Confédération germanique se fera par des voies pacifiques ou par les voies de la révolution ; s’il s’associe à l’idée du Nationalverein, les gouvernemens sont forcés de céder. Par là, un élément conservateur s’introduira dans le mouvement, et ce sera une garantie que le mouvement restera un mouvement de réforme.


Très préoccupé de ces pensées, Hohenlohe en entretint Montalembert, pour que le grand orateur agît sur les catholiques rhénans ses amis ; il ne parvint pas à le convaincre. La thèse était curieuse sur les lèvres de Hohenlohe, qui devait peu de temps après travailler à Munich pour la Prusse. On s’inquiétait, ce semble, entre libéraux de bonne compagnie, d’un certain radicalisme qui faisait des progrès dans le parti de la « Petite Allemagne. » Ce parti manquait d’une droite : c’était gênant pour la Prusse, et c’était effrayant pour les petits États sur lesquels il aurait pu avoir prise, et qui dès lors devenaient plus rétifs à la propagande. Hohenlohe rêvait d’une « Petite Allemagne » dans laquelle le parti catholique ferait équilibre au Nationalverein ; il dressait l’épouvantail de la révolution, le spectre des menaces dont elle inquiétait le pouvoir, et espérait ainsi réconcilier au programme de Radowitz les catholiques, soucieux, en principe, de consolider le pouvoir jusque dans ses assises, le pouvoir qui vient de Dieu.

Mais précisément, — et c’est là ce qui affaiblissait la thèse de Hohenlohe, — les catholiques prétendaient, par leur résistance même à l’idée d’une « Petite Allemagne, » représenter la cause de la légitimité : den deutschen Legitimismus, disait-on volontiers ; et cela voulait dire : l’attachement aux droits traditionnels de l’Empereur, aux prérogatives traditionnelles de la Diète, au statut territorial qu’avaient créé les traités de 1815. Parce que les Français, ennemis nés de l’Allemagne, avaient fait une lézarde dans l’édifice construit par ces traités, fallait-il couronner les succès de la force en désertant la cause du vieux droit ? Sur les lèvres de Mallinckrodt ou d’Auguste Reichensperger, ce mot de droit prenait une incomparable majesté : et très rares encore étaient les catholiques allemands qui n’étaient pas des légitimistes. Au congrès catholique de Prague en 1860, au congrès catholique d’Aix-la-Chapelle en 1862, Moufang, vicaire général de Ketteler, éleva solennellement la voix contre les théories qui prêchaient le droit absolu des nationalités. À deux pas de la tombe de Charlemagne, dans ce reliquaire d’archaïsmes historiques qu’est la ville d’Aix-la-Chapelle, les représentans de toutes les associations catholiques des divers pays allemands affirmèrent leur dévouement à l’idée de Grande Allemagne. « L’Autriche, lisait-on dans le Catholique de Mayence, au début de 1863, demeure la citadelle du droit, la forteresse contre laquelle se brise la Révolution ; elle fut dans les derniers siècles le seul appui juridique du catholicisme allemand comme elle est le loyal bouclier de la papauté. » Observons ces derniers mots ; ils indiquaient aux catholiques une raison nouvelle de garder à l’Autriche leur foi. Les défaites mêmes qu’avait récemment subies François-Joseph accentuaient l’analogie entre sa cause et celle du Pape : ils étaient victimes, l’un et l’autre, de l’absolutisme des nationalités, souveraines toutes neuves, qui avaient l’orgueil de la jeunesse. Que la Prusse se dérobât lorsque les députés catholiques souhaitaient qu’elle arrêtât les projets de Cavour contre le vicaire spirituel du Christ, rien n’était plus naturel, puisqu’elle-même cernait, par des manœuvres équivalentes, le descendant de ce vicaire temporel qu’avait été Charles-Quint. L’Allemagne, comme le disait Reichensperger, avait aussi ses « cavouriens. » À Rome, la Civiltà Cattolica insistait sur la ressemblance. Elle remontrait aux catholiques allemands que leur pape et leur empereur étaient en butte aux mêmes intrigues, inspirées par la même hérésie politique ; et au mois de septembre 1863, elle expliquait que l’Autriche seule pouvait constituer le centre de l’unité allemande ; car l’Autriche, d’ailleurs dépositaire des traditions du Saint-Empire, avait sur la Prusse ces trois supériorités d’être catholique, de posséder un territoire plus étendu, et de n’avoir jamais accru sa puissance aux dépens de la justice et du bon droit. Quant à ceux que les considérations de droit laissaient indifférens, ils pouvaient lire dans les Feuilles historico-politiques de Munich ce pronostic sommaire : « L’Allemagne unifiée par la Prusse serait rayée de la liste des nations. » La feuille bavaroise, proposant à la Prusse une alternative peu glorieuse, lui laissait espérer quelque grandeur, si elle voulait demeurer une petite puissance, et lui certifiait que dans le rôle de grande puissance elle ne serait jamais qu’insignifiante (eine grosse Kleinmacht oder eine kleine Grossmacht),

L’alternative était médiocrement galante, et l’on comprend que la verdeur de propos des partisans de la Grande Allemagne mit parfois les catholiques de Prusse en quelque embarras. Car ceux-ci, tout grossdeutsch qu’ils fussent, étaient cependant prussiens, et fort gênés lorsqu’il leur semblait entrevoir que l’attachement aux droits de l’Autriche et le souci de la prospérité de la Prusse seraient peut-être, bientôt, deux sentimens incompatibles. Ils se tiraient de la difficulté par des demi-mesures. Mallinckrodt et Reichensperger, en 1862, crurent devoir approuver les conventions militaires entre la Prusse et certaines petites souverainetés de l’Allemagne du Nord ; ils furent qualifiés de tièdes, sinon de traîtres, par les exaltés du parti de la Grande Allemagne. À quoi Reichensperger objectait qu’il n’avait nulle envie de mettre son drapeau « grand allemand » dans sa poche, mais que cependant il était magistrat prussien. Hors de Prusse, les champions de la Grande Allemagne traitaient la Prusse comme on traite un parti hostile : ils la voulaient diminuer, affaiblir, humilier. Mais pour les catholiques de Prusse, la Prusse était une patrie ; et par surcroît, leurs propres théories de catholiques sur le respect dû à l’autorité, et sur les prérogatives respectives du peuple et du souverain, les rendaient plus dociles aux désirs de Bismarck, qui venait de prendre le pouvoir, que ne l’étaient les libéraux. Ainsi l’on assistait à cette étrangeté, que les catholiques, désireux d’une paix durable avec l’Autriche, ne répudiaient qu’assez mollement les fantaisies militaristes du nouveau ministre, et que les libéraux, impatiens de brouiller les cartes, luttaient pourtant contre ces fantaisies. Les catholiques seuls accordaient un budget de la guerre, les libéraux seuls voulaient la guerre. Dans la Chambre insurgée contre Bismarck, c’étaient les catholiques, champions de la Grande Allemagne, qui, par esprit de loyalisme monarchiste, se montraient le moins acharnés contre le prochain réalisateur de la Petite Allemagne.

Malgré l’uniformité des affirmations d’ensemble, les catholiques d’Allemagne, on le voit, commençaient à se diversifier en nuances infinies. D’une part, on entendait encore, en 1862, le baron de Bernhard, beau-père de Mallinckrodt, réclamer formellement le rétablissement du Saint-Empire, et d’autre part, dès 1860, en lisant la brochure des deux Reichensperger sur les devoirs prochains de l’Allemagne, on avait pu se demander si les ministres des États du Sud, qui rêvaient de former une « triade » servant de tampon entre l’Autriche et la Prusse, ne pourraient pas escompter, tôt ou tard, la sympathie de ces deux parlementaires prussiens. Il en était du légitimisme allemand comme de tous les partis légitimistes : je ne sais quelle méfiance réciproque devait fatalement s’insinuer entre les théoriciens qui, sans transiger, laissaient venir le désastre, et les politiques pratiques qui, même au prix de transactions, aspiraient à le conjurer.


VII

Le désastre, c’était la guerre de l’Allemand contre l’Allemand, c’était le duel fratricide entre l’Autriche et la Prusse, « Ne vous inquiétez pas de ce que fait la Prusse en Schleswig, disait Joerg, le publiciste bavarois, à certains de ses amis toujours impatiens de chercher noise au cabinet de Berlin ; du moment qu’elle s’occupe là-haut, le duel est évité… » Et c’est précisément de la besogne, faite là-haut par la Prusse, que le duel allait résulter. La Prusse, dans l’été de 1866, mobilisa contre l’Autriche.

Auguste Reichensperger, en ce moment-là, faisait un voyage d’archéologie. Soudain, tous ses rêves, toutes les idées auxquelles s’était vouée sa vie, semblèrent tomber en ruines, comme ces vieux châteaux rhénans au pied desquels il passait en touriste.

« Quelle catastrophe ! notait-il sur son Journal à la date du 20 juin. Ah ! si l’orgueil vieux-prussien (der altpreussische Hochmuth), qui a amené la catastrophe par les cheveux, pouvait être brisé sans effusion de sang ! Le prussianisme a tant de côtés respectables ; la marotte de sa vocation historique, qui date de Frédéric II, l’a infecté, poussé vers l’abîme. »

Puis, le 29, à la nouvelle d’une première victoire prussienne :

« Novus oritur rerum ordo. C’est comme Dieu le veut ! Maintenant Napoléon va paraître au premier plan et réclamer sa part. Et les innombrables vies d’hommes ! La Vénétie s’effondrera, et puis Rome. »

Le 3 juillet, dans l’attente de dépêches nouvelles :

« Si l’Autriche est vaincue, tout ce qui reste encore debout du monde historique s’écroule. Et c’est pourquoi je regarde comme vraisemblable la victoire de la Prusse, car le train du monde est anti-historique. »

Son traditionalisme catholique, son sens du droit, sa confiance dans un Dieu juste, souffraient cruellement.

Le 4 juillet, à la suite d’une conversation avec le peintre Steinle, il écrivait : « On a bien de la peine à entrer dans ces décisions divines sans en conclure que le droit n’a sa raison d’être que pour les petites affaires des humains ; que dans l’ensemble, c’est la violence, l’intrigue, la ruse, qui sont appelées à régner, et que ni le but ni les moyens ne sont soumis à des principes moraux et religieux. »

Déjà certaines désertions se produisaient, parmi les fanatiques de la Grande Allemagne, et sans vergogne, elles s’étalaient devant Reichensperger, devant celui que naguère on accusait de tiédeur. « Un conseiller en appel a résolu de plier les genoux devant le « succès » et personne peut-être ne s’était plus enflammé, personne n’avait plus radoté pour l’Autriche. Ainsi va le monde ! »

Le monde souriait aux vainqueurs de Sadowa, et le 9 août, Reichensperger écrivait :

« Consummatum est ! L’Autriche est expulsée de l’Allemagne. »

Endolori, ne comprenant plus, il faisait des articles sur l’art, écoutait son ami Thimus lui lire un essai sur la vieille morale chinoise, et puis prenait le train pour un tour de Flandre. « Le monde sent mauvais, murmurait Mallinckrodt ; après avoir bien raisonné, je suis occupé à me courber, progressivement, sous ce que Dieu permet : qui sait quelles sont ses fins ? Attendons en patience ; je me jette sur un sopha et je lis des romans, — si seulement j’en avais de bons ! » Janssen, l’historien, tremblait de tous ses nerfs, et fut quelque temps à se remettre. Les Feuilles historico-politiques de Munich cherchaient un moyen de barricader la Bavière contre le péril prussien. Ketteler, de son évêché de Mayence, écrivait à l’empereur d’Autriche une longue lettre endeuillée : « Tout ce qui pouvait nous rappeler le vieil Empire allemand, tout cela est détruit. Une Allemagne sans Autriche, sans la maison impériale, ce n’est plus l’Allemagne. Nous n’avons plus qu’une espérance, c’est que cela ne dure pas. »


VIII

Oui, tout était consommé ; oui, ce n’était plus l’Allemagne Mais cependant il fallait vivre, et le catholicisme allemand courait un très grave danger. La Prusse affectait, dans ses journaux officiels, de rendre d’aimables témoignages à la courageuse conduite des soldats catholiques du royaume, à la correcte attitude des citoyens catholiques, en même temps qu’à l’esprit de tolérance de son propre gouvernement. Mais à travers la presse allemande des bruits circulaient, s’accréditaient, d’après lesquels le clergé silésien aurait envoyé de fortes sommes en Autriche pour aider les armées de François-Joseph, et d’après lesquels les sœurs de charité, dans les hôpitaux militaires, auraient pris un atroce plaisir à mettre du vitriol dans les plaies des blessés prussiens. En Silésie, surtout, les prêtres étaient insultés et traqués. Un certain fanatisme grisé par la victoire ratifiait ainsi le verdict du Dieu de Luther et de Frédéric II, qui, dans la mêlée de Sadowa, avait su reconnaître les siens. Le rapide triomphe des armes prussiennes, ajoutait-on, avait conjuré le guet-apens que l’Autriche cléricale et concordataire avait peut-être projeté contre ses citoyens protestans. De Berlin, de Hambourg, on leur avait crié de se tenir sur leurs gardes ; puis la Prusse était arrivée, nouveau Gustave-Adolphe, pour les rassurer. Et les journaux du Nationalverein expliquaient fiévreusement qu’à Sadowa c’était la prêtraille catholique, l’esprit de hiérarchie religieuse, le papisme en un mot, qui avait été battu par la Réforme. Alors le catholique Ringseis, l’ancien médecin de Louis Ier de Bavière, ramassait avec âpreté tous ces récits et toutes ces thèses, et soulageait son intransigeance de patriote bavarois en anathématisant en plein casino de Munich la victoire de Sadowa, « dans laquelle l’évangile de Satan : « La force prime le droit, » fut couronné de succès. » — « Il faut en venir à la guerre entre l’Allemagne du Nord protestante et l’Autriche, avait crié, dès le 15 mai 1866, le recteur Becker, de l’université de Greifswald ; car en Autriche domine le catholicisme papal abrupt, qui empêche la liberté de penser. » Si Becker avait dit vrai, si la guerre de Sadowa avait été une guerre de religion, pouvait-on demander aux fidèles de l’Église d’admettre que les troupes prussiennes eussent à jamais prévalu contre elle ? Entre l’exaltation du Nationalverein et l’exaltation du « légitimisme » allemand, il y avait une sorte de complicité, pour affirmer que, dans les plaines de Bohême, la Réforme, incarnée dans la Prusse, avait vaincu le catholicisme, incarné dans l’Autriche, oui, incarné en elle, redisaient certains catholiques avec des pleurs de rage, incarné en elle pour toujours, puisque derrière Berlin Luther s’étalait.

Chevaliers plaintifs du plus oiseux loyalisme, où visaient-ils et qu’attendaient-ils ? L’Autriche était expulsée de l’Allemagne, allaient-ils à leur tour s’en expulser eux-mêmes ? Telle était la question. Les protestations, même celles qui larmoient, ont besoin, parfois, qu’une émigration les sanctionne ; sinon, elles risquent d’être considérées comme des protestations pour rire. Autour de Mallinckrodt, un certain nombre de féodaux catholiques parlaient de s’expatrier en Autriche ; combien d’entre eux s’y décidaient ? Les émigrés de l’intérieur ne sont ordinairement dangereux que pour leur propre cause ; et l’héroïque obstination avec laquelle certains catholiques persistaient à contempler au loin, dans un pays qui avait cessé d’être terre d’Allemagne, la cime de la « Grande Allemagne » écroulée, créait au catholicisme allemand un péril de plus.

En ces heures d’ahurissement tragique, une voix enfin s’éleva, pour remettre un peu de lumière dans les esprits, un peu de paix dans les âmes : ce fut celle de Ketteler, évêque de Mayence. Westphalien d’origine, fonctionnaire du roi de Prusse en sa jeunesse, curé plus tard de la capitale prussienne, il connaissait les maximes de Berlin ; il savait, comme il l’écrira formellement en 1871, que la Prusse est protestante par toute son histoire, protestante par son esprit dominant ; et même, au moment du conflit entre l’archevêque Vicari et le gouvernement badois, il avait pu observer ou deviner les manœuvres anticatholiques de Bismarck. On ne pouvait le taxer de candeur ou l’accuser d’illusions. Son attachement à la maison d’Autriche était connu. « Les liens qui unissent à cette maison les cœurs des catholiques d’Allemagne, écrira-t-il encore en 1875, sont trop anciens et trop solides, pour que des circonstances extérieures aient pu les briser. » Bismarck, en dehors des jours de mauvaise humeur où il l’eût volontiers taxé de mauvais Prussien, l’estimait assez pour avoir, en 1865, rêvé de le pousser au siège archiépiscopal de Cologne. Quant à François-Joseph, il avait avec lui des rapports d’une affectueuse confiance. Au-dessus des décombres laissés par la guerre, — et ces décombres, c’étaient ceux du vieil édifice germanique, — le langage d’un Ketteler était assuré de planer.


La meilleure solution serait une grande puissance allemande avec tous les pays qui appartiennent à l’Allemagne, et, à la tête, un empereur. Ce serait la plus convenable.

La meilleure, ensuite, est une puissance allemande-prussienne, avec la frontière nouvelle.

Je demande : Une solution dans le premier sens est-elle possible ?

J’affirme : Non, et tous ceux qui l’espèrent sont dans les nuages, attendant l’impossible, et par là exposent leur patrie au plus grand péril.

J’affirme : Non, et cela, non à cause du Bismarck de Berlin, mais à cause des nombreux Bismarcks d’Autriche.


Il qualifiait de ce nom pittoresque : les Bismarcks d’Autriche, toutes les forces qui, de part et d’autre de la Leitha, travaillaient pour le principe des nationalités : la Hongrie d’abord, puis les Tchèques, puis le « parti juif-païen. »

Ainsi pensait-il, sur le papier, pour lui tout seul, dans un précieux brouillon que le P. Pfülf, son diligent biographe, a eu l’heureuse idée de publier ; et l’opuscule qui s’intitula : l’Allemagne après la guerre de 1866, ne fut qu’une mise au net de ces conclusions, avec les précautions oratoires voulues, avec les réticences séantes.

Echo ratificateur des canonnades de la veille, cette brochure émouvait d’autant plus, par la sérénité de son accent. Ketteler, avec le ton d’un historien, exposait les divers aspects des questions pour lesquelles le sang allemand venait de couler. Il expliquait, d’une part, que l’attitude de l’Autriche dans l’affaire du Schleswig n’avait pas été inattaquable ; il osait redire, d’autre part, que la Prusse avait commis un grave tort en s’alliant contre l’Autriche avec le parti de la Révolution. Le sort en était jeté : la Prusse avait vaincu ; et voici qu’autour de lui le découragement et le pessimisme sévissaient… C’est contre cet état d’esprit que s’insurgeait l’éloquence de Ketteler : « Avec une joyeuse confiance, insistait-il, nous devons, nous chrétiens, aller courageusement à la rencontre de toutes les nouveautés. Par là, nous sommes préservés de tout pessimisme, et nous échappons à cette triste habitude, paralysante pour toute bonne activité, de croire toujours que c’en est fait du monde si Dieu ne le dirige pas d’après nos courtes vues humaines. » Il fallait donc, comme programme pratique, admettre, sur l’heure même, une Allemagne fédérale soumise à l’hégémonie prussienne, et puis escompter, d’une fervente espérance, que la Prusse ainsi grandie s’unirait intimement avec l’Autriche, et qu’au demeurant l’Autriche, par un sévère travail sur elle-même, accroîtrait sa propre valeur d’alliée. Enfin, ce qu’attendait Ketteler de cette Prusse épanouie, c’était qu’elle éconduisît les théoriciens enchanteurs qui donnaient à la « vocation allemande » de la Prusse une signification confessionnelle et presque philosophique, et qu’elle se montrât toujours plus fidèle à cette Constitution de 1850, « grande charte de la paix religieuse, » qui assurait aux catholiques de larges libertés. À ce prix seulement et au prix aussi d’un certain respect pour les autonomies politiques et sociales, toujours chères aux catholiques d’Allemagne, et toujours menacées par l’esprit militariste et bureaucratique, Bismarck se révélerait, « non seulement comme un beau joueur, capable de perdre en une nuit son gain, mais comme un architecte politique, qui bâtit pour l’avenir. »

Ainsi se déroulait la brochure. Quelques-uns la trouvèrent trop prussienne, quelques autres trop autrichienne : elle fut un soulagement pour beaucoup, parce qu’elle disait ce qu’ils devaient faire. C’était un beau geste d’homme d’Église, et même mieux qu’un geste. Lorsque les événemens échappent à la direction de l’Église et se déroulent contre son gré, l’Église, à moins qu’ils ne visent directement sa constitution, les accueille sans retard, majestueuse d’impartialité. Ce n’est point une tolérance ni même une acceptation ; c’est la constatation de certaines réalités acquises, auxquelles elle met son visa comme Dieu y a mis le sien. Mais les théories qui les préparèrent ou même les ébauchèrent, théories que l’Église redoutait et combattait, deviennent alors comme des épreuves d’imprimerie, qu’on jette, le livre une fois paru. La spéculation des humains, leurs fantaisies de théoriciens, qu’est-ce autre chose que des épreuves ? Le fait brut, voilà ce qui importe : alors l’ouvrage est achevé, Dieu a donné le bon à tirer. La Prusse avait atteint ses fins : c’était un fait. Ketteler ne discutait plus, et souhaitait seulement qu’elle jetât au panier tous les plans qui d’avance avaient dessiné sa grandeur, les plans des Sybel et des Treitschke, les plans du Nationalverein. La Prusse resterait grande, quand même, et les catholiques seraient rassurés, Lorsque les nouveautés ont une tare originelle, l’Église fait comme pour les hommes ; elle les en libère, par une façon de baptême, ne s’inclinant devant elles que pour se relever aussitôt. L’écrit de Ketteler enregistrait sans amertume la fondation de la « Petite Allemagne » et mettait un barrage entre ce fait et tout le courant d’idées anticatholiques qui l’avait escorté. Jamais on ne mit plus d’adresse, ni plus de dignité, dans la présentation d’une politique de « ralliement. »


IX

La formule du « ralliement, » telle que la proposait Ketteler, était la suivante :

« Les catholiques ne doivent pas se montrer hostiles ou indifférens aux tendances vers l’unité germanique, sous prétexte qu’ils y voient percer un esprit qui demande plutôt l’oppression de l’Église catholique que l’unité de l’Allemagne… Nous ne devons permettre à personne de nous surpasser en amour de la patrie allemande, de son unité et de sa grandeur. »

Il était difficile que, sur l’heure, le conseil fût pleinement écouté par tous les catholiques d’outre-Rhin. La presse hostile, qui continuait de fêter Sadowa comme un triomphe de Luther, retardait par là même leur adhésion active aux vœux de Ketteler, On répétait autour d’eux, et non sans preuves valables, que l’idée de Petite Allemagne était dirigée contre leur Église ; à cause de cela, on applaudissait au triomphe de cette idée. Y collaborer à leur tour, ne serait-ce point une duperie ? La foule des esprits simples avait besoin d’une certaine éducation politique pour comprendre la pensée de Ketteler : le temps serait cet éducateur.

Mais les publicistes, les parlementaires étaient plus accessibles et plus dociles. Au Parlement de l’Allemagne du Nord, en 1867, il n’y avait plus qu’un catholique sur douze pour soutenir intrépidement, nous ne disons même plus l’idée de Grande Allemagne, mais les revendications des petits États absorbés par la Prusse : c’était Mallinckrodt. Il plaidait pour le Hanovre ; il plaidait pour le Schleswig ; il se faisait inculper de « particularisme, » en compagnie d’un ancien ministre du roi de Hanovre, Windthorst, dont nul ne pressentait alors qu’il deviendrait un jour le chef du centre allemand. Un discours de Mallinckrodt émut l’assemblée, et Bismarck lui-même, d’une sorte d’épouvante. Lasker, dans le Reichstag de 1873, essaiera d’exploiter ce souvenir contre les « ultramontains. » Mais vis-à-vis de Lasker en 1873, comme vis-à-vis de Miquel en 1867, Mallinckrodt nia toujours avoir parlé comme « ultramontain : » il abhorrait ce sarcasme, qui dispensait d’une réfutation. L’» ultramontanisme, » en 1867, était si étranger à toute politique de « particularisme, » que le prêtre Thissen, les diplomates Galen et de Loe, et d’autres catholiques encore, collègues de Mallinckrodt, appartenaient à la fraction des Freikonservativen, fondée par le catholique Savigny, et que Kellner, le grand pédagogue catholique, faisant dans un journal l’éloge de l’école prussienne, lui rapportait allègrement l’honneur d’avoir produit les vainqueurs de Sadowa.

Dans la Bavière, le pays où le retentissement de cette victoire fut peut-être le plus douloureux, le pouvoir appartenait à un ministre catholique d’origine, mais qui s’était engoué dès sa jeunesse du nationalisme anticatholique de Gervinus, et qui se flattait auprès de Bluntschli de considérer l’ultramontanisme comme le véritable ennemi du progrès humain : c’était le futur chancelier Hohenlohe. Par la lutte même qu’il conduisait, et contre les influences « ultramontaines, » et contre les tendances « particularistes, » il les amenait, les unes et les autres, à se coaliser et à se confondre entre elles. En 1868 encore, il soupçonnait les « ultramontains » de vouloir livrer la Bavière à l’Autriche, et en 1869, aux élections, le patriotisme local du peuple et la foi belliqueuse du clergé eurent les mêmes candidats. Même en Bavière, cependant, les esprits comme Ringseis, qui continuaient, d’une façon provocatrice pour la Prusse, à vouloir vivre dans l’orbite de Vienne, étaient rares. Dès 1867, les Feuilles historico-politiques avaient commencé de rectifier les points de vue : elles avaient déposé sur le sépulcre de la Grande Allemagne un article poignant, qui débutait par un geste d’accablement, et s’achevait par un mouvement de résurrection. L’article visait les concessions suprêmes que la Bavière avait été contrainte de faire à la Prusse.


La Bavière, soupirait l’auteur, a pour la dernière fois pris position dans L’histoire ; et par la position qu’elle a prise, elle a renoncé, pour l’avenir, à toutes déterminations politiques autonomes. Dans les derniers siècles, elle était cinq fois plus petite, et pourtant elle pesait dans la balance de l’Empire ; maintenant c’est fini.


Non cependant, pour les catholiques de Bavière, ce n’était pas fini, et le perspicace chroniqueur terminait :


Après la prochaine grande crise, toutes les questions politiques et dynastiques passeront à l’arrière-plan devant la seule grande question, devant la question sociale. La Prusse et tous les grands États ne feront plus de guerres politiques lorsque la guerre sociale aura éclaté. Dans un temps si étonnamment grandiose, gardons-nous de la petitesse de jugement ; c’est à nous, catholiques, qu’elle conviendrait le moins.


Les particularistes qui s’effaceraient, inconsolés, du terrain politique, serviraient du moins leur foi en s’occupant des questions sociales : ce n’est point à l’évêque Ketteler, à coup sûr, que cette orientation nouvelle pourrait déplaire.

Mais la « prochaine grande crise » tout à l’heure prévue par le publiciste bavarois, la crise d’où la Petite Allemagne sortirait glorifiée sous le nom d’Empire allemand, allait bientôt, hélas ! offrir aux survivans du parti de la Grande Allemagne l’occasion de prouver, comme le souhaitait Ketteler, que nul ne les surpassait en patriotisme. L’occasion fut avidement saisie. On avait bien essayé jadis, dans quelques cercles prussiens, d’exploiter certain voyage qu’avait fait sur le Rhin l’archevêque Sibour, et certaine visite de Montalembert à son ami Reichensperger, pour accuser les « ultramontains » rhénans de sympathies françaises ; et Reichensperger souriait en constatant qu’on les traitait tour à tour d’Autrichiens, de Belges, de Français. Mais l’attitude même des catholiques d’Allemagne enlevait à ces rumeurs tout crédit et toute durée. À lire leurs discours et leurs écrits avant et après Sadowa, on voit que ce qu’ils redoutaient avant tout comme patriotes, c’était que la lutte fratricide entre l’Autriche et la Prusse n’amenât une tierce puissance, une étrangère, à s’insinuer dans les affaires germaniques. L’ancienne Ligue du Rhin, qui avait fait de Napoléon Ier un arbitre des destinées allemandes, se présentait à toutes les mémoires comme un cauchemar ; les Feuilles historico-politiques, quelque hostiles qu’elles fussent à la Prusse, écrivaient déjà, en 1863 : « Entre la France et la Prusse, pour nous Allemands, aucune comparaison n’est possible. Plutôt encore être Prussiens-impérialistes que Français-allemands et qu’enrôlés dans un Rheinbund ! » Les mêmes Feuilles, si hostiles qu’elles fussent à Bismarck, disaient en 1866 : « Avec Bismarck, on pourra discuter ; avec la France, jamais ! » Dans ses notes manuscrites sur la terrible année 1866, ce qui faisait pleurer Reichensperger, c’était l’effondrement de la Grande Allemagne ; mais ce qui le faisait trembler, c’était l’idée que Napoléon, après avoir poussé la Prusse à Sadowa, s’ingérerait bientôt entre les deux antagonistes. Ketteler, s’épanchant dans une lettre à sa sœur, redoutait que la guerre de 1866 ne fit perdre à l’Allemagne tout le fruit des luttes livrées en 1813 pour l’indépendance. Le nom même de Napoléon rendait cette crainte plus lancinante, plus poignante ; il semblait que les morts parlassent, et qu’ayant maudit l’oncle, ils insultassent le neveu.

Le neveu, d’ailleurs, — l’homme de Magenta et de Solférino, — n’était-il pas en partie responsable des infortunes de l’idée de « Grande Allemagne ? » Cette idée vaincue, même résignée, même abdiquant, même pardonnant à Bismarck, gardait comme un reste de vie, pour soulever des rancunes contre l’empereur des Français,

Aussi, le jour où Bismarck entretiendra l’Allemagne, à sa façon, d’un colloque survenu à Ems entre le roi Guillaume et le ministre de Napoléon III, les invalides de l’idée de Grande Allemagne accourront auprès des soldats de la Petite Allemagne, et l’étranger, naguère considéré comme l’artisan des dissensions allemandes, sera sans le vouloir, tout de suite, l’artisan d’une grande réconciliation, d’une de ces réconciliations qui semblent effacer l’histoire de la veille et préparer une sorte de table rase où s’inscrira l’histoire du lendemain. Grands Allemands et Petits Allemands, Grossdeutsche et Kleindeutsche, ne retiendront plus, dans ces noms qui les divisaient, qu’une syllabe commune : Deutsch. Les uns avaient pour maître Goerres ; ils lisaient Janssen, qui, dans une brochure publiée en 1861, s’efforçait de prouver, pièces en main, les aspirations historiques de la France à la possession du Rhin. Les autres s’étaient mis à l’école de Maurice Arndt ; ils lisaient Häusser, qui avait réfuté pour l’Allemagne les travaux de Thiers sur Napoléon. Entre Goerres et Arndt, entre Janssen et Häusser, entre l’ancienne école catholique de Munich et le Nationalverein protestant, l’année 1870 nouait une concorde imprévue.


« Comme en Allemagne, écrivait Schelling au début du siècle, il n’existe pas de lien extérieur ayant le pouvoir de raviver l’ancien caractère national qui s’est effondré dans le particularisme, et qui se perd de plus en plus, ce caractère ne pourra se reconstituer que par un lion interne, une religion ou une philosophie. »

Que ce lien pût redevenir le catholicisme, on l’avait sérieusement espéré, vers 1840, autour de la Table ronde de Goerres : on y prophétisait volontiers que le protestantisme agonisait, que l’unité religieuse de l’Allemagne était prochaine ; et les partisans de la Grande Allemagne avaient quelque temps durant pris l’habitude de riposter aux Prussiens jaloux d’unification : « Faisons d’abord l’unité religieuse, l’unité politique suivra. » Puis les faits avaient parlé, plus décisifs, sinon plus éloquens que les rêves. Ils avaient prouvé, à l’encontre du mot de Schelling, que le caractère national ne pouvait se reconstituer que par la guerre… Ketteler alors, survenant, et profitant toujours de l’école des faits, avait expliqué que, pour couronner l’œuvre, pour achever l’unité qui était comme le symbole de ce caractère national reconstitué, il fallait reconnaître l’autonomie des Églises, ce qui voulait dire, implicitement, leur diversité. Il avait ainsi mis fin au quart de siècle de polémiques où, pour des raisons confessionnelles, certains Allemands donnaient leur cœur à l’Autriche, certains autres à la Prusse ; il avait présenté la vraie solution : liberté des Églises.

Puisque la Prusse, depuis 1850, accordait chez elle l’autonomie religieuse, qui donc eût pu penser que, dans la Prusse devenue l’Allemagne, le chancelier de Bismarck appliquerait des maximes inverses, et que les catholiques grossdeutsch, que lui avait ralliés la voix de Ketteler, seraient récompensés par le Culturkampf ? Serait-ce donc une loi de l’histoire, qu’avant de prétendre à quelque efficacité, avant même d’obtenir respect et créance, les « ralliemens » tardifs sont mis à l’épreuve par de terribles crises et découragés sans pitié, — on pourrait presque dire : punis, — par ceux-là mêmes dont l’hospitalité semblait promise ?


GEORGES GOYAU.

  1. Les deux volumes que M. Pastor, l’historien des papes de la Renaissance, actuellement directeur, à Rome, de l’Institut historique autrichien, a consacrés à Auguste Reichensperger (Fribourg, Herder), sont l’une des sources les plus importantes de l’histoire politique et religieuse de l’Allemagne durant le dernier demi-siècle : ils nous ont été d’un secours précieux.
  2. L’anecdote, du reste, est aujourd’hui controuvée.
  3. Ici même, les lecteurs de la Revue n’ont pu l’oublier, Treitschke a été l’objet d’une étude très fouillée de la part de M. J. Bourdeau (Revue du 15 juin 1889].