Les Origines et les transformations de la langue française, à propos du Dictionnaire de M. E. Littré

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Les Origines et les transformations de la langue française, à propos du Dictionnaire de M. E. Littré
Revue des Deux Mondestome 51 (p. 857-881).
LES ORIGINES
ET
LES TRANSFORMATIONS
DE LA LANGUE FRANÇAISE
A PROPOS DU DICTIONNAIRE DE M. E. LITTRÉ[1].

On aurait beaucoup surpris les Athéniens, si on leur avait dit : Les peuples asiatiques, ceux que vous qualifiez de barbares, appartiennent à la même race que vous, et leur langue grossière a la même origine que votre idiome, si sonore et si parfait. — Et celui qui serait venu dire en pleine Académie, il y a un demi-siècle : Notre langue, que tout le monde admire en Europe, n’est qu’un assemblage de mots plus ou moins frustes, que le temps a polis, comme les cailloux que les vagues de la mer arrondissent à force de les rouler; ils ont mis plus de deux mille ans à venir des bords de la Mer-Caspienne jusque dans vos livres! — celui-là n’eût-il pas causé un véritable scandale au sein de l’illustre compagnie? Cette double assertion n’en est pas moins vraie, les études philologiques l’ont prouvé surabondamment. On connaît aujourd’hui les origines des idiomes modernes; on sait d’où ils viennent et par où ils ont passé avant d’arriver dans les pays où nous les trouvons fixés aujourd’hui. Aucun d’eux ne peut se vanter d’être primitif; ils sont tous sortis de la Haute-Asie, patrie première des peuples en apparence si divers qui se sont répandus sur la surface du globe. En effet, l’Asie n’est-elle pas le berceau des langues-mères, de celles au-delà desquelles on n’aperçoit plus rien, et qui, sans rien emprunter à d’autres, ont tout tiré de leur propre fonds, l’hébreu, le sanskrit et le chinois? Quoiqu’elles se soient développées dans des conditions entièrement différentes, ces trois langues ont cela de commun qu’elles procèdent logiquement dans la formation des mots. C’est au verbe, — le radical par excellence, — que l’hébreu et le sanskrit ramènent tous les noms exprimant la substance, la manière d’être ou la qualité, qui se rapportent à un même ordre d’idées. Ainsi le verbe, qui implique l’action et le mouvement, devient comme le chef d’une tribu de mots unis entre eux par une étroite parenté. Le chinois, — tout en adoptant un système d’écriture idéographique dans lequel le son ne joue qu’un rôle secondaire, — a suivi une méthode analogue : ses deux cent quatorze clés, qui représentent chacune une idée, constituent la base de la langue, et, jointes au groupe qui donne le son, elles arrivent à produire quarante mille mots, nombre plus que suffisant pour répondre à tous les besoins de la pensée.

L’antiquité, plus rapprochée de l’origine des choses, avait au plus haut degré le génie de la synthèse; elle nommait chaque objet d’après ses attributs, et chaque expression devenait une image. Rien de pareil n’existe dans nos langues, qui sont toutes de seconde et de troisième formation. Nous sommes habitués d’ailleurs à les étudier sous un point de vue purement analytique, en harmonie avec nos propres instincts. Il semble que la plupart des mots ne soient à nos yeux qu’un assemblage de lettres ayant une valeur de convention, parce que nous n’apercevons pas le radical qui leur a donné naissance. Ce radical, nous ne le possédons pas, il nous est étranger, et c’est dans les langues mortes qu’il nous faut aller le chercher. De plus, notre langue étant privée de la faculté de créer des expressions nouvelles, comme tous les patois et les dialectes, — qui sont des branches séparées du tronc, — elle a dû se compléter par des emprunts successifs faits au latin, au grec, aux idiomes germaniques : il en est résulté un manque absolu d’homogénéité, une certaine abondance confuse que nous qualifions de richesse; mais cette richesse de mauvais aloi acquerra une valeur réelle, et toute confusion cessera, si une critique judicieuse nous montre clairement quel est le sens intime et primitif de ces termes venus de l’étranger, naturalisés parmi nous, et comment des mots auxquels nous ne trouvions aucune ressemblance apparente sont unis par les liens d’une origine commune. Assez longtemps les dictionnaires n’ont été que des espèces de registres dans lesquels venaient se ranger par ordre alphabétique les mots de la langue présente; cette langue présente deviendra demain celle du passé, et ainsi tombera dans l’oubli le langage que nous parlons, comme a disparu celui que parlaient nos pères. Toutefois, l’auteur d’un dictionnaire devant se renfermer dans les limites de la langue de son temps, force lui est de saisir au passage les mots usités à l’époque où il écrit; quelle ressource lui restera-t-il pour mettre sous les yeux du lecteur l’ensemble de cette langue changeante et fugitive qu’il ne lui appartient pas d’arrêter dans sa marche? Ce problème difficile, M. Littré a entrepris de le résoudre par la publication d’un grand dictionnaire qui, tout en indiquant les sources de la langue française au point de vue étymologique, nous fait suivre dans une série d’exemples les développemens qu’ont reçus et les variations qu’ont eu à subir tous les mots qui la composent, depuis le jour où ils se sont produits sous une forme indécise jusqu’au moment où les grands écrivains les ont consacrés par l’autorité de leurs noms. Quelques citations bien choisies suffisent à rapprocher deux mots que huit siècles séparent ; parfois aussi on aperçoit, au-delà des temps communément appelés historiques, le radical sanskrit ou zend qui se montre plein de vie sous sa forme monosyllabique. La chaîne des siècles est renouée; le langage se révèle avec les mystères de sa formation, qui n’est pas sans analogie avec celle du globe que nous habitons, et c’est ainsi qu’un ouvrage en apparence peu attrayant, un travail d’érudition, devient un livre d’une lecture agréable autant qu’instructive, parce que les mots ont leur histoire comme les hommes.


I.

Il faut commencer par reconnaître une vérité qui peut sembler au premier coup d’œil un étrange paradoxe. La langue française, qui a fait un si beau chemin dans le monde, n’en est pas moins l’une des plus mal construites de toutes celles qui se parlent aujourd’hui en Europe. Composée d’élémens très divers qui se sont amalgamés lentement et d’une façon assez incohérente, elle a grandi comme au hasard, sans obéir à ces lois constantes, invariables qui ont présidé au développement des idiomes anciens. Il ne lui a pas fallu moins de huit siècles pour se former, et durant cette longue période elle n’a fait que perdre en logique ce qu’elle gagnait en richesse. Pareille au barbare qui vit de rapine avant de défricher le sol où il va se fixer, elle a pris de toutes mains; elle a fait des incursions tantôt au nord, tantôt au midi, s’éloignant toujours de ses origines, dont elle semblait n’avoir nul souci. Dès que l’invasion romaine implante dans les Gaules la civilisation latine, le germe de la langue future est déposé sur cette terre encore inculte. Il y aura pour un temps deux langues, l’une qui se parle, l’autre qui s’écrit; la langue des indigènes, venus eux-mêmes des plateaux de l’Asie, et la langue des conquérans apportée de Rome. La première est profondément enracinée dans le cœur des peuples qui s’en servent : elle représente pour eux la liberté, le culte traditionnel, elle rappelle à ces hordes émigrantes le souvenir des lointaines régions qui furent leur berceau; mais elle demeure flottante au milieu d’elles, l’écriture ne l’a pas fixée, elle n’a pas cette forme précise et arrêtée qui parle aux yeux. La seconde au contraire, organe d’une civilisation complète, possède cette qualité précieuse; de plus elle a des mots pour exprimer dans ses diverses parties tout ce qui se rapporte à une société constituée sur une large base; elle est comme l’image de l’administration romaine si puissante dans son ensemble. Cette langue latine, si solidement construite, les légions de César la promèneront d’abord à travers les Gaules; puis elle se fixera dans ces camps retranchés qui formaient des villes temporaires avec leurs bains, leurs théâtres, leurs temples. Enfin, quand des cités sont bâties, elle s’y établit, s’y consolide et commence à se répandre au dehors par l’influence des dominateurs. Plus tard, la religion chrétienne viendra en aide à la langue des Romains; elle achèvera cette conquête laborieuse, souvent interrompue, toujours menacée, qui avait coûté tant de sang aux maîtres du monde, et lorsque les Gaules, émancipées du joug qu’elles ont impatiemment supporté, se détacheront du vaste empire dont elles formaient une province, la langue latine sera partout comprise et partout parlée.

Sans doute, en passant par la bouche des Barbares, la langue de Cicéron, de César et de Virgile aura subi plus d’une altération, sans doute ces rudes Gaulois n’auront point acquis la prononciation pure, douce et sonore qui était particulière aux enfans de l’Italie; mais il y aura dans les diverses contrées qui composeront un jour le royaume de France un idiome nouveau, généralement répandu, plus ou moins dénaturé et pourtant capable de servir de lien entre les peuples d’origine différente qui s’y trouvent établis. Alors aussi chacun de ces mêmes peuples qui marchent d’un pas plus ou moins rapide dans la voie de la civilisation modifiera cet idiome dans le sens de sa propre nature. Il en résultera autant de patois, qui tous auront leur raison d’être ; ces patois se perfectionneront en proportion du degré de culture de ceux qui les parlent. Un seul cependant les dominera tous; ce sera celui par lequel s’exprime cette fraction des Gaulois que l’invasion des Francs est venue animer d’une vitalité plus robuste. Du jour où le nom de France a été prononcé, du moment où cette province s’est élevée à la hauteur d’un royaume, sa langue aussi a exercé le droit de suzeraineté sur toutes celles qui se parlaient dans les Gaules. La poésie, qui florissait dans le midi sous l’influence d’un soleil presque italien, ne put sauver les idiomes de ces contrées de la déchéance qui les menaçait. Les lettres ne suffisent pas à donner la suprématie aux peuples; il faut qu’ils joignent à la culture de l’esprit l’énergie morale. Malgré sa lourdeur, malgré l’indécision de ses formes, le français dut régner dans les Gaules, et il y acquit une prépondérance croissante à mesure que les rois de France ajoutaient une province de plus à leur couronne : d’où il suit que les fondateurs de l’unité française furent aussi les fondateurs de la langue que nous parlons aujourd’hui.

Il y a donc un grand intérêt à considérer notre langue française sous le triple point de vue de ses origines, de son développement et de ses patois, puisque en réalité l’histoire d’un idiome est celle de la nation au sein de laquelle il a pris naissance. Quant aux origines, personne n’ignore qu’il faut aller les chercher le plus souvent par-delà le latin, par-delà le grec, jusque dans la vieille langue des Védas; mais, avant d’arriver jusqu’à nous, combien ces radicaux primitifs se sont modifiés! A l’époque où les Aryens campaient sur les bords de la Mer-Caspienne, leur langue, encore peu développée, possédait déjà un ensemble de verbes suffisant pour exprimer toutes les pensées. Quand ce peuple pasteur se mit en marche pour accomplir les grandes destinées qui lui étaient réservées, les tribus qui le composaient se séparèrent en deux rameaux principaux; l’un, s’avançant vers le sud-est, traversa l’Asie centrale, et se répandit dans toute l’Inde depuis la presqu’île jusqu’aux frontières du pays de Siam; l’autre, se dirigeant vers le nord-ouest, alla se fixer dans la Perse, et déborda bientôt jusque dans l’Asie-Mineure. Puis, à des époques dont l’histoire a perdu le souvenir, des hordes parties, elles aussi, des environs de la Mer-Caspienne, émigrèrent par le Caucase, et pénétrèrent en Europe, celles-ci par l’extrême nord, celles-là par le Danube. Le premier rameau devait conserver dans son intégrité la vraie langue de la race aryenne, le sanskrit, qui allait se développant toujours, à mesure que l’imagination de ces enfans du nord s’exaltait à la vue des grands fleuves et des montagnes gigantesques de leur nouvelle patrie. De chaque radical monosyllabique jaillissaient en gerbes abondantes de nouvelles formes grammaticales, nées du besoin qu’éprouvaient les Aryens d’exprimer tout ce que la vue des phénomènes naturels éveillait de pensées inconnues dans leur esprit compréhensif et enthousiaste. Ce fut le soleil de l’Inde qui fit éclore d’abord, puis arriver à son épanouissement complet la langue sanskrite, la plus achevée, la plus logique, la plus rigoureusement euphonique de toutes celles qui ont été parlées sur la terre. Le second rameau semble ne pas avoir été doué d’une aussi puissante vitalité. Sans doute la langue zende, qui devint la sienne, atteignit à une certaine perfection, mais il ne lui fut point donné d’acquérir cette longue durée qui a fait la gloire de la langue sanskrite. Il s’y mêla une prononciation étrangère qui en altéra bien vite le vrai caractère, et il en sortit cette langue persane, molle et gracieuse, douce et facile, qui fut longtemps celle de la diplomatie dans tout l’Orient<ref> Ce fut l’islamisme qui imprima à la langue persane sa physionomie définitive en agissant sur elle exactement comme le latin agit sur la nôtre : elle tira de l’arabe les noms abstraits et les qualificatifs impliquant une idée morale, ce qui la rendit accessible à tous les peuples musulmans. Devenue analytique grâce à ces emprunts, la langue persane acquit une clarté relative, et que ne possédait pas la langue des Ismaélites, concise et symbolique comme celle des Hébreux, dont elle est sœur.<ref>. Ce fut pourtant par le zend que la langue grecque reçut ce qu’elle a emprunté à l’idiome primitif des Aryens, tandis que la langue latine paraît avoir puisé à cette même source par l’intermédiaire des peuples émigrans, partis aussi de la Haute-Asie, qui plus tard et par intervalles firent leur apparition en Europe.

Cette marche constante des peuples de race aryenne vers l’Occident a donc eu pour effet d’importer dans toute l’Europe des langues unies à celles des brahmanes et des guèbres par les liens d’une étroite parenté. Chaque nation les a altérées ou dénaturées à sa manière; elles n’en ont pas moins des origines communes et faciles à constater pour ceux qui connaissent les lois de mutation propres à chacun des idiomes modernes. La diversité des écritures, qui produit celle des orthographes, a beaucoup contribué aussi à obscurcir l’évidence de ces origines. Il faut encore tenir compte de l’altération qu’ont dû subir la plupart des mots pendant la période d’ignorance de ces nations émigrantes qui sont demeurées des siècles sans avoir de système graphique. Lorsqu’elles ont adopté une écriture, souvent mal appropriée à leur langage, ces nations avaient perdu la véritable orthographe de leur idiome natal, car c’est la peinture des sons vocaux qui en arrête la décomposition. Sans l’écriture, qui la soutient en lui donnant un corps, la parole humaine devient fruste comme une médaille altérée par le temps. De plus, on ne doit pas perdre de vue que les peuples de l’Europe ont eu les uns sur les autres une action réciproque; la guerre, le commerce, la communauté de croyance, ont amené des invasions, créé des relations plus ou moins intimes, qui ont agi sur le langage : de là l’introduction de mots nouveaux qui ne peuvent passer une frontière sans se plier à une nouvelle prononciation. Les origines véritables d’une langue vont donc se perdant de plus en plus; elles se cachent pour ainsi dire dans les vieux patois, qui tendent à disparaître, et dans les idiomes peu répandus, qui sont condamnés à ne jamais être entendus hors des lieux où on les parle. Ainsi le breton, le finlandais, le hongrois, ont conservé des radicaux sanskrits presque à l’état naturel, tandis que ces mêmes radicaux se montrent moins visiblement dans le français, l’italien, l’espagnol, et même dans l’allemand moderne. Il n’est donc pas surprenant que notre langue, essentiellement analytique, organe de la civilisation nouvelle, plus raisonneuse qu’éprise de métaphysique, et qui marche toujours, n’ait rien, ni dans son allure, ni dans ses formes grammaticales, qui la rapproche à première vue de celle des Védas. Cependant elle appartient, par toute sorte de liens, à la famille des langues indo-européennes qui, prises dans leur ensemble, possèdent la presque totalité des radicaux sanskrits ou zends; seulement ce qu’elle en a pour sa part lui est arrivé de seconde main en passant par le latin, le grec et l’ancien allemand.

Ces trois idiomes ont exercé sur le nôtre une influence considérable; toutefois, comme ils sont relativement modernes, ce n’était pas en eux qu’il convenait de chercher les sources de la langue française. A n’en pas douter les dialectes que parlaient les hordes de la Germanie offraient une grande analogie avec ceux dont se servaient les tribus gauloises. Leur manière de vivre et de combattre étaient à peu près les mêmes ; elles venaient les unes et les autres des bords de la Mer-Noire, et s’étaient avancées vers le nord-ouest, tantôt côtoyant, tantôt foulant sous les pieds de leurs chevaux les provinces de l’empire romain, qui tremblait à leur approche. Ce fut la facilité avec laquelle les Gaulois, une fois subjugués, se façonnèrent aux mœurs romaines qui opéra la séparation entre les deux races. Tandis que les Germains, abrités derrière leurs forêts sombres et leurs froids marécages, repoussaient énergiquement toute assimilation avec les maîtres du monde, la langue latine prenait pied dans les Gaules et effaçait peu à peu les traces de celle des peuples conquis; mais, de son côté, la langue latine apportait dans le nouvel idiome qui commençait à naître son contingent de radicaux puisés aux mêmes sources, de telle sorte que le patois informe qui devait sortir du mélange des Gaulois et des Latins, se reconstituant sur des bases nouvelles, ne faisait que remonter par des voies différentes aux mêmes origines. Cependant il nous resta quelque chose du germanisme de nos ancêtres, et c’est dans le haut allemand que nous retrouvons l’étymologie de la plupart des verbes, tout français au premier coup d’œil, dont le latin ne nous fournit pas l’explication; d’ailleurs la basse latinité avait probablement tiré de ce même fonds bon nombre de ces mots malsonnans et à demi barbares qui parurent vers la décadence de l’empire. Quant à la Grèce, plus éloignée de nous et fort déchue au temps où la civilisation romaine s’établissait dans les Gaules, elle n’ajouta d’abord à notre langue rien de plus que ce que l’Italie lui avait elle-même emprunté. Plus tard, lorsque l’étude des sciences fit des progrès, à l’époque de la renaissance surtout, les savans et les philosophes, qui rencontraient devant eux des choses nouvelles dans l’ordre physique et dans le domaine de la pensée, furent contraints de demander à la langue grecque, si riche et si expressive, des mots simples ou composés qui pussent faire comprendre la nature des objets et des idées qu’ils voulaient décrire ou fixer. De là ce nombre considérable de vocables grecs qui ont passé dans notre langage ; mais ces vocables, arrivés chez nous tout d’une pièce ou formés pour le besoin des sciences, ne se sont point incorporés à notre langue : on peut les comparer à des corps de troupes auxiliaires toujours recrutés à l’étranger. Ils occupent une place à part dans les vocabulaires, où leur structure particulière les fait reconnaître à première vue, et, frappés de stérilité, ils ne produisent point de rejetons, pareils à des plantes exotiques transportées sous un climat trop rude et qui végètent sans donner de fruits. Il en a été de même pour les expressions que la médecine, l’astronomie et la chimie ont prises dans la langue arabe. Ces emprunts, bien qu’ils fussent nécessaires, n’en ont pas moins eu chez nous des résultats fâcheux. Ils ont introduit dans notre langue des mots qui n’éveillent dans l’esprit du plus grand nombre aucune idée connue; pour les entendre, il faut avoir déjà une certaine instruction. Il existe donc parmi nous deux langues, celle des savans et celle de tout le monde ; or, comme tout le monde désormais est obligé de connaître au moins superficiellement quelque chose des découvertes scientifiques de notre époque, il arrive que ces mots grecs si bien choisis sont défigurés comme à plaisir par ceux qui les répètent sans se faire une idée exacte de leur valeur. Quant à ceux qui n’ont reçu aucune instruction, ces mêmes expressions, incompréhensibles pour eux, leur apparaissent comme autant d’énigmes, et, n’osant pas faire un pas vers la connaissance des choses que cachent ces mystérieuses locutions, ils demeurent confinés dans une profonde ignorance. Il y a plus : nous avons rejeté des expressions excellentes, très utiles, qui nous appartenaient en propre, pour les remplacer par d’autres, excellentes aussi, mais que le peuple ne saurait admettre, parce qu’elles lui sont étrangères. Ainsi nous disions jadis chevaucher, du mot cheval, et de ce verbe on avait fait le substantif chevauchée. Une chevauchée était l’action de chevaucher et aussi une troupe de gens s’en allant en guerre. Tout cela était très logique et s’entendait de soi. Eh bien ! d’abord on abandonne ce verbe pour lui substituer cet autre mal formé : aller, monter à cheval ; puis on a dit cavalcader, qui exprime l’idée de chevaucher avec grâce, et cavalcade, troupe de gens qui parcourent les rues d’une ville à cheval, en habits de fête et par plaisir. Ces mots nous venaient du Midi, des pays rians où l’on aime les divertissemens publics; mais monter à cheval constitue un art : ce sera au latin, plus sérieux et plus grave, que l’on demandera un mot pour l’exprimer, et l’on a eu équitation. Par-delà l’idée d’art, il y a l’idée de science ; ce qui se rapporte à la science du cheval sera tiré du grec, l’hippiatrique, la science hippique. Enfin, s’inspirant des souvenirs épiques et héroïques de la Grèce, terre classique des grands combats et des demi-dieux, le sporstman français s’élancera en costume de jockey sur la piste d’un hippodrome.

Ces exemples, que l’on pourrait multiplier à l’infini, ne font-ils pas ressortir le côté défectueux de notre langue? L’impossibilité de créer des mots est sa grande infirmité, et cette infirmité contraint celui qui écrit à sortir toujours de chez soi pour aller chercher ailleurs ce qui lui manque, sans savoir si le peuple pourra le suivre en pays étranger. Les Anglais et les Allemands jouissent d’une bien plus grande liberté : ils peuvent former des composés, ceux-ci à la manière ancienne, ceux-là par juxta-position. Dans la langue anglaise, le composé ne vit pas, il demeure à l’état inerte; encore est-il debout et doué d’une forme intelligible et palpable. Dans la langue allemande, il y a véritablement un mot greffé sur un autre, et tous les deux ils ont la vie, parce que les Germains, fidèles à l’ancien type, ont conservé tout le système des grammaires anciennes. Pour nous consoler de ce qui nous manque de ce côté, nous nous vantons d’avoir pour nous la clarté, et c’est bien quelque chose. Avouons cependant que cette qualité précieuse nous coûte un peu cher. Chez nous, pas d’inversions, point de ces formes de langage abruptes, passionnées, d’où l’idée principale jaillit dès la première syllabe comme l’éclair. Nous ne pouvons nous permettre qu’en poésie, — et encore! — ces façons de dire elliptiques, hardies, où le cri du cœur éclate librement, sans être étouffé par les appendices analytiques propres à notre langue. Notre grammaire, guindée et soumise aux lois de la plus rigoureuse étiquette, nous défend de déranger un certain ordre établi par l’usage : le substantif a le pas sur l’adjectif, comme le maître l’a sur le valet; le verbe ne viendra qu’après lui, afin que l’on sache bien le nom et les qualités de celui dont il détermine l’action. Ainsi le veulent les règles de la préséance grammaticale! Nous en sommes arrivés là à force d’analyse, par le désir, louable sans doute et un peu vaniteux peut-être, d’être entendus et compris du monde entier. Nous avons réussi, donc nous avions raison. Le succès excuse tout, soit; mais ce qu’il y a de certain, c’est que notre vieille langue française ne procédait pas ainsi. Pour s’en convaincre, il suffit d’étudier l’histoire de ses développemens.


II.

C’est au IXe et au Xe siècle que la langue française commence à se révéler dans de rares monumens écrits, dont quelques fragmens sont arrivés jusqu’à nous. Elle apparaît d’abord à l’état embryonnaire; ce n’est plus du latin, quoique le verbe et le substantif conservent encore quelques formes grammaticales empruntées à l’ancien type. La phrase marche timidement; il y a dans cet idiome naissant quelque chose de barbare, on y sent les efforts que fait un peuple étranger et encore inculte pour s’assimiler un langage savant. On croirait voir un rude chevalier de la table ronde affublé d’un costume romain. Il semble que l’écrivain ait peur de se hasarder hors des voies tracées par la langue latine, et qu’il recule devant l’idée de rompre avec le passé[2]. Ce qu’il prend pour l’idiome classique, ce qu’il veut imiter n’est en réalité que la basse latinité, toute remplie elle-même de mots étrangers, destinée à disparaître et à se fondre dans les dialectes qui vont surgir de toutes parts. Au XIe siècle, la langue romane a fait un grand pas : ce n’est encore qu’un patois; mais regardez de près cet idiome informe : il est vivant comme la chenille qui se tord sur le sable; comme elle, il possède les appendices qui plus tard se développeront et donneront à la langue en voie de formation ce qui lui manque pour se mouvoir avec aisance. Déjà l’article se montre, signe manifeste d’une langue analytique dans laquelle le substantif perdra ses flexions[3]; l’auxiliaire vient au secours du verbe, qui a perdu sa conjugaison savante et logique. Il y a quelques inversions encore, le tour est plus vif que dans les pâles copies du latin dont le siècle précédent nous a légué des exemples; mais de cette hardiesse qui consiste à jeter le verbe en avant pour mieux s’emparer de l’attention du lecteur, il résultera une certaine ambiguïté, et il faudra recourir à l’emploi de plus en plus fréquent des articles et des signes de cas. Cette langue gourmée, ce bégaiement à peine intelligible ne peut convenir longtemps à un peuple jeune; on comprend qu’elle ne durera point, parce qu’elle n’est ni le passé ni l’avenir. Pendant le XIIe siècle, la poésie, qui avait débuté par des chansons ou poèmes en assonances, élargit son domaine; elle raconte à la fois les gestes des preux et les vertus des saints. C’est là, comme le remarque M. Littré, l’âge classique de l’ancienne littérature. La langue de cette époque rappelle par ses formes sévères les édifices du style roman; on y observe la même sobriété de détails, la même solidité dans l’ensemble. La phrase décrit sa courbe précise comme le plein-cintre; elle est gauche, naïve comme les images sculptées sur les frontons des cathédrales, ébauches grossières sans doute, et qui possèdent pourtant le mouvement et la vie. Dans les chansons de geste, la langue fait effort pour s’assouplir, pour se plier aux exigences du rhythme, et elle produit ces petits poèmes, ces épopées de courte haleine, héroïques ou religieuses, dans lesquelles toutes les ressources du nouvel idiome sont mises en jeu. Il nous est bien difficile aujourd’hui de comprendre la véritable valeur de ces compositions, qui constataient l’existence d’une langue nationale, indépendante, sur le sol de la France. Nous ne pouvons nous empêcher de sourire en lisant ces vers d’un rhythme monotone, qui se suivent en phalange serrée comme une troupe de piquiers. Ceux qui parlaient cet idiome alourdi étaient à coup sûr plus capables d’agir que de discourir : leur langue est terne et sans éclat, elle manque de rapidité et d’élan comme les coursiers normands que montaient les chevaliers de cette époque; mais elle dit bien ce qu’elle veut dire, elle est ferme et solide. D’ailleurs, dans les récits rimes du XIIe siècle, l’imagination du poète s’efface devant les faits surnaturels qu’il raconte, et le narrateur semble n’avoir eu qu’une seule pensée, celle de les rendre croyables en les exposant avec simplicité. Toutefois, si la langue est à peu près fixée, il n’en est pas de même de la syntaxe, qui demeure indécise; la grammaire n’a point non plus de règles établies, et l’orthographe semble livrée à la discrétion de chaque écrivain.

Ce n’est pas impunément que la poésie se révèle chez un peuple doué d’un esprit vif et curieux. Après l’avoir ému et touché jusqu’aux larmes, elle le réjouit et le fait rire. Au XIIIe siècle, il s’établit en France, comme en Espagne et en Italie, un double courant littéraire qui va des grands aux petits, des chevaliers aux paysans. D’une part ce senties chroniques de Ville-Hardouin et de Joinville, qui parlent des conquêtes lointaines des croisés en termes éloquens et pathétiques; de l’autre ce sont les romans et poèmes satiriques, les joyeux fabliaux, qui expriment ou provoquent le mécontentement du peuple contre les mœurs féodales. Ainsi, à côté des grands récits de guerre qui sont les monumens de la gloire nationale, surgit une littérature populaire, toute d’invention et de fantaisie, qui ne relève que d’elle-même. Tandis que la langue ancienne se maintient dans la prose telle que le siècle précédent l’a faite, elle tend à s’assouplir, à innover, à s’enhardir dans la poésie : on dirait, pour me servir d’un vieux mot en usage sur les bords de la Loire, un enfant qui s’éberceille[4]. Ce qui frappe le plus à première vue dans les textes du xiii siècle, c’est qu’on y voit poindre déjà la prononciation qui s’est perpétuée dans les provinces; ainsi on disait alors campaigne oraige, déclairer, gaigner, etc. Nous avons quelque peine à considérer comme classique une prononciation qui sent si fortement les champs et les hameaux; mais il ne faut pas perdre de vue qu’au temps où un roi de France s’habillait de serge, l’instruction était peu répandue, et on parlait la même langue à la cour que dans la campagne. Il semble que cette parité de langage entre les grands et le peuple dura jusqu’à la fin du XIIIe siècle. Malgré les droits fort étendus que possédait le seigneur féodal, il ne se distinguait guère de ses vassaux par la culture de l’esprit. Qui songeait alors à l’étude des lettres hors des cloîtres? On était donc ignorant dans les châteaux presque autant que dans les villages, et l’instruction ne se répandit en France qu’à l’époque où les grands fiefs destinés à être absorbés par la royauté qu’ils menaçaient eurent des capitales qui devinrent des centres de civilisation. Dans ces temps-là d’ailleurs, on ne s’entretenait guère des choses de l’esprit, qui sont la philosophie, les arts et les sciences, et pour lesquelles il faut recourir à un langage choisi; mais dans les petites cours qui se formèrent vers la fin de la féodalité, le beau langage prit naissance avec la galanterie. Au retour des croisades, quand les imaginations, exaltées par les voyages, par les guerres lointaines et par la vue de l’Orient, commencèrent à goûter l’art et ses fantaisies, à rêver le luxe et la mollesse, il s’opéra dans les mœurs, et par suite dans la langue, toute une révolution. Les croisés avaient passé par le midi; ils avaient séjourné en Italie, à Venise, à Constantinople ; leur esprit gardait le souvenir de ces contrées si belles où tout rayonnait d’un vif éclat, monumens, langues et costumes. Dans ces pérégrinations aventureuses, inspirées par un sentiment pieux, trop souvent continuées par des motifs d’ambition, ils avaient perdu la naïveté et la simplicité du cœur. Aussi entre la dernière croisade et la renaissance, à mesure que l’ogive victorieuse du plein-cintre s’allongeait comme une flamme, tout étincelante de vitraux, on vit le domaine de la littérature s’agrandir de plus en plus. Depuis le Roman du Renart jusqu’au Petit Jehan de Saintré, — du XIIIe à la fin du XVe siècle, — se continua en se popularisant cette littérature satirique et libre d’allure dans laquelle se trahirent la fine malice et les instincts frondeurs de l’esprit gaulois. Durant cette longue période, il passe sur la France comme un souffle méridional qui la réchauffe et la met en belle humeur, il y a comme une réaction contre l’esprit germanique, qui s’était perpétué sous la dynastie des Capétiens. Le génie de la vieille France pieuse, mystique et prête à sacrifier aux espérances de la vie future les biens de la vie présente, avait péri tout entier avec saint Louis sous les murs de Tunis.

Cependant, depuis la fin du XIIIe siècle jusqu’à Louis XII, la langue française marche lentement vers la transformation qu’elle subira à l’époque de la renaissance. Il y a comme un temps d’arrêt qui s’explique par les longues guerres contre les Anglais, la lutte contre les ducs de Bourgogne et les occupations terriblement sérieuses de Louis XI. Ce n’est pas que l’on n’ait beaucoup écrit à cette époque ; mais les traductions ont le pas sur les œuvres originales, l’imagination semble sommeiller, la poésie a replié son aile, rien de nouveau n’annonce la vitalité de cette littérature languissante. Le siècle suivant se recommande par des productions beaucoup plus empreintes de spontanéité ; la chronique et la poésie sont dignement représentées par Froissart, Commines, Chartier, Charles d’Orléans, Villon ; toutefois la langue ne se dégage point encore de cet archaïsme, qui la gêne et nuit à la liberté de ses mouvemens. Il lui manque le nombre et aussi la sonorité, qualités précieuses qui n’ont cessé de distinguer la langue d’oc, l’heureuse rivale de la langue d’oil. Tandis que celle-ci ressemble encore à un enfant dont la prononciation reste défectueuse, celle-là, émancipée depuis sa naissance, brille d’un vif éclat et prend sa place parmi les idiomes méridionaux qui ont un rang dans l’histoire. Voyez cependant ce qui advint. Cette littérature du midi resta sans influence sur notre langue française. La langue d’oil ou langue romane convenait à la forte race du nord, destinée à devenir dominante dans toutes les Gaules ; cette goutte de sang germain que les Francs avaient infusée dans ses veines repoussait la molle prononciation et la douceur italienne de la langue d’oc, si gracieuse dans la bouche des troubadours. Il fallait à la nation française un idiome plus rude, plus énergique, qui exprimât mieux les aspirations de ce peuple hardi, entreprenant, qui avait établi sa capitale si près des frontières de la Germanie, d’où pouvait venir le danger. Les adeptes de la gaie science chantaient leurs joyeux refrains, mais les chroniqueurs français s’appliquaient à réduire leur langue rebelle, à la plier sous le joug d’une prose concise et bien disciplinée. Que fût-il arrivé, si la France avait eu sa capitale à Toulouse ou dans telle autre ville du midi ? Au point de vue de l’histoire, nul ne peut le dire ; mais il est facile de deviner que la langue dominante eût été plus rapide, plus vive, plus sonore, se prêtant mieux que la nôtre à l’improvisation ; toutefois il lui eût manqué cette netteté, cette précision qui a fait la fortune de notre français moderne. Nous eussions parlé tout simplement une sorte de dialecte italien, plus ou moins perfectionné, et jamais nous n’eussions vu se produire cette belle littérature des trois derniers siècles.

Mais revenons à la langue française telle que l’avaient faite les écrivains du XVe siècle, qui sont les derniers représentans de l’époque archaïque. Elle a vieilli, et nous ne la comprenons presque plus, parce qu’une foule de mots alors en usage ont été bannis des dictionnaires. Elle avait d’ailleurs une syntaxe embarrassée qui répandait de l’obscurité sur la phrase. Avec le siècle suivant commence l’âge classique, ou, si l’on veut, l’âge actuel, car il se continue toujours en dépit des néologismes et de l’abandon de certains termes et de certaines formes tombés en désuétude. Rabelais, Amyot, Montaigne, Marguerite de Navarre, Olivier de Serres, Ambroise Paré, ont écrit dans une prose facile à entendre, de même que les vers des deux Marot, de Joachim du Bellay et de Ronsard se peuvent lire sans effort. Il s’en faut de beaucoup que ces prosateurs et ces poètes aient employé le même langage ; mais ils ont cela de commun que l’étude des lettres latines et grecques se fait sentir dans leurs ouvrages, où se trahit également l’influence de la littérature italienne. La langue a eu un réveil éclatant et subit ; elle a trouvé la distinction, la grâce qui lui manquaient. Il existe, à partir de ce moment, une classe de lettrés qui marchent en avant de la nation, et les populations ignorantes resteront en arrière avec leurs locutions romanes. Ces fautes de langage que l’on reproche aux habitans des champs[5] ont néanmoins presque toutes leur sanction dans les écrits des siècles précédens. Il serait étrange en effet que des gens illettrés se fussent donné le mot, — comme pourrait le faire une académie, — pour changer unanimement et à jour fixe la conjugaison d’un verbe, la prononciation ou l’orthographe d’un mot appartenant à la langue nationale. Dans les incorrections apparentes qui choquent nos oreilles de puristes, la logique rigoureuse se trouve toujours du côté du peuple, et c’est afin d’arriver à une régularité absolue que l’ignorant méconnaît les lois de la grammaire écrite. Ainsi, du prétérit je vécus, le paysan tira un verbe véquir, qui se déroule imperturbablement sous cette forme à tous ses temps ; il réduira à un type unique tous les verbes en ir, et il lui semblera tout naturel de dire il fuissait, comme il dit il périssait. Pour lui, les irrégularités demeurent comme non avenues : nous faisons, vous faisez, ils faisent, tel est son langage. Partant du même principe, l’homme des campagnes, qui ne sait pas le latin, a conservé par tradition la marque originelle d’une foule de mots défigurés par l’orthographe classique. Devinant par intuition le rapport intime qui existe entre escalier et échelle il dit obstinément une échale. S’il a tort au point de vue de l’usage, n’a-t-il pas raison au point de vue de l’étymologie? Est-ce sa faute si la langue française, à force de minauder et d’obéir aux caprices de la mode, s’est éloignée de ses origines au point qu’il faut un effort de l’esprit pour retrouver les plus simples et les plus manifestes?

Cette séparation entre le langage du peuple et celui des lettrés, qui commence à se produire vers le XIVe siècle, devint donc plus sensible à l’avènement de la renaissance. Les classes privées d’instruction ne purent suivre, dans le domaine agrandi de la littérature et des sciences, les écrivains qui créaient une langue à leur usage. Poètes et savans, philosophes et gais conteurs, tous remontèrent à l’envi vers les sources grecque et latine pour y puiser les termes dont ils avaient besoin, parfois pour y dérober des mots dont ils possédaient des équivalens tout aussi bons. Alors on vit entrer dans la langue française une quantité de noms abstraits et de qualificatifs de fantaisie empruntés au latin en dehors des radicaux qui avaient fait souche parmi nous. On eut des mots choisis, pris au cœur même des idiomes anciens, pour rendre toutes les nuances de la pensée; mais ces mots, reproduits sous leur forme étrangère, ne pénétrèrent point dans le langage usuel et populaire. Il y eut ainsi une double série d’expressions parallèles, s’appliquant l’une au sens positif et pratique, l’autre au sens philosophique et moral[6]. L’étude de l’antiquité avait provoqué l’introduction de ces néologismes, qui n’étaient en réalité que de nouveaux emprunts faits aux langues d’où la nôtre était sortie; mais ces adjectifs, ces noms latins que l’écrivain dilettante transplantait avec tant de joie dans son style tout émaillé de fleurs nouvelles arrêtaient tout court le lecteur illettré. Lorsque l’imprimerie vint donner des ailes à la littérature, ces néologismes se fixèrent plus solidement encore; la langue française eut alors son vrai printemps, une saison de rajeunissement et d’expansion dont les effets se firent sentir avec une puissance singulière. Les maîtres dans l’art d’écrire surent tirer de notre idiome, jeté dans un nouveau moule, un parti proportionné à la force de leur intelligence et à la fécondité de leur esprit. Les uns, comme Rabelais, se donnant libre carrière, créèrent, au gré de leur verve intarissable, une foule de mots étranges, excessifs, qui jaillissaient d’une inspiration bouffonne et caustique. D’autres, comme Amyot, doués d’une intelligence judicieuse et délicate, essayèrent de calquer notre langue sur le modèle grec; ils lui donnèrent la mesure et le nombre, sans omettre d’apporter, eux aussi, leur contingent d’expressions nouvelles. Montaigne, raisonneur hardi, nourri de la lecture des anciens, sut contenir sa verve dans de justes limites; ce fut moins par l’invention que par l’emploi ingénieux des mots déjà connus qu’il imprima à sa prose cette allure piquante qui en fait le charme. Tous ces grands écrivains furent des novateurs, ils vivaient au temps où le goût des saines études passionnait en Europe une foule d’esprits d’élite[7]; mais le bon sens, qui ne sommeille jamais en France, comprit que le moment était venu de trier ces matériaux, de les polir et d’en régler l’usage. Il fallut abandonner une notable partie de ce butin ramassé à la hâte durant une rapide campagne. Parmi les mots nés dans cette période féconde, les uns ont disparu, d’autres, bannis de la langue écrite, se sont réfugiés dans le style familier; il y en a d’autres encore qui ne se prononcent plus que soulignés par un sourire. Ils demeurent comme les témoins de cette efflorescence singulière que produisit chez nous l’amour des lettres profanes suscité par le mouvement de la renaissance.

De cette floraison luxuriante étaient sortis quelques fruits excellens, toute une série d’ouvrages qui devaient avoir une place à part dans notre littérature ; mais la langue française avait abandonné ses vieux erremens. Quand on se jette en avant avec ardeur, n’est-on pas porté à trop mépriser le passé? Sous Henri IV, qui avait l’esprit gascon et la parole prime-sautière comme Montaigne, on écrit encore avec une certaine naïveté, la phrase vive et colorée garde son allure gauloise que l’influence italienne ne peut modifier. Pendant le règne de Louis XIII, prince triste et sérieux, la cour cesse d’être galante, et les lettrés ont leurs heures de recueillement. Tout souvenir de la versification molle et facile du temps des Valois s’efface et disparaît; un reflet de la littérature espagnole, solennelle, grave et majestueuse malgré son étonnante fécondité, se projette sur la nôtre. La langue française possédait alors tout ce qu’il lui fallait pour produire des chefs-d’œuvre, la richesse et la clarté. Grâce à cette disposition des esprits que les mœurs plus j)ures de la cour ne portent plus à la dissipation, le niveau des lettres va s’élevant toujours. On sut écrire avec perfection au XVIIe siècle, parce qu’on eut, pour exprimer des pensées nobles et généreuses, une langue bien disciplinée, armée de toutes pièces, précise et sûre d’elle-même; elle était comme un métal à peine refroidi, qui se prête facilement aux formes que l’artiste veut lui imprimer : de là cette personnalité si accentuée des écrivains de cette époque glorieuse. Chacun a son cachet, son individualité propre, et tous se distinguent par la rectitude, la dignité, le sentiment du grand. Le faux goût essaya bien de pénétrer au sein de cette société de lettrés qui le repoussaient énergiquement : il eut ses cabales, ses triomphes éphémères; mais la langue française avait trop de netteté et de franchise pour se plier aux minauderies italiennes, trop de vigueur et de jeunesse pour s’abandonner aux afféteries surannées des beaux esprits, elle était surtout trop bien défendue par les écrivains d’élite qui la traitaient avec un respect filial. Molière sut aussi bien que le grand Corneille jusqu’où il est permis de pousser la hardiesse sans blesser la grammaire, sans fausser le génie de la langue, et si l’on pouvait adresser un reproche à l’immortel auteur d’Athalie, ce serait de n’avoir pas osé mettre en œuvre toutes les ressources de l’instrument parfait dont il disposait. De la diction pure, irréprochable et tempérée de Racine, date un certain affaiblissement de la langue française; encore un pas dans cette voie, et la décadence s’annonce.

La fondation de l’Académ.ie française coïncida exactement avec la grande époque de la langue. Il restait encore beaucoup à faire au point de vue de l’orthographe; chaque auteur avait la sienne : la docte compagnie dut se charger d’en fixer les règles sur des bases certaines et logiques, comme aussi de veiller à la conservation de la langue française en donnant au public des exemples de belle et bonne diction; mais en ces temps classiques on eut un peu trop honte de quelques expressions vieillies si heureusement employées par nos pères. Les gens du monde, qui se piquaient d’être aussi puristes que les lettrés de profession, se liguèrent sans pitié contre des locutions excellentes qui méritaient de vivre à cause de leur formation parfaitement justifiable[8]. Cette manie de trier et de corriger entraîne des conséquences fatales. Le XVIIIe siècle, qui affectait tant de dédain envers les époques de barbarie, se montra plus sévère encore. Peu soucieux des origines et du passé en général, empressé à s’émanciper et à émanciper tout le monde, il adopta un style vif, courant, qui s’accommodait mal des manières de dire trop solennelles. Il baissa le diapason pour se mettre à portée du plus grand nombre; la langue subit une véritable dépression, et il s’introduisit dans l’orthographe des modifications fâcheuses en ce qu’elles ont fait perdre à beaucoup de mots le signe caractéristique de leur origine. Combien de lettres doubles ont disparu! On les remplaça, il est vrai, par des accens; mais ces accens, — leur nombre va toujours en diminuant, — qui indiquent la suppression d’une consonne, ne font point deviner celle qui est absente. Combien de lettres, devenues inutiles parce que l’usage voulait qu’on ne les prononçât plus, ont été rayées au grand détriment de l’orthographe véritable! Mais peu importait aux écrivains d’alors; ils avaient hâte de mettre en circulation tant d’idées nouvelles qu’il leur fallait mutiler les mots pour aller plus vite[9]. Ainsi armée à la légère, la langue française s’écarta de plus en plus de la ligne que lui avaient tracée les maîtres du XVIIe siècle, et elle s’éloigna chaque jour davantage de ses origines anciennes. Partout vivante dans des pages impérissables, puissante dans le mal comme dans le bien, par sa diffusion faite pour proclamer la vérité, et souvent employée à propager l’erreur, elle a coupé le lien qui l’attachait à ses radicaux : on peut donc dire qu’elle ne vit plus, en parlant au point de vue philologique. Elle va se défaisant, s’égrenant toujours, mobile et hardie, se prêtant avec une élasticité merveilleuse à toute sorte de conceptions. Dans son ensemble, elle est admirable de clarté, de vivacité et de mouvement; étudiée dans ses détails, elle se montre toute remplie d’irrégularités, de défectuosités, de caprices qui portent l’empreinte des époques et des circonstances sous l’influence desquelles elle s’est formée. Destinée à interpréter les pensées d’un peuple aussi logique dans ses déductions que prompt à changer de point de vue, elle abonde en idiotismes et accueille les néologismes avec un bienveillant empressement. Il n’y en a pas en Europe de moins homogène; on dirait que sa formation a été l’effet du hasard, et cependant le monde entier l’accepte telle qu’elle est, malgré ses défauts, malgré les difficultés de sa prononciation, faite tout exprès pour dérouter les étrangers. D’où lui vient donc ce succès incomparable? C’est qu’elle est de plus en plus l’expression du monde moderne, — c’est qu’elle a l’avantage d’être l’organe d’une nation douée d’initiative et qui jette incessamment à travers le globe des idées nouvelles. On lui pardonne des imperfections réelles en faveur du rôle qui lui est dévolu dans la civilisation contemporaine, et ce rôle ne pouvait appartenir qu’à une langue éminemment analytique, fille de la langue latine, qui fut celle du christianisme, et conservant, en dépit des altérations que le temps et les événemens lui ont fait éprouver, quelque chose de cette virilité romaine qui savait s’imposer au dehors.


III.

En tous pays, les patois sont curieux à étudier, parce qu’ils ont conservé l’empreinte du passé. Ils marquent le moment où des nationalités émancipées tendent à se constituer sur les débris d’un puissant empire tombé en dissolution. Ils se sont formés spontanément sous l’influence du génie particulier aux populations qui les parlent; ils sont l’œuvre de tous et de chacun; les savans n’y ont pas mis la main, et c’est pour cette raison qu’ils offrent en général peu d’irrégularités. De là vient aussi qu’ils varient d’un canton à l’autre, quoique chacun d’eux, pris dans son ensemble, corresponde presque toujours aux provinces plus ou moins étendues qui ont eu leur vie propre avant de se fondre en un grand royaume. Il y a des patois, le provençal par exemple, qui ont eu l’importance d’une langue ; il y en a qui possèdent une véritable littérature, mais ils se sont attardés en chemin, tandis que d’autres plus grossiers prenaient le pas sur eux. Aussi qu’est-il arrivé? Pendant que la Provence et le Languedoc s’en tenaient à leurs dialectes méridionaux pleins de sonorité et faits pour la poésie, pendant que ces belles provinces à demi romaines obéissaient encore à l’élan de la civilisation latine, il se formait dans le nord-ouest une langue rude, terne, mélange confus des patois picard, normand, wallon, berrichon, qui devenait l’organe de cette autre civilisation franco-gauloise appelée à un si brillant avenir. L’infériorité des patois consiste donc en ce qu’ils sont demeurés stationnaires, tandis que les langues ont marché en avant. Malgré leur vitalité, ils sont condamnés à périr un jour, parce qu’ils n’ont plus de raison d’être. Cela est triste à penser, car chacune de ces variétés de langage représentait l’une des nuances du caractère français, et quand on avait parcouru en son entier ce vaste et beau pays appuyé sur deux mers, on admirait la puissante cohésion, l’assimilation parfaite de ces provinces multiples qui, animées d’un même esprit, conservent encore leur patois national.

C’est au double point de vue de l’histoire et de la linguistique que les patois offrent un intérêt tout spécial. Voyez ces radieuses contrées du midi. Quelle sonorité, quelle vivacité dans leur langage! Toujours des voyelles à la fin des mots pour en relever l’accentuation; jamais de ces e muets si mornes qui ressemblent à une feuille morte oubliée au bout d’une branche. Et cette langue si expressive par elle-même, pleine d’images, avec quelle profusion de gestes elle est parlée! La vie déborde chez ces populations, qui semblent chanter et danser en parlant; c’est le soleil, l’azur du ciel et de la Méditerranée qui cause chez le Provençal cette douce ivresse, cette exaltation continuelle qui nous étonne et nous charme. Aussi comme la poésie sied bien aux patois méridionaux! Elle a régné sans interruption dans les belles contrées de la Provence et du Languedoc pendant tout le moyen âge, et elle y vit encore, éternellement jeune, alerte, mélancolique parfois, mais jamais rêveuse, car la tristesse un peu sombre des poètes du nord n’a pu s’y naturaliser. D’ailleurs il y a dans ces patois je ne sais quelle transparence qui ne convient point aux imaginations nuageuses. Ces langues provinciales sont du latin, mais un latin qui a perdu, avec ses flexions grammaticales et sa pureté primitive, son allure grave et soutenue, un latin barbare, mutilé, et qui pourtant a conservé son accentuation prosodique. Ainsi le sentiment musical, si développé chez les populations du midi de la France, a suffi pour donner à des patois informes l’apparence d’une langue délicate et savante. Tout défigurés qu’ils sont, les mots latins ont pris une forme nouvelle, et ce qui en reste est si vivement articulé qu’on les reconnaît encore en dépit de ce qui leur manque. Quand on les voit écrits, ces dialectes ressemblent à du français corrompu; parlés, ils ont une harmonie, un mouvement qui éloigne toute pensée d’analogie avec notre langue. Ils ont beaucoup reçu de la basse latinité, qui a laissé des traces visibles dans l’italien, l’espagnol et le portugais; mais ils n’ont rien emprunté aux dialectes germains, avec lesquels ils ne se sont point trouvés en contact : aussi possèdent-ils une homogénéité remarquable, et il y a plaisir à constater, dans ces patois de formation déjà fort ancienne, l’unité des origines, qui constitue pour les langues le meilleur titre de noblesse. Si l’on remonte de ces plaines chaudes et riantes vers les montagnes des provinces limitrophes, on s’aperçoit bien vite que la vivacité de l’accentuation et la sonorité vont en s’altérant : si on rétrograde jusque dans l’épais massif habité par les descendans des Arvernes, le contraste est plus frappant encore : le patois de ces hautes et froides régions devient terne comme les rochers nus balayés par les vents, âpre comme les sentiers qui conduisent aux pics neigeux. Évidemment les peuples cantonnés dans les montagnes de l’Auvergne n’appartiennent pas à la même famille que les Provençaux et les Languedociens. Leur patois n’est guère autre chose que du vieux français haché, prononcé d’une façon inintelligente. Ils se sont fait une langue en défigurant celle qui se parle autour d’eux, comme les pâtres se construisent des cabanes avec les débris d’un monument en ruine. À cette forte race toujours en lutte contre la nature ne demandez ni l’inspiration poétique ni un accent harmonieux. Il y a des travaux pénibles qui ne s’exécutent point en chantant; tels sont ceux du montagnard qui défriche un sol maigre aux flancs des rochers. C’est donc à la rudesse d’une contrée pierreuse, coupée de ravins profonds, qu’il faut attribuer cette prononciation étrange particulière aux habitans de l’Auvergne. Le même fait se remarque dans d’autres pays : le patois catalan se distingue aussi par son manque de sonorité, plus sensible encore dans la péninsule ibérique, et si nous tournons nos regards vers la presqu’île indienne, nous y trouvons le dialecte des Mahrattes de l’ouest, établis sur la chaîne des Gathes, dialecte singulier où le sanskrit, alourdi et altéré comme le français l’a été dans les montagnes de l’Auvergne, présente le même abus des consonnes doubles ch, st, djna, si désagréables à l’oreille. Au reste, en Europe comme en Asie, les chaînes de montagnes ont servi de refuge à des populations anciennes, chassées des plaines par des invasions. Ces populations devenues défiantes, reléguées dans des contrées d’un difficile accès, sont demeurées longtemps étrangères au progrès que la civilisation des conquérans faisait autour d’elles, et quand elles vinrent plus tard s’y associer, le pli était pris : elles s’étaient inoculé une prononciation vicieuse qui ne pouvait plus se corriger. Ainsi les Arvernes résistaient encore à l’invasion romaine, quand elle avait subjugué les provinces méridionales de la France. Sans doute, à cette époque reculée, les montagnards parlaient une langue à eux, un dialecte kimri ou celtique; mais ce langage ancien, dont on retrouve des traces dans les noms des localités, a fini par s’éteindre lorsque le français, qui s’imposait partout, monta par degrés jusqu’à eux.

Il faut donc se rapprocher de l’Ile-de-France, si l’on veut interroger les patois d’origine romaine, aussi vieux que le français, et qui ont contribué plus tard à former la langue que nous parlons aujourd’hui, ceux du midi s’étant constitués sans elle, en dehors de son action. Prenons les dialectes picard, normand, berrichon et bourguignon; nous nous convaincrons facilement qu’ils ont aidé à la formation de l’idiome perfectionné qui est devenu celui de la France entière. Sans doute il serait difficile d’établir d’une façon exacte la part qui revient à chacun dans ce grand travail, mais il suffit de les étudier avec un peu d’attention pour y reconnaître les caractères principaux de notre langue. Celui de la Bourgogne semble avoir acquis de bonne heure un certain degré de correction : à mesure qu’il se romanise et s’éloigne de ses origines germaniques, il se rapproche du français du nord; mais dans son allure un peu méridionale se reflète le génie de ces Burgondes, le plus doux, le plus civilisé des peuples de race teutonique, qui adopta le christianisme dès le IVe siècle, et s’associa plus tard avec tant de bravoure et d’élan à l’ambition de ses ducs. Le patois bourguignon aura pour effet de communiquer à la langue française, coudoyée de trop près, au nord et à l’est, par le wallon et le rouchi, un peu de cette accentuation et de cette vivacité qui lui font défaut. Le patois du Berri, implanté au centre même de la France, nous fournira bien des mots celtiques ou gaulois qui suppléeront ceux que nous ne tirerons pas du latin, et serviront à donner à notre langue cette physionomie tempérée que l’influence trop marquée du nord et du midi ne pouvait que lui enlever. De la Normandie viendra la prononciation parisienne, le grasseyement, qui a sa source dans les lettres aspirées des dialectes germaniques. L’apport du dialecte normand consistera dans un certain nombre de mots qui, avant d’arriver à l’embouchure de la Seine, ont suivi, avec les peuples de race finnoise et saxonne, les rivages de la Baltique et de la Mer du Nord. N’est-ce pas du haut-allemand que sont venus les premiers termes de marine usités parmi nous? Enfin de la Picardie et de la Champagne, pays de plaines en contact avec les Flandres et la Lorraine, l’habitant de l’Ile-de-France a reçu cette façon de parler lourde et traînante qui paraît, à en juger par l’orthographe des anciens textes, avoir longtemps dominé à Paris. Peu à peu la capitale répudiera cet accent provincial pour s’en former un autre fortement marqué, et qui lui appartient en propre. Par le wallon et le rouchi, qui est le patois du Hainaut, s’opéra la fusion entre le latin et la langue française de l’époque archaïque. Ces deux dialectes, un peu ternes. d’apparence barbare et franchement gaulois, représentent le moment où la langue latine, brisée, mutilée, va pousser une nouvelle tige, à la manière d’un arbre coupé pour recevoir la greffe.

Ce fut donc dans les provinces limitrophes, les unes habitées par des peuples de même race, les autres occupées par des peuples d’origine différente, mais toutes plus ou moins marquées de l’empreinte latine, que s’élabora le fond de la langue française. Ces élémens divers, se combinant avec lenteur, finirent par former l’idiome national, qui eut son point d’appui, comme la France elle-même, dans la petite province dont Lutèce était la capitale. Tant que notre langue fut romane, tant qu’elle végéta humblement dans l’Ile-de-France, elle vécut isolée, ainsi que les dialectes des autres provinces; mais quand Paris devint le siège d’un grand royaume, elle s’accrut, s’enrichit et se perfectionna. La fréquentation des provinciaux qui affluaient dans la capitale y introduisit des façons de parler autres que celles employées jusqu’alors par les habitans du pays. D’ailleurs la plupart des chroniqueurs et des rimeurs des premiers temps étaient nés loin de Paris, et leurs œuvres, qui abondent en expressions locales, n’en sont pas moins classées parmi les productions de la littérature française. C’est à ce point de vue qu’il importe de se placer lorsque l’on parle de l’influence des patois sur la langue : celle-ci suivit la fortune des princes qui gouvernaient la France. Un jour elle régna, au moins comme langue officielle, sur toutes les provinces soumises à nos rois, et les dialectes provinciaux qui lui avaient prêté leur concours tombèrent à l’état de patois. Devant le français, leur frère, ils s’inclinèrent, comme les gerbes des enfans de Jacob devant celle de Joseph. Il faut bien qu’il y ait en tout pays une province, et dans cette province une ville dont le langage fasse loi, et cette ville ne peut être autre que la capitale, centre intellectuel et administratif où tout converge et d’où tout rayonne au dehors. Les habitans de telle ou telle ville peuvent, si bon leur semble, se vanter d’avoir une prononciation meilleure que celle de la capitale, mais personne ne le croira. La capitale est l’expression intime du génie national, elle jouit même du singulier privilège d’imposer à la province ses locutions vulgaires, ses façons de dire incorrectes ou vicieuses. Que voulez-vous? ces idiotismes parisiens, — quelquefois reproduits par des écrivains populaires, — constituent peut-être un jargon; mais le jargon est une monnaie courante qu’il ne faut pas confondre avec des expressions surannées, dont l’usage est limité à quelque coin de province. Celles-ci n’ont plus chance de renaître; celui-là au contraire court risque de réussir, et nous en voyons chaque jour des exemples.

Nous n’avons point à nous occuper ici du basque et du breton. qui sont des langues entièrement indépendantes de la nôtre et étrangères à la famille des dialectes romans ; mais, en dehors des patois et des langues parlés dans nos provinces, on trouve en France une foule de termes particuliers, véritables épaves des idiomes naufragés dont le souvenir même s’est perdu. Il serait utile de les recueillir, et peut-être, en les soumettant à une étude attentive, finirait-on par les rattacher à quelque langue connue; mais il faut se hâter : il y a de ces mots qui ne se disent plus que dans un canton, dans un village; quelques-uns se sont réfugiés dans une seule famille, et encore les vieillards qui s’éteignent négligent de les répéter aux générations présentes. On rencontre encore dans des localités fort éloignées des frontières des expressions étrangères, parfaitement reconnaissables, qui surgissent à la surface du langage populaire comme les blocs de granit entraînés dans les plaines par les torrens des montagnes; elles sont restées là à la suite du passage de troupes ennemies ou alliées, pareilles aux soldats déserteurs ou blessés qui se fixent après une campagne dans le pays où ils étaient venus pour combattre et s’y naturalisent. Ainsi le court séjour que firent en Anjou les compagnies espagnoles appelées par le duc de Mercœur au secours de la ligue a laissé sur les bords de la Loire plusieurs locutions qui appartiennent à la langue castillane[10]; d’autres, purement anglaises, ont été apportées aux mêmes lieux par les Plantagenets[11]; enfin il en est quelques-unes dignes d’être notées parce qu’elles sont des allusions à des faits historiques dont ceux-là mêmes qui les répètent n’ont aucune idée. Ainsi, dans les provinces de l’ouest, le laboureur désigne par le nom de nuée de Navarre les nuages chargés de grêle qui de loin en loin passent sur les campagnes en les ravageant. Nul doute que cette nuée de Navarre ne soit un souvenir des grandes compagnies conduites par Duguesclin en Espagne, et qui ravageaient les campagnes comme le lait la grêle sans y rien laisser que la ruine. Cet autre dicton : faire attendre une chanaanée de temps, n’est-il pas emprunté à la Bible, qui nous raconte la longue attente des Hébreux soupirant après la terre promise de Chanaan?

Si on faisait entrer dans un dictionnaire tous les mots qui ont cours sur la vaste étendue de la France, on arriverait à un nombre si considérable qu’il faudrait avoir recours, pour l’exprimer, à la métaphore employée par les Chinois : il y a autant de caractères dans notre langue que de poils sur le corps d’une vache. Telle n’est pas la tâche que doit s’imposer le lexicographe. Le but qu’il poursuit est de donner et d’expliquer tous les mots reçus par l’usage, sanctionnés par l’Académie. Cette langue pratique et littéraire est beaucoup plus riche qu’on ne le croit généralement, et le dictionnaire de M. Littré en offre la preuve. Quand on parcourt avec attention les premières livraisons de ce grand ouvrage, on est tout honteux de se trouver en face de mots très français dont on n’avait jamais entendu parler. Il y en a d’autres que l’on employait timidement, avec la conscience que l’on commettait une faute de langage et que l’on se réjouit d’apercevoir parmi ceux dont l’authenticité est bien établie. Tous ces mots d’ailleurs se présentent avec leur généalogie, leurs alliances et leurs états de service, dûment constatés par l’étymologie, les affinités avec les langues européennes et les exemples tirés des divers âges de notre littérature. Dans ce miroir, — ce specchio, comme dirait un Italien, — de la vraie langue française, apparaît, comme par l’effet d’une évocation, toute la série des transformations par lesquelles notre idiome a passé. On voit le radical poindre à l’extrémité de l’horizon, puis s’avancer toujours visible, toujours lumineux, malgré les échecs qu’il éprouve dans sa marche, pareil au fer rouge qui lance des étincelles sous le marteau qui le façonne. Un moment arrive où le métal incandescent se refroidit; la forme est irrévocablement donnée, et la pièce, limée, polie par les maîtres dans l’art d’écrire, vient s’ajuster à cet ensemble imposant qui s’appelle la langue française et celle de tous les lettrés du monde. Que les écrivains de notre temps, — ceux-là surtout qui produisent tant et si vite, — étudient ce trésor de notre langue; ils s’habitueront à la respecter, parce qu’elle est bien vieille, à l’aimer beaucoup, parce qu’elle est devenue belle et expressive malgré ses imperfections, et aussi à la ménager, car, à force de la surmener, ils lui feraient perdre, en la blessant, sa grâce, sa noblesse d’allure et sa vigoureuse franchise.


THEODORE PAVIE.

  1. In-4°; librairie Hachette.
  2. L’un des plus curieux exemples de cette décomposition du latin prêt à produire la langue romane est cette phrase citée par M. Littré d’après le Fragment de Valenciennes : Jonas propheta habebat mult laboret è mult penet à cel populum.
  3. Au XIIIe siècle, le nom substantif, quoique précédé de l’article, conserve encore deux cas, le nominatif et le régime ou cas oblique. C’est exactement ce qui a lieu dans l’hindoustani, la langue vulgaire de l’Inde, dont la formation offre tant de rapports avec celle des langues romanes.
  4. Qui cherche à sortir de son berceau.
  5. Il s’agit ici des campagnes où l’on ne parle aucun patois proprement dit.
  6. Par exemple : cécité et aveuglement, virilité et force, enfance et puérilité, esclavage et servilité; pour les adjectifs : sénile, rural, domestique, agreste, belliqueux, tirés des substantifs senex, rus, domus, ager, bellum, qui n’ont point passé dans notre langue.
  7. La Fontaine fut le dernier qui mit en circulation des mots nouveaux, et ces mots, pleins de naturel et de naïveté, si bien placés dans la bouche de ses personnages, il les tire, lui, du fond même de la langue française, parce que dans ses fables il pense à tout le monde tout en ayant l’air de s’adresser aux lettrés.
  8. Ainsi le verbe ardre, dont nous avons gardé le participe ardent et le substantif ardeur, si expressifs l’un et l’autre, le verbe férir, qui subsiste encore dans la locution sans coup férir, où il reste debout comme la dernière colonne d’un monument ruiné; l’expression adverbiale à cette heure, chère à Montaigne, encore très usitée dans les campagnes et qui valait mieux que maintenant : l’adverbe moult, dont on retrouvait l’origine et la parenté dans le latin, l’anglais, l’italien, l’espagnol et le portugais sous les formes multum, much, molto, mucho, muito, est remplacé par beaucoup, qui est assez mal formé. Parmi les substantifs, on peut citer conil (lapin), qui venait du latin cuniculus, et qui est resté dans l’espagnol et le portugais, conejo et coelho; ouaille, qui n’est conservé dans le style religieux et aussi dans les campagnes, et dont on suit la filiation non-seulement dans toutes les langues venues du latin, mais encore dans des idiomes slaves, etc.
  9. La langue française est soumise plus qu’aucune autre à la tyrannie de l’usage et de la mode. Ainsi on a cessé depuis longtemps d’écrire nuict, huict, faict; l’italien, l’espagnol et le portugais ont conservé l’orthographe notte, otto, fatto, noche, ocho, hecho, noite, faito, etc., dans laquelle la lettre c du radical latin est représentée par une lettre qui la rappelle. Mais ce c que nous supprimons dans les mots cités ci-dessus, il se retrouve dans nocturne, octave, faction. On pourrait multiplier à l’infini ces exemples, qui démontrent combien notre langue agit c:ipricieusement et à quel point les orthographes des dictionnaires académiques sont réellement fautives dans une foule de circonstances.
  10. Par exemple : arrocher une pierre, en espagnol arrojar una piedra; — faire caillade, se dérober sans bruit, faire l’école buissonnière, expression bien connue des écoliers, tirée de l’espagnol de callada (prononcez caillada), en secret et en silence. En Bretagne, on nomme la pêche de plein vent duresne, en espagnol durazno.
  11. A propos de ces mots étrangers qui se sont glissés dans notre langue, qu’il nous soit permis d’adresser une question à M. Littré. On trouve dans son dictionnaire beaucuit avec le sens de blé noir, sans indication d’origine. Ne serait-ce point l’anglais buckwheat (prononcez bokvit), d’où est tirée l’expression populaire de buckwheat-cake galette de blé noir? On trouve l’allemand buchweizen avec le même sens.