Les Origines du Culturkampf allemand/06

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Les Origines du Culturkampf allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 191-228).
LES ORIGINES
DU
CULTURKAMPF ALLEMAND

VI[1]
L’ALLEMAGNE ET LE CONCILE DU VATICAN

L’Église d’Allemagne se débattait parmi les crises qu’un précédent article a racontées : le concile du Vatican, qui détacha d’elle quelques intelligences, la fortifia néanmoins, en lui rendant la paix dans l’unité. Depuis dix ans ses adversaires s’armaient, cherchant un incident pour mobiliser : l’infaillibilité fut cet incident. Les mêmes décisions dogmatiques qui servirent de prétexte aux nationaux libéraux pour brouiller les deux pouvoirs mettaient un terme aux temps troublés durant lesquels l’Église avait été divisée contre elle-même ; elles affermissaient sa vigueur en même temps qu’elles lui suscitaient des hostilités ; elles étaient pour elle, tout ensemble, une raison prochaine de péril, une raison lointaine de victoire, et sous ce double aspect, l’assemblée œcuménique nous semble mériter une étude, préface indispensable à l’histoire même du Culturkampf.


I

Lorsqu’en 1865 Pie IX interrogea sur le programme du futur Concile trente-six évêques de la chrétienté, deux questionnaires furent destinés à l’Allemagne : l’un était adressé à Weis, de Spire ; l’autre, à Senestrey, de Ratisbonne. Senestrey réclama, — comme certains autres parmi les trente-six, — que la prochaine assemblée s’occupât de l’infaillibilité papale. Les motifs qu’il alléguait montrent sous quel aspect se présentait aux Allemands infaillibilistes la passionnante question qui devait transformer en théologiens certains laïques, en hérétiques certains théologiens.


Il n’y a que très peu d’esprits aujourd’hui, écrivait-il, qui dément au Pape la prérogative d’être infaillible ; ceux-là mêmes qui la contestent n’agissent point par motifs théologiques, mais avec le dessein de pouvoir affirmer et défendre plus sûrement la liberté de la science. Il semble qu’à cet effet, à une époque toute récente, s’est formée à Munich une école de théologiens qui, dans tous leurs écrits, visent surtout à déprécier le Saint-Siège, son autorité, son système de gouvernement, par des allégations historiques, à l’exposer au dédain et spécialement à contester l’infaillibilité du Pape parlant ex cathedra.


Senestrey voulait, dès 1865, que le mépris des professeurs bavarois pour la théologie « romaniste » fût châtié par une riposte œcuménique, par une riposte souveraine. D’une « science » chicanière, persifleuse et sarcastique, on en appellerait au concile ; l’autorité conciliaire, mise en branle à d’autres époques pour limiter le pouvoir papal, se dresserait, cette fois, pour le venger et l’exalter. C’est en regardant Munich que Senestrey voulait que l’Église parlât, et qu’en précisant les pouvoirs du Pape elle abrégeât d’inutiles polémiques et déroutât d’impérieuses hostilités. Munich soulevait un débat : Rome devait l’accepter, l’évoquer, le trancher.

Il ne s’agissait point d’opposer, à un péril nouveau, un dogme nouveau, mais, simplement, d’extraire du dépôt de la révélation une vérité qui s’y trouvait contenue, et d’affirmer cette vérité, explicitement, sous la forme d’une définition dogmatique. Et que le progrès du dogme s’accomplît ainsi par une sorte de réaction contre des tendances déjà réputées dangereuses ou contre des opinions bientôt réputées hérétiques, cela, non plus, n’était pas une nouveauté. Le mystérieux mot de saint Paul : Oportet hæreses esse, régit l’histoire séculaire du dogme ; les heures où l’Église s’inquiète le plus de ce qu’elle appelle les ténèbres de l’erreur sont toutes proches d’autres heures où ces ténèbres mêmes lui sont une occasion d’épanouir des clartés nouvelles ; et le frôlement de ces hérésies dont elle craint que la masse des esprits ne soit obscurcie rend plus lumineux pour sa propre conscience l’immuable contenu de la révélation.


II

Plusieurs brochures allemandes, dès 1868, tracèrent à la future assemblée certains programmes singulièrement aventureux. Les deux principales, dont les auteurs se qualifiaient simplement d’« ecclésiastiques catholiques, » paraissaient écrites sous l’influence de l’école de Munich, à proximité de Doellinger. L’un de ces opuscules, relativement modéré, attaquait les Jésuites, l’Index, le célibat des prêtres, et soutenait sur les petits séminaires des théories qui devaient déplaire à Rome. L’autre, plus exalté, dessinait le plan d’un concile qui serait une immense représentation démocratique de l’Église. Tous les chrétiens y devaient être convoqués ; ils s’y rassembleraient par nations ; des congrégations nationales, sortes d’assemblées primaires, élaboreraient des propositions. Les évêques, groupés en congrégations épiscopales, étudieraient ces vœux de la foule. Les décisions seraient prises dans des séances solennelles. Lorsqu’il s’agirait de dogme ou de morale, les évêques seuls y voteraient ; si des questions de discipline étaient en jeu, ou de liturgie, ou bien encore de politique religieuse, les simples prêtres et les moines auraient droit à quelques suffrages. Les susceptibilités nationales seraient soigneusement respectées ; l’épiscopat de chaque pays aurait un nombre de voix proportionné au chiffre qu’atteignait dans ce pays la population catholique : si bien que l’Italie, où les petits diocèses pullulent, verrait nécessairement un certain nombre de ses évêques rester à la porte du concile ; tandis que l’épiscopat allemand, peu nombreux et régnant sur de vastes territoires, siégerait tout entier dans l’auguste assemblée. La façon dont s’étaient organisés les Pères de Trente, dont ils avaient délibéré, dont ils avaient voté, offusquait l’auteur anonyme ; il ne jouait si complaisamment au Sieyès que pour amener l’Église à réagir contre un tel précédent. Passant outre à trois siècles d’histoire, cet esprit avancé, qui peut-être n’était qu’arriéré, remontait jusqu’au XVe siècle, jusqu’à Constance, jusqu’à Bâle, pour adapter aux maximes de 1848 l’Église démocratisée. Il y avait une sorte d’anachronisme, à vouloir ressusciter, dans la catholicité à laquelle Pie IX présidait, les expédiens révolutionnaires qu’avait imaginés la théologie gallicane, en vue d’échapper à l’anarchie du Grand Schisme : comme si la papauté n’avait jadis esquivé le joug de certaines aristocraties conciliaires que pour se laisser tyranniser par une démocratie conciliaire ; comme si elle n’avait triomphé d’un parlementarisme oligarchique que pour devenir la captive et l’esclave d’un certain puritanisme.

Ces mystérieux manifestes avaient déjà fait grand bruit, lorsqu’en février 1869 la Civittà Cattolica publia une correspondance de France, où l’on affirmait que la plupart des catholiques français attendaient du concile la proclamation de l’infaillibilité, celle de l’Assomption de la Vierge, et un certain nombre de formules positives, d’affirmations nettes, sur toutes les questions délicates naguère visées par le Syllabus. Il fut établi plus tard que cette correspondance, toute privée, avait été discrètement écrite à l’instigation du nonce, pour être discrètement lue au Vatican, et qu’elle s’était glissée par mégarde dans la Civittà. Votre prétendue mégarde est une tactique, ripostaient les adversaires ; ils avaient autant de peine à croire un Jésuite capable d’une étourderie qu’à croire la chaire de Pierre incapable d’erreur. A coup sûr, pensaient-ils, la Civittà n’avait pu faillir : ce qu’elle avait commis de malencontreux devait être volontaire ; elle avait agité la question de l’infaillibilité pour déchaîner une campagne hostile, qui rendrait inévitable une définition. Il y eut tout un parti de catholiques, qui accusèrent les Jésuites de travailler en agens provocateurs pour le dogme futur... Mais sans mentionner ici les deux volumes gallicans de Maret, dont la préparation était dès lors très avancée, les brochures mêmes dans lesquelles l’école de Munich jetait à Rome un premier défi n’étaient-elles pas antérieures à cette correspondance tant incriminée ? Aussi bien, à Munich comme à Paris, les anti-infaillibilistes avaient déjà braqué leurs pièces, avant que l’article de la Civittà ne rendît leur tir plus précis et plus nourri.

L’émotion fut grande à Munich. Du 10 au 15 mars 1869, la Gazette universelle d’Augsbourg publia contre l’omnipotence papale une série d’articles anonymes, dont l’auteur concluait que l’année 449 s’était tristement illustrée par un concile connu sous le nom de concile des brigands et que l’année 1869 serait marquée par le synode des flatteurs. D’aucuns attribuaient à l’historien Gregorovius cette prose virulente, d’autres au prêtre Pichler, connu par ses travaux sur le schisme grec ; les plus avisés soupçonnaient Doellinger. Cinq mois et demi plus tard, ces articles, remaniés et complétés, parurent en un volume, sous l’équivoque pseudonyme de Janus. L’auteur y développait une thèse érudite au profit d’une manœuvre politique. La manœuvre consistait à insinuer que tout développement de la puissance pontificale serait incompatible avec les principes fondamentaux des États modernes ; devant des lecteurs prompts à l’effroi, la docte mémoire d’Ignace Doellinger évoquait les bulles antiques dans lesquelles des papes affirmaient leur droit de déposer les rois ou de sévir contre l’hérésie. A regarder de près la plus terrible d’entre elles, la bulle Unam sanctam de Boniface VIII, on constate sans peine que, strictement parlant, le privilège de l’infaillibilité ne s’applique, dans ce document, qu’à une ligne d’affirmations expresses, formelles, solennellement accompagnées du mot Declaramus : « Nous déclarons, en conséquence, que toute créature humaine est soumise au Saint-Siège ; » et ces mots tels quels, pris en soi, n’offrent rien d’alarmant pour les rois, même pour les républiques. Mais ces distinctions paraissaient subtiles aux profanes, mal accoutumés à comprendre que, dans certains domaines, il est nécessaire de distinguer si l’on ne veut pas confondre ; et l’ensemble des documens alignés par Doellinger laissait à la simplicité publique cette impression qu’un accroissement de la primatie pontificale mettrait en grave péril l’autonomie des États.

Au surplus, Doellinger, biffant des pages entières de son Histoire de l’Église, exposait une thèse nouvelle d’après laquelle les progrès de la papauté, dans le passé même, avaient résulté d’une série d’usurpations. Jusque vers le milieu du IXe siècle, cette puissance s’était conduite correctement, développée normalement ; une fois parues les Fausses Décrétales, elle n’avait plus été qu’une excroissance morbide[2]. On verra plus tard, après la mort d’Ignace Doellinger, l’un des disciples de ce maître attaquer l’authenticité des fameux canons de Sardique, de l’année 343, et s’efforcer ainsi de faire remonter jusqu’au IVe siècle même les incorrections de la papauté. La science de Doellinger. pointilleuse et taquine, expliquait mal la riche complexité des faits ; il y avait quelque chose de volontairement rétréci, d’humiliant pour l’humanité, dans cette méthode morose qui se targuait d’attribuer à une série de falsifications une apparition comme celle de la papauté.

Pour qu’une idée fit son œuvre, pour qu’elle fût vraiment une idée-force, suffirait-il, d’aventure, qu’elle jaillît un jour dans le cerveau d’un mystificateur ? L’apocryphe aurait-il une telle puissance architecturale, que des réalités massives et même grandioses pussent n’être rien de plus que les filles du mensonge, et non pas du mensonge de la légende, sorte de poésie parfois plus vraie que l’histoire, mais du mensonge pédant et mesquin subtilement préparé par des scribes ? Lorsque le Doellinger de 1869 rabaissait ainsi le grand phénomène religieux qu’offre l’épanouissement de la papauté, il ne prévoyait pas, apparemment, que bientôt l’Allemagne protestante, par la voix des Weiszäcker et des Harnack, rendrait au contraire hommage à la primauté romaine primitive et à la conception catholique de cette primauté, telle qu’un autre Doellinger, celui de 1830 et de 1840, l’avait brillamment défendue.

Mais l’Allemagne savante de 1869 se passionnait pour les anecdotes d’interpolations ou de grattages à travers lesquelles l’énigmatique Janus semblait dérouler, comme un roman d’aventures, toute l’évolution de la papauté. Le futur cardinal Hergenroether publiait l’Anti-Janus, et se refusait à croire, encore, que le publiciste auquel il ripostait fût véritablement Ignace Doellinger. Janus, — car c’était lui, — continuait d’instruire les clercs à l’université ; il avait sur eux une influence immense, « qu’on peut à peine comprendre si on ne l’a pas subie. » Ce sont les propres termes d’un théologien fort connu, le P. Weiss, dominicain, qui, de son aveu, se serait, à cette date, fait brûler pour Doellinger. Janus demeurait professeur, éducateur d’esprits, directeur d’éludés, au service de cette Église qui, s’il le fallait croire, bénéficiait depuis dix siècles de certaines tromperies.

Déjà pourtant Frohschammer, depuis longtemps sorti de l’Église, concluait que, pour être logique avec lui-même, Janus aussi devait faire exode. Un Espagnol résidant à Munich, Lianno, prêchait, dans ses brochures, la séparation d’avec le Saint-Siège ; et le même programme s’étalait, en mai, dans un curieux appel adressé aux catholiques badois. On y signalait qu’à la place du vrai catholicisme, une confession nouvelle se fondait : le vrai catholicisme exigeait tous les dix ans un concile provincial, tous les ans un synode diocésain ; la confession nouvelle installait un absolutisme ecclésiastique. Entre ces deux religions, l’Etat saurait discerner ; et ce n’est pas à celle-ci, assurément, qu’il attribuerait les biens de l’Église et reconnaîtrait des droits d’Église : traitant le romanisme en nouveau venu, il qualifierait officiellement d’héritiers légitimes du catholicisme les ennemis de l’autocratie papale. Ainsi fermentaient les impatientes espérances qui pousseront plus tard les « vieux-catholiques » à réclamer du pouvoir civil, en faveur de leur Église, un brevet d’antiquité et un sceau d’authenticité.


III

Mais déjà, derrière Janus, se dressait l’Etat bavarois. Louis II questionnait le nonce sur les rumeurs qui couraient au sujet de l’infaillibilité. Le professeur Haneberg rentrait de Rome ; il racontait qu’au début du concile Manning se lèverait, demanderait la définition de l’infaillibilité, que, « par une acclamation générale et bruyante, » les évêques soutiendraient Manning, et que le pape céderait, « entraîné par cet élan, ce mouvement du Saint-Esprit. » « Reisach et les Jésuites, Manning et tutti quanti, écrivait Doellinger, c’est une phalange formidable. » Et devant cette phalange tremblait la cour de Bavière, qui de vieille date détestait Reisach. Doellinger faisait pour le prince de Hohenlohe, président du ministère, un brouillon tout anxieux, tout apeuré, et ce brouillon était l’origine de la retentissante dépêche du 9 avril 1869, par laquelle Hohenlohe invitait les cabinets de l’Europe à s’entendre, pour la défense des idées modernes, pour la sauvegarde des droits des Etats.

Hohenlohe semblait croire que le concile s’occuperait de politique beaucoup plus que de théologie ; on eût dit qu’il perdait de vue, — si jamais son attention s’y fût attardée, — le discret et vaste travail par lequel se préparaient, à Rome, les décisions conciliaires relatives aux fondemens de la foi. Seule, l’infaillibilité l’occupait ; il agitait devant l’Europe, comme un épouvantait, l’annonce des prétentions théocratiques sous le joug desquelles le Pape infaillible courberait les gouvernemens temporels. Chevalier du droit moderne, il s’insurgeait contre les condamnations du Syllabus, qui, du jour où elles seraient transformées par le concile en affirmations positives, exigeraient l’adhésion effective et pratique des divers États. Ce qu’il voulait, c’était que les puissances se concertassent, à l’avance, contre les décrets qui pourraient être votés sur des questions politico-religieuses ou sur des matières mixtes.

Si Hohenlohe était allé jusqu’au fond de ce « droit moderne » dont il s’improvisait le champion, il eût constaté que les mêmes maximes qui prétendaient délier les princes de leur fidélité à l’Église, abolissaient inversement, par une conséquence logique, la souveraineté qu’ils affectaient jadis à son endroit, et que les changemens profonds qui les avaient dégagés de leur obédience les avaient en même temps privés de leur hégémonie... Il n’y a de place pour un Philippe le Bel qu’aux époques où il y a place pour un saint Louis ; et les rois n’ont prétexte pour jouer aux sacristains que lorsque leur trône, en théorie, en principe, s’appuie contre l’autel. Hohenlohe commettait une erreur de date en voulant mettre au service du droit moderne certains procédés archaïques d’intervention, d’ingérence et d’immixtion ; l’âge n’était plus où les États pouvaient aspirer à régner sur l’Église, parce que l’âge n’était plus où la foi chrétienne régnait sur les États. Lorsque, en juillet 1868, M. Emile Ollivier, comme député, réclamait la liberté du concile, et lorsque, en 1869, devenu chef du ministère, il savait résister à certains de ses collègues, résister aussi aux prélats les plus persuasifs, pour sauvegarder victorieusement cette liberté, il ne faisait qu’enregistrer, en les commentant avec une dialectique lucide, les nécessités mêmes de l’histoire, et donnait ainsi l’exemple, peut-être unique, d’une politique religieuse aussi rassurante pour les consciences que satisfaisante pour les susceptibilités de r» esprit laïque. » Mais le prince Clovis de Hohenlohe ne s’élevait point à ces altitudes ; et ce catholique se disposait à lutter contre le concile comme il luttait à Munich même, depuis quelques années, contre les influences cléricales. L’émoi des protestans en présence des avances que leur avait faites Pie IX, les brochures de polémique par lesquelles ils y avaient répondu, la riposte solennelle que le conseil suprême évangélique de Prusse avait lancée, dès 1868, contre la parole pontificale, tous ces faits apparaissaient au prince de Hohenlohe comme un indice certain que le concile allait troubler la paix religieuse. La circulaire diplomatique qu’il apportait comme remède n’était rien de plus qu’un acte de police ecclésiastique et méritait l’accueil médiocre, tantôt évasif et tantôt défavorable, que lui réservaient les Cabinets de l’Europe.

Doellinger, à qui Hohenlohe transmettait tour à tour les réponses des gouvernemens, s’efforçait de les réfuter. L’infaillibilité, disait-il en substance, a toutes chances d’être proclamée ; elle installera la théocratie en face des pouvoirs civils ; et ce sera un fait accompli. Le dogme une fois défini, prêtres et fidèles y seront à. jamais attachés ; aucun gouvernement ne pourra s’insurger, et les États qui s’y essaieront ne susciteront que des sourires. Il n’y a qu’un remède : apeurer Rome tout de suite, et prêter main forte, ainsi, à ces cardinaux et à ces évêques à qui déplaît le projet de définition. Alors Hohenlohe lui-même reprenait la plume : il adressait à la Gazette d’Augsbourg un article anonyme pour critiquer la réponse louvoyante, dilatoire, qu’au nom du gouvernement de François-Joseph le comte Beust avait faite à la circulaire du 9 avril. Beust s’imagine, objectait Hohenlohe, qu’il sera temps d’aviser, lorsqu’on verra le concile se préparer à des empiètemens dans le domaine politique ; mais on ne verra pas le concile se préparer, on apprendra, tout d’un coup, et ce sera trop tard, que le concile a empiété.

Tandis que Hohenlohe s’agitait, Bismarck observait et attendait. Roeder, qui représentait en Suisse le roi Guillaume, interrogeait Bismarck sur les intentions de la Prusse : le 23 mars 1869, le futur chancelier répondait que les évêques ne subiraient aucune entrave, que le gouvernement s’abstiendrait, qu’on se tiendrait prêt d’ailleurs à défendre les droits de l’État si ces droits étaient en péril, mais que, pour l’instant, aucune mesure préventive n’était nécessaire. Ainsi pensait Bismarck, douze jours avant que la circulaire Hohenlohe n’étonnât les chancelleries. Arnim, ministre de Prusse à Rome, dans une lettre qu’il adressait à Bismarck, le 14 mai 1869, affichait la même indifférence au sujet de l’infaillibilité. Il lui semblait que Doellinger s’exagérait singulièrement la portée de ce débat. Arnim, à cette date, était tout près de n’y voir qu’une simple chicane de mots. Que le Pape ne fût infaillible qu’avec les évêques, ou qu’il le fût sans eux, en quoi cela méritait-il d’intéresser les États, et surtout de les inquiéter ? Mais Arnim ajoutait que la « commission politico-ecclésiastique » préparait, à elle toute seule, certaines décisions intéressant les rapports de l’Église et de l’État, que les gouvernemens devaient protester, et que, par surcroît, les divers Cabinets de l’Allemagne devaient exiger d’être représentés, aux délibérations mêmes du concile, par un ou plusieurs ambassadeurs. À cette date, ce n’est pas de l’infaillibilité qu’Arnim se préoccupait, mais uniquement des formules positives qui pourraient être votées au sujet des deux pouvoirs. Quelque précise et restreinte que fût son anxiété, Bismarck, encore, la trouvait exagérée. Que des puissances protestantes pussent être représentées au concile, c’était impossible, aux yeux de Bismarck : leurs délégués ne seraient pas écoutés, et ne recueilleraient qu’humiliation pour leurs souverains. Assurément, dans le vieil État chrétien, où le droit canon devenait droit public, le prince devait prendre part aux assemblées où s’élaborait ce droit, mais la Prusse fondait sa politique sur cette double idée, que l’Église était libre, et que tout empiétement dans le domaine de l’État comportait une répression : dès lors, l’envoi d’un ambassadeur au concile inaugurerait une confusion nouvelle entre les deux pouvoirs. Tout ce que retenait Bismarck dans la lettre de son ministre, c’est que la « commission politico-ecclésiastique » devait attirer la vigilance des gouvernemens : aussi se disait-il autorisé par le roi Guillaume à négocier avec la Bavière, et même avec les autres États de l’Allemagne, en vue de faire savoir, à Rome, que, si l’Église s’avisait d’usurper, les gouvernemens résisteraient. Le 12 juin, à Berlin, Hohenlohe dinait chez Bismarck avec Varnbueler, le premier ministre du Wurtemberg. Que Rome fasse toutes les extravagances qu’elle veut, disait Varnbueler, ce sera un clou de plus au cercueil de l’ultramontanisme. Bismarck montra plus de complaisance apparente pour les désirs de Hohenlohe : il croyait bon que la Bavière, par une sorte de démarche préventive, envoyât à Rome quelque personnalité, qui ferait officieusement certaines remarques au nom des divers États de l’Allemagne. Varnbueler finit par accepter l’idée. Mais les semaines passaient, et rien ne se décidait. On annonçait, un instant, que le roi Jean de Saxe allait se rendre à Rome pour parler au nom de l’Allemagne. Son état de santé, l’incertitude de la situation, finissaient par l’en dissuader. Hohenlohe, le 14 juillet, se plaignait à Louis II de la mauvaise grâce de certains États allemands, jaloux sans doute de la Bavière ; le 5 août, il avouait à Bismarck n’avoir pas encore mis la main sur la personnalité qui devait à Rome faire délicatement la grosse voix. Bismarck se consolait du retard : évidemment il ne se souciait qu’à moitié de se compromettre avec le gouvernement de Munich. Ministre d’un État protestant, il préférait laisser à la catholique Bavière la responsabilité d’explications pénibles avec le chef de la catholicité.

Il savait d’ailleurs, sans doute, que la cour de Rome était résolue à ne soumettre au concile aucun des projets élaborés par la « commission politico-ecclésiastique ; » et cela suffisait pour rassurer Bismarck. Le 11 août, il se félicitait, dans une lettre à Hohenlohe que, grâce à l’entente des Cabinets allemands, le « parti des fanatiques » eût désormais moins de crédit auprès de Pie IX ; il observait qu’assurément les États, au moins ceux de l’Allemagne du Nord, trouveraient des armes dans leur législation, mais qu’il était préférable de prévenir tout conflit, et que le ministre des Cultes agissait en ce sens sur l’esprit des évêques. Ainsi Bismarck, en mars et mai 1869, considérait la proclamation éventuelle de l’infaillibilité comme une affaire purement théologique, que les princes laïques, spécialement les princes protestans, pouvaient envisager avec pleine indifférence ; les nouvelles qu’en août il recevait de Rome lui faisaient espérer l’issue pacifique des délibérations conciliaires. Tandis qu’il suffisait de grossir les alarmes de Hohenlohe, de grossir même celles d’Arnim, pour acheminer l’Allemagne, tout doucement, vers l’éclosion d’un Culturkampf, Bismarck, au contraire, parlait encore et agissait encore en homme de paix religieuse, et comme s’il n’avait eu d’autre idéal que de prolonger en Prusse la politique ecclésiastique inaugurée jadis par Frédéric-Guillaume IV.

Hohenlohe, lui, malgré la fraîcheur d’accueil qu’il rencontrait en Europe, et même en Allemagne, entretenait dans l’opinion publique, et dans son propre cerveau, une sorte d’obsession des périls politiques qu’entraînerait l’infaillibilité : il questionnait des prêtres, des légistes, pour qu’ils lui fournissent des raisons d’avoir peur. A Wurzbourg, il était déçu : la faculté de théologie lui répondait qu’alors même que le concile déclarerait le Pape infaillible et dogmatiserait sur le Syllabus, l’accord des deux pouvoirs ne serait aucunement lésé ; elle niait que la définition conciliaire pût avoir pour effet de donner une valeur dogmatique à la théorie de la souveraineté du Pape sur les rois ou aux principes canoniques sur l’immunité des clercs. Mais les théologiens de Munich, à l’unanimité moins deux, tinrent un autre langage. Le Jésuite Schrader avait tenté de rédiger les formules affirmatives qui ripostaient à chacune des thèses condamnées par le Syllabus ; et l’une de ces formules énonçait que le pouvoir civil ne peut pas s’immiscer dans les questions de religion, de morale et de droit canon, ni se faire juge des instructions données par les chefs ecclésiastiques comme des règles pour la conscience. Doellinger et ses collègues voyaient dans cette phrase un péril public. Plusieurs brochures surgirent, pour les réfuter. Alors les juristes vinrent à la rescousse ; la faculté de droit proclama que les décisions conciliaires projetées bouleverseraient complètement, en Bavière, les rapports de l’Église et de l’Etat. La consultation qu’elle rédigea mettait en relief certaines thèses du Syllabus et répondait à ces anathèmes d’Église par l’affirmation très tranchante et très crue de la prépondérance laïque. Les cartons des ministères s’ouvraient à ces doctes manuscrits ; il y avait là des armes toutes prêtes, que manieraient, à l’heure opportune, publicistes, magistrats et policiers. Hohenlohe priait les autres gouvernemens de l’Allemagne de mobiliser aussi leurs savans ; les gouvernemens restaient sourds. La défiante devise : Si vis pacem, para bellum, qui même n’est pas toujours justifiée lorsqu’il s’agit des relations entre deux États, devient messéante dès qu’on veut l’étendre aux rapports avec l’Église ; et lorsque, sous les auspices de Doellinger, la catholique Bavière, seule parmi les puissances allemandes, aménageait un arsenal et préparait la guerre, lorsqu’elle remplaçait son ministre à Rome, Sigmund, réputé trop conciliant, par le comte Tauffkirchen, homme de confiance de Hohenlohe, on ne peut dire, en vérité, qu’elle cherchât la paix


IV

A l’écart des publicistes qui voulaient émouvoir l’opinion, à l’écart des diplomates qui voulaient émouvoir l’Europe, une autre action s’exerçait, moins agressive et plus discrète, sur l’épiscopal de l’Allemagne. L’évêque de Trêves, dans une pastorale, avait expliqué que les prêtres et même les laïques pouvaient influer sur un concile. Les esprits vibraient trop pour être insensibles à de pareilles remarques ; on y voyait des invites. Un professeur de Coblentz, Stumpf, qu’une certaine fougue poussait sans doute à des généralisations faciles, allégua qu’en effet la correspondance publiée par la Civittà dénotait l’effort d’un grand ordre religieux pour exercer une pesée sur le concile, et que des Allemands intelligens avaient le droit d’agir, non moins que les Jésuites. Le manifeste qu’il rédigea circula dans la région de Coblentz, en quête de signataires distingués. Il concluait nettement que la définition de l’infaillibilité n’était pas opportune, et qu’elle risquait d’entraver l’union des Églises. Si d’ailleurs le concile voulait de la besogne, Stumpf lui signalait quatre tâches : rompre avec la conception médiévale d’un État théocratique où la contrainte des lois civiles est mise au service du dogme ; travailler au relèvement scientifique du clergé ; organiser la participation des fidèles à la vie de l’Église ; supprimer l’Index. Un accident fit s’envoler une copie de ce papier dans les bureaux de la Gazette universelle d’Augsbourg. L’évêque de Trêves, mécontent, garda le silence. Stumpf collaborait souvent à la Feuille de littérature théologique, de Bonn : dans cette ville, aussi, l’adresse trouva des signataires, qui l’expédièrent à Melchers, archevêque de Cologne. Melchers répondit qu’il ferait usage de la communication et qu’en promettant soumission, quoi qu’il advînt, aux décrets du concile, ces laïques réjouissaient son cœur d’évêque. En fait, Stumpf oubliera plus tard l’engagement qu’il avait pris, ne retiendra que les avis qu’il avait donnés et, mortifié, il quittera l’Église.

Le manifeste de Coblentz n’avait fait que reproduire, sous des signatures laïques, les idées et les vœux qu’exprimaient volontiers, dans leurs cercles restreints, un certain nombre de professeurs des facultés de théologie ; mais en traitant d’une façon sommaire des questions délicates, il encourait des reproches qui ne lui furent pas épargnés. Les Voix de Maria Laach le discutèrent, avec leur habituelle précision théologique. On accusa Stumpf de provoquer une immixtion des puissances laïques dans les débats conciliaires : il se défendit en observant que la rédaction de l’adresse, qui datait du 23 mars, était antérieure à la publication de la circulaire Hohenlohe. On nota certaines harmonies entre les aspirations de l’école de Munich et celles dont témoignait le manifeste de Coblentz. Stumpf maintint que Doellinger était complètement étranger à la confection du document. Mais l’intrépidité qu’affectaient les manifestans de Coblentz à s’aventurer sur les terrains les plus variés compromettait plutôt qu’elle ne fortifiait leur action principale, qui visait l’infaillibilité. Car en même temps qu’ils voulaient dissuader le concile de déférer aux vœux de ce qu’ils appelaient une école, ils proposaient en bloc à sa ratification, en matière intellectuelle, canonique, politique, les vœux d’une autre école ; et du jour où l’anti-infaillibilisme apparaissait comme étroitement lié à un certain système de fronde, la définition conciliaire semblait d’autant plus urgente et d’autant plus justifiée, que Stumpf se flattait d’avoir à sa suite « les neuf dixièmes des Allemands intelligens, » On pouvait estimer, même, qu’en prenant l’initiative de cette définition le concile opposerait la plus efficace des réponses à ceux qui demandaient, comme le faisait Stumpf dans une lettre à l’évêque d’Ermeland, que des synodes diocésains fussent préalablement réunis, où les laïques seraient représentés. C’était considérer l’assemblée œcuménique comme une émanation des assemblées primaires de la chrétienté, et comme tenant son pouvoir d’en bas plus que d’en haut. Mais dès lors, puisque la souveraineté du concile était en butte aux mêmes suspicions que celle du Pape, la spontanéité même avec laquelle le concile exalterait le Pape attesterait le droit de l’autorité conciliaire et témoignerait avec éclat qu’un concile œcuménique était quelque chose de plus et quelque chose d’autre que l’étage supérieur de je ne sais quel parlementarisme ecclésiastique.

Leur sens catholique, plus encore que leur habileté tactique, dissuada les parlementaires de Berlin d’imiter la faute commise à Coblentz. En juin 1869, les Rhénans Pierre Reichensperger et Hosius, le Hanovrien Windthorst, les Bavarois Joerg et Freitag, le Wurtembergeois Probst, s’étant rencontrés au Parlement douanier, se confièrent les craintes que l’infaillibilité leur inspirait. Ils redoutaient spécialement, comme l’expliqua plus tard un d’entre eux, les prétextes qu’elle pourrait offrir à des États malveillans, pour une politique de persécutions. Une réunion de catholiques, par eux convoquée, fut assez confuse : on était en désaccord sur les moyens d’exprimer l’appréhension commune. Joerg, qui dirigeait à Munich les Feuilles historico-politiques, fut chargé de s’enquérir. Ses luttes pour le romanisme, sa brouille avec son ancien ami Doellinger, son hostilité déclarée contre le manifeste de Coblentz, assuraient à Joerg la confiance des milieux les plus orthodoxes ; aucune plume n’était mieux à l’abri de toute suspicion. Informations prises, Joerg fit savoir à ses collègues qu’on ne publierait aucune adresse, qu’on ne mendierait point des signatures, et qu’on se contenterait d’expédier à l’archevêque de Munich, pour qu’il en fit part à ses collègues, une communication confidentielle. De fait, ce document, qu’on appelle couramment l’adresse de Berlin, ne fut connu du public que trois ans plus tard. A Berlin comme à Coblentz, l’infaillibilité n’était pas l’unique question traitée ; mais tandis que les manifestans de Coblentz semblaient s’attacher, par le reste de leurs vœux, à rejoindre l’école de Munich, les silencieux correspondans de Berlin affectaient de s’en distinguer : ils se disaient hostiles à la notion d’Église nationale, proclamaient le droit du Pape d’avertir et de défendre, et affirmaient enfin, à l’encontre de la circulaire Hohenlohe, que le concile devait être libre à l’endroit des Etats. Ils déclaraient parler comme membres de « la généralité des croyans, qui sont les dépositaires de la tradition ininterrompue. » « Jamais, insistaient-ils, on n’a contesté, même aux laïques, dans la mesure de leur zèle pour le règne terrestre de Dieu, le droit de témoigner des courans et des impulsions qui se produisent au sein de la communauté ecclésiastique. » Et, s’autorisant ainsi de la tradition même pour prendre licence d’intervenir, ces bons catholiques ajoutaient simplement :


Lorsque le chef de l’Église catholique tire du dépôt primitif de l’Église les affirmations positives de la foi, agit-il seul, ou seulement en union avec l’ensemble des évêques ? Dans les siècles anciens, les circonstances extérieures et le malheur des temps ont pu rendre brûlante cette question ; mais aujourd’hui, d’après notre conscience de membres de l’Église, la solution apparaît d’autant moins nécessaire, que le concile pourrait être destiné par la Providence divine à ouvrir, avec une autorité partout incontestée, une période nouvelle de grandes assemblées ecclésiastiques.


Bien de plus, rien de moins ; et ces laïques, ensuite, rentraient dans le silence. Windthorst seul, peut-être, si l’on en croit certains bruits, soulageait encore son mécontentement par d’âpres boutades contre les Jésuites. Auguste Reichensperger, qui pensait comme le « concile laïque » de Berlin, demeurait plus calme : si anxieux qu’il fût en constatant les idées archaïques dans lesquelles s’enlizaient, en politique, certains infaillibilistes, il gardait confiance dans la prudence finale de l’Église. « A mon regret, écrivait-il, un parti se montre, qui voit le salut dans l’ancien régime des rois très chrétiens, et qui ne sait pas distinguer entre le vrai et le faux libéralisme. Je m’attache solidement à cette espérance, que la sagesse traditionnelle de l’Église se vérifiera une fois de plus. En soi, le combat que se livrent les esprits n’est pas un malheur : tout au contraire. » Auguste Reichensperger octogénaire fut récompensé de sa certitude sereine, par l’issue que donnait au combat l’octogénaire Léon XIII.


V

Harcelé d’une multitude d’avis, l’épiscopat se recueillait. Que des catholiques éprouvés, à qui l’on ne pouvait imputer aucune théorie subversive, soit en théologie soit en droit canon, et qui de vieille date défendaient l’Église dans les assemblées politiques, risquassent des réserves anxieuses, c’était là un fait très grave, et que des pasteurs d’âmes, responsables de la marche du concile, ne pouvaient négliger. Un autre symptôme excitait l’émoi : on savait de bonne source que certains représentans illustres de l’école théologique de Mayence, école « romaniste, » école « scolastique, » réputaient inopportune, eux aussi, la définition de l’infaillibilité. L’adresse de Berlin prouvait que le projet de définition déplaisait aux avocats politiques de l’Église, et les inquiétudes qu’inspirait ce projet à des hommes comme Ketteler, comme Moufang, comme Heinrich, révélaient qu’il était frappé de disgrâce par ceux-là mêmes qui avaient le plus vigoureusement combattu l’école de Munich.

« Dans notre temps, écrivait en 1867 Ketteler à Dupanloup, il ne s’agit point d’accroître le nombre des dogmes. Plus le monde est malade des efforts de l’absolutisme, plus l’Église, qui renferme une économie si admirable dans sa hiérarchie, devra éviter toute démarche qui pourrait laisser croire qu’elle subit elle-même l’influence de cet esprit dominant. » Ketteler n’était ni un théologien de profession, ni un historien de profession ; avant de recruter en leur faveur certaines raisons historiques ou théologiques, ses doutes sur l’opportunité de la définition résultaient, chez lui, du même système d’idées au nom duquel il combattait l’omnipotence du pouvoir civil et la centralisation d’Etat, l’omnipotence du propriétaire et celle du chef d’industrie. Quelle que fût sa foi profonde dans l’assistance surnaturelle qui sauverait des périls de la toute-puissance un pape proclamé infaillible, il redoutait que la papauté n’encourût les critiques superficielles de l’opinion laïque en se donnant même les apparences d’être un pouvoir sans contrôle et sans frein. Ketteler drapait, dans sa robe d’évêque, un féodal, un décentralisateur, un autonomiste convaincu ; à force de haïr l’absolu dans l’humanité, il en était venu à craindre que le vicaire de Dieu, — un homme, — ne fût en quelque mesure dépositaire de l’absolutisme divin.

Son vicaire-général Moufang, qui passa quelques mois à Rome comme consulteur, était nettement hostile au projet de définition. « Je crois à l’infaillibilité, disait-il un jour à Manning, mais je considère comme inopportun de la définir à présent ; » et sur l’invitation de l’archevêque anglais, il indiqua par écrit douze raisons d’ajournement. Pie IX, expliquait-il en substance, était armé par le décret du concile de Florence et par le Credo du pape Pie IV ; un respect presque universel accueillait ses décisions ; que voulait-on de plus ? et pourquoi s’engager en d’épineux débats sur les conditions d’exercice de l’infaillibilité ? Une définition ayant trait à l’autorité même de l’Église était d’une délicatesse tout exceptionnelle. Si les évêques se divisaient, ce serait d’abord très triste, et puis quel parti prendrait-on ? S’ils adhéraient d’une seule voix à l’infaillibilité, on dirait qu’ils abdiquent leur autorité dogmatique ; on en profiterait pour les déprécier, et eux-mêmes, peut-être, se relâcheraient et s’attiédiraient dans leur mission traditionnelle de juges de la foi. Par surcroît, la définition serait un obstacle à la réunion des Églises, elle gênerait le retour des protestans à l’unité, elle pourrait troubler les consciences catholiques ; elle provoquerait l’afflux à Rome, non point seulement des questions de doctrine, mais d’une multitude d’affaires, qui encombreraient les congrégations, et fallait-il ainsi développer la centralisation romaine aux dépens des autres membres de l’Église ? Manning répliqua point par point à ces objections de Moufang, mais sans réussir à le convaincre. Il semble bien, — c’était l’impression de Manning, — que le point de vue de Ketteler à l’origine était exactement celui de Moufang. Mais on se convainquit bientôt à Mayence que l’infaillibilité personnelle du Pontife préoccupait trop vivement la chrétienté pour être passée sous silence au prochain concile, et tandis que Moufang, au début de l’année, était plutôt d’avis qu’on ne regardât point la question, Ketteler et Heinrich, vers l’été, pensèrent au contraire qu’il la fallait étudier, et même éplucher. Leur initiative détermina le jeune professeur Lujo Brentano, de Wurzbourg, à rédiger une série de remarques dont la plupart militaient contre l’opportunité, et dont quelques-unes pouvaient être facilement exploitées par les négateurs mêmes de l’infaillibilité papale. Heinrich et Ketteler ne présentaient point l’avis de Brentano comme un oracle, mais comme un document ; et ce qu’à Mayence on voulait prouver, c’est qu’avant toute définition une « grande vigilance, un sérieux travail de critique » était nécessaire. Si les hommes de Mayence eussent été les intransigeans que dénonçait l’école de Munich, ils auraient tout de suite, par réaction même contre les pamphlets qui s’imprimaient en Bavière, rompu des lances pour l’infaillibilité ; mais ce rôle de polémistes n’était point de leur goût, et dans le spectacle même de leurs hésitations, de leurs oscillations, de leurs scrupules et de leurs recherches, apparaît l’altière et grave idée qu’ils se faisaient du concile.

Le premier septembre, dix-sept membres de l’épiscopat, dont un, Hefele, n’était pas encore consacré, se réunirent à Fulda, près du tombeau de saint Boniface ; trois autres évêques étaient représentés. On parla du concile. Trois membres furent désignés, pour dresser la liste de certains désirs qu’au nom de l’Église d’Allemagne il conviendrait d’y présenter. Mais c’est de l’infaillibilité, surtout, que l’on s’occupa. Ketteler parla d’après quelques notes, griffonnées par Heinrich.


Si la question de l’infaillibilité se pose, expliqua-t-il, il sera presque aussi inopportun de la repousser sommairement que de la promulguer sommairement ; mais les évêques doivent se mettre d’accord, pour décider qu’on fera des recherches approfondies, d’après toutes les exigences de la critique scientifique, sur les preuves traditionnelles de l’infaillibilité, qu’on donnera aux adversaires toute liberté de dire complètement leur avis, et que les décisions du concile s’exprimeront, non pas seulement en formules négatives, intelligibles pour les seuls théologiens, mais en formules positives, compréhensibles et acceptables pour tous les hommes de bonne volonté.


Quelques auditeurs objectèrent que de pareilles décisions, qui concernaient la méthode de travail du concile, n’étaient pas de leur compétence. Hefele, le nouvel évêque de Rottenburg, intervint d’une façon plus décisive : seul sans doute parmi tous ces prélats, il était hostile à l’idée même d’infaillibilité, et soucieux, dès lors, d’éviter à ce sujet tous débats conciliaires. Sa parole fit impression : il avait l’ascendant naturel d’un prêtre pieux, d’un professeur érudit, connaissait les conciles d’autrefois, et venait de préparer, comme consulteur, le concile du lendemain. L’adresse de Berlin, dont on avait donné lecture, un opuscule anonyme transmis par la poste, et qui provenait de l’évêque Dupanloup, la brochure de Brentano qu’apportait Ketteler, survenaient à point pour étayer les conclusions de Hefele ; et l’on n’ignorait pas que Dupanloup faisait à ce moment même un voyage d’Allemagne, afin de prendre contact avec les adversaires de l’opportunité ; il avait, peu de jours avant, à Cologne même, visité l’archevêque Melchers. Hefele fut prié de faire sans retard un rapport détaillé. Au bout de vingt-quatre heures il le présentait. Il y soutenait que la définition n’était réclamée, ni par une nécessité urgente ni par un besoin pratique, et qu’elle choquerait les protestans, les Orientaux, les Allemands cultivés, et les gouvernemens.

Martin de Paderborn, Leonrod d’Eichstätt, Stahl de Wurzbourg, firent observer qu’on avait proclamé l’Immaculée Conception sans qu’il y eût, à proprement parler, nécessité urgente ni besoin pratique ; que l’Allemagne n’était pas tout dans la chrétienté, et qu’en d’autres pays d’innombrables catholiques souhaitaient la définition ; qu’enfin, certains protestans venaient à l’Église pour y trouver un pouvoir fort, et qu’à ceux-là, du moins, l’infaillibilité plairait. Mais la thèse de Hefele demeura victorieuse. Sur 19 votans, évêques ou représentans d’évêques, 13 l’adoptèrent ; et bien qu’ils fussent eux-mêmes, à deux ou trois exceptions près, assez enclins à croire en l’infaillibilité, ils signèrent une lettre contre l’opportunité, rédigée par l’adversaire le plus tenace de la future définition. Hefele signalait, dans cette lettre, l’émotion des prêtres et des laïques ; il faisait craindre, pour le cas où les infaillibilistes triompheraient, l’égarement d’un certain nombre de croyans et l’élargissement du fossé qui séparait de Rome les protestans. « Nous ne pouvons pas dire, déclaraient avec lui ses treize collègues, que la grande crainte de beaucoup de laïques et de clercs soit à mépriser, comme étant sans fondement et sans valeur ; nous devons avouer que nous-même, en tant que considérant l’Allemagne, nous estimons l’époque actuelle moins appropriée pour la définition de l’infaillibilité. » Le 5 septembre, cette lettre prenait la route de Rome. Pie IX en fut mécontent. Le Pape pouvait croire, à distance, que toute l’agitation anti-infaillibiliste était concentrée à Munich, la ville où il avait un nonce, la ville, aussi, où l’on faisait le plus de tumulte ; et les égards des évêques pour les catholiques de Berlin furent peut-être interprétés, sur le Tibre, comme une demi-capitulation devant les élémens frondeurs de la Bavière.

Mais la lettre collective adressée par l’assemblée de Fulda à tous les fidèles allemands fut mieux accueillie au Vatican : elle avait été souhaitée par le nonce, et Ketteler en avait esquissé un premier brouillon. Elle réclamait que les chrétiens s’abandonnassent aux jugemens du concile : ils pouvaient être assurés que cette assemblée, par cela même qu’elle était divinement inspirée, ne proclamerait jamais une doctrine absente de l’Écriture ou de la tradition apostolique, ni contraire aux principes de la justice, aux droits de l’État, aux vrais intérêts de la science, à la liberté légitime des peuples. On dut aimer, à Rome, cette sorte d’acte de foi par lequel l’assemblée épiscopale de Fulda et, presque en même temps, la grande assemblée catholique de Dusseldorf, manifestaient à l’avance une confiance surnaturelle dans les décisions d’un concile œcuménique, quelles qu’elles fussent. Mais Louis II de Bavière, vaguement informé de la lettre que la majorité des évêques avaient écrite à Pie IX, interpréta ce passage de la pastorale comme une assurance que l’infaillibilité ne serait pas définie, et fit à l’archevêque de Munich des complimens quelque peu gênans. À Rome, on applaudissait à la pastorale comme à un moyen de rassurer les fidèles contre les périls politiques qui, d’après certains journalistes, résulteraient de l’infaillibilité ; à la cour de Bavière et dans les bureaux de la Gazette universelle, on croyait y trouver, au contraire, l’aveu de ces périls, et une fin de non recevoir pour le projet même de définition. Pour un jour, — une fois n’était pas coutume, — les évêques obtenaient en même temps les sourires du Pape et les sourires du Roi. Était-ce un succès ? De ces deux augustes personnages, l’un certainement avait mal compris ; et par ailleurs, la continuation des polémiques dut prouver à l’épiscopat que sa belle et pacifique lettre ne trouvait pas l’écho qu’elle méritait. Il fallait que le concile se réunît ; il fallait, dirions-nous volontiers, qu’il fût fini, et qu’à l’inévitable turbulence des veilles de délibération succédât le calme impérieux des lendemains de décision. La paix des consciences, désormais, était à ce prix.

Doellinger, en octobre, dans ses Considérations présentées aux évêques, ramassait en vingt-six thèses les raisons de nier l’infaillibilité : Dupanloup lui-même, le plus entreprenant peut-être parmi les adversaires de la définition, ne cachait pas à Doellinger, avec qui d’ailleurs il garda des rapports, que cet écrit lui paraissait regrettable : entre anti-opportunistes et anti-infaillibilistes, une scission se dessinait. Assurément, toutes les brochures qui militeraient contre l’idée même d’infaillibilité pourraient servir aux Strossmayer et aux Darboy, aux Ketteler et aux Dupanloup, pour avancer que, tout au moins, cette doctrine n’était pas suffisamment établie ; mais comme ces brochures, tout en même temps, ébranlaient l’autorité pontificale, elles étaient invoquées, inversement, par les Manning et par les Pie, par les Senestrey et par les Dechamps, comme l’indice irréfutable qu’un acte dogmatique était devenu nécessaire pour consolider cette autorité. C’était une étrange et vraiment ingrate destinée que celle de l’école de Munich : sans le savoir, sans le vouloir, elle allait procurer des argumens aux deux fractions du concile, et rendre urgente la définition du dogme même qu’elle combattait. Doellinger était trop loin de Rome pour pouvoir calculer les effets exacts de ses coups, et c’était un fort mauvais observatoire que cette tour d’ivoire où il se confinait à Munich. Six mois durant, au jour le jour, tous les cancans de Rome devaient y affluer ; et sa science, superbe et boudeuse, scanderait d’un sarcasme retentissant chacun des épisodes du concile. Comme rit un savant des bévues scientifiques d’un confrère, ainsi rirait ce prêtre, longuement, interminablement, de ce que feraient à Rome d’autres prêtres ; et ce rire vengerait les déceptions du ministre Hohenlohe, qui, n’ayant pu soulever contre Rome les cabinets de l’Europe, comptait sur Doellinger pour soulever contre Rome l’opinion de l’Europe. A Rome même, c’est surtout dans l’entourage du cardinal Hohenlohe, le frère du ministre, que seraient recueillies, groupées, et puis expédiées à Munich par les soins de la légation de Bavière, les innombrables nouvelles qu’ensuite, dans les journaux, Doellinger exploiterait. Le professeur qui, jadis, avait si brillamment lutté pour l’émancipation de l’Église, était tout près de devenir un théologien d’État. Mais la force même de l’histoire, qui logiquement acheminait l’Église du concile de Trente au concile du Vatican, devait renverser les barricades élevées par son érudition, et passer outre à la stérilité de son rire.


VI

Le 8 décembre 1869, le concile s’ouvrit : un Allemand d’Autriche, Fessler, évêque de Saint-Poelten, qui soutenait avec une nuance de modération les idées infaillibilistes, avait été désigné par Pie IX comme secrétaire. L’infaillibilité ne figurait pas à l’ordre du jour ; mais c’est à cette question que tous pensaient, et d’elle que tous parlaient ; et tout de suite la presse, appliquant au concile, avec une certaine impropriété de termes, le vocabulaire parlementaire, fit connaître au monde l’existence d’une majorité, qui voulait le dogme, et d’une minorité, qui ne le voulait point. Toujours prêt à se remuer lorsqu’il s’agissait de remuer les autres, l’éloquent évêque d’Orléans s’occupa de grouper cette minorité et de la faire agir. Les relations qu’il avait nouées à l’étranger, la notoriété de sa brochure traduite en diverses langues, lui donnaient pour cette tâche l’ascendant nécessaire. D’accord avec l’archevêque hongrois Haynald, il organisa dès les premiers jours, en groupes nationaux, les prélats de la minorité, et puis il composa un comité international avec les délégués de ces divers groupes : l’opposition, — ainsi parlait-on sommairement, — avait désormais son bureau.

Le cardinal Rauscher, de Vienne, le cardinal Schwarzenberg, de Prague, couvraient de leur pourpre les Allemands opposans. Schwarzenberg, très accessible à l’influence des professeurs, était hostile à l’infaillibilité elle-même ; on trouvait une pareille hostilité, beaucoup plus formelle encore, chez l’évêque Hefele. Rauscher déclarait au contraire que, depuis quarante ans, il croyait le pape infaillible, mais il préférait qu’on ne définît point ce dogme ; il était suivi sur ce terrain par Melchers de Cologne, par Eberhard de Trêves, par Wedekin de Hildesheim, par Foerster de Breslau, qui, tous quatre, naguère, au concile de Cologne, avaient admis l’infaillibilité ; Scherr de Munich, Dinkel d’Augsbourg, Deinlein de Bamberg, Ketteler de Mayence, Brinkmann de Munster, Beckmann d’Osnabruck, Kremenlz d’Ermeland, se conformaient aussi, chacun avec sa nuance de caractère et son degré d’intelligence, à cette attitude respectable et subtile. En face d’eux, Leonrod d’Eichstätt, Stahl de Wurzbourg, Ledochowski de Posen, étaient acquis à la définition ; Martin de Paderborn, Senestrey de Ratisbonne, mettaient un zèle tenace à vouloir aboutir. Ces deux prélats surent bientôt quelle mobilisation préparait Dupanloup ; sans retard ils s’unirent à Dechamps de Malines, à Manning de Westminster, pour donner à la majorité conscience d’elle-même. On se rencontra d’abord chez Senestrey, puis chez les Rédemptoristes de la villa Caserta ; et c’est dans ces rendez-vous que se prépara la liste des prélats qui devaient faire partie de la députation chargée d’étudier les schemas concernant la foi. Senestrey fit imprimer cette liste, et la répandit : elle ne comprenait que des partisans de l’infaillibilité, et l’emporta, au vote, sur la liste proposée par la minorité, où ne figuraient que des adversaires de la future définition. Sans que la question fût inscrite encore parmi celles qui devaient être discutées, c’est sur elle qu’on bataillait.

Certains schemas étaient préparés, relatifs aux évêques, aux élections épiscopales, à la vie des prêtres, à la rédaction d’un petit catéchisme universel, à la foi catholique : ils occupèrent les députations et les séances générales du concile, quelques mois durant. Dans les discussions qu’ils suscitèrent, l’épiscopat d’Allemagne prononça quelques discours écoutés.

Martin, surtout, fut associé très intimement aux travaux dogmatiques de l’assemblée. Il aimait l’ampleur des schemas, il trouvait des jouissances de professeur dans leur exactitude didactique, par laquelle tant d’autres professeurs étaient visés et réfutés. Le « schema sur la doctrine catholique contre les erreurs rationalistes » déplaisait à certains évêques, qui parlaient de le repousser. Cela manque d’onction, disait Rauscher, de Vienne ; cela manque de souffle et d’envolée ; cela ressemble à un manuel de théologie ; pourquoi faire parler au concile la langue de l’école et non celle du peuple ? Martin alors de s’insurger : dût-il s’exposer aux persiflages de l’anti-infaillibiliste Haynald, il maintenait que ce serait un manque de piété, de repousser brutalement un schema proposé par le Pape : et puis il expliquait surtout que l’Église, ayant désormais à lutter, non contre quelques personnalités hérétiques, mais contre des écoles philosophiques, devait, sans crainte, prendre elle-même un langage d’école et dérouler assez longuement ses schemas pour qu’ils fussent clairs, instructifs, décisifs. Lorsque le 24 avril 1870 furent votés la préface du schema et les quatre chapitres sur Dieu, sur la révélation, sur la foi, sur la raison, le nom de Martin, les noms de Kleutgen et de Franzelin, de Pie et de Gasser, qui avaient puissamment aidé l’évêque de Paderborn, furent comme effacés : ces pages de philosophie chrétienne devenaient pour les croyans l’œuvre de l’Esprit. Mais Conrad Martin ne demandait rien de plus : on peut se consoler de ne point signer son travail, lorsque c’est Dieu qui le signe. La prison, la déportation, la mort en exil allaient, en moins de dix ans, parachever la gloire de ce prélat.


VII

Dans les intervalles des séances, où s’édifiaient, lentement, ces architectures dogmatiques, l’infaillibilité captivait les pensées ; et comme un secret planait sur les délibérations de l’assemblée, les gazettes du monde, qui n’en connaissaient que les alentours, consacraient leurs chroniques romaines à cette infaillibilité dont le concile lui-même ne s’occupait pas encore.

Le jour de Noël, Dechamps, qui avait derrière lui les évêques neiges, demanda qu’on l’inscrivit au programme. Mais ce fut dans une réunion tenue cette même semaine chez Senestrey que se prépara l’initiative décisive. Il y avait là Martin, Manning, l’évêque Gasser, de Brixen. « L’infaillibilité, pour moi, est une vérité révélée, au même titre que la divinité du Christ, » proclama Senestrey. Deux autres rencontres eurent lieu, l’une à la villa Caserta, l’autre chez Senestrey encore ; et dans ce dernier rendez-vous, le 28 décembre, on concerta les termes de l’adresse réclamant la définition. En peu de jours, elle avait recueilli 388 signatures. La minorité serra les rangs ; et l’un des épisodes de cette offensive fut la préparation par Rauscher d’une adresse au Pape, que signèrent tous les Allemands opposans, et qui porte la date du 12 janvier. Les signataires proclamaient l’autorité dogmatique du Pontife et l’obéissance vraie due par tous les chrétiens aux décrets du Pape ; ils constataient, même, que l’infaillibilité personnelle ex cathedra était enseignée par des hommes savans et pieux ; mais, pour trois raisons d’opportunité, ils voulaient écarter une définition : à cause des objections des professeurs, ils la trouvaient prématurée ; à cause des polémiques qu’elle susciterait, ils la réputaient troublante ; à cause des menaces que balbutiaient certains Etats, ils la redoutaient comme un péril.

Dans son palais du Capitole, Arnim, ministre de Prusse, recevait les évêques : il les faisait parler, leur parlait, se servait de leurs propos pour essayer d’alarmer Berlin, et profitait de son crédit de diplomate pour achever de les inquiéter eux-mêmes. On ne retrouvait plus dans ses lettres, ni dans son langage, l’insouciance un peu dédaigneuse avec laquelle, naguère, il se désintéressait de l’infaillibilité : la seule évocation de ce dogme le harcelait, le tourmentait, et il songeait à une façon d’anti-concile, formé par les représentans des gouvernemens. Mais au loin Bismarck restait froid, passif, expectant : il écrivait à Arnim, le 5 janvier, que la législation, la puissance de l’opinion, la majorité protestante de la Prusse, garantissaient à l’avance ce pays contre les empiètemens de l’Église, et qu’en négociant avec le concile, on exposerait le roi de Prusse, soit à un échec, soit à un compromis où le droit public du royaume péricliterait. Il encourageait Arnim, cependant, à peser sur les évêques prussiens, à les soutenir moralement, à leur faire escompter même qu’en cas de désagrémens la Prusse revendiquerait leurs droits, à travailler enfin pour que « les élémens de vie religieuse propres au catholicisme allemand, combinés avec la liberté intellectuelle, avec les aspirations scientifiques, eussent une influence au concile. » Non pas que ces affaires, insinuait-il avec persistance, intéressassent beaucoup l’État prussien ; mais si Bismarck prenait la peine d’un tel souci, c’était, à l’entendre, par sympathie pour la vie religieuse des sujets catholiques.

Adieu donc l’anti-concile. L’Etat prussien répudiait les grands projets d’Arnim. Quelques conseils aux évêques, quelques paroles vibrantes, réconfortantes, devant une hospitalière table à thé : voilà tout ce qu’on demandait, tout ce qu’on permettait à cet impétueux personnage. Mais déjà son activité mortifiée se tournait vers Munich : le 8 janvier, il écrivait à Doellinger qu’il fallait provoquer une grande manifestation de l’opinion catholique allemande ; si cette opinion déclarait impossible d’accepter des lois de 500 Italiens, dont 300 vivaient aux frais du Pape, l’opposition reprendrait courage, et Rome réfléchirait. Le diplomate prussien marquait à la théologie bavaroise un terrain d’attaque : ce qu’il convenait de discuter, c’était la légalité de la composition du concile, c’était l’organisation, c’était la procédure, imposées par la curie.

Doellinger répondit à l’appel, mais ne suivit pas le programme : le 19 janvier, il renouvelait dans la Gazette universelle, sous le titre : « Quelques mots sur l’adresse des infaillibilistes, » ses agressions historiques contre la suprématie du Saint-Siège. L’article déchaîna dans toute l’Allemagne un immense fracas : la ville de Munich, qui avait une municipalité progressiste, nomma Doellinger citoyen d’honneur ; il refusa, disant qu’il s’agissait, en l’espèce, d’une affaire intérieure de l’Église, et qu’il avait voulu simplement, comme doyen des professeurs, affirmer son union avec le plus grand nombre des évêques allemands. Alors arrivèrent à Doellinger, de Breslau, de Braunsberg, de Bonn, de Prague, des adresses de professeurs, qui l’acclamaient : l’Allemagne savante protestait avec lui contre le projet de « mettre à la place de l’Église universelle, de tous les temps et de tous les pays, un seul homme, le Pape. » Un prélat italien, Cecconi, retrouvant un manuscrit des décrets du concile de Florence, prouva que Doellinger avait fait erreur, en accusant le Saint-Siège de les avoir falsifiés ; mais l’enthousiasme de la science allemande consola Doellinger de cette ennuyeuse rectification.

On ne sait ce que pensait Arnim ; mais son but n’était pas atteint. Il avait rêvé d’une action commune entre les évêques opposans et les professeurs de là-bas ; et la manifestation même que venait de faire Doellinger empêchait tout concert. En visant la majorité conciliaire, le professeur de Munich attaquait la foi même de la minorité, la foi que, dix ans plus tôt, au concile de Cologne, ces évêques de la minorité proclamaient et imposaient. Si Doellinger avait raison, que restait-il de la papauté ? Les évêques sentirent le péril : avant même que Senestrey n’eût défendu aux clercs de son diocèse d’assister aux cours de Doellinger, les prélats de la minorité, comme Scherr, comme Melchers, comme Krementz, avaient déjà, dans des lettres publiques, exprimé leur profond mécontentement contre l’article de la Gazette et conjuré l’opinion catholique de rester sereine, silencieuse, docile. « Je suis d’accord, proclamait Ketteler, avec le Doellinger qui, jadis, dans ses leçons, remplissait ses élèves d’enthousiasme pour l’Église et pour le Siège apostolique ; je n’ai rien à faire avec le Doellinger que maintenant les ennemis de l’Église et du Siège apostolique surchargent d’honneurs. » Et l’évêque de Mayence protestait contre un télégramme adressé à la Gazette universelle, et d’après lequel tous ses collègues allemands de la minorité, à l’exception de deux, auraient été d’accord avec Doellinger. Ketteler inaugurait ainsi la série de démentis qu’il allait infliger aux Lettres romaines publiées par cette Gazette sous le pseudonyme de Quirinus.

Dans l’Europe entière, ce Quirinus était lu, traduit, commenté ; lui seul prétendait savoir tout ce qui se passait au concile ; on se courbait, séduit, sous le poids de son érudition dédaigneuse et de ses ironies passionnées ; on le prenait pour un photographe du concile, et, de confiance, on s’abandonnait à lui. Lui, c’était encore et toujours Doellinger. C’est à Munich même que fonctionnait son appareil photographique ; la distance et la haine aidant, les portraits se troublaient, se décomposaient, devenaient des caricatures. « Pie IX, écrivait-il un jour, est totus teres atque rotundus, solide et inébranlable, avec cela, lisse et dur comme du marbre, pauvre en pensées, ignorant, sans intelligence pour les conditions spirituelles et les besoins spirituels de l’humanité, sans aucune idée du caractère des nationalités étrangères, mais croyant comme une nonne, et, avant tout, profondément pénétré de respect pour sa propre personne comme pour le vase du Saint-Esprit ; en outre, absolutiste des pieds à la tête, et tout plein de cette pensée : Moi, et hors de moi, personne. » Derrière le Pape, Quirinus faisait s’entasser une masse d’ignorans, élevés dans des pays où l’on imprimait à peine autant d’écrits théologiques en un demi-siècle que l’Allemagne en imprimait en un an, bourrés de scolastique, vides de toute autre idée ; c’étaient les évêques de la majorité ; et parmi eux, il montrait du doigt les « parasites, » ceux dont le Pape avait payé le voyage et le gîte, c’étaient les Orientaux et les vicaires apostoliques. Quirinus ajoutait que ces évêques de la majorité, — esprits médiocres, âmes médiocres, — ne représentaient, en définitive, qu’une minorité dans l’Église ; car, en général, les évêques de l’opposition régnaient sur de plus grands diocèses : ils exprimaient, dès lors, la foi d’un plus grand nombre de fidèles, et l’assemblée conciliaire était le produit d’une géométrie électorale qui, d’avance, en viciait les décisions.

En vain les prélats mêmes de la minorité, s’adressant à leurs ouailles, parlaient-ils du concile comme d’une assemblée inspirée de Dieu, interprète de Dieu ; Doellinger le ravalait à n’être qu’une sorte de « parlement croupion, » mensonger, discrédité.


VIII

D’avoir accentué la brouille entre l’école de Munich et les évêques allemands de la minorité, c’était pour Arnim un échec. Sa fièvre d’action, que Bismarck contrariait sans la pouvoir guérir, crut trouver une revanche lorsque Daru, par une dérogation discrète, mais formelle à la politique de M. Emile Ollivier, fit représenter au Pape et à l’Europe les conséquences politiques, non point, à vrai dire, de l’infaillibilité, mais de certains autres chapitres du schema relatif à l’Église. Il était question, déjà, d’ambassadeurs extraordinaires que les puissances enverraient au concile pour s’expliquer sur ce schema. Arnim s’excitait, brûlait d’intervenir : Bismarck lui répondait, et répondait à la France, que la Prusse ne voulait présenter aucune observation à Rome, et que, si les périls qui semblaient grossir se vérifiaient, elle défendrait les catholiques du royaume, prêtres et fidèles, « contre les inimitiés, les prétentions elles exigences de Rome. » Arnim, une fois encore, était acculé à la plus dure des nécessités, celle de rester calme.

A vue d’œil, devant lui, la cause de l’infaillibilité faisait des progrès. Une dernière pétition, qu’inspirait sans doute Ketteler, et par laquelle six évêques hongrois, le 14 mars, proposaient d’ajourner le débat sur la définition, faisait l’effet d’un geste découragé. Qu’importait qu’à Munich Doellinger, lançant au concile un défi suprême, insinuât, dans un article sur le nouvel ordre du jour, qu’il faudrait en appeler de l’assemblée soi-disant œcuménique à l’Église universelle ? Qu’importaient, même, le délire que suscitait un pareil espoir dans la jeunesse savante de l’université bavaroise, et les immenses manifestations d’étudians qui acclamaient Doellinger, et le discours exalté dans lequel un d’entre eux le célébrait comme le grand savant allemand, comme le Dante du XIXe siècle ?

En prenant pour point de départ cette idée, exacte, mais incomplète, que les évêques, réunis en concile, témoignent de la foi de l’Église, l’école de Munich en était venue à conclure que la masse des fidèles peut se prononcer sur la véracité et l’authenticité du témoignage, et qu’ils ont le droit de l’apprécier, de le corriger, de le ratifier ou de le démentir, et de traiter ainsi leurs évêques en mandataires susceptibles d’être désavoués. Après avoir, au nom des droits de l’épiscopat, combattu la primatie du Pape, Doellinger et ses disciples s’abandonnaient à certaines thèses qui portaient atteinte au prestige de l’épiscopat. et si leur effort pour empêcher le progrès dogmatique eût été victorieux, c’eût été au prix d’une révolution dont la hiérarchie tout entière aurait subi l’ébranlement. Cette révolution se préparait à Munich ouvertement, publiquement. Le roi Louis II prenait chaudement parti pour Doellinger et pour le Franciscain Hoetzl, futur évêque d’Augsbourg, qui, dans une brochure, s’essayait à disculper Doellinger d’être un hérétique ; la foule, dans les rues, se disputait les portraits de Doellinger, de Strossmayer, de Gratry, de Dupanloup ; et un comité se formait à Munich contre les « nouveautés romaines. » Il y avait là matière à réflexions pour les évêques allemands de la minorité.

En ces semaines de printemps, si tristes pour eux, on les vit très sincères, très dignes, très préoccupés de cantonner dans l’enceinte du concile un débat dont une presse mal informée s’occupait beaucoup trop ; on observa surtout que, soucieux de l’indépendance de l’Église, ils ne s’associaient pas aux démarches, par lesquelles une certaine fraction de l’opposition appelait à la rescousse l’intervention des Etats. Sans bouderies, sans menaces, ils s’attachaient à. remettre sous les yeux du concile les difficultés qui obscurcissaient la question de l’infaillibilité ; quatre brochures avaient pour but d’y insister.

Deux étaient d’origine autrichienne. L’une avait pour auteur le cardinal Rauscher, l’autre venait de l’entourage du cardinal Schwarzenberg. Une troisième, signée de Hefele, évêque de Rottenburg, s’efforçait d’établir que le pape Honorius avait erré, et qu’un concile l’avait condamné. La quatrième, qui s’intitulait simplement : Quaestio, était l’œuvre d’un jésuite italien, le Père Quarella ; elle se résumait en un syllogisme : la majeure énumérait les diverses prérogatives que la puissance papale comportait ; la mineure alléguait que, pour les exercer, il suffisait à la papauté d’être une monarchie mitigée ; donc, concluait-on, nui besoin d’un pape absolu, d’un pape infaillible.

Ketteler goûtait ce travail, le fit imprimer, voulut le répandre ; des excès de zèle, au Vatican, s’opposèrent à cette diffusion ; alors Ketteler protesta, eut gain de cause, et la prose de Quarella put circuler dans le concile. L’état d’excitation, dans lequel on vivait, la contrariété même qu’avait causée à Ketteler la confiscation provisoire de cet opuscule, et l’impressionnabilité toujours vibrante de son humeur primesautière l’amenèrent à se compromettre un peu plus que de raison pour l’écrit de Quarella ; car cet écrit militait contre l’infaillibilité même, et l’évêque de Mayence ne contestait que l’opportunité. Plus tard, à plusieurs reprises, il déclarera n’avoir jamais pris à son compte les idées de Quarella, et les avoir propagées, non comme une expression de sa pensée, mais comme un document digne d’attention. Ces distinctions très plausibles n’empêcheront pas les ennemis de Ketteler d’exploiter l’incident pour affirmer qu’à certaines époques du concile Ketteler, d’anti-opportuniste, était devenu anti-infaillibiliste. Dans l’émotion des polémiques, l’accent de sa parole dépassait parfois la portée de sa pensée. Alors le spectateur aux aguets, prompt à interpréter une saillie d’humeur comme une manifestation d’opinion, faisait de l’évêque de Mayence, sans plus de nuances, le père adoptif d’une brochure dans laquelle Ketteler, plus rassis, cherchait en vain ses propres pensées, et ne les trouvait plus.

L’effet des quatre opuscules fut singulièrement atténué par la série d’Observations critiques que publia contre eux le Jésuite Wilmers ; mais Arnim gardait encore quelque espoir. Bien que les évêques allemands ne lui demandassent rien, il se croyait toujours à la veille du jour où, malgré eux, il pourrait les servir. Lorsque fut remis au Pape, le 22 avril, le memorandum définitif dans lequel Daru réclamait respect pour les droits et les libertés de la société civile, Arnim demanda, d’urgence, si Berlin voulait appuyer les Tuileries. — Oui, répondit le secrétaire d’État Thile ; mais quant à une note écrite de votre part, il faut auparavant vous assurer de l’impression qu’elle ferait sur les évêques allemands. — Cette demi-permission suffisait au ministre de Prusse sans retard, dès le 23 avril, il prévint Antonelli que les intentions prêtées au concile nuiraient à la paix religieuse du royaume. « L’assemblée, continuait-il, troublerait les consciences catholiques si elle procédait, malgré la plupart des évêques d’Allemagne, à la proclamation de certains décrets qui, en introduisant sous forme de définitions dogmatiques des modifications profondes dans la délimitation de l’autorité attribuée à chaque degré de la hiérarchie, ne pourraient manquer d’altérer en même temps la position réciproque des pouvoirs civil et ecclésiastique. » Daru, dans son memorandum, ne faisait allusion qu’aux formules conciliaires qui traiteraient certaines matières mixtes, parallèlement importantes pour l’Église et pour l’Etat ; mais Arnim, de sa propre initiative, visait d’autres schemas relatifs aux prérogatives du Pape et des évêques. D’une façon voilée mais précise, et en évitant de prononcer le mot d’infaillibilité, il s’immisçait en matière toute spirituelle. C’était exactement la faute qu’un an plus tôt projetait Hohenlohe, et que les Cabinets de l’Europe avaient esquivée. Arnim était le premier, lui ministre de Prusse, à se laisser induire en tentation, dût-il dépasser ainsi les intentions de son souverain.


VIII

Cette première insinuation d’un diplomate contre l’infaillibilité coïncidait avec les triomphantes démarches par lesquelles Senestrey, évêque de Ratisbonne, assurait la fortune de ce dogme. Il y avait douze chapitres dans le schema consacré à l’Église ; l’infaillibilité était traitée dans le douzième. La minorité voulait qu’on les abordât l’un après l’autre ; et le cardinal Bilio, qui présidait la députation pour les choses de foi, était tout près de fléchir. Mais Senestrey intervint, pressa Bilio, avisa tout de suite à faire préparer par Maier, son secrétaire, et par le Jésuite Schrader, un rapport sur les remarques envoyées par les évêques au sujet du schema de l’infaillibilité. Pour tout simplifier, tout raccourcir, tout accélérer, l’évêque de Ratisbonne était un maître. A la fin de la Semaine Sainte, le rapport était prêt ; et ce fut Senestrey, encore, qui courut chez Bilio, pour demander que la députation de la foi fût convoquée sans retard. Le cardinal s’effraya : « Ah ! monseigneur, il s’agit d’une définition que les chrétiens seront forcés d’accepter et de croire. Nous aurons un schisme. Je ne puis plus dormir ; ne soyez pas si pressé ! Nous avons deux mois encore. — Eminence, reprit Senestrey, laissez faire la congrégation : l’Esprit Saint pourvoira au reste, » Mais Bilio résistait, et l’opposition se flattait déjà qu’en discutant tour à tour les divers chapitres on n’aurait jamais le temps de parvenir au douzième, et qu’ainsi, de fait, elle resterait victorieuse, sans combat. Senestrey vit le cardinal de Angelis ; celui-ci aussi voulait temporiser. Alors le tenace évêque de Ratisbonne prit l’initiative d’aller jusqu’au Pape : au nom de Manning malade, en son propre nom, il supplia quelques prélats de l’accompagner. C’était le 19 avril ; Pie IX promit d’agir. Mais pour Senestrey des journées vides étaient des journées longues : trois s’écoulèrent, interminables, sans que Bilio eût pris encore la décision souhaitée ; aussitôt Senestrey, d’accord avec Manning, fit circuler une pétition que couvrirent, en vingt-quatre heures, 150 signatures ; elle conjurait le Pape, une fois encore, de faire discuter immédiatement le schema de l’infaillibilité. Le 27 avril, Bilio déclara que la députation de la foi s’occuperait immédiatement de cet objet : Senestrey avait gagné la partie, et la pétition du 8 mai, inspirée par Ketteler, et qui réclamait une dernière fois qu’on discutât préalablement les onze premiers chapitres du schema sur l’Église, était d’avance vouée à l’insuccès.

Arnim voulait protester, intimider, crier halte au concile ; mais aucun évêque allemand ne l’en priait. Un jour lui parvint une ouverture de Dupanloup, qui souhaitait qu’il réclamât du Pape la prorogation de l’assemblée. Bismarck télégraphia qu’il fallait rester tranquille, et demanda même, avec une insistance soupçonneuse, si la précédente démarche d’Arnim auprès d’Antonelli avait eu l’agrément préalable des évêques allemands. Il ne convenait pas à Bismarck, dont les regards étaient tournés vers la France, de déclarer la guerre au concile.

Sept longues semaines, du 13 mai au 6 juillet, le concile discuta. Cinq évêques d’Allemagne parlèrent : trois étaient de la minorité, deux de la majorité. Hefele, le 17 mai, développa les objections historiques ; ses conclusions militaient formellement contre le dogme. Tout autre, le 23 mai, fut l’attitude de Ketteler. « Pour ma part, déclarait-il, j’ai toujours maintenu, comme une opinion très hautement autorisée, l’infaillibilité du pontife romain, lorsqu’il parle ex cathedra, et je l’ai toujours énoncée, comme telle, devant les fidèles de mon diocèse, sans m’être jamais heurté à des difficultés ou à des contradictions ; je ne garde qu’un doute : l’appareil de preuves théologiques qui militent pour cette doctrine a-t-il atteint, déjà, le degré de perfection qui est exigible pour une définition dogmatique ? » Ketteler croyait que non ; il craignait, aussi, que la définition ne portât préjudice à l’autorité traditionnelle des évêques. A ces deux voix allemandes, l’une anti-infaillibiliste, l’autre antiopportuniste, succéda, le 28 mai, celle de Senestrey ; elle affecta de n’être qu’un écho ; Senestrey faisait déposer devant le concile, en faveur de l’infaillibilité, un certain nombre des théologiens de l’antique Allemagne. Dinkel, le 3 juin, contesta que le texte de l’Evangile sur la primauté de Pierre pût être allégué en faveur de la définition. Puis, le 25 juin, Ketteler reprit la parole ; et jamais discours d’un prélat opposant ne fut écouté avec un tel recueillement, respectueux et cordial. Il combattit les formules de Cajetan sur l’infaillibilité, affecta, lui, de se mettre à la suite de Bellarmin, et s’efforça d’établir, non sans obscurité, que le schema proposé ne concordait pas avec l’opinion du célèbre Jésuite. Enfin Martin, le 30 juin, apporta derechef aux idées infaillibilistes l’hommage de l’Allemagne : il maintint, contre le Viennois Rauscher, que ce n’était pas suffisant d’estimer les décisions du Pape moralement vraies, et qu’il fallait nier la primatie si l’on niait l’infaillibilité ; et de même que Senestrey avait fait comparaître les docteurs du moyen âge germanique, Martin citait à la barre du concile Luther en personne, lequel avait cru, lui aussi, que la foi dans la primatie papale entraînait la foi à l’infaillibilité.

Le 4 juillet, les débats furent clos : partisans et adversaires de la définition se trouvèrent d’accord pour la première fois, et ce fut pour se taire. La chaleur en fut cause, et puis l’épuisement des argumens, et surtout, peut-être, un certain état d’esprit dont Ketteler, dans une lettre à Dechamps, donne pour lui-même le témoignage : « Toute ma vie, écrivait-il, j’ai lutté avec allégresse contre les ennemis de l’Église, et je l’aurais fait jusqu’à ma mort, sans que ces luttes me fatiguassent ; mais la malheureuse lutte qui maintenant divise les évêques me fatigue et m’épuise. » Le 13, on vota sur le schema de l’infaillibilité : 451 voix approuvèrent, 88 repoussèrent, 62 réclamèrent des modifications. Un dernier vote restait à émettre : il devait porter sur l’ensemble du chapitre concernant la primatie, et précéder immédiatement la promulgation par le Pape, qui donnerait au schema de l’infaillibilité la valeur d’un dogme. Des pourparlers s’ébauchèrent entre les deux fractions du concile : Ketteler, Dinkel étaient tout prêts à accepter une nouvelle formule rédigée par Franzelin. Mais d’autres prélats opposans menaçaient de lire, à la séance suprême, une protestation solennelle, et de contester que leur conscience fût liée par une déclaration à laquelle manquait, diraient-ils, l’unanimité morale. Ces saillies de mauvaise humeur n’eurent d’autre suite que de faire échouer, peut-être, les tentatives de conciliation qui s’étaient esquissées. Alors la minorité, qui espérait encore des avances et qui avait cessé d’en recevoir, dépêcha au Pape, le soir du 15 juillet, six de ses prélats : il y avait, parmi eux, Scherr et Ketteler. Ils demandaient la suppression, dans le chapitre sur la primatie, de la phrase affirmant que le souverain pontife avait la plénitude du pouvoir de juridiction ; ils souhaitaient qu’il fût stipulé, dans le chapitre sur l’infaillibilité, que cette prérogative papale ne pouvait s’exercer que d’accord avec le témoignage des Églises, ou bien, encore, d’accord avec l’épiscopat. Pie IX renvoya les six prélats à la députation de la foi, et la députation répondit par un refus.

C’est le 18 qu’on devait voter ; le 18, qu’un dogme nouveau devait être inscrit dans le Credo, irrévocablement. La minorité vaincue commençait de s’émietter. Fœrster, Beckmann, quittaient Rome, en écrivant qu’ils auraient voté non placet. Le 17 au matin, 64 prélats opposans tinrent une réunion, pour concerter leur conduite. Hefele voulait qu’on allât à la séance du lendemain, qu’on votât non, et puis qu’on sortît en refusant de se soumettre. Mais il sentit, tout de suite, que ses collègues n’iraient pas aussi loin. Il y en eut cinquante-six pour signer une lettre dans laquelle ils déclaraient que, par piété filiale, ils s’abstiendraient de porter devant le Pape leur non placet, et qu’ils partaient : Scherr, Dinkel, Eberhard, Hefele, souscrivirent à cette formule. Melchers et Ketteler écrivirent tous deux qu’ils s’éloignaient, et qu’à l’avance ils se soumettaient. Vingt-quatre heures plus tard, l’infaillibilité était un dogme, et la souveraineté spirituelle de Pie IX était exaltée par un suprême hommage, deux mois avant que sa souveraineté temporelle fût l’objet d’un suprême affront.


IX

Quarante années plus tôt, un ministre de Prusse, Bunsen, avait installé la Réforme à Rome ; là-haut dans sa légation, sur l’arête la plus aiguë du Capitole, une chapelle évangélique s’était ouverte, sous le pavillon de son roi, et Bunsen s’était fait poète pour chanter en vers provocans la revanche de Luther sur le Saint-Siège. Derechef, en 1870, dans cette Rome qui pour deux mois encore était au Pape, la colline du Capitole s’insurgeait ; et pendant les dernières semaines du concile, Arnim, tapi dans son aérienne légation, grisé peut-être par ce paysage grandiose qui lui donnait l’illusion de dominer la coupole même de Saint-Pierre, avisait au moyen de faire brèche dans l’unité de l’Église, resserrée solennellement autour de Pie IX. Si les évêques opposans de l’Allemagne avaient voulu faire sécession, ils pouvaient monter au Capitole : Arnim était là. « Sans vouloir vous insinuer de passer à l’Église évangélique, écrivait-il à un prélat le 18 juin, je vous rappelle pourtant la réponse que firent, à Augsbourg, les membres évangéliques de la Diète, lorsqu’on les pria de célébrer la Fête-Dieu avec Charles-Quint, par courtoisie : Nous ne sommes pas venus pour adorer, dirent-ils, mais pour supprimer des abus. « À cette lettre se joignait un long mémoire, qu’Arnim destinait aux évêques d’Allemagne. Si l’infaillibilité est votée, disait-il en substance, il sera prouvé qu’une puissance étrangère, installée à Rome, contraint les évêques d’Allemagne, contre leur conscience, d’admettre, comme une vérité révélée, un système que les puissances civiles répudieront toujours. Dès lors, on pourra dire que la hiérarchie, au lendemain du concile, ne sera plus cette même hiérarchie avec laquelle des traités étaient conclus, et que la Constitution protégeait. De là naîtront des difficultés sans fin, dans le choix des évêques ; on verra les Jésuites expulsés, la vie monastique entravée, l’Église chassée de l’école, et même, peut-être, une situation comme celle de la Pologne russe. Ce sera la faute de la minorité du concile, qui se sera soumise. On parlera de schisme si elle s’insurge ; mais le Vatican n’acculera pas les Allemands au schisme, et Pie IX, rendant les Français responsables de tout le mal, trouvera une issue. Que les évêques d’Allemagne aient le courage de se brouiller, non avec le Pape, mais avec Pie IX, et la confiance de leurs fidèles s’accroîtra.

On ne sait si le mémoire d’Arnim fut effectivement expédié à tous les prélats allemands de la minorité : ils ne se laissèrent, du moins, ni fourvoyer, ni affoler. Spectateur d’un moment unique dans les destinées chrétiennes, et rabroué par Bismarck chaque fois qu’il voulait être acteur, il semblait que ce mêle-tout, ainsi tenu à l’écart de la besogne des prêtres, voulait se mêler à la besogne de Dieu en accumulant les prophéties sur le lendemain, ce qui d’ailleurs est encore une façon d’y intervenir. Et, de fait, en quelque mesure, ces prophéties furent de l’histoire. Quelques critiques que dirigeât plus tard Arnim contre les procédés de combat dont usa Bismarck envers l’Église, les distinctions subtiles, mi-juridiques, mi-théologiques, derrière lesquelles se retranchèrent les hommes du Culturkampf, avaient été balbutiées, pour la première fois, dans l’audacieux mémoire d’Arnim.

Que l’Église romaine d’après le concile ne fût plus la même que l’Église d’avant le concile : c’est ce que soutiendront, bientôt, les juristes et les députés qui voudront délier les États de leurs traités avec le Saint-Siège. Mais qu’Arnim fût comme l’inventeur et l’instigateur d’une pareille théorie, on avait le droit d’en être surpris. L’évêque Martin, en mars 1870. lui faisait observer qu’à la faculté protestante de Halle, des hommes comme Tholuk, comme Wegscheider, comme Gesenius, considéraient depuis longtemps les catholiques comme infaillibilistes. « Moi aussi, répondait Arnim, j’ai toujours été d’avis que les catholiques avaient déjà cru à l’infaillibilité du Pape. » Martin nota ce propos, et le publia plus tard lorsqu’il vit Arnim agir et parler comme si les catholiques n’y eussent jamais cru.

Mais d’agir sur des évêques, cela ne suffisait pas à l’humeur inquiète d’Arnim : et, de nouveau, dans la seconde quinzaine de juin, d’accord avec Tauffkirchen, ministre de Bavière, il écrivait à Berlin qu’il serait bon pour les diplomates de quitter Rome au moment de la promulgation du dogme, en guise de protestation contre la défaite des évêques opposans et contre l’offense faite par le concile aux gouvernemens. De nouveau Bismarck faisait répondre, le 23 juin, que l’infaillibilité ne regardait pas la Prusse protestante ; qu’un diplomate protestant pouvait, à la différence des diplomates catholiques, ignorer la définition et les solennités religieuses auxquelles elle donnerait lieu ; que l’action de l’Etat prussien ne commencerait que du jour où le dogme aurait un effet dans le domaine du droit public. Mais, le 24, Arnim insistait : la papauté, disait-il, ne provoquera pas immédiatement des représailles législatives de la part de l’Etat, mais elle amassera, en Allemagne, un immense matériel de guerre ; il faut tout de suite agir préventivement, répondre à la lutte par la lutte ; la plupart des évêques attendent ces représailles et seront surpris si elles tardent. Le 1er juillet, Arnim allait jusqu’à citer un évêque, Fœrster, de Breslau, qui les considérerait comme justifiées. On classait à Berlin ces dépêches d’Arnim, sans lui répondre. La première quinzaine de juillet s’écoula : Arnim n’en pouvait plus d’être immobile. — Voilà Tauffkirchen qui s’en va, télégraphiait-il le 15 ; dans trois jours, la promulgation a lieu, moi aussi je veux partir, et d’ailleurs je suis malade. — En général les indispositions diplomatiques sont des prétextes à ne rien faire : telle n’était point celle d’Arnim. Il voulait frapper un coup, claquer des portes ; ce malade aurait quitté Rome en belligérant ; et Bismarck, impitoyable, lui télégraphia de rester. Une dernière dépêche du maître, le 20 juillet, acheva d’accabler le ministre : « Abstenez-vous de toute démonstration ostensible, lui signifia-t-il ; l’infaillibilité, pour l’instant, est pour nous sans intérêt.» Ce n’était pas à Rome, c’était à Ems, que Bismarck souhaitait alors faire du bruit : cet instant d’histoire, — l’instant pour lequel l’infaillibilité était sans intérêt, — inaugurait la série d’étapes à travers lesquelles la Prusse allait devenir l’Allemagne, sur les ruines de l’Empire français. D’Ems à Sedan, de Sedan à Versailles, de Versailles à Francfort, il les fallait franchir toutes ; et l’heure sonnerait, ensuite, pour la réalisation des rêves d’Arnim.

Mais dès maintenant, à Munich, à Breslau, à Bonn, la « science allemande » commençait la guerre contre le dogme nouveau ; les théologiens préparaient le terrain dont les juristes feraient plus tard élection ; conformément aux menaces badoises de 1869, conformément aux pronostics d’Arnim, ils s’occupaient d’échafauder une Église qui, vis-à-vis de l’Église romaine, se piquerait d’être seule catholique, et seule reconnue comme telle par les États de l’Allemagne. Les évêques, au retour de Rome, assistaient à cet assaut de la « science : » elle reprenait leurs objections de naguère, et s’en faisait une arme contre la soumission qu’ils témoignaient aux décrets du concile ; c’est dans leur propre passé qu’elle s’apprêtait à remonter pour alléguer que l’Église avait changé. Au cours des polémiques, Doellinger et ses amis avaient perdu la notion même de ce qu’était un concile, de l’inspiration souveraine dont il se réclame, et de la docilité qu’il commande ; mais l’obéissance de l’épiscopat aux décrets conciliaires donnait à l’idée d’autorité religieuse, sur laquelle la puissance épiscopale est elle-même fondée, une nouvelle assise et un éclat nouveau.

Incertains des dispositions de l’État et trop certains des dispositions de la « science, » ces évêques pouvaient s’appuyer sur les masses profondes du peuple catholique qui, groupé dans ses associations, voulait, sans plus d’ambages, croire ce que croyait l’Église. L’Allemagne catholique recelait une force immense, qui, durant le concile, était à peine sortie d’un effacement silencieux ; une fois seulement, en mars 1870, par la plume de Félix de Loe, le comité central des congrès catholiques avait exprimé sa confiance dans l’assemblée œcuménique et sa douleur pour les négations des professeurs. D’innombrables hommes d’action qui modestement, chacun dans sa bourgade, aidaient à l’épanouissement social du christianisme, pensaient comme Félix de Loe ; ce qu’ils pensaient, ils l’eussent dit, s’ils n’avaient pas senti qu’au milieu de ces débats théologiques, qui s’agitaient trop au-dessus de leurs têtes, il n’y avait qu’à attendre ce que l’autorité dirait. Alors, quand eut parlé l’autorité, les évêques qui continuaient de douter, comme Foerster peut-être, comme Hefele surtout, sentirent une poussée de leurs ouailles, qui les agenouillait aux pieds du Pape ; et les autres, ceux qui s’étaient soumis, se virent plus étroitement unis à la foule de leurs fidèles, qui avaient devancé leur soumission.

Cependant, à travers le monde, on annonçait la révolte de l’Allemagne catholique. On percevait le fracas que faisaient les puissans de la science ; et des millions d’Amen, jaillis de l’innombrable foule des humbles, étaient sans écho pour qui ne savait pas entendre. Bismarck, tout le premier, sera de ceux qui ne sauront pas entendre : la foi des croyans, moins bruyante que les manifestes fiévreux d’une certaine science théologique, sera méconnue dans ses calculs, jusqu’à ce qu’elle les déroute. Au lendemain du jour où des professeurs d’histoire, brouillés avec l’idée du Saint-Empire, avaient achevé de construire l’Empire d’Allemagne, il ne trouvera pas étrange que des professeurs de théologie, brouillés avec le Saint-Siège, veuillent construire une Église d’Allemagne, et qu’ils se flattent de vaincre la résistance des consciences comme avaient cédé, sous la poussée d’une certaine science historique, les résistances des petits États. Il engagera le Culturkampf sans avoir connu, mesuré, estimé la force immense que devait opposer à ses visées la plèbe des âmes croyantes. Il sera déçu d’abord, et puis vaincu.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 1er avril, 1er juillet, 1er octobre 1907, 15 janvier et 15 mars 1908.
  2. Le dernier historien critique des « origines de la monarchie ecclésiastique romaine, » M. Babut, déclare tout net que la thèse de Doellinger est d’une « fausseté énorme, » et que l’œuvre de Grégoire VII « ne fut pas une création, mais un essai de restauration de la papauté du Ve siècle. » (Bulletin des Bibliothèques populaires, 1906, p. 58).