Les Origines du régime féodal/01

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Les Origines du régime féodal
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 105 (p. 436-469).
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LES ORIGINES
DU REGIME FEODAL

LA PROPRIETE FONCIERE DANS L’EMPIRE ROMAIN ET DANS LA SOCIETE MEROVINGIENNE.

i. Gromatiei veteres, édit. Lachmann, Berlin 1848. — II. Digato, édit. Mommeen, Berlin 1870. — III. Codex theodosianus, édit. O. Hœnel, 1842. — IV. Diplomata, chartœ, édit Pardessus. — V. Pardessus, La loi salique. — VI. Recueil des formules usitées dans l’empire des Francs, par M. E. de Rozière, 1859-1871. — VII. M. Guizot, Essais sur l’histoire de France ; Histoire de la civilisation en France. — VIII. M. Naudet, De la noblesse chez les Romains, 1863 ; De la noblesse citez les Francs, dans les Mém. de l’Ac. des Inscr. — IX. M. Ch. Giraud, Recherches sur le droit de propriété dans l’empire romain. — X. M. Laboulaye, Histoire du droit de propriété en Occident. — XI. Guérard, Polyptyque de l’abbé Irminon. — XII. Pétigny, Études sur l’époque mérovingienne. — XIII. G. Waitz, Die Deutsche Verfassungsgeschichte.

La manière dont les populations de la Gaule sont passées du régime politique que Rome leur avait donné au régime féodal est un des plus graves problèmes que la science historique ait à résoudre. Il n’est jamais aisé de saisir les causes qui font qu’une société se transforme ; mais ce qui rend ici le problème particulièrement difficile, c’est la complexité des faits au milieu desquels cette transformation s’est accomplie. En effet, deux séries d’événemens se sont déroulées dans le même espace de temps. D’une part, il y a eu dans la Gaule des migrations d’étrangers, des incursions de barbares, des invasions dévastatrices et un déplacement de l’autorité publique ; de l’autre, il y a eu une longue suite de changemens dans les institutions, dans les mœurs, dans le droit, dans toutes les habitudes de la vie publique et privée. L’entrée des Germains s’est opérée lentement depuis le IIIe siècle jusqu’au VIIIe, et c’est à peu près dans le même espace de temps que se sont produites les modifications successives qui ont abouti au régime féodal.

La coïncidence entre ces deux séries d’événemens est incontestable ; mais il reste encore à chercher quelle relation il y a eu entre elles. Trois choses sont possibles. Il se peut que l’invasion germanique ait engendré le régime féodal, les nouveau-venus l’ayant apporté avec eux et imposé par la force à des populations vaincues et asservies. Il se peut aussi que les deux événemens, bien qu’ils fussent simultanés, n’aient eu aucune action l’un sur l’autre, et que le régime féodal soit né de causes étrangères à l’invasion, de germes qui existaient avant elle. Il se peut enfin que la vérité soit entre ces deux extrêmes, que l’entrée des Germains dans les pays de l’empire n’ait pas été la cause génératrice de cette grande révolution sociale, mais n’y soit pas non plus demeurée étrangère, que ces Germains y aient coopéré, qu’ils aient aidé à l’accomplir, qu’ils l’aient rendue inévitable alors que sans eux les peuples y auraient peut-être échappé, et qu’ils aient imprimé au régime nouveau quelques traits qu’il n’aurait pas eus sans eux.

La première de ces trois explications est celle qui se présente tout d’abord. à l’esprit. Au XVIIe siècle, quand le régime féodal, dépouillé de ses caractères essentiels, ne se présentait plus qu’avec les dehors d’un pouvoir violent et oppressif, il parut tout naturel d’en attribuer l’origine à l’oppression et aux violences d’une conquête. Cependant, si nous nous reportons aux documens contemporains, aux chroniques, aux vies des saints, aux textes législatifs, aux actes de la vie privée, nous ne pouvons manquer d’être frappés de cette remarque, qu’aucun d’eux ne mentionne une véritable conquête du pays. Ils signalent des ravages, des désordres, des invasions, des luttes entre des cités gauloises et des bandes germaines, et plus souvent encore des luttes de Germains entre eux ; mais ils ne rapportent jamais rien qui ressemble à une guerre nationale ou à une guerre de races[1], et ils ne dépeignent non plus jamais l’assujettissement d’une population indigène à une population étrangère. On n’y reconnaît aucun des traits précis qui caractérisent la conquête en tout temps et en tout pays. On n’y trouve rien de semblable à ce que firent les Anglo-Saxons en Grande-Bretagne, les Lombards en Italie, les Ottomans en Grèce. Il n’y a pas d’indice que les Gallo-Romains aient été dépouillés de leurs terres. Ils ne furent pas asservis ; il ne semble même pas qu’ils aient été politiquement subordonnés. Dans les conseils des rois, dans les armées, dans les fonctions publiques, dans les tribunaux, dans les assemblées nationales elles-mêmes, les deux populations étaient mêlées et confondues. Les chroniqueurs montrent sans cesse l’homme de race franque à côté de l’homme de race gauloise, et ils n’indiquent jamais que le premier eût des droits politiques supérieurs, ni que sa naissance franque lui valût une considération particulière. Les Gaulois étaient soumis à des rois francs ; mais nous ne voyons à aucun signe qu’ils fussent soumis à la race franque[2]. Il y avait des hommes libres dans les deux populations ; dans les deux populations, il y avait des esclaves. Grégoire de Tours parle fréquemment d’une aristocratie ; les hommes qu’il appelle des grands ou des nobles sont plus souvent des Gaulois que des Francs ; l’état social dont il trace le tableau n’est assurément pas celui qu’une conquête aurait produit.

Les générations modernes ont dans l’esprit deux idées préconçues sur la manière dont se fondent les gouvernemens. Elles sont portées à croire tantôt qu’ils sont l’œuvre de la force seule et de la violence, tantôt qu’ils sont une création de la raison. Elles les font dériver des plus mauvaises passions de l’homme, à moins qu’elles n’imaginent de les faire descendre des régions de l’idéal. C’est une double erreur : l’origine des institutions sociales et politiques ne doit être cherchée ni si bas ni si haut. La violence ne saurait les établir ; les règles de la raison sont impuissantes à les créer. Entre la force brutale et les vaines utopies, dans la région moyenne où l’homme se meut et vit, se trouvent les intérêts. Ce sont eux qui font les institutions et qui décident de la manière dont un peuple est gouverné. Il est bien vrai que dans un premier âge de l’humanité les sociétés ont pu être dominées par des croyances ou par des sentimens puissans sur l’âme ; mais il y a vingt-cinq siècles que l’humanité a pris un autre cours. Depuis ce temps, les intérêts furent toujours la règle de la politique : aussi ne voit-on pas d’exemple d’un système d’institutions qui ait duré sans qu’il ait été en conformité avec eux. L’ordre social de chaque siècle et de chaque peuple est celui que les intérêts constituent. Ce sont eux qui élèvent ou qui renversent les régimes politiques. La violence des usurpateurs, le génie des grands hommes, la volonté même des peuples, tout cela compte pour peu de chose dans ces grands monumens qui ne se construisent que par l’effort continu des générations, et qui ne tombent aussi que d’une chute lente et souvent insensible. Si l’on veut s’expliquer comment ils se sont édifiés, il faut regarder comment les intérêts se sont groupés et assis ; si l’on veut savoir pourquoi ils sont tombés, il faut chercher comment ces mêmes intérêts se sont transformés ou déplacés. C’est une étude de cette nature que nous allons tenter de faire sur la Gaule ; afin d’entrevoir comment les populations de ce pays sont passées, par une lente transition, du régime impérial romain au régime féodal, nous observerons comment les intérêts étaient constitués au début de cette période de transition, et comment ils se sont peu à peu modifiés.

Dans l’empire romain, presque tous les intérêts étaient attachés au sol. Il ne faut pas nous faire de cette société l’idée que nous donnent les sociétés d’aujourd’hui. L’empire romain n’a ressemblé presque en aucune chose aux états de l’Europe moderne. L’un des traits qui le distinguent d’eux est que, durant les cinq siècles de son existence et les quatre siècles de sa réelle prospérité, il n’engendra pas ce que nous appelons aujourd’hui la richesse mobilière. Le sol resta toujours, dans cette société, la source principale et surtout la mesure unique de la fortune. Ce n’est pas qu’il n’y eût du commerce, de l’industrie, des professions à la fois honorables et lucratives ; mais il ne sortit jamais de tout cela une classe puissante comme celle que l’on voit dans les états modernes. Le commerçant, le banquier, l’industriel, pouvaient avoir individuellement une existence opulente ; ils ne constituaient pas comme de nos jours une force sociale ; ils ne formaient pas un groupe d’intérêts et un faisceau de valeurs avec lequel l’état dût compter et qui pût exercer quelque action sur la nature du gouvernement. C’est pour ce motif que les peuples soumis à l’empire romain eurent d’autres besoins que nous et ne réclamèrent jamais les institutions qui sont devenues nécessaires aux nations modernes.

Ce qu’on dit quelquefois de la prééminence des cités sur les campagnes dans la société romaine tient à une erreur de mots. Une cité était alors la réunion de la campagne et de la ville ; on ne distinguait pas l’une de l’autre. Les hommes ne se partageaient pas, comme de nos jours, en une population urbaine et une population rurale. Les circonscriptions administratives ne se réglaient pas sur une distinction de cette nature. Ce qu’on appelait un vicus ou un village était une partie intégrante de la civitas, et l’habitant du village était un membre de la cité. Le vrai citoyen, celui qu’on appelait curiale, était un propriétaire foncier ; il devait posséder au moins 25 arpens de terre. Il ne ressemblait pas au bourgeois du moyen âge à qui il suffisait d’avoir pignon sur rue, moins encore au bourgeois d’aujourd’hui qui peut enfermer toute sa fortune dans un portefeuille. C’était un homme qui avait des champs au soleil ; il était membre du corps municipal parce qu’il possédait une part du sol de la cité.

L’importance qu’avait le sol à cette époque se montre à nous par plusieurs symptômes. C’était sur lui que pesait la plus lourde part de l’impôt, parce qu’il était la principale richesse ; c’était de lui aussi que venait la considération. Qui n’était pas propriétaire comptait pour peu de chose. Les classes industrielles étaient reléguées dans ce qu’on appelait encore la plèbe : les commerçans aspiraient à s’en distinguer ; mais tout au plus établissait-on en leur faveur, dans la hiérarchie sociale de ce temps-là un degré intermédiaire entre la plèbe proprement dite et la classe des propriétaires. Ceux-ci portaient le poids des contributions et des charges publiques ; mais ils avaient en compensation la direction absolue des affaires municipales. A eux appartenaient de droit les magistratures, les sacerdoces, les fonctions judiciaires, tout ce qui donnait la dignité ou l’éclat à la vie. Chaque ville était administrée par sa curie, c’est-à-dire par le corps des propriétaires fonciers.

A la fin de l’empire, il existait dans toutes les provinces une classe aristocratique que l’on appelait l’ordre des sénateurs. Elle possédait des privilèges et supportait aussi des charges spéciales. Elle était héréditaire et aussi indépendante du gouvernement qu’on pouvait l’être dans un état où les mœurs étaient monarchiques autant que les lois. Ces sénateurs n’étaient autres que les plus riches parmi les propriétaires du sol. On peut voir dans les lois romaines que, pour entrer dans cet ordre, il fallait réunir plusieurs conditions, dont la principale était de posséder une grande fortune territoriale, et que l’on n’en sortait que si l’on avait perdu cette fortune. Les écrivains du Ve et du VIe siècle mentionnent fréquemment des familles sénatoriales ; ce sont toujours des familles riches en biens fonciers. Nous pouvons voir encore dans les lettres de Sidoine Apollinaire ce qu’était la classe élevée en ce temps-là Elle se composait de grands propriétaires qui possédaient de véritables châteaux entourés de vastes domaines. Ils y vivaient au milieu d’une foule nombreuse de cliens, de serviteurs, de colons ; ils partageaient leur temps entre les soins de l’exploitation rurale et les plaisirs de la chasse ou de la littérature. Pendant plusieurs mois De l’année, ils quittaient leur résidence de campagne pour habiter leur maison de ville. Ils exerçaient les magistratures urbaines : quelques-uns les briguaient et se les disputaient ; d’autres les fuyaient au contraire et auraient voulu y échapper, mais les convenances, la mode, les sollicitations des amis les ramenaient incessamment vers elles, et au besoin les lois elles-mêmes les obligeaient à les remplir. Il est à remarquer aussi que c’était parmi ces grands propriétaires que l’empire allait chercher ordinairement ses fonctionnaires de l’ordre le plus élevé, au lieu de les prendre par voie d’avancement parmi les employés subalternes de ses administrations. Ces riches sénateurs de province devenaient aisément consuls, présidens, recteurs, préfets du prétoire. Ils prenaient part de cette façon à l’autorité politique et formaient la classe dirigeante. Un peu plus tard et pour les mêmes motifs, la population choisit parmi eux les évêques. Ainsi, même en face du gouvernement impérial, la terre était une puissance, et c’était elle qui donnait la plus sûre noblesse ; à l’exception des grades de l’armée, tout venait d’elle et se rattachait à elle. La propriété foncière était la grande force sociale et pour ainsi dire l’âme du corps de l’empire.

Cette absence presque complète de ce que nous appelons aujourd’hui les capitaux ou les valeurs mobilières et cette importance unique du sol, cet effacement de la population industrielle et urbaine et cette suprématie incontestée de la classe des propriétaires, sont les faits qui dominent et régissent l’état social de ce temps-là C’est de là qu’il faut partir pour comprendre les changemens qui se sont opérés dans les siècles suivans ; il est arrivé en effet que, comme les intérêts fonciers étaient tout-puissans dans la société, les événemens ont suivi le cours naturel que leur traçaient ces intérêts. La population urbaine était trop faible et trop subordonnée pour exercer quelque influence sur la. marche des institutions, Ce n’était pas elle assurément qui devait créer le régime féodal ; mais ce n’était pas elle non plus qui pouvait l’empêcher de s’établir.


I. — DU DROIT DE PROPRIETE DANS L’EMPIRE ROMAIN.

Il semble qu’après la conquête du monde par les Romains la propriété privée aurait dû disparaître presque entièrement de la terre. En effet, le droit civil de Rome ne reconnaissait la vraie propriété que dans la personne 4u citoyen romain et sur la terre purement romaine, c’est-à-dire dans les étroites limites de l’ancien ager romanus. La règle était que tous les peuples vaincus fussent dépossédés : un sujet ne pouvait pas être propriétaire ; la conquête avait brisé tout lien légal entre l’homme et le sol. En vertu de ce principe, la terre provinciale (on entendait par ces mots la terre sujette) ne devait avoir d’autre propriétaire que l’état romain ; elle devait être tout entière domaine public, ager publicis. Les jurisconsultes disaient expressément : « Sur le sol provincial, la propriété appartient au peuple romain ou au prince ; les hommes n’en ont que la possession et la jouissance. » Cette maxime n’appartient pas aux derniers siècles de l’empire ; elle vient de la république romaine.

Une règle si rigoureuse ne pouvait pas manquer d’être fort adoucie dans la pratique. Un certain nombre de peuples étaient entrés dans ce qu’on appelait l’empire de Rome à titre d’alliés et non pas de provinciaux ; ils avaient donc conservé la propriété de leurs terres[3]. D’autres obtinrent plus tard le droit italique qui consistait surtout dans le plein exercice de la propriété sur le sol. Il est vrai que ce droit italique ne s’appliquait pas à toutes les terres de l’Italie ; mais par une heureuse compensation il s’appliquait à beaucoup de terres situées au milieu des provinces[4]. Il arriva ainsi que le sol provincial, dont les jurisconsultes signalent la triste condition, fut de plus en plus restreint, et que la propriété privée regagna insensiblement le terrain que la conquête lui avait fait perdre. D’ailleurs dix générations de jurisconsultes, de magistrats, de princes, de, fonctionnaires, travaillèrent à trouver les moyens d’assurer aux possesseurs du sol provincial toutes les garanties que le vieux droit civil leur avait refusées. Les écrivains qui nous tracent le tableau de l’état social de ces temps-là montrent bien que les terres des provinces se vendaient, se transmettaient, se léguaient avec une liberté et une sécurité parfaites, et que les hommes se considéraient comme aussi solidement propriétaires que s’ils eussent joui du vieux droit des Quintes. Nous ne trouvons pas dans tout l’empire l’expression d’une plainte ou d’un regret qui marque l’absence du droit de propriété. On ne voit non plus aucune province où la propriété individuelle et héréditaire ait disparu. Les inscriptions, dans toutes les parties de l’empire, nous montrent des familles où la richesse foncière se perpétue, et avec elle les honneurs et la considération.

Il s’en faut beaucoup que la politique du gouvernement impérial ait été hostile à la propriété privée. L’abus des confiscations, qu’on peut lui reprocher comme à toute l’antiquité, tint plutôt à la sévérité du droit pénal qu’à un calcul et à un désir constant d’accaparer le sol. On ne voit à aucun indice que le gouvernement impérial ait voulu amoindrir le droit de propriété individuelle en se réservant à lui-même une sorte de domaine éminent ; tous ses actes et toutes ses lois sont l’opposé d’une telle prétention. Les codes impériaux ne cessent de mentionner une classe de propriétaires qu’ils appellent domini. La relation légale entre eux et le sol est marquée par les deux termes également précis et énergiques de dominium et proprietas. L’hérédité est reconnue sans aucune contestation : nul obstacle n’est opposé à la vente, au legs, à la donation ; l’état ne se réserve aucune espèce de privilège sur la terre.

Il est vrai que le domaine public était immense ; mais il n’était pas inaliénable ; la vente le transformait en propriété privée sans aucune réserve. Si l’on est frappé de quelques lois qui montrent le fisc avide et âpre à saisir la terre, il y en a d’autres qui montrent avec quelle facilité il se dessaisissait. Le précieux recueil des agrimensores, les maîtres arpenteurs de ce temps-là signale fréquemment les terres qui étaient concédées à des particuliers et qui n’étaient jamais reprises. Ces mêmes écrivains racontent un fait bien significatif qui se passa sous Vespasien. L’empereur, ayant besoin d’argent, voulut mettre en vente les terres que l’état possédait en Italie. Ces terres étaient occupées par des particuliers sans aucun titre : il n’était pas douteux qu’on n’eût le droit de les leur reprendre ; mais, aussitôt que le décret parut, l’Italie entière s’agita, des députations portèrent au prince les plaintes et les réclamations de toute la population agricole. Il dut céder. Il permit que son décret restât inexécuté, et après lui Domitien accorda aux occupans la possession légitime du sol[5]. Aucun empereur ne paraît avoir renouvelé l’essai infructueux de Vespasien. Nous pouvons donc croire que l’état perdit ainsi une notable partie de son domaine. Dans les siècles suivans, les codes font souvent mention de terres données, fundi donati. On aperçoit bien que les empereurs regrettèrent de les avoir données ; mais on n’aperçoit pas qu’ils aient jamais pu les reprendre. Nulle statistique n’est possible au sujet de l’empire romain ; il y a au moins grande apparence qu’en dépit des confiscations le domaine public alla toujours en s’amoindrissant, et que, dans ces cinq siècles, la propriété privée ne cessa pas d’être en progrès.

L’acte qui a été renouvelé le plus fréquemment par les empereurs et qui caractérise le mieux leur politique traditionnelle fut la fondation des colonies. Le nombre en a été incalculable ; elles couvrirent l’Italie et les provinces. Or ces colonies n’avaient aucune ressemblance avec ce que nous appelons aujourd’hui de ce nom ; elles étaient précisément le contraire d’une émigration au dehors. Fonder une colonie, c’était transformer des terres du domaine public en propriété privée. Que la terre fût distribuée à des vétérans, qu’elle le fût à des citoyens, ou bien encore qu’elle fût laissée, ainsi qu’il arrivait souvent, à ceux-là mêmes qui jusqu’alors l’avaient occupée sans titre, la colonisation consistait toujours à établir le droit de propriété individuelle sur un sol qui ne le connaissait pas auparavant. C’était un acte analogue à celui que le gouvernement français a quelquefois essayé en Algérie, lorsqu’il a voulu approprier le sol jusque-là possédé en commun par la tribu arabe.

Le gouvernement procédait à cette opération avec un soin particulier. Une loi était faite pour chaque colonie ; elle indiquait, avec cette précision dont les législateurs romains ont eu le secret, que la terre publique deviendrait terre privée, qu’elle serait libre de toute redevance envers l’état, qu’elle pourrait être librement léguée et vendue[6]. Toutefois on ne jugeait pas que la loi fût suffisante pour imprimer au sol ce caractère nouveau, et l’on faisait intervenir la religion même. Le jour de la fondation venu, les agrimensores se présentaient ; ces arpenteurs étaient presque des prêtres, ils étaient au moins les héritiers du vieux culte de la propriété foncière et les dépositaires des anciens rites. Ils traçaient sur le sol les lignes sacrées que d’antiques traditions leur avaient enseignées ; puis, les dieux étant pris à témoin, ils partageaient la terre en lots réguliers. Ce n’est pas qu’il fallût que les lots fussent égaux entre eux ; mais il était nécessaire qu’ils fussent tous orientés suivant les règles et tous enclavés dans les lignes saintes. Sur les limites de chaque part, à des distances fixes, on enfonçait des termes ; c’étaient des objets consacrés par la religion, des simulacres que l’on vénérait comme des êtres divins. Nous pouvons bien penser qu’au temps de l’empire la religion du dieu Terme n’avait plus la pleine vigueur qu’elle avait eue dans les âges antiques : elle vivait pourtant encore au fond des âmes ; le gouvernement impérial la réveillait pour établir ou pour affermir la propriété.

Lorsque les lots avaient été ainsi marqués de l’empreinte de la religion, il fallait qu’on les tirât au sort. Cette règle venait-elle du désir d’assurer l’égalité dans le partage ? On peut en douter, car nous savons que les parts n’étaient pas égales, et qu’elles étaient en proportion du grade ou du rang de chaque colon[7] ; mais le tirage au sort était un très vieil usage que les populations de la Grèce et de l’Italie avaient toujours pratiqué pour l’assignation du sol et sans lequel il ne semblait pas que la propriété privée pût s’établir. Les anciennes croyances lui attribuaient une sorte de vertu merveilleuse ; on le regardait comme l’expression de la volonté divine. Il semblait aux hommes que le vrai droit de propriété vînt de là. Si ce n’était plus la pensée des jurisconsultes c’était encore celle du vulgaire. Dans la langue usuelle, tenir par le sort était une expression qui signifiait posséder en propre Quand on voulait dire qu’un simple occupant avait été rendu propriétaire, on disait qu’au lieu de tenir en occupation il tenait en sort, ex occupatione tenebat in sorte[8]. Ce mot, qui marquait plus nettement qu’aucun autre l’union intime entre le sol et la famille, était employé dans le langage ordinaire avec le sens de patrimoine[9]. Presque rien de tout cela n’a péri avec l’empire. Il y a eu des agrimensores dans la Gaule mérovingienne. Les termes que le gouvernement romain avait ordonné d’enfoncer dans le sol se retrouvent mentionnés dans plusieurs testamens du VIIe siècle, et la langue de ce temps-là conservait encore le vieux mot sors pour désigner la propriété héréditaire.

Ces règles et ces habitudes de l’administration impériale sont certainement l’opposé de ce que ferait un gouvernement qui viserait à l’accaparement du sol ou qui prétendrait à un domaine éminent sur la terre. Ce n’est pas assez de dire que la propriété individuelle ne s’affaiblit pas dans les cinq siècles que dura l’empire, on peut ajouter qu’elle prit vigueur, qu’elle se propagea et qu’elle s’enracina dans des pays où elle n’était pas encore bien établie avant la conquête romaine.

Cette propriété que l’empire romain léguait à l’Occident avait deux traits caractéristiques qu’il importe de constater ici, afin de voir si nous les retrouverons dans la propriété des âges suivans. En premier lieu, la terre possédée en propre était héréditaire de plein droit ; elle était transmissible par vente, legs, donation. En second lieu, elle n’était soumise à aucun domaine éminent ; elle payait l’impôt public, mais elle n’était sujette à aucune redevance d’un caractère privé ; elle ne devait ni foi ni service à personne. Le propriétaire était sur, sa terre un maître absolu (dominus) ; il pouvait disposer d’elle avec une liberté complète. Suivant la définition des jurisconsultes romains, la propriété était le plein pouvoir de l’homme sur la chose, plena in re potestas ; elle était le jus utendi et abutendi, le droit d’user, d’aliéner et même de détruire.


II. — DU DROIT DE PROPRIETE DANS LA SOCIETE GALLO-FRANQUE.

L’établissement d’une population germanique en Gaule n’était pas de nature à faire disparaître ou à altérer profondément la propriété individuelle. Ces nouveau-venus n’était pas des nomades ; s’ils avaient quitté la Germanie et le sol des ancêtres, c’est parce qu’ils en avaient été chassés par d’autres peuples ou parce que la terre ne suffisait pas à les nourrir. Ils s’étaient mis volontiers au service de l’empire pour obtenir les champs létiques que l’empire leur offrait en guise de solde. Ils avaient au plus haut point le goût de la propriété foncière. L’or des Romains les tentait, leur sol bien plus encore. Loin qu’ils se présentassent en ennemis de l’agriculture et de la propriété, ils étaient tourmentés du désir de devenir propriétaires et agriculteurs : aussi ne voit-on pas qu’ils aient eu même la pensée de mettre les champs en commun[10]. L’ambition de chacun d’eux fut d’acquérir par quelque moyen une part du sol et d’en faire sa propriété privée. Quelques-uns prirent les terres vacantes ; d’autres en achetèrent avec l’argent du butin. Saint Paulin, dans une de ses lettres, écrit qu’un barbare a trouvé à sa convenance une de ses terres située près de Bordeaux, et qu’il lui en a envoyé le prix. Le moyen le plus simple qui s’offrit aux Germains fut de s’adresser à leurs chefs qui avaient en main l’immense domaine du fisc impérial et qui en distribuèrent des parts à leurs soldats et à leurs serviteurs. Les rois burgondes et wisigoths rappellent dans leurs lois qu’ils donnèrent ainsi beaucoup de terres, et ils indiquent clairement qu’ils les donnèrent en toute propriété et à titre héréditaire. Que les rois francs aient fait de même, c’est ce qui est attesté par leurs diplômes et par plusieurs testamens du VIIe siècle.

Les Germains n’ont pas recherché d’abord la possession bénéficiaire ; ils ont aspiré à la vraie et complète propriété, telle qu’ils la voyaient établie pour les Gallo-Romains. Beaucoup d’entre eux se sont répandus sur le territoire et y sont devenus propriétaires. Grégoire de Tours en cite plusieurs dans les environs de sa ville. Les formules rédigées dans l’Anjou montrent qu’il y avait au VIe siècle des Francs-Saliens qui étaient propriétaires en ce pays ; on en trouvait aussi dans le pays de Bourges. Nous pouvons voir dans les actes que ces hommes vendaient, donnaient, léguaient, échangeaient leurs terres ; il n’est donc pas douteux qu’ils n’eussent sur elles un droit de propriété aussi complet que celui qui était consacré par les lois romaines.

Regardons les codes qui furent écrits peu de temps après l’invasion des Francs ; ils nous présentent l’image non d’un peuple de guerriers, mais d’un peuple de propriétaires. Ils ne sont pas faits pour une troupe d’hommes vivant en commun, ils sont faits pour une société où l’individu vit et possède isolément. Riche ou pauvre, chacun a sa maison, son champ qui est bien à lui, sa clôture et sa limite inviolable qui enferme sa propriété. Si la terre était en commun, les lois ne régleraient que des partages de jouissance ; ce qu’elles protègent au contraire, c’est toujours la propriété individuelle ; ce qu’elles garantissent avant toute chose, c’est l’héritage. Il est surtout digne de remarque que ces codes germaniques ne contiennent aucune disposition qui soit relative au bénéfice. Ce n’est pas que ce mode de possession n’existât déjà au moment où ils ont été rédigés ; mais ils n’en tiennent aucun compte, ils ne lui accordent aucune protection légale. Ils n’admettent et ne semblent connaître que la propriété pleine, absolue, sans conditions et sans dépendance, celle qui est transmissible par succession ou par vente, celle enfin qu’ils trouvaient établie dans les lois da la population indigène.

Si nous nous plaçons au milieu de la période mérovingienne, c’est-à-dire au VIIe siècle, et si nous consultons les chartes, les diplômes, les actes de testament ou de donation, les formules, enfin tout ce qui marque en traits précis la manière dont les intérêts sont constitués dans une société, nous y voyons que le droit de propriété individuelle a traversé sans aucune atteinte la crise de l’invasion germanique. Du IVe au VIIe siècle, il a conservé tous ses traits essentiels et n’a rien perdu de sa force. Les deux populations le comprennent et le pratiquent de la même manière. On a les formules de vente des biens fonciers ; on y lit : « Je vous vends ce domaine, qui est ma propriété et que le tiens d’héritage, ou que j’ai acheté ; je vous le vends sans nulle réserve ; je le transporte de mon droit au vôtre, de ma propriété et puissance en votre puissance et propriété. » On a d’autres formules où l’on voit des frères se partager un héritage ; on en a où le père règle à l’avance sa succession. Dans quelques-unes, le testateur, qui est un Gaulois, invoque la loi romaine ; dans d’autres, le testateur est un Franc, et il mentionne la loi salique ; dans toutes, la propriété se présente comme incontestablement héréditaire. On a des formules de donation ; les unes sont rédigées par des Gallo-Romains, d’autres le sont par des Francs, comme l’acte de 570 où la donatrice est une fille de Clovis ; partout il est fait mention de terres qui sont possédées en propre et avec un droit complet. Que la donation ait lieu par charte ou qu’elle soit faite avec les symboles germaniques, la formule, à un ou deux mots près, est la même ; les mêmes expressions servent au Gaulois et au Germain. L’un et l’autre disent : « Je donne à perpétuité cette terre ; je vous la cède afin que vous la possédiez avec le plein droit de propriété, et que vos héritiers l’aient après vous ; vous pourrez la vendre, la donner, la léguer ; vous ferez d’elle tout ce qu’il vous plaira d’en faire. » On reconnaît dans ces formules la plena in re polestas, le jus utendi et abutendi dont parlaient les jurisconsultes romains. Ainsi entre les deux époques, à travers l’invasion germanique, la tradition de la propriété n’a pas été interrompue. Telle elle était dans le droit romain, telle nous la retrouvons dans le droit et dans la pratique de la société mérovingienne[11].

Dans la langue du VIe et du VIIe siècle, plusieurs mots également expressifs désignaient cette pleine et absolue propriété. En général, on garda les noms de la langue latine, ainsi qu’il était naturel pour exprimer un droit que l’on trouvait établi chez les populations gallo-romaines. Dans les chartes, les formules, les actes législatifs, la propriété est presque toujours appelée proprietas, potestas, dominatio (l’ancien mot dominium) ; ces trois expressions sont toutes romaines et appartiennent au droit de l’empire. Les codes des Francs-Ripuaires et des Francs-Saliens désignent la terre possédée en propre par l’expression toute latine aussi de terra aviatica, terre des ancêtres. Les Burgondes, les Wisigoths et les Ripuaires l’appellent sors ; ce mot désigne chez eux le patrimoine comme il le désignait au temps des Romains, et il s’applique indifféremment au patrimoine des indigènes et à celui des barbares[12]. La langue germanique avait aussi des termes pour désigner le sol qui était devenu propriété privée. Elle l’appelait terre salique, Cette expression ne signifiait pas terre du Franc-Salien, car elle était aussi en usage chez les Ripuaires, chez les Alamans et chez d’autres Germains que chez les Saliens eux-mêmes ; tous ces peuples appelaient terre salique le sol qui était possédé en propre et héréditairement. Le mot se retrouve dans la langue germanique du moyen âge sous les formes de sal-gut ou sal-land avec la même signification. Les Anglo-Saxons appelaient cette même terre boc-land. L’un des termes les plus usités chez les populations gallo-franques était celui de alode. Ce mot, qui en s’altérant est devenu alleu, est celui qui dans toute l’histoire de la France jusqu’en 1789 a désigné la vraie propriété foncière.

Ce mot alleu fait d’abord illusion. Comme il ne se montre qu’à partir du VIe siècle, on est porté à croire que la chose qu’il exprime ne date aussi que de cette époque ; comme d’ailleurs il ne se rencontre qu’après l’invasion germanique, il semblerait à première vue qu’il désignât une sorte de propriété purement et exclusivement germaine. Si l’on se reporte aux documens, on voit qu’il n’était qu’un synonyme des mots latins proprietas et hereditas, les trois termes sont maintes fois employés l’un pour l’autre dans les mêmes textes. Les codes des Saliens et des Ripuaires ont chacun un chapitre intitulé de alode ; dans tous les articles de ce chapitre, le mot alode est remplacé par hereditas. Dans la loi des Bavarois l’alleu est le patrimoine, c’est-à-dire la terre qu’on a reçue de ses ancêtres. On lit dans un cartulaire : « Cette terre, qui est ma propriété héréditaire, c’est-à-dire mon alleu. » Un ancien chroniqueur s’exprime ainsi : « L’héritage paternel, que les gens de notre pays appellent alode ou patrimoine. » Un évêque écrit dans son testament : Je lègue cette terre qui m’est échue par alleu de mes parens. » Rien n’est plus fréquent que de rencontrer des expressions comme celles-ci : le donne en alleu, ou le reçois en alleu ; elles signifient simplement qu’on donne ou qu’on reçoit une terre en toute propriété.

On a fait beaucoup d’efforts pour trouver l’origine de ce mot ; les uns l’ont rattaché à la langue latine, les autres au celtique ; aujourd’hui, avec un peu plus de vraisemblance, on le fait dériver de radicaux germains. Quoi qu’il en soit de ces conjectures étymologiques, ce que l’on peut dire avec certitude, c’est que le mot alode ne se lit que dans des textes écrits en latin, que, s’il se rencontre dans quelques codes germaniques, ce n’est que dans ceux qui ont été rédigés par l’ordre de princes qui régnaient en Gaule, — que c’est surtout dans ce pays qu’il a été usité, — qu’on le trouve plus fréquemment employé dans l’ouest, le centre et le sud de la Gaule que dans le nord et dans l’est, — que, si on le rencontre parfois sur les bords du Rhin, on le rencontre beaucoup plus souvent dans les pays de Tours, d’Angers, de Nantes, de Saintes, dans l’Ile-de-France et le Ponthieu, dans le Dauphiné et la Provence, dans le Languedoc et l’Aquitaine, et qu’il devient ainsi plus fréquent à mesure qu’on s’éloigne de la Germanie[13]. On peut remarquer encore que ce mot n’était nullement particulier à la race franque ; beaucoup de chartes ou d’actes rédigés par des Francs désignent l’héritage par les mots hereditas ou res propriœ, tandis que des actes rédigés par des Gallo-Romains, inscrits sur les registres des curies, et où l’on invoque les lois romaines, emploient le mot alode[14]. Plusieurs formules qui sont du commencement du VIe siècle, fort peu postérieures par conséquent à l’établissement de quelques Germains dans l’ouest, montrent que ce mot était déjà d’un usage ancien et vulgaire dans l’Anjou et la Touraine, et elles ne laissent voir à aucun signe que ni le mot ni la chose fût une nouveauté ou une importation étrangère. Ceux qui rédigeaient ces formules étaient des hommes qui avaient l’habitude de parler et d’écrire en latin, qui d’ailleurs pesaient les mots et étaient attentifs à en conserver le sens propre ; or aucun de ces hommes ne nous avertit que le mot alode n’appartienne pas à sa langue habituelle ; ils disent indifféremment héritage, alleu, propriété, comme si les trois termes, exactement synonymes, étaient d’un égal usage et d’un même idiome.

La nature de l’alleu apparaît dans les documens d’une manière bien nette. On n’y voit jamais que l’alleu fût affecté à une classe particulière de personnes ; on n’y voit pas non plus qu’il fût réservé aux hommes de race germanique. L’alleu est aussi souvent dans les mains d’un Gaulois que dans celles d’un Franc ; on le rencontre même dans les mains des femmes. Quiconque avait le droit de propriété avait aussi l’alleu, car l’alleu et la propriété étaient une seule et même chose. L’alleu n’était pas spécialement la terre du guerrier ; on ne disait pas de lui qu’il était acquis par l’épée ; ni cette expression ni aucune autre qui lui ressemble ne se lit dans les documens. Nous ne voyons jamais non plus qu’il s’y attachât l’idée d’une conquête ; toutes les chartes et les actes disent formellement que la seule origine de la propriété allodiale est l’héritage. L’alleu ne constitue d’ailleurs aucun privilège et ne confère aucune noblesse. Il n’est pas autre chose à cette époque qu’un bien foncier, une part de sol sur laquelle l’individu exerce un droit complet de propriété ; il appartient aussi bien à un ecclésiastique qu’à un laïque, à un laboureur qu’à un soldat, à un pauvre qu’à un riche.

Il ne faut pas d’ailleurs nous faire de l’alleu de ces temps-là l’idée qu’on s’en est faite plus tard. Au milieu de la féodalité, l’alleu apparaîtra comme une exception rare et singulière ; on se le représentera comme une terre indépendante de toute espèce d’autorité, exempte de tout impôt et même de toute juridiction ; on dira de lui qu’il est tenu de Dieu. Ces traits ne s’appliquent pas à l’alleu des premiers siècles du moyen âge ; il n’est pas encore une exception ; toute terre peut être possédée en alleu. Les documens montrent qu’il est exempt de toute redevance ayant un caractère privé, c’est-à-dire de toute espèce de fermage[15] ; mais ils ne disent jamais qu’il soit exempt d’impôts ni indépendant des pouvoirs publics. Ils lui attribuent invariablement deux caractères essentiels : premièrement l’alleu ne doit ni rente, ni service d’aucune sorte, ni foi, ni rien qui ressemble à ce qu’on appellera plus tard l’aveu ou le relief ; deuxièmement il est héréditaire, transmissible à volonté, susceptible d’être donné, vendu, légué. Nous avons constaté que la propriété romaine avait exactement les mêmes caractères. Que l’on compare les formules et les actes de l’époque mérovingienne au Digeste et aux codes impériaux, on reconnaîtra que tous les attributs de la propriété romaine se retrouvent dans l’alleu, et l’on reconnaîtra aussi que l’alleu n’a aucun attribut qui ne fût déjà dans la propriété romaine[16]


III. — DE LA POSSESSION BENEFICIAIRE DANS L’EMPIRE ROMAIN.

A côté du droit de propriété que nous venons de décrire, il y a eu durant les mêmes siècles un certain mode de possession de la terre qui en a été tout à fait distinct et auquel s’est attachée la dénomination de bénéfice. La nature de cette possession apparaît avec une parfaite clarté dans les documens de l’époque mérovingienne. Pour s’en faire une idée juste, il suffit d’observer les termes qui étaient employés dans le langage usuel pour la désigner. Le mot bénéfice appartenait à la langue des populations gallo-romaines ; il conservait encore au VIIe siècle la signification qu’il avait toujours eue en latin, et l’idée qu’il présentait à l’esprit était celle de bienfait et de faveur. Aussi ne disait-on pas posséder un bénéfice, ce qui n’eût offert aucun sens ; on disait posséder par bénéfice, c’est-à-dire par bienfait ou en vertu d’un bienfait. Les expressions que l’on rencontre le plus souvent dans les actes sont celles-ci : la terre que vous occupez par mon bienfait, ou la terre que je tiens par votre bienfait. Ce terme ne désignait donc pas l’objet possédé ; il désignait le titre en vertu duquel on possédait. Les mots précaire et bénéfice exprimaient le même objet sous ses deux faces diverses ; l’un marquait la prière de celui qui avait demandé, l’autre la bonté de celui qui avait accordé ; tous les deux se rapportaient au même acte : aussi disait-on indifféremment posséder en précaire ou posséder par bienfait[17]. Les formules relatives à ce genre de concession s’appelaient des précaires, et c’était une règle invariable que dans chacune d’elles on mentionnât à la fois la prière de l’un et le bienfait de l’autre.

Un grand nombre de chartes montrent que le bénéfice était déjà d’un grand usage au commencement du VIe siècle, et aucune d’elles ne donne d’ailleurs à entendre qu’il fût alors une nouveauté ; il était en effet depuis longtemps dans la pratique et dans les habitudes des hommes. Posséder la terre par bienfait était chose inconnue en Germanie ; cela était au contraire fort ancien dans la société romaine.

On a cru voir l’origine du bénéfice et du fief dans l’habitude que prirent quelques empereurs de concéder des terres sous la condition d’un service militaire perpétuel. Il était fréquent en effet que des cantons situés aux frontières fussent distribués à des soldats qui contractaient la double obligation de les cultiver et de les défendre contre l’ennemi. Ces hommes n’étaient possesseurs du sol qu’à charge d’être soldats, et ils ne le laissaient à leurs fils qu’autant que ceux-ci étaient soldats à leur tour. Cette sorte de possession conditionnelle n’est pas sans analogie avec le bénéfice ; elle en diffère pourtant, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, par les caractères les plus essentiels. La condition du service militaire qui y était attachée, loin de constituer une ressemblance entre elle et le bénéfice mérovingien, est au contraire ce qui l’en distingue formellement. Elle disparut d’ailleurs avec l’empire romain ; ni les rois ne pensèrent à la rétablir, ni les guerriers germains à la demander. On n’en trouve aucune trace dans le régime féodal, et l’on ne voit pas comment elle aurait pu être l’origine du bénéfice et du fief. C’était ailleurs et sous une autre forme que le précaire ou la possession par bienfait se rencontrait dans la société de l’empire romain : elle avait sa place dans la vie privée, dans la pratique des particuliers, et c’est de là qu’elle a passé dans les sociétés du moyen âge.

Les faits sociaux qui ont le plus d’importance ne sont pas toujours ceux qui sont le plus en saillie et qui apparaissent à première vue. Le précaire ou bénéfice romain ne se montre pas tout d’abord ; on le chercherait en vain dans la législation des douze-tables, dans les codes proprement dits des empereurs ou dans les Inslitutes. La raison en est simple : c’était un acte étranger au droit civil et pour ainsi dire extra-légal[18]. Ce premier caractère est digne d’attention : nous le retrouverons dans le bénéfice mérovingien. S’il était en dehors du droit civil (jus civile) et s’il n’appartenait qu’au droit naturel (jus gentium), il était pourtant d’un usage trop fréquent et touchait à trop d’intérêts pour que les préteurs n’en tinssent pas compte et pour que les jurisconsultes pussent le négliger. Cicéron en parle en termes assez clairs ; Antistius Labeo et Massurius Sabinus, contemporains d’Auguste et de Tibère, en traitaient dans leurs écrits ; Gaius, Paul, Ulpien, s’en occupèrent. Le Digeste nous a conservé plusieurs sentences de ces jurisconsultes qui nous permettent de juger ce qu’était le précaire romain. « Le précaire, dit Ulpien, est ce qui est concédé à la prière d’un homme. » Dans le précaire, il n’y avait jamais contrat : aussi ne disait-on jamais contracter un précaire ; on disait demander ou accorder en précaire. Les deux parties n’étaient pas deux contractans ; l’une était un homme « qui avait prié, » l’autre était un homme qui avait cédé à une prière. De là résultait un acte qui n’était pas une obligation, mais qui était une faveur ; on l’appelait une libéralité, une largesse, une munificence, un bienfait.

Le jurisconsulte ajoute que le précaire est accordé à la prière d’un homme « pour qu’il en ait la jouissance aussi longtemps qu’il plaira au concédant. » Le précaire en effet ne se confondait pas avec la donation ; celle-ci conférait la propriété, celui-là n’accordait jamais qu’une possession ; l’une était faite à perpétuité, l’autre était toujours révocable. C’est que le précaire était un acte de pure volonté : or il n’était pas admis en droit que la volonté seule fût une cause suffisante pour créer une obligation. L’homme qui avait accordé en vertu de sa seule volonté ou en vertu de la seule prière d’un autre n’était jamais lié ; sa volonté pouvait changer, la concession cessait aussitôt, et la terre qu’il avait concédée rentrait dans sa main, « car il est conforme à l’équité, dit Ulpien, que vous ne jouissiez de ma libéralité qu’aussi longtemps que je le voudrai, et que cette libéralité soit révoquée aussitôt que ma volonté aura changé. » « L’auteur du bienfait, dit un autre jurisconsulte, est le seul juge de la durée qu’il veut donner à son bienfait[19]. » Cela tient à ce qu’il n’y avait ni contrat ni engagement d’aucune sorte. Dans le contrat de louage, le propriétaire, en échange de certains profits stipulés, permettait que ses droits fussent amoindris ou suspendus : rien de pareil dans la concession ; il ne faisait que conférer un bienfait sans autre motif appréciable que sa propre bonté. Cette bonté ne pouvait ni effacer ni diminuer son droit ; le sol ne cessait donc pas un seul moment d’être à lui. Il souffrait qu’un autre l’occupât, mais ce renoncement volontaire à la possession laissait intacte la propriété.

Le précariste de son côté ne pouvait être investi d’aucun droit. Son seul titre, ainsi que le dit le jurisconsulte, était que « sa prière avait obtenu un bienfait ; » or ce n’était pas un titre vis-à-vis de la loi. Il est bien vrai que le préteur, à défaut du droit civil, lui accordait quelque protection ; il le garantissait par ce qu’on appelait un interdit contre toute personne tierce qui aurait voulu lui disputer sa possession ; mais il ne le protégeait en aucune façon contre le propriétaire qui voulait reprendre son bien. Le fermier, en vertu de son contrat, avait des droits et pouvait agir en justice contre son propriétaire ; le possesseur par bienfait n’avait aucun droit vis-à-vis de son bienfaiteur ; évincé par lui, il n’avait aucun recours. En vain se serait-il présenté devant le juge, en vain aurait-il exhibé sa lettre de concession : il y avait dans cette lettre même un mot qui le condamnait ; c’était le mot qui constatait sa prière et le bienfait du donateur. Aussi le juge n’avait-il qu’une formule à prononcer : « Ce que tu tiens en précaire, restitue-le[20]. »

La volonté du bienfaiteur était donc la règle unique des relations entre les deux parties. Aucune convention formelle n’indiquait au bénéficiaire ses obligations ; mais il était entendu que, s’il voulait conserver le bienfait, il fallait qu’il continuât à le mériter. Ses obligations étaient plus rigoureuses que si elles eussent été fixées par un contrat. Il n’était ni lié ni protégé par des clauses précises ; il était à la merci de son bienfaiteur. Comme il n’avait d’autre titre au bienfait que la supplique qu’il avait adressée, il restait placé vis-à-vis du propriétaire dans l’attitude perpétuelle d’un suppliant. Pour que la terre ne lui fût pas reprise, il fallait en quelque sorte que sa prière fût renouvelée chaque jour et le bienfait chaque jour accordé. Il n’est pas douteux d’ailleurs qu’il n’eût le droit de rendre la terre et qu’il ne se dégageât par cela seul de toute obligation. Il est à peine besoin d’ajouter que la concession, qui ne faisait que répondre à la prière d’un homme, était nécessairement personnelle à cet homme : s’il mourait, la terre revenait aussitôt au propriétaire ; nul ne pensait que l’hérédité fût possible[21].

Tel est le précaire romain. Il ne ressemble pas encore de tout point au bénéfice mérovingien, moins encore au fief du moyen âge. Avant qu’il n’arrive à être le fief, il faudra qu’il traverse une série de faits sociaux qui le modifieront. Du moins il a déjà les caractères essentiels qui se retrouveront plus tard dans le bénéfice et même dans le fief : en premier lieu, il exige une prière et un don, c’est-à-dire qu’il ne peut se constituer sans la double formalité d’une demande et d’une faveur ; en second lieu, il ne confère jamais une propriété, il ne confine qu’une possession ou une jouissance[22] ; enfin il établit entre les deux hommes un lien de dépendance personnelle qui commence et qui cesse avec lui.

Le précaire était fort ancien dans la société romaine ; mais il n’y tenait pas d’abord une grande place. C’est surtout dans. les derniers temps de l’empire qu’il paraît avoir pris de l’importance. Les propriétaires, les corporations, les villes, les temples païens et les églises chrétiennes donnaient fréquemment leurs biens en précaire. Le prêtre Salvien, au commencement, du Ve siècle, parle comme d’une chose connue de tous des biens qui étaient concédés en largesse ou en bienfait ; il montre clairement que l’homme qui accordait ainsi sa terre ne renonçait pas pour cela à son droit de propriété ; le concessionnaire ne pouvait jamais dire que la terre fût à lui, et il était soumis envers le concédant à un ensemble de devoirs dont la négligence constituait le délit formel d’ingratitude ou d’infidélité.

Il ne serait pas conforme à la nature humaine que ces concessions eussent été gratuites. On voit, il est vrai, que la gratuité fut d’abord une condition du précaire romain ; si un prix avait été stipulé dans l’acte, le précaire se fût transformé par cela seul en un contrat, et c’était ce qu’on voulait éviter. Cependant on peut bien croire que cette gratuité était dans la plupart des cas plus apparente que réelle ; le bienfaiteur avait toujours des moyens indirects de mettre un prix à son bienfait. Une concession révocable à volonté ne peut être qu’une concession conditionnelle ; le précaire était donc presque toujours un véritable marché et ressemblait en plusieurs points à la location. Il est digne de remarque que dans les derniers temps de l’empire l’usage de la location tendit peu à peu à disparaître. Ce fait singulier s’explique, si nous songeons qu’un grand changement venait de s’opérer dans la nature du colonat ; le fermage libre avait à peu près disparu au IIIe siècle et avait été remplacé par la servitude de la glèbe. Il s’était formé insensiblement par l’effet combiné des mœurs, des nécessités sociales et des lois des empereurs, un principe universellement admis en vertu duquel il suffisait d’être locataire ou cultivateur de la terre d’un homme pour devenir presque infailliblement l’esclave de cet homme. Prendre une terre à loyer, c’était s’exposer à être confondu avec un colon et à tomber dans la servitude. Par le précaire, on ne courait pas les mêmes risques, car on était réputé véritablement possesseur[23], et la liberté de l’homme était garantie par le droit égal qu’avaient les deux parties de « rompre le précaire » à leur volonté. C’est probablement pour ce motif que dans les derniers temps de l’empire le précaire prit insensiblement la place de la location. Le terrain que perdait le fermage libre fut occupé par la concession bénéficiaire.

Le précaire romain donnait lieu à un autre genre de convention. Pour en présenter une idée, il nous suffira de citer une loi impériale du Ve siècle qui a été conservée dans le code de Justinien. Cette loi est relative aux terres du domaine des églises : elle prononce que les églises ne pourront aliéner leurs biens ni par vente, ni par donation, ni par échange ; elle leur permet seulement de céder en précaire et dans la forme suivante. Quand une église concédera à un homme, en vertu de sa demande ou de sa prière, une terre de son domaine, il faudra que cet homme, en échange du bienfait, lui fasse donation d’une autre terre de même valeur ; il obtiendra alors les deux terres en usufruit pour un nombre d’années déterminé ou pour toute sa vie ; l’église les reprendra ensuite toutes les deux[24]. Rien ne prouve que ce genre de convention fût propre à l’église. Si l’église l’employa, si les empereurs l’autorisèrent, il est vraisemblable qu’il était déjà en usage chez les particuliers, et il explique les progrès de la grande propriété à cette époque. Nous le retrouverons d’ailleurs dans toute la période mérovingienne.

Enfin le précaire apparaît encore sous une dernière forme à la fin de l’empire romain. Les lois du IVe et du Ve siècle signalent et combattent un usage toujours croissant qu’elles appellent le patronage des fonds de terre, fundorum patrocinia, elles ajoutent que beaucoup de petits propriétaires et même de curiales, en vue de se soustraire à l’impôt ou pour obtenir en justice la protection d’un puissant personnage, plaçaient leurs terres sous le nom de cet homme, c’est-à-dire lui cédaient leur titre de propriété. Le législateur, qui poursuit de toutes ses sévérités cette sorte de pacte, ne nous apprend pas à quelles conditions et sous quelle forme il était conclu ; mais un écrivain de la même époque, le prêtre Salvien, nous le fait bien voir. « Le faible, dit-il, se met entre les mains d’un puissant pour être protégé ; celui-ci ne le reçoit sous son patronage qu’en commençant par le dépouiller, car le malheureux doit avant toutes choses faire l’abandon de son bien. » Il continue à la vérité à occuper sa terre ; mais il n’en a plus que l’usufruit. « Pour que le père ait un protecteur, ajoute Salvien, le fils perdra l’héritage ; le père possédera temporairement, le fils sera dépouillé à jamais, car cet homme a cessé d’être un propriétaire : désormais il paie la rente de son champ, et son champ n’est plus à lui. » Tel est donc le résultat de la convention qui a été conclue entre ces deux hommes ; le faible s’est adressé au puissant, et, pour obtenir sa protection, il lui a livré sa terre. Cette terre lui a été rendue, non plus en propriété, mais en simple jouissance, non par un contrat formel de louage, mais par simple précaire ou par bienfait. Ce qu’il avait autrefois en vertu de son droit personnel, il ne l’a plus que par la grâce de ce protecteur dont il a fait un patron de sa terre, fundi patronum. S’il la possède encore, c’est sous le domaine éminent de l’homme qui en est devenu le vrai propriétaire : il ne la conservera qu’aussi longtemps que cet homme voudra bien la lui laisser ; son fils n’y aura plus aucun droit, et, s’il obtient de succéder à son père, ce ne sera qu’en vertu d’une concession nouvelle.

Ainsi dès le temps de l’empire romain la terre possédée en précaire ou en bienfait n’était pas toujours celle qu’un riche avait donnée à un pauvre. Le précaire s’opérait souvent en sens inverse. C’était un droit de propriété qui se changeait en une simple jouissance, ou, ainsi qu’on dira plus tard, un alleu qui se changeait en bénéfice. Ce qui est surtout frappant ici, c’est que la condition de l’homme se transformait en même temps que celle de la terre. Il était impossible en effet que la concession en précaire n’entraînât pas la subordination personnelle de l’homme. Ce bienfait, toujours révocable, le mettait dans la dépendance de celui qu’il devait considérer forcément comme un bienfaiteur, et qui dans la réalité était un maître. Nous ne pouvons certainement pas supposer que les règles de cette sorte de sujétion fussent aussi nettement établies au Ve siècle qu’elles l’ont été dans les siècles suivans. Il serait surtout inutile de chercher ces règles dans le droit romain, car le précaire et tout ce qui s’y rattachait était en dehors du droit. La législation romaine repoussait surtout cette subordination de l’homme à l’homme ; elle combattait de toutes ses forces le patronage et la dépendance personnelle. A ses yeux, tous les hommes libres étaient égaux, c’est-à-dire également sujets de l’état ; mais, si on lit Salvien, saint Augustin, Sidoine Apollinaire, on y reconnaîtra un état social déjà fort différent de celui dont les lois impériales persistent à tracer le tableau. Les noms de client et de maître se rencontrent fréquemment, et ils indiquent assez qu’en dehors même de l’esclavage proprement dit il s’est formé entre les hommes libres tout un. ensemble d’obligations qui constituent déjà une véritable hiérarchie. Les lois n’en parlent pas, mais la vie privée en est pleine. C’est qu’en dépit des lois le précaire et la clientèle se sont développés en même temps. Ces deux institutions se sont pour ainsi dire combinées, et elles ont donné naissance à tout un ordre d’intérêts et de relations sociales. Le client de cette époque n’est ni un esclave, ni un colon, ni un fermier ; il est la plupart du temps un homme qui occupe la terre d’autrui. Comme il l’occupe sans autre titre qu’une prière et un bienfait, il faut qu’il se soumette à toutes les volontés de celui qui a toujours le droit de la. lui reprendre. Sans être esclave, il dépend en toutes choses de celui « dont il tient ; » il lui doit plus qu’un fermage, il lui doit le sacrifice de son indépendance et de sa personnalité, il lui doit sa foi. On l’appelle un client, — on pourrait déjà l’appeler un fidèle. Dans quelques siècles, les lois lui marqueront ses devoirs ; les mœurs et la nécessité les lui indiquent déjà.


IV. — DE LA POSSESSION BENEFICIAIRE DANS LA SOCIETE GALLO-FRANQUE.

Si nous passons de la société de l’empire romain à la société gallo-franque, nous y trouvons ces mêmes habitudes et ces mêmes institutions ; elles n’ont fait que grandir et se fortifier, et, comme l’autorité publique ne les combat plus, elles apparaissent au grand jour. A la veille des invasions germaniques, la plus grande partie du sol était, pour ainsi dire, dans trois mains à la fois : en premier lieu, un homme riche en avait la propriété ; au-dessous de lui, un homme libre en avait la possession en précaire ; plus bas encore, un colon labourait et récoltait. Le premier était à la fois un propriétaire et un maître, dominus ; le second était un bénéficiaire, un client, un fidèle ; le troisième était un serf de la glèbe. Après les invasions germaniques, nous trouvons exactement les mêmes conditions sociales. Presque rien n’est changé de ce qui touche à l’état du sol et aux relations que le sol établit entre les hommes. Le droit complet de propriété se continue sous le nom d’alleu ; le colonat reste ce qu’il était à la fin de l’empire ; le bénéfice se développe en conservant pendant deux siècles les mêmes caractères et les mêmes règles qu’il avait eus dans la société impériale.

On peut voir dans les chartes et les formules combien la concession en précaire ou en bienfait différait de la donation. S’agissait-il d’une donation, voici la formule qu’on employait : « eu égard aux services que vous m’avez rendus, je vous fais don de cette terre, en telle sorte que vous la possédiez par droit de propriété, vous et vos héritiers après vous, sans en payer nulle redevance, avec pleine faculté de la vendre, louer ou donner, et de disposer d’elle suivant votre volonté[25]. » S’agissait-il d’une concession bénéficiaire, le langage était tout autre. De même que dans le précaire romain nous avons vu deux actes corrélatifs, la prière d’un homme et le bienfait d’un autre, de même le bénéfice de l’époque mérovingienne est constitué par deux formules qui se correspondent. Par l’une, l’impétrant donne acte de sa supplique et de sa prière, on l’appelle precatoria ; par l’autre, le concédant constate son bienfait et sa concession, on l’appelle ordinairement prœstaria. L’impétrant s’exprime ainsi : « A maître un tel, moi un tel, votre suppliant, — je vous ai adressé une demande afin que telle terre, qui est à vous, me fût concédée par votre bienfait ; votre volonté m’accorde de la cultiver et d’en jouir ; mais le n’aurai pas le droit de la vendre, de la donner, ni d’en diminuer la valeur ; à ma mort, elle retournera dans vos mains sans aucune contestation de la part de mes héritiers[26]. » Le concédant répond : « Comme vous êtes venu vers nous en suppliant, et que vous nous avez adressé une prière, notre volonté vous accorde cette terre, qui est à nous ; nous vous en faisons le bienfait ; vous n’aurez la faculté ni de la vendre ni d’en altérer aucune partie ; à votre décès, elle rentrera dans nos mains ou dans celles de nos successeurs[27]. » On reconnaît sans peine dans ce langage les deux traits caractéristiques du précaire romain, la prière et le bienfait.

Toutes ces formules sont écrites en latin, et il n’est pas possible de supposer qu’elles soient des traductions d’anciennes formules franques. L’esprit germanique ne s’y révèle par aucun symptôme. Pas un mot n’indique que la terre ainsi concédée en bénéfice soit le fruit de la conquête ; il n’y a pas d’indice de vainqueurs ou de vaincus, ni même de deux races distinctes. Aucun des termes qui expriment la concession bénéficiaire n’appartient à la langue des Germains ; ces formules et les nombreux actes qui s’y rapportent n’allèguent jamais ni une loi ni une coutume germanique. Il arrive au contraire assez souvent qu’elles se réfèrent aux lois romaines et qu’elles citent par exemple la stipulatio aquiliana. Dans celles qui étaient relatives à l’alleu, le droit germanique et le droit romain se rencontraient ; dans celles qui concernent le bénéfice, nous ne trouvons que le droit romain. On peut surtout remarquer que, si ces formules ne sont pas d’une latinité irréprochable, elles sont du moins rédigées précisément avec les termes qui étaient consacrés en droit romain, et que chacun de ces termes y conserve le sens exact qu’il avait sous l’empire. Les hommes qui les écrivaient n’avaient pas la correction du grammairien, mais ils avaient celle du juriste ou du praticien. Il ne se peut lire de pages plus foncièrement romaines.

On ne saurait dire exactement à quelle époque remontent ces formules. Le moine Marculfe, qui en fit un recueil au VIIe siècle, nous dit qu’elles lui ont été transmises par ses pères et qu’il les a trouvées dans la coutume du pays. D’autres ont été écrites dans l’Anjou au vie siècle, et il en est qui se rapportent à des actes datés de l’année 530. Il y a grande apparence qu’avant qu’on ne les mît en recueil plusieurs générations les avaient prononcées devant les tribunaux ou écrites sur les registres des curies. Rien ne prouve qu’elles ne soient pas aussi anciennes que l’usage du précaire romain. Si on les rapproche d’un fragment de formule qui nous a été conservé par Scœvola dans le Digeste, on y retrouvera le même trait caractéristique[28]. Il semble que du jurisconsulte Scœvola au moine Marculfe la formule se soit seulement développée, allongée, et qu’elle soit devenue plus explicite et plus claire. Une loi impériale avait tracé les règles d’après lesquelles devait être rédigé l’acte de précaire pour les terres de l’église ; les formules de l’époque mérovingienne reproduisent exactement les dispositions indiquées par cette loi[29].

Le précaire ou bienfait de l’époque mérovingienne produit aussi. les mêmes effets que le précaire romain : il ne confère qu’une jouissance. La concession n’est jamais perpétuelle ; souvent le terme de la jouissance est fixé, comme dans le précaire romain, à cinq ou à dix années[30], avec faculté de renouvellement. Plus souvent la jouissance est viagère : parfois elle s’étend au survivant de deux époux ; d’autres fois l’acte indique qu’elle passera au fils, mais qu’elle n’ira pas plus loin que la seconde génération[31]. On a trouvé une formule de concession de père en fils à perpétuité ; mais encore ne donne-t-elle pas la faculté de vendre, de léguer, de laisser à des collatéraux, et elle stipule que le domaine fera retour au donateur à défaut de descendance directe et légitime. Souvent la durée de la jouissance n’est pas fixée : « j’occuperai votre terre, y est-il dit, aussi longtemps qu’il vous plaira. » Il n’y a pas un seul acte, une seule formule qui laisse supposer que le bénéfice fût héréditaire et transmissible au même titre que la propriété.

Il ne paraît pas non plus que le bénéfice fût jamais accordé sans conditions. Déjà sous l’empire il avait souvent les mêmes effets que la location sans se confondre pourtant avec le contrat de louage ; dans la société gallo-franque ce caractère s’accentua davantage, et quoiqu’on s’attachât à conserver à l’acte de précaire tous les traits essentiels du précaire romain, on ne craignit plus d’y insérer la clause d’un prix de fermage. On voit souvent le propriétaire exiger le paiement d’une redevance annuelle et en fixer le chiffre dans l’acte. « Vous me paierez, écrit-il, à titre de cens telle somme de deniers, et moyennant que vous vous acquittiez exactement de ce qui m’est dû, vous conserverez la terre toute votre vie. » Quelquefois on prend soin de spécifier qu’en cas de retard de paiement le bénéficiaire ne sera pas évincé et qu’il sera seulement tenu de payer une redevance double. Il nous a été conservé un acte daté de 625 et qui est ainsi conçu : « vous m’avez permis de tenir par votre bienfait, ma vie durant, ce domaine avec ses appartenances et dépendances ; de mon côté, je me suis soumis envers votre église au cens annuel de 4 livres de cire, de 6 livres d’huile, d’un bâton pastoral et d’un manteau pour l’évêque, de deux mesures de vin pour les chanoines, d’une demi-livre d’argent ; si je suis en retard pour le paiement, j’en porterai l’amende, mais je ne perdrai pas la terre. »

Une seconde espèce de convention est nettement indiquée dans es formules suivantes. D’une part, le bénéficiaire signe cet écrit : « je vous ai demandé, et votre bonté m’a accordé de tenir par votre bienfait une terre qui est à vous ; en échange de cette jouissance et aussi pour le salut de mon âme, je vous ai fait donation de telle terre qui était ma propriété par héritage. Tant que le vivrai, j’aurai la tenure et jouissance de ces deux terres ; je ne pourrai ni les aliéner, ni en diminuer la valeur, ni en tirer autre chose qu’un légitime usage ; à ma mort, l’une et l’autre seront reprises par vous. » Le concédant répond : « D’après votre prière, notre bonté s’est résolue à vous faire le bienfait de notre terre ; de votre côté, pour reconnaître notre bienfait, vous nous avez fait donation d’un bien qui était à vous par alleu ; ce même bien, vous nous l’avez demandé ; et nous vous le concédons à titre de bienfait, pour que vous en jouissiez pendant votre vie ; à votre mort, l’une et l’autre terre rentreront en notre puissance. » Ce pacte est exactement le même que celui qu’indiquait une loi impériale du Ve siècle.

Il est une condition que l’on s’attend à rencontrer et que l’on cherche naturellement parmi celles qui étaient attachées au bénéfice ; c’est celle du service militaire. On ne la trouve dans aucun acte, dans aucune formule du VIe ou du VIIe siècle. C’est que le bénéfice en ce temps-là n’avait nullement le caractère militaire qui a été plus tard inhérent au fief ; il s’en faut beaucoup qu’il fût spécialement affecté à récompenser des guerriers. Les actes et les diplômes nous montrent les bénéfices conférée à toute sorte de personnes, à des clercs, à de petits cultivateurs, à des lites, même à des esclaves[32]. La concession se paie, ici par une redevance en argent ou en nature, là par l’abandon de la nue propriété d’une autre terre, ailleurs par la subordination et la clientèle : nulle part le service de guerre n’est mentionné.

Les bénéfices des rois francs ne différaient pas de ceux des particuliers. Clovis et ses fils, en succédant ou en prétendant succéder aux empereurs, avaient pris possession du fisc impérial. Ils n’avaient probablement pas une idée bien claire de ce que pouvait être le domaine public ; ils le considérèrent comme une propriété personnelle, et les frères se le partagèrent entre eux suivant les règles qui s’appliquaient aux patrimoines. Ils firent aussi de ces terres ce que les particuliers et les églises faisaient des leurs. Ils trouvaient dans le droit privé qui était en vigueur autour d’eux deux actes distincts, la donation en propre et la concession en bénéfice ; ils usèrent de l’une et de l’autre.

La donation en propriété ou en alleu se rencontre dans un très grand nombre de diplômes des rois mérovingiens[33]. Il ne se peut imaginer un langage plus précis et plus net que celui qui y était employé. « Nous donnons, disent-ils, tel domaine de notre fisc, à perpétuité et sans aucune réserve : celui à qui nous le donnons y exercera tous les droits d’un propriétaire ; il en usera comme nous en usions jusqu’à ce jour ; il l’aura en sa pleine puissance, il en fera ce qu’il voudra, il le laissera à ses descendans ou à ceux qu’il choisira pour héritiers[34]. » A côté de ces donations, les rois faisaient des concessions en bénéfice. Les chartes qui y étaient relatives ne nous ont pas été conservées, et il n’y a pas à s’étonner qu’elles aient péri ; comme elles ne spécifiaient certainement ; pas la perpétuité, on n’avait aucun motif pour les garder longtemps ; on pouvait même avoir plus d’intérêt à les perdre qu’à les conserver. A défaut de chartes authentiques, les chroniqueurs attestent que les rois accordaient des terres en bénéfice, qu’ils pouvaient toujours les reprendre, qu’ils en restaient les vrais propriétaires, que ceux à qui ils en cédaient la jouissance n’avaient le droit ni de les vendre ni de les léguer, et qu’enfin, si elles passaient parfois du père au fils, ce n’était qu’en vertu d’une nouvelle concession formellement constatée par un acte nouveau[35]. La formule de ces actes nous a été conservée ; on avait soin d’y marquer, suivant le vieil usage, la prière de l’impétrant, le bienfait du concédant, enfin la durée limitée de la concession. Les rois ne faisaient donc pas autrement que les particuliers : ils n’avaient rien imaginé de nouveau ; ils se contentaient d’emprunter aux pratiques de la vie privée un mode de concession temporaire qui était depuis longtemps dans les mœurs de la société gallo-romaine.

Entre la donation en toute propriété et la concession en simple bénéfice, aucune confusion n’était possible. Les formules des deux actes étaient absolument différentes ; les termes sacramentels de l’une étaient l’opposé des termes qui étaient employés dans l’autre. L’une commençait toujours par mentionner des services rendus afin d’attribuer au donataire un droit personnel ; l’autre commençait par rappeler une prière afin de constater que le concessionnaire, n’avait et n’aurait jamais aucun droit. L’une assurait dans les termes les plus clairs l’hérédité et la perpétuité ; l’autre spécifiait avec la même clarté qu’il n’était accordé qu’une jouissance temporaire. Si la durée de cette jouissance n’était pas indiquée, c’est qu’il était entendu que le bienfait était révocable à volonté. On peut remarquer que presque tous les bénéficiaires dont les chroniqueurs font mention sont des fonctionnaires royaux : le bénéfice semble avoir été à peu près inhérent à la fonction ; il était juste qu’il cessât avec elle. En général, la donation en alleu récompensait les services passés, le bénéfice rémunérait les services présens[36].

On s’est demandé de nos jours si les bénéfices avaient été héréditaires ou viagers ; nous ne voyons à aucun indice qu’au VIIe siècle cette question ait été posée. Elle ne pouvait pas l’être, car il y avait contradiction absolue entre les mots bénéfice et hérédité. Qui disait bénéfice disait bienfait ou faveur, c’est-à-dire absence de tout droit chez le concessionnaire. Bénéfice et propriété étaient deux termes opposés qu’il était matériellement impossible de prendre l’un pour l’autre. Il ne pouvait venir à l’esprit de personne qu’un bénéfice fût une propriété héréditaire. Ce qui arrivait quelquefois, c’était qu’un homme qui avait reçu une terre en bénéfice désirât que la même terre lui fût donnée en propriété. Il s’adressait alors au roi, et, si sa demande était agréée, on dressait un second diplôme tout à fait différent du premier, et où l’on indiquait par une formule spéciale que la terre n’était plus concédée en bénéfice, mais qu’elle était donnée à perpétuité. Toutes ces règles étaient si simples, si justes, si clairement comprises et si universellement acceptées qu’elles ne pouvaient pas donner lieu à des contestations. Les luttes qui éclatèrent entre les rois et leurs leudes eurent pour objet les donations en alleu bien plutôt que les concessions en bénéfice. Plusieurs rois essayèrent en effet de reprendre ce que leurs prédécesseurs avaient donné à perpétuité ; ces prétentions furent repoussées au nom du droit, et les rois furent contraints à plusieurs reprises de signer une confirmation générale des dons qui avaient été faits par leurs prédécesseurs ou par eux-mêmes. Tel est le sens des fameux articles qu’on lit dans le traité d’Andelot et dans l’édit de 615. Ce que d’ailleurs on ne voit jamais, c’est que les leudes aient demandé aux rois de changer la nature des bénéfices ; jamais roi ne déclara qu’ils seraient héréditaires. Tels ils étaient sous les premiers Mérovingiens, tels on les retrouve sous Charlemagne. Les règles qui les régissaient ne furent modifiées ni en ce qui concernait les concessions royales, ni en ce qui concernait celles des particuliers. Il n’était pas possible que l’aristocratie attaquât ces règles, car ce fut au contraire sur elles qu’elle fonda sa propre force ; c’est par elles, ainsi que la suite des événemens le montre bien, qu’elle grandit et qu’elle régna. Si elle les avait combattues, comme on le dit quelquefois, elle aurait travaillé contre elle-même. Sans elles, elle n’aurait eu aucune force, elle n’aurait même pas existé ; les événemens auraient pris un autre cours, et l’on ne voit pas comment le régime féodal aurait pu s’établir.

C’est en effet par le bénéfice et non pas par l’alleu que la propriété aristocratique et féodale s’est constituée. On se tromperait beaucoup, si l’on pensait que ce bénéfice fût le plus souvent une concession faite par le riche au pauvre, par le grand au petit. Le contraire était plus fréquent. Nous avons déjà vu que dans les derniers temps de l’empire romain beaucoup de petits propriétaires mettaient leurs champs « en patronage, » c’est-à-dire les plaçaient sous le domaine éminent d’un homme que sa richesse ou ses fonctions publiques rendaient puissant. Ils n’en étaient plus réellement propriétaires et n’en jouissaient qu’à titre de bienfait. Les empereurs condamnaient sévèrement cette sorte de pacte ; mais les mœurs et les nécessités étaient plus fortes que les décrets impériaux. Cette sorte d’attraction de la petite propriété par la grande se continua sous les rois mérovingiens. On vit se multiplier alors une sorte d’engagement que l’on appelait d’un nom tout romain l’obligation de la terre, obligatio terrœ, et qui s’accomplissait en trois actes distincts. Par le premier, le petit propriétaire faisait l’abandon complet de son champ. « Je donne et livre, disait-il, cette terre que je tiens d’héritage, que j’ai en alleu ; je. la transmets en votre propriété perpétuelle pour que vous en usiez en toutes choses suivant votre volontés » Dans un second acte, il implorait le nouveau propriétaire pour qu’il lui rendît ce même domaine en bénéfice. « Je vous adresse une supplication, écrivait-il, afin que votre bonté m’accorde de tenir cette même terre par votre bienfait. » Enfin un troisième acte était rédigé par le nouveau propriétaire, qui écrivait : « Vous occuperez ma terre en vertu de mon bienfait ; vous n’aurez le droit ni de la vendre ni d’en aliéner aucune partie ; vous m’en paierez un cens de telle somme ; après votre mort, elle rentrera dans mes mains sans que vos héritiers y puissent prétendre[37]. » Par cette série d’opérations, un alleu s’était changé en bénéfice ; le droit de propriété sur la terre avait été transporté du pauvre au riche, du faible au fort, et l’ancien propriétaire n’était plus qu’un bénéficiaire.

Cette sorte de pacte fut renouvelée sur toutes les parties du territoire pendant trois siècles, et ce fut la source. de la plus grande partie des bénéfices, On a cru que les bénéfices, qui plus tard et après quelques modifications devinrent les fiefs, étaient les terres de l’ancien fisc impérial concédées et reprises tour à tour par les rois. Les nombreux diplômes des rois mérovingiens, les actes de testament des particuliers, les vies des saints, tout donne à penser que les rois donnèrent plus en alleu qu’en bénéfice, et que, s’il n’avait tenu qu’à eux, la possession bénéficiaire n’aurait pas tardé à disparaître. Si elle fut toujours en progrès durant ces trois siècles, c’est qu’à mesure que les dons des rois la diminuaient, elle se reconstitua d’une autre façon. Elle se développa bien moins aux dépens du domaine royal qu’aux dépens de la petite propriété. Des deux côtés également, l’aristocratie s’enrichit et prit vigueur.

Les lois féodales n’ont assurément pas été formulées durant l’époque mérovingienne ; elles ont pourtant leur source première dans le bénéfice de ce temps-là Déjà le précaire romain, par cela seul qu’il était un acte extra-légal, soumettait le concessionnaire à la volonté du concédant et le plaçait inévitablement dans cette sorte de sujétion qu’on appelait alors la clientèle. Le bénéfice devait avoir les mêmes effets, car il était, comme le précaire, en dehors du droit. Il y a cette singularité bien remarquable dans les codes germaniques de ce temps-là qu’ils ne connaissent que la propriété ou l’alleu et paraissent ignorer la possession bénéficiaire. Ils ressemblent en ce point à la législation romaine ; comme, elle, ils représentent le droit régulier, ce qu’on pourrait, presque appeler le droit civil, jus civile, tandis qu’il existe à côté d’eux tout un ordre social établi par les mœurs et par les intérêts privés, dont ils ne s’occupent pas plus que ne le faisaient les lois romaines. C’est pour ce motif que les codes des Francs, sont tellement en désaccord avec le tableau que les chroniqueurs nous présentent de la vie sociale des mêmes époques ; ils sont le droit civil, et ils laissent se développer à côté d’eux, obscur, mais puissant, tout un droit naturel jus gentium ; qui un jour prendra le dessus et les remplacera. Ainsi les lois des Francs et des Burgondes, sauf quelques allusions vagues, ne parlent pas du bénéfice. Ces lois sont attentives à garantir la propriété et à en régler la transmission ; elles n’ont aucune protection ni aucune règle pour la jouissance bénéficiaire. Si l’on ne consultait que les textes législatifs, on croirait que le bénéfice n’existait pas : c’est qu’il n’existait qu’en dehors de l’ordre légal. Le possesseur par précaire ou par bienfait était un homme qui occupait la terre d’autrui sans aucun droit personnel et sans autre titre que la volonté ou l’assentiment, toujours révocable, du vrai propriétaire. Quand on lit ces formules dont nous avons parlé plus haut, la precatoria et la prœstaria qui se correspondent si exactement, on croit d’abord avoir sous les yeux un véritable contrat en deux parties. A regarder de plus près, on s’aperçoit qu’il n’y a pas de contrat ; en effet, le concédant s’attache à marquer qu’il ne fait qu’un acte de pure volonté, et le concessionnaire est contraint de reconnaître qu’ayant adressé une prière il ne tient ce qui lui est concédé que de la bonté et du bienfait, d’un homme. Ces termes étaient incompatibles avec l’idée de droit, et d’actes ainsi conçus il ne pouvait naître aucune obligation légale. Quand même le donateur promettait par écrit d’accorder une jouissance viagère, cette promesse, à cause des termes dans lesquels elle était exprimée, n’avait aucune valeur : en justice[38]. Si le bénéficiaire évincé s’adressait à un tribunal et présentait ses chartes de concession, ces chartes ne signifiaient qu’une chose, c’est qu’il n’était pas propriétaire et qu’il n’avait aucun droit sur le sol.

Il résultait de là que le bénéficiaire était dans la dépendance du bienfaiteur, et à sa merci. Les relations entre ces deux hommes n’étaient réglées ni par la loi ni par un contrat ; elles l’étaient par la volonté seule de l’un d’eux. Celui qui ne possédait qu’en vertu d’un bienfait était donc personnellement lié au bienfaiteur. Par cela seul qu’il tenait de lui, qu’il jouissait de son bien, qu’il occupait le sol par sa grâce, il contractait avec lui un lien d’une autre nature que les liens légaux et plus fort que ceux-ci. Il lui devait autre chose qu’un cens annuel ou qu’un prix de fermage ; il lui devait la reconnaissance, le respect, et ce qu’on appelait alors la fidélité. Or on entendait par ce mot non pas un attachement vague ou une sorte de loyauté chevaleresque, mais une série de devoirs très précis, un ensemble de services et de redevances, en un mot toute une sujétion de corps et d’âme. Il est vrai que le bénéficiaire avait toujours un moyen facile de ressaisir son indépendance ; il lui suffisait de renoncer au bénéfice, car de même que le débiteur n’était lié que jusqu’au remboursement de sa dette, le bénéficiaire ne l’était que jusqu’à la restitution de la terre. En renonçant à la jouissance du sol, il reprenait la liberté de sa personne ; mais, aussi longtemps qu’il occupait la terre d’un homme, il était le sujet de cet homme. Il l’appelait du nom de maître, dominus, et se qualifiait lui-même son fidèle ou son serviteur ; il s’engageait à lui être soumis, ut subjectus esset, à remplir envers lui toutes les obligations d’un sujet, ut débitant subjectionem semper faceret[39]. « Je promets, disait-il, de vous rendre les mêmes devoirs que vous rendent les autres hommes qui occupent votre terre. » Plus la formule était vague, plus elle mettait le bénéficiaire dans la dépendance du donateur. Souvent on se contentait de lui faire écrire : « S’il m’arrive jamais de prétendre que la terre que j’occupe par votre bienfait est à moi, je consens que vous m’en chassiez. » D’autres fois on lui faisait signer une formule ainsi conçue : « Si vous me donnez un ordre, quel qu’il soit, et que je refuse d’obéir, vous aurez la faculté de me chasser de cette terre[40]. » Il n’est donc pas douteux que le bénéfice n’établît dès cette époque un rapport de subordination personnelle, et que des deux hommes qui le contractaient l’un ne fût un sujet de l’autre. Assurément le régime féodal n’est pas là tout entier ; mais nous avons déjà son principe fondamental et la source première de ses lois.

La conclusion de ces recherches est qu’il y a eu, d’abord dans la société romaine, ensuite au moyen âge, deux modes d’action sur le sol ; l’un s’appelait la propriété ou l’alleu, l’autre était désigné par les termes de précaire, de bienfait ou de bénéfice. Absolument distincts par leur nature, par leurs effets, par les formules juridiques qui y étaient relatives, il était impossible de les confondre. Ni ce alleu ni ce bénéfice n’ont leur origine dans une invasion ; ni l’un ni l’autre ne porte le signe de la conquête ; aucun d’eux n’est le privilége d’une race ou d’une classe d’hommes. Ils n’étaient pas propres à telle ou telle catégorie de terres, ils s’appliquaient au sol tout entier. À vrai dire, toute terre était alleu, car elle était la propriété de quelqu’un ; toute terre aussi pouvait être bénéfice, puisque le propriétaire avait toujours le droit d’en céder la jouissance.

Ni l’alleu ni le bénéfice ne sont spécialement germains ; dire qu’ils soient uniquement et exclusivement romains serait une autre erreur. On les pourrait trouver chez beaucoup de peuples, sous tous les climats, dans les races les plus diverses et à tous les âges de l’histoire ; ils appartiennent à toute l’humanité. De ce que nous avons vu qu’avant le moyen âge ils existaient déjà l’un et l’autre dans la société romaine, nous ne sommes pas en droit de conclure que la féodalité soit plutôt d’origine romaine que d’origine germanique ; nous devons seulement constater que l’alleu et le bénéfice n’ont pas surgi brusquement, qu’ils ne viennent pas de la conquête et de la violence, qu’ils n’ont pas apparu dans l’humanité comme des faits accidentels et bizarres, comme des monstruosités en dehors de la nature. Ils ont eu, ainsi que toutes les institutions humaines, leur longue et régulière histoire ; on la peut suivre depuis l’empire romain jusqu’en 1789. Le cours des siècles a amené dans l’un et l’autre quelques modifications qui ne sont pas sans importance ; mais il n’a pas changé leurs caractères essentiels. Ils ont continué à se distinguer par leur nature et par leurs effets, — par leur nature, en ce que l’un était une propriété et l’autre une jouissance, — par leurs effets, en ce que l’un établissait un lien légal entre l’homme et le sol, tandis que l’autre établissait un lien personnel entre un homme et un autre homme. Chacun d’eux a exercé une action propre sur la société ; les institutions politiques qui dérivaient de l’un étaient l’opposé de celles que l’autre engendrait : aussi est-il arrivé naturellement que, le jour où la possession bénéficiaire a pris le dessus sur la propriété, la société a changé d’institutions et a revêtu une forme nouvelle.


Fustel de Coulanges.
  1. La guerre que Syagrius soutint contre Clovis n’est présentée dans aucune chronique comme une lutte nationale. Syagrius n’était pas non plus un représentant de l’empire romain : il s’intitulait rex Romanorum ; or ces deux mots sont également étrangers à la langue de la hiérarchie impériale et incompatibles avec toute idée de fonction publique. Le Gaulois Syagrius se détachait de l’empire par le titre même qu’il prenait, tandis que le Germain Clovis se rattachait à cet empire par les titres de magistor militiœ et de proconsul qu’il en recevait.
  2. L’inégalité du wehrgeld, qui est signalée dans les codes des tribus franques, mais qui ne paraît dans aucune des nombreuses anecdotes que racontent les chroniqueurs, ne saurait être invoquée comme une preuve de l’infériorité d’une population à l’égard de l’autre. On en peut donner plusieurs explications ; la plus invraisemblable de toutes serait celle qui attribuerait cette inégalité à un sentiment de mépris pour la race gauloise, car les chroniques, qui décrivent en traits si précis l’état moral et social du temps, montrent de la façon la plus claire que les Gallo-Romains ne se regardaient ni n’étaient regardés comme une population inférieure.
  3. Voyez Lex Antonia de Termessibus ; Lex Thoria, c. 36 et 38 ; Cicéron, Discours contre Rullus, I, 4 ; Suétone, Jules César, 25.
  4. Pline, Histoire naturelle, III, 3 ; Digeste, liv. XL, tit. XV, 1 et 8.
  5. Voyez le recueil des Gromatici veteres, édit. Lachmann, p. 20, 54, 111, 163, 284.
  6. On peut voir comme exemple la Lex Mamlia Roscia dans le Juris Romani antiqui vestigia qu’a récemment publié M. Ch. Giraud.
  7. Siculus Flaccus, p. 117 ; Hygin, p. 177.
  8. Libri coloniarum, édit. Lachmann, p. 231.)
  9. Sors patrimonium significat, dit le grammairien Festus. Comparez Tite-Live I, 34. Ce sens du mot sors était très ancien dans la langue latine ; il en était de même chez les Grecs, qui dès une très haute antiquité donnaient au mot χλῆρος ; le double sens de tirage au sort et de patrimoine. Il est clair que le mot sors, que nous trouverons dans l’époque mérovingienne, avait eu primitivement le sens de tirage au sort mais il ne se rapporte nullement à un fait de l’invasion germanique, puisqu’il est beaucoup plus vieux que celle-ci ; il y avait déjà plusieurs siècles qu’il désignait la propriété
  10. Un savant publiciste, avec qui nous regrettons de ne pas nous trouver d’accord sur ce point, M. de Laveleye, a cru trouver dans les consortes que mentionnent les lois des Burgondes et des Wisigoths la trace d’une sorte de propriété commune. Le mot consortes appartient à la vieille langue latine ; il désigne proprement les hommes qui possédaient entre eux le lot de terre appelé sors. Ce lot était une unité à peu près indivisible ; M. Giraud a bien montré qu’une fois établi par la religion il restait immuable. Les successions et les ventes partageaient le lot, mais ne le brisaient pas. Chaque nouveau domaine qui se formait par le partage s’appelait non pas sors, mais portio. Ce mot, très employé au temps de l’empire, resta en usage sous les Mérovingiens ; on le retrouve souvent dans les actes. Les familles qui avaient des portiones sur le même sors étaient consortes entre elles de père en fils ; pourtant il n’y a rien là qui ressemble à une propriété commune : il existait seulement entre ces familles un certain lien religieux et même légal, qui s’était établi au temps de l’empire, dont on trouve des marques chez les agrimensores et dans les codes romains, qui fut respecté par les premiers codes rédigés par les Germains, mais qui ne tarda guère à disparaître, et que l’on ne trouve plus au VIIe siècle.
  11. Recueil général des formules usitées dans l’empire franc du cinquième au dixième siècle, par Eug. de Rozière. — Diplomata, chariœ, édit. Pardessus.
  12. Loi des Ripuaires, tit. 62 ; loi des Burgondes, tit. 14 et 78, où l’on voit que sors est synonyme de hereditas ; loi des Wisigoths, liv. X, tit. I, § 7, où sors signifie clairement droit de propriété ; ibid., VIII, 8,5 ; ibid., X, 2,1.
  13. Voyez par exemple les Formules andegavenses, n° 1, 2 et 4, les formules de l’éd. de Rozière, n° 163, 221, 247, et plusieurs chartes citées par Ducange au mot alodis.
  14. On peut voir par exemple les formules qui portent les n° 130, 219, 221 et 260 dans l’édit. de M. de Rozière. — Ajoutons que l’église, qui fut, comme on sait, si fidèle au droit et à la langue de Rome, se sert du mot alode dans ses actes. Ibid., n° 327.
  15. C’est le vrai sens du mot immunis au VIIe siècle ; on en voit la preuve dans cette formule de donation où un simple particulier dit : « Je vous fais don de cette terre ; vous la posséderez avec le plein droit de propriété, sans m’en payer aucune redevance, avec une entière immunité. » Formules, édit. de Rozière, n° 101.
  16. Un chroniqueur du Xe siècle, Sigebert de Gembloux, exprime l’idée d’alleu par les termes du droit romain res mancipi. Plus tard, Pithou définit l’alleu ainsi : alodium, res mancipi, proprietas. Salvaing l’assimile à ce que les jurisconsultes du IIIe siècle appelaient jus italicum. Voir Galland, Du franc-alleu, et Ch. Giraud, Recherches sur le droit de propriété, p. 304 et suiv.
  17. In beneficio tenere et precario more, charte citée par Ducange au mot beneficium. — Comparer les deux formules de l’édition de M. de Rozière, n° 328, 2, et 329, 2, dans lesquelles les mots per nostram precariam sont exactement synonymes de per nosrum beneficium.
  18. Quod genus liberalitatis ex jure gentiuin descendit. Ulpien au Digeste, livre 43, titre 26.
  19. Aussi est-il probable que l’acte de concession indiquait soigneusement la volonté du concédant sans alléguer aucun autre motif. La seule formule romaine qui nous ait été conservée relativement à une sorte de précaire porte en effet : Id te ex voluntate mea facere (Scœvola, au Digeste, liv. 39, tit. 5, n°. 32 ; . On ne peut guère douter que ces mots n’eussent une valeur limitative ; ils indiquaient que le concessionnaire n’avait et n’aurait jamais aucun autre titre que la volonté du concédant. La même expression (voluntas) se retrouve avec une remarquable persistance dans les formules du précaire ou du bénéfice mérovingien.
  20. Digeste, XLIII, 26, 2. L’Idée de précaire, était incompatible avec le droit ; c’est ce qu’on voit dans la vieille formule : si nec vi, nec clam, nec precario possides. Digeste, XLIII, 18 ; Cicéron, in Rullum, III, 3.
  21. Digeste, XLIII, 20, 12.
  22. Il est même incompatible avec la propriété ; precarium possessionis rogatur, non proprietatis, dit Ulpien. C’est aussi le trait caractéristique du bénéfice et du fief.
  23. C’est ce qui ressort des textes d’Ulpien, de Gaius et de Pomponius, au Digeste, livre 43, titres 26, 2, 4, 9, 15 et 17. Le fermier au contraire n’était pas réputé possesseur. Ibid., 43, 20, 6 ; cf. Digeste, 41, 2, 37 et 40 ; 41, 3, 33.
  24. Code Justinien, I, 2, 14 ; I, 2,17 ; les expressions pro petitione et beneficii gratia qui se trouvent ici sont caractéristiques du précaire. D’ailleurs cette sorte d’acte s’est continuée sans interruption aux siècles suivans dans la société franque, et le nom de précaire y est resté attaché. Ce n’est en effet que l’ancien précaire romain avec l’adjonction d’une clause précise qui n’est peut-être pas aussi nouvelle qu’elle le parait.
  25. Formules, édit. de Rozière, n° 161, 163,165.
  26. Formules de Rozière, n° 329, 339, 341.
  27. Ibid., n° 320, 321, 327, 328 § 2, 329 § 2, 340 S 3.
  28. Id te ex voluntate mea facere hoc epistola notum tibi facto. Scœvola au Digeste, liv. XXXIX, tit. 5. — Comparer les formules mérovingiennes : mea decrevit volunlas, mea non denegavit voluntas.
  29. On peut comparer la loi 14 du code Justinien, liv. Ier tit. 2, avec les formules 326, 327, 328 du recueil de M. de Rozière.
  30. Formules de Rozière, no 320 ; comparer Ulpien au Digeste, XLIII, 26, 4 et 8 ; Celsus au Digeste, XLIII, 26, 12.
  31. Id., no 345 et 348 ; 323, 349, 350, 353.
  32. Voyez Testamentum Eberardi, ann. 728 ; testam. Odilœ, ann. 720 ; testam. Abbonis, ann. 739. On trouve des exemples de bénéfices tenus par des femmes. Voy. Guérard, Prolégom. au polyptyque de l’abbé Irminon, p. 531.
  33. On peut voir particulièrement dans les Diplomata, chartœ, édit. Pardessus, les n° 87, 163, 259, 274, 277, 291. Voyez aussi les formules de Rozière, n° 129, 151, 253.
  34. Formules, édit. de Rozière, N° 147, 151, 152, 154, etc. Comparer Grégoire de Tours, X, 31,11.
  35. Grégoire de Tours, VIII, 22 ; IX, 35 ; Gesta Dagoberti, c. 26 ; Vita S. Mauri, c. 53 : Diplomata, t. II, p. 231.
  36. Ce qui a pu donner lieu à quelques erreurs, c’est que, dans les formules et les actes de donation en alleu, les mots bienfait et munificence sont souvent employés. Cela tient aux habitudes de style de la chancellerie mérovingienne. Ces termes, pris avec leur sens propre, pouvaient également convenir aux deux sortes d’actes ; mais on doit remarquer qu’ils n’y étaient pas employés de la même façon.
  37. Formules, édit. de M. de Rozière, n°, 331, 339, 356. Quelquefois le premier acte est dressé sous la forme d’une vente (no 332). Comparez les Traditiones San Gallenses : nos posthac exuti de omni re paterna revestivimus Wolframnum monachum per tribus diebus et tribus noctibus, et PER BENEFICIUM ipsorum monachorum reintravimus, no 49.
  38. Aussi les jurisconsultes romains disaient-ils au sujet de cette sorte de promesse Nulla vis est hujus conventionis.
  39. Diplomata, t. Ier, p. 130 ; Testam. Lonegesilu.
  40. Formules, n° 324.