Les Oubliés et les Dédaignés/Gorgy

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(p. 275-308).

GORJY


I

AVANT LA RÉVOLUTION. — BLANÇAY. — LES ROMANCIERS SENSIBLES.

Celui-là a si bien caché sa vie, il s’est tenu si parfaitement en dehors des autres littérateurs, il s’est fait si petit et si modeste, que l’on ne connaît de lui rien absolument que ses livres. Encore ses livres sont-ils d’un format presque lilliputien et se peuvent-ils aisément dérober au fond d’une corbeille à ouvrage, sous les pelotons de soie et la broderie commencée. Nulle part il n’est parlé de ce Gorjy ou Gorgy, — car l’orthographe de son nom est même indécise, et ceux de ses contemporains que j’ai pu interroger n’ont su que m’en dire, sinon que c’était un romancier assez obscur, lequel avait joui cependant d’un certain succès dans les régions moyennes des lecteurs de son temps ; quant à l’individu, ils ne l’avaient jamais rencontré ni chez Procope, ni à la Comédie italienne, ni sous les marronniers littéraires du Palais-Royal. Avec de tels renseignements il est difficile de plonger bien avant dans une existence, et, pour ma part, je me serais trouvé fort embarrassé si, à défaut de l’homme, il ne m’était pas resté l’écrivain, — un des plus intéressants qu’ait fournis la première période de la Révolution.

Où naquit Gorjy ? Quand naquit Gorjy ? Ce sont des points ténébreux qu’il a été impossible d’éclaircir jusqu’à présent. On a dit qu’il était venu du Dauphiné, et je ne suis pas éloigné de le croire par la tournure de son esprit un peu froid, un peu contourné, un peu robuste, un peu singulier ; les qualités et les défauts, Gorjy ne les possède qu’à l’état d’un peu. C’est une violette poussée à l’écart et bien enfouie au milieu de l’herbe, symbole de plus en plus rare dans la république des lettres. Il débuta modestement, à l’ombre de Sterne, par un Nouveau voyage sentimental (Paris, 1785) qui ne fit rumeur ni dans le public ni dans les gazettes ; mais il ne faut pas en être surpris : on était alors rebattu des imitations et de tous les paradoxes oiseux ou impertinents, colportés sous le pavillon de l’humoriste anglais. Gorjy fut sans doute mal lu ou il ne fut pas lu du tout. Ce qu’il y a pourtant de certain, c’est que, de tous les petits auteurs d’alors qui forment la queue de Sterne. il est assurément le plus intelligent et le plus inventeur. Du reste, on trouve dans son nom comme un anagramme d’Yorick.

À cette époque il y avait au Palais-Royal un théâtre où des enfants et des marionnettes jouaient ensemble derrière une gaze, tandis que l’on parlait et que l’on chantait pour eux dans la coulisse. Ce théâtre, qui devait passer plus tard aux mains de mademoiselle Montansier, était alors connu sous le nom de théâtre des Beaujolais. C’est là qu’au bout de trois ans nous retrouvons Gorjy, assis dans un coin de la salle, et regardant fort attentivement jouer une comédie-proverbe de sa composition, les Amours d’Arlequin et de Séraphine. J’ai tout lieu de croire que c’était un jeune homme très-bon et sincèrement naïf : la passion des marionnettes n’a jamais été l’indice d’un méchant caractère. Sa pièce a été imprimée par Cailleau, mais elle est difficile à rencontrer[1].

Dans la même année, il publia sous le titre de Blançay un roman en deux volumes in-18, qui commença sa réputation. Au risque d’étonner bien des gens, nous dirons que peu de romans français ont eu autant d’éditions que celui-là. Les bibliothèques de campagne et de province, ainsi que les greniers des bouquinistes, sont littéralement inondés d’exemplaires de Blançay, reliés la plupart en veau écaillé, avec l’inévitable petit signet vert. Il est juste de dire que cet ouvrage, fort simple d’invention, contient des pages vraiment attachantes, des peintures vraies, un dialogue heureusement étudié, de la gaieté, — mais avec discrétion cependant, — et, par-dessus tout, un franc sentiment d’honnêteté. L’intrigue, un peu lente, a le charme impatientant de certaines œuvres de Stendhal ; c’est presque le même style menu, ras, n’enveloppant la pensée qu’à demi, accueillant avec défiance les ornements. Je ne m’avance pas trop en comparant, seulement pour la forme, Gorjy à Stendhal. Il y a dans Blançay maints portraits attrayants et vivants, tels que celui de ce jeune auteur, en qui je ne suis pas éloigné de reconnaître Gorjy lui-même :

« Un jour que je sortais de chez M. A***, ayant sous mon bras un assez gros paquet de manuscrits, je rencontrai, au bas de l’escalier, un jeune homme mis simplement, même avec une certaine mesquinerie, mais dont il diminuait l’effet par le peu d’attention qu’il paraissait y faire ; car l’air humilié de l’homme mal vêtu double le tort de ses habits. Il était auteur comme M. A***, et habitait dans la même maison ; mais ils ne se ressemblaient qu’en cela. L’un logeait au premier étage , l’autre au quatrième. M. A*** avait un appartement superbe : grand feu l’hiver, des persiennes l’été, enfin, toutes les commodités de la vie. Le logement du jeune homme se bornait à une petite chambre dans laquelle il avait toujours pour compagnon l’un des trente-deux vents ; une pile de brochures, entassées sans ordre, parodiait la superbe bibliothèque de M. A*** ; et pour parodier aussi son grand laquais, le jeune homme avait, suivant son expression, un jockey à deux sous par jour. C’était un Savoyard qui, moyennant cette mince rétribution, venait tous les matins prendre ses ordres plus ponctuellement qu’un coureur ou un chasseur. Mais si, dans tout ce que donne la fortune, l’avantage était du côté de M. A***, le jeune homme le regagnait bien sur le reste : une véritable insouciance philosophique, au lieu du tracas continuel des cabales, une liberté entière dans ses actions comme dans ses écrits ; un cœur excellent sans affiche de bienfaisance ; par conséquent, point de prôneurs, mais point de détracteurs. Enfin, M. A***, que ses écrits moraux obligeaient à une espèce d’hypocrisie, brûlait tristement son encens aux pieds d’une bégueule surannée, tandis que le jeune homme cueillait gaiement, franchement, avec une grisette charmante, les roses printanières du plaisir. » Ou je me trompe, ou cela a un tour facile et dégagé qui captive et qui amène insensiblement sur les lèvres un sourire de sympathie ?

La première édition de Blançay est ornée à la première page d’une sorte d’écusson ou cachet gravé, dont Gorjy donne l’explication en guise de préface. Cette explication, que voici, jette une faible lueur sur sa vie privée. « Dans le quartier, ma frêle barque tourmentée par les flots d’une mer orageuse, et pour légende : Sic olim (c’est ainsi que j’ai été). Dans le reste du champ de l’écu, cette même mienne barque, sur une mer bien calme, est fortement amarrée à un obélisque portant les armes de M. de la Villeurnoy. Lorsque je dessinai cet emblème, je n’avais mis pour seconde légende que : Sic nunc (c’est ainsi que je suis à présent) ; ce fut M. de la Villeurnoy qui ajouta le : Sic semper (et que je serai toujours). C’est par de semblables traits que ce respectable protecteur marque tous les jours de ma vie. Ô mon bien-aimé patron ! quelle que soit sa durée, jamais on ne verra s’affaiblir les sentiments de tendresse, de vénération et de dévouement absolu dont vous avez rempli le cœur de votre fidèle Gorjy ! »

D’après cela, on peut supposer que Gorjy joignait alors au titre de romancier et d’auteur dramatique les fonctions de secrétaire ou d’intendant. C’était sans doute à la suite de M. de Villeurnoy qu’il était venu à Paris, et j’aime à me représenter cet aimable garçon, estimé et chéri d’une famille sans préjugés. Cette supposition fait d’ailleurs les frais principaux de la fable de Blançay, et je ne serais pas étonné que, dans ce roman, il entrât beaucoup de l’histoire de Gorjy.

Dans tous les cas, le succès qui l’avait accueilli si inopinément, — succès intime, mais attesté par l’écoulement rapide des volumes, — lui inspira quelque hardiesse ; de 1788 à 1791, il fit paraître plusieurs autres romans du même goût et du même format : Victorine, Saint-Alme, Lidorie[2]. Ce dernier ouvrage est écrit dans le vieux style des chroniques, déjà ressuscité avec bonheur quelques années auparavant par Sauvigny, dans les Amours de Pierre-le-Long et de Blanche Bazu. Tous ces petits livres, empreints d’une douce sentimentalité, qui pleurent d’un œil et qui s’essayent à sourire de l’autre, eurent une vogue, sinon égale à celle de Blançay, du moins fort honorable, et suffisante à placer son auteur au rang des romanciers sensibles.

Les romanciers sensibles constituaient effectivement, au milieu de la littérature d’alors, une sorte de légion à part, qui marchait sans relâche, suivie d’un cortège de sanglots, de mouchoirs, de soupirs étouffés, de regards abattus. À Dieu ne plaise que je veuille me moquer de ces écrivains, rois de l’attendrissement, qui manient à leur gré les âmes palpitantes et commandent despotiquement aux sources lacrymales. Même sous la Révolution, aux époques les plus formidables, ces écrivains ne se laissèrent pas décourager. C’était un véritable parti, qui avait à sa tête le tendre auteur des Épreuves du sentiment et des Délassements de l’homme sensible, Baculard d’Arnaud, le plus infatigable et le plus éploré ; puis de la Place, le traducteur de romans anglais ; madame de Genlis ; et cette autre gloire, restée pure aujourd’hui encore dans les loges de concierges, Ducray-Duminil, qui devait bientôt les éclipser tous.

Gorjy marcha à leur côté ; il fut moins ennuyeux que quelques-uns et plus original que les autres. Peu épaulé des journalistes, il fit son chemin tout seul. On doit croire cependant qu’il était assez bien en cour, car l’un de ses romans est dédié à la comtesse d’Artois. Du reste, soit instinct, soit effet de son éducation et de sa vie habituelle, Gorjy est toujours demeuré fidèle au parti aristocratique, comme on le verra tout à l’heure.

L’amour du sentimental le tenait si fort, que, non content d’avoir composé un Nouveau voyage sentimental, il fit encore imprimer les Tablettes sentimentales du bon Pamphile. On était en 1791 : c’était, il faut l’avouer, choisir un peu singulièrement son temps. Toutefois, au milieu des idylles les plus fraîches et des situations les plus douces, l’inquiétude du moment se trahit au détour de chaque page. S’arrête-t-il dans une campagne toute brillante de rosée et de soleil, la vue d’un château incendié par les patriotes vient lui navrer le cœur. Un peu plus loin, c’est un vallon coquet où luit et babille un ruisseau ; des touffes de roseaux inclinent leurs feuilles longues et larges, lisses comme des miroirs et vertes avec splendeur : la feuille sans cesse agitée du tremble ajoute son froissement au murmure du flot qui écume légèrement sur les pentes caillouteuses ; mais, en dirigeant son regard vers un espace semé de bruyères, il a distingué l’entrée d’un souterrain, — Gorjy se servait déjà des souterrains ; — c’est là qu’un noble se cache, un aristocrate. Dès lors toute la poésie du feuillage est effacée, et les mots de Révolution, de despotisme, de liberté, viennent obscurcir pour un instant les tablettes du bon Pamphile.

Parmi les traits saillants de ce recueil, je m’en voudrais d’oublier une fine et joyeuse raillerie de la garde nationale d’alors ; Gorjy, en l’écrivant, s’éloignait de la sentimentalité, mais le lecteur n’y perdait rien. Il s’agit d’une sorte de magot nommé M. de Bosstacq, boiteux, tortu, turbulent, qui a toujours eu un goût effréné pour les armes. Sa tournure fait le tourment de sa vie, car elle ne lui a pas permis d’embrasser l’état militaire. Voici en quels termes Gorjy raconte les souffrances et les joies de cet original : « À l’époque où la nation crut devoir s’organiser en milice, M. de Bosstacq avait été le premier sur pied. Il serait difficile de peindre avec quelle activité, dans ce premier instant de terreur universelle, il courait de rue en rue, de maison en maison, tantôt se pendant aux cloches qui rassemblaient les nouveaux soldats, tantôt débitant des fragments de harangues grecques ou romaines ; ici, dans la chaire d’une église ; là, sur les bornes d’un carrefour ; ailleurs, grimpé dans une charrette ; encourageant les uns, complimentant les autres ; en un mot, se donnant à lui seul plus de mouvement que tout son faubourg, et se fatiguant d’autant plus qu’il avait l’épaule chargée d’une vieille arquebuse, et qu’il traînait à son côté une de ces anciennes épées d’arsenal, aussi énormes par leur poids que par leur grandeur. Lorsque les premiers moments de tumulte furent passés, lorsque l’on songea à former une garde régulière, M. de Bosstacq, s’appuyant sur le zèle qu’il avait montré, se mit sur les rangs pour obtenir une compagnie ; mais on sentait trop combien un uniforme sur un corps si bizarrement contourné aurait prêté à rire, et il ne put seulement pas obtenir une sous-lieutenance.

« On peut juger quelle fut sa douleur ; il s’emporta, fulmina, et jura qu’il prouverait que la taille ne faisait rien au courage. Il possédait une très-grande maison et un jardin assez vaste ; il métamorphosa le tout en citadelle. Remparts, bastions, escarpes, contrescarpes, esplanade, chaque coin présentait un extrait de fortification. Puis il fit chercher une cinquantaine d’hommes aussi semblables à lui que possible, et il en forma une compagnie à sa solde. Le service se faisait dans la citadelle Bosstacq aussi régulièrement qu’à Spandau : le matin, la diane ; le soir, la retraite ; dans la nuit, les rondes d’usage. Il y avait aussi l’heure des leçons d’escrime. Oh ! pour cela, Callot aurait été trop content de voir les incroyables attitudes de ces cinquante bamboches plus fantasques les uns que les autres, et il serait convenu que son imagination était restée bien en deçà de la réalité… »

Les Tablettes sentimentales du bon Pamphile contiennent en outre, — ainsi que presque tous les ouvrages de Gorjy, — quelques chansons et romances qui ne valent ni plus ni moins que beaucoup d’autres, mais qui ne valent pas cependant un examen spécial. Les vers sont la petite vérole de l’esprit, a dit quelqu’un du dix-huitième siècle. Or il paraîtrait que notre jeune homme en était légèrement marqué.

II

MÉTAMORPHOSE SUBITE. — i’ANN’QUIN BREDOUILLE. — LA CUISINE DE MARAT

Qui le croirait ? cet écrivain vraiment modeste, cet humble romancier, ce lézard littéraire, timide et furtif, que nul n’a jamais entrevu, ce Gorjy, en un mot, composa le pamphlet le plus mordant, le plus téméraire, le plus acharné, le plus spirituel, le plus terrible qui ait jamais été dirigé contre la Révolution française. Il se dédoubla tout à coup, et, à la place de l’innocent auteur de Blançay et des Amours d’Arlequin, on vit un escarmoucheur madré, un critique acerbe, un bouffon armé dont les lazzi inquiétaient autant qu’ils amusaient.

Ce pamphlet, enveloppé sous une forme romanesque, et qui fut publié par souscription, est intitulé : « i’Ann’quin Bredouille ou le petit-cousin de Tristram Shandy ; œuvre posthume de Jacqueline Lycurgues, actuellement fifre-major au gretfe des menus-derviches.  » Il comprend six petits volumes in-18, format habituel des romans de Gorjy, et est orné de gravures très-fines et très-bien faites. Une des plus ingénieuses, et dont l’effet est puissant, représente un homme du peuple assis à une table devant un broc de vin ; son chapeau traîne par terre, sa chaise est à demi renversée ; complètement ivre, il chante le Ça ira en levant son verre, et il ne s’aperçoit pas que son toit est livré aux flammes, tandis que, sous ses pieds, des malfaiteurs armés de pioches sont occupés à saper le plancher. — Une autre gravure, qui fait la moralité et la conclusion du livre, c’est un pauvre commissionnaire à la figure hâve, aux vêtements en lambeaux, qui marche péniblement au milieu d’un amas de ruines solitaires, parmi les maisons écroulées et les palais abattus ; il porte sur ses crochets, au bout d’un long bâton, un bonnet phrygien, — qui plane, emblème railleur et victorieux, sur la désolation générale.

La publication d’Ann’quin Bredouille commença en 1791 ; le premier volume parut sans signature, mais le deuxième et les suivants portèrent cette désignation, équivalant à un nom propre : « Par l’auteur de Blançay. » Cette œuvre, légère en apparence, obscure en quelques parties, écrite parfois d’une manière un peu flottante, mais à travers laquelle circule comme un souffle d’Hudibras, cette œuvre satirique a une importance réelle, curieuse et morale. C’est le commentaire honnête et sévère de la Révolution, de ses actes absurdes ou atroces, de ses grands hommes avortés ou contrefaits. Les enseignements généraux n’y manquent pas ; plusieurs semblent avoir été improvisés sous l’empire des circonstances actuelles, et notre génération aurait encore tout profit à cette lecture, tant il est vrai que la raison est de tous les temps, même la raison politique.

’Ann’quin Bredouille est un type allusif comme le John Bull des Anglais, ou comme notre Jacques Bonhomme à nous. C’est un excellent homme qui n’a que le tort de ne pas avoir un caractère assez arrêté, ce qui l’expose à faire beaucoup de sottises eu peu de temps. i’Ann’quin Bredouille a pour compagnons un petit flagorneur nommé Adule, et une vieille femme d’humeur difficile mais sensée, — madame Jer’nifle, — qui gronde, rechigne et gourmande incessamment. « Quel dommage, s’écrie l’auteur, qu’Adule n’ait pas la modération, le bon sens, la droiture de madame Jer’nifle, et que madame Jer’nifle n’ait pas la prestesse, la gentillesse, la persuasion d’Adulé ! Que de maux il y aurait de moins sur notre globe ! »

À l’heure où commence le roman, i’Ann’quin Bredouille est sur le point de quitter son village. Adule le circonvient et l’excite par ces paroles : « Comment toi, mon cher Bredouille, comment peux-tu, avec les moyens que le ciel t’a départis, te restreindre à une sphère d’activité aussi étroite ? Excepté cinq ou six voisins qui viennent veiller chez toi, deux ou trois vieillards dont tu écoutes les radotages, quelques malades que tu soignes, une poignée d’enfants à qui tu distribues des pains d’épices, il n’est pas plus question de toi dans le monde que si tu n’y étais pas. La gloire, mon cher Bredouille, la gloire ! la gloire !!! »

’Ann’quin, tout émoustillé, se lève, mais il se sent retenu par la manche ; c’est madame Jer’nifle qui lui dit : — « Étourdi, que vas-tu faire ? sacrifier un bonheur certain à une gloire plus qu’incertaine. Et quand elle serait sûre, quelle gloire vaudra jamais ces jouissances douces et simples que tu goûtes dans ta retraite ? Ce peu de voisins que tu accueilles, que tu soulages, tu en es aimé. Être aimé ! que faut-il de plus sur la terre ? »

Voilà notre i’Ann’quin Bredouille bien embarrassé, il ne sait à qui entendre ; cependant les exhortations d’Adulé finissent par l’emporter, et il se décide à partir pour la grande ville de Néomanie. Madame Jer’nifle le suit en soupirant. À douze minutes de latitude, en prenant pour équateur le clocher du village, nos voyageurs font rencontre de la Dame de Liesse, la dernière fée, celle qui préside aux fêtes, au réveillon de Noël, aux dragées du premier de l’an, au gâteau des Rois, aux œufs de Pâques, aux feux de la Saint-Jean ; qui fabrique, au fond d’un joli hameau presque inconnu, toutes sortes de joujoux pour les nouveau-nés, tels que de petits moulins à vent, de beaux forgerons en bois rose et à moustaches, tapant sur une enclume à fleurs, des caniches qui aboient, des trompettes brillantes, et ces carafes bénies qui renferment tous les instruments de la Passion, la croix, les clous, l’échelle, la lance et l’éponge. La Dame de Liesse est environnée de bambins charmants, aux membres potelés, au regard spirituel, aux lèvres vermeilles. Elle engage Bredouille à retourner sur ses pas, et lui rappelle qu’elle a toujours été l’amie de son père, de son grand-père, de son bisaïeul, en un mot, de toute sa famille ; mais Bredouille est obstiné il écoute à peine la Dame de Liesse, et, enfonçant le talon dans les flancs de son âne, il continue sa route.

Arrivés au port voisin, i’Ann’quin Bredouille, le petit Adule et madame Jer’nifle s’embarquent sur un vaisseau. Comme on a le vent contraire, l’impatience gagne quelques passagers qui ne sont pas accoutumée aux difficultés de la mer. Adule, toujours aux aguets, va vite leur souffler à l’oreille : « Eh ! messieurs, pourquoi laisser faire le pilote à son gré ? Ne voyez-vous pas que votre traversée sera éternelle, et que les vivres manqueront ? Quand vous en serez là, vous gémirez d’être demeurés dans une confiance passive, tandis que vos talents pouvaient prévenir ce malheur. Allons ! sortez de cette dangereuse inertie, exigez que toutes les voiles soient déployées : ou plutôt emparez-vous de la manœuvre, et montrez à ces vieux marins, esclaves de leur ancienne routine, qu’avec de l’activité et de l’énergie on a déjà surmonté les obstacles, lorsque le froid et lent calcul doute encore qu’on puisse les éluder ! »

Ces paroles perfides ne manquent pas de produire leur effet ; chacun s’empresse d’entourer le pilote et regarde comme un devoir de donner des ordres aux matelots. On juge de la confusion. Madame Jer’nifle court de l’un à l’autre, employant sa rhétorique pour les remettre tous à leur place ; mais Adule les a ensorcelés, ils n’entendent plus rien. Une tempête vient s’ajouter au brouhaha général. De toutes parts et à la fois, on entend crier : « Carguez cette voile ! — Fermez les sabords ! — Jetez les ancres ! — À bas la mâture ! »

Ici, mons Gorjy, oubliant ses habitudes, a dévoilé un pan de sa mystérieuse individualité et intercalé un épisode entièrement personnel. C’est une fortune trop rare pour que nous ne citions pas le texte : « Dans un coin du vaisseau, il y avait un jeune homme écrivant aussi paisiblement que si le navire eût été dans le port. Vous dire ce qu’il écrivait, je ne le sais guère : on n’apercevait que le titre : Lidorie. Au milieu de la tempête, i’Ann’quin bredouille, assourdi par le tapage, fatigué, glacé de frayeur, fut surpris de la tranquillité du jeune auteur, et il ne put s’empêcher de le lui témoigner, même de lui reprocher une inaction qui devenait un crime quand il s’agissait du salut de tous. « Je serais, lui répondit le jeune homme, un des premiers au cabestan, à la pompe, dans les hunes, partout où je pourrais être utile ; mais, dans l’impossibilité de l’être, au milieu d’une si grande confusion, ce que j’ai de mieux à taire, c’est de ne pas l’augmenter. — Mais si nous périssons ! reprit i’Ann’quin. — Je n’aurai pas eu la peine inutile que vous voudriez que je prisse ; mais, rassurez-vous, ce navire-ci est d’une construction tellement solide que, dût-il essuyer encore plus d’orages, il y résisterait. La traversée sera longue, fatigante, mais on s’en tirera. » Et il se remit à son ouvrage.

Assurément, c’est bien parler, mais Gorjy ne s’est pas toujours tenu aussi en dehors des événements qu’il veut le dire, et l’ouvrage où il écrit les lignes que nous venons de produire est une protestation contre ces lignes mêmes. En effet, à partir de ce chapitre, les arêtes du pamphlet se mettent à percer sous l’allégorie devenue de plus en plus transparente. Débarqué dans la grande ville de Néomanie, i’Ann’quin Bredouille se mêle à la foule, et, à l’aide d’une lunette d’approche, il aperçoit sur une montagne, loin, bien loin tout à fait dans la vapeur, un temple qu’il est impossible de voir sans en désirer la conquête, chimère de tous les siècles et de tous les pays. i’Ann’quin commence déjà à déchiffrer l’inscription du fronton : d’abord un L ; puis un I ; un B vient ensuite… Mais l’affluence est telle pour ce spectacle qu’un autre curieux lui arrache le verre sans lui laisser le temps d’en lire davantage. N’importe ! il en a vu assez pour désirer d’être de l’expédition. Adule saute de joie ; madame Jer’nifle hoche la tête en murmurant : « Oui, c’est une bien belle chose que la pierre philosophale ! »

Cependant l’admiration ne fut jamais qu’une viande creuse ; notre trio ne tarde pas à l’éprouver, et, comme rien de ce qu’il a vu ne lui a donné à déjeuner, il se met sérieusement en quête d’une cuisine quelconque. Ce chapitre est intitulé la Gargotte fébrifère. Laissons parler l’auteur : « Dans cet instant, nous vîmes de loin, sur la porte d’une espèce de caverne, quelque chose qui s’agitait d’une manière si violente et qui hurlait si effrayamment, que nous crûmes que c’était une bête féroce, ce qui étonnait beaucoup i’Ann’quin Bredouille ; mais i’Ann’quin Bredouille était un sot, car ce qu’il prenait au moins pour une hyène était un homme, et de plus un homme de sa connaissance. Avant d’être assez près pour reconnaître le personnage, nous savions son nom par l’inscription que nous lûmes sur sa porte ; elle était en lettres du rouge le plus vif, et offrait ces mots :

TAMAR[3]
TRAITE EN AMI LE TIERS ET LE QUART.

« Tamar ! s’écria i’Ann’quin, je le connais ; je me souviens de lui avoir vu vendre de la santé ou du moins en promettre ; ensuite il se mit à montrer de jolies lanternes magiques, qu’il faisait jouer à la lampe universelle. Puisqu’il est à présent gargottier, le ciel en soit loué ! nous dînerons.

« Bientôt nous fûmes à table, au milieu d’une foule de gens dont la voracité paraissait insatiable, et qui, en mangeant, faisaient des contorsions si horribles que nous tremblions d’attraper quelque égratignure ou quelque coup de dent. Une nous fut pas difficile d’en deviner la cause, lorsque nous eûmes tâté de la cuisine. Il y avait une si grande quantité de sel, de poivre, de moutarde, d’épices et même d’assa-fœtida, que, dès le premier morceau, on avait la bouche en feu. Nous nous regardions, fort étonnés de ce que cela s’appelait traiter les gens en ami ; mais madame Jer’nifle ne s’en tint pas aux réflexions : elle alla trouver Tamar au milieu de ses fourneaux. « Comment, lui dit-elle, osez-vous en imposer ainsi ? On croit, d’après votre écriteau, qu’en entrant chez vous on y sera nourri, et l’on n’y trouve que de quoi se brûler les entrailles ! — Vous avez raison, lui répondit-il ; mais j’ai éprouvé que cette recette me réussissait auprès de mes pratiques, et que plus je leur mets le feu dans le corps, plus elles sont affamées de mes ragoûts et altérées de l’esprit-de-vin que je leur donne à boire, et que, par conséquent, mes bénéfices croissent à proportion. — Mais ces malheureux, reprit madame Jer’nifle, finissent par être échauffés au point d’en devenir enragés, et alors que de maux !… — Que m’importe ! répliqua froidement Tamar ; je n’en aurai pas moins fait ma fortune. » Et il se mit à retourner une casserole, dans laquelle madame Jer’nifle lui vit mettre une des drogues les plus inflammables que fournissent la pharmacie. « Fuyons ! fuyons ! nous dit-elle ; il vaudrait cent fois mieux mourir de faim que de prendre ici une seule bouchée ! » Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois ; notre estomac était serré à étouffer, et nous ne commençâmes à respirer que quand nous eûmes quitté la rue où demeurait Tamar. »

Dès ce moment, nous entrons dans la personnalité visible, sérieuse. Après avoir fui l’ami du peuple,’Ann’quin Bredouille et sa suite se transportent au quartier opposé, où leurs yeux sont frappés par une nouvelle auberge, — dans la description de laquelle il est impossible de ne pas reconnaître l’officine des Actes des Apôtres. Des mets de bon genre y sont présentés on ne peut plus gaiement par plusieurs servants, tous aussi aimables drilles les uns que les autres. Il est vrai que, tout en riant, ils montrent des dents qui ne laissent pas que d’être aiguës et qui mordillent sans cesse ; mais ils y mettent tant de grâce… « Tant pis ! marmotte madame Jer’nifle, notre voisin a eu comme cela une charmante souris qui mordillait si gentiment qu’un de ses plaisirs était de lui abandonner son petit doigt. Qu’arriva-t-il ? Cette mordillerie souvent répétée finit par envenimer la main et par faire plaie. »

L’observation de madame Jer’nifle n’empêche pas ’Ann’quin Bredouille de manger, d’autant plus qu’il trouve à chaque ragoût ce degré de piquant qui éveille l’appétit et provoque la soif. C’est que les cuisiniers ont le soin d’y mettre un sel excellent, qu’ils puisent à pleines mains dans un coffre attique. Quant à la boisson, ce n’est pas de ces liqueurs trop fortes dont l’excès produit une ivresse furieuse : c’est du vin de Champagne, qui engage seulement à des combats d’épigrammes et de quolibets. « C’est encore plus qu’il n’en faut, dit la sévère madame Jer’nifle ; mes amis, allons-nous-en ; toutes ces cuisines contre nature ne conviennent pas aux estomacs de gens simples comme nous : il n’y a de constamment bon qu’un régime doux pour ceux de notre catégorie. »

Et voilà Champcenetz, Peltier, Bergasse, Mirabeau-Bouteille, Rivarol, jugés sans appel par cette impitoyable madame Jer’nifle !

Cette fois, i’Ann’quin Bredouille est sur le point de se fâcher. Quitter une aussi bonne table et d’aussi gracieux convives, replier sa serviette avant le rôti, dire adieu à ce Champagne, c’est trop fort ! Et puis, cette chasse au dîner commence à l’impatienter ; tous ces aubergistes sont-ils donc des empoisonneurs ? faut-il mourir de faim dans cette grande ville de Néomanie ? Telles sont les réflexions qui l’assiègent et mettent son esprit aux cent coups. i’Ann’quin Bredouille est las, il ne suit madame Jer’nifle qu’en clopinant. Enfin, vers le soir, l’idée leur vint d’aller frapper à une toute petite porte. « Elle nous fut ouverte par une vieille femme qui, sur la demande que nous lui fîmes, se confondit en excuses de n’avoir à notre service que le petit potbouille et la tranche de bœuf à la mode, fait tout uniment, comme elle l’avait appris de sa mère, celle-ci de la sienne, enfin tel que du temps du roi Guillemot. Elle avait tort de s’excuser ; nous fimes à sa modeste table un dîner excellent. Ce ne fut pas sans beaucoup réfléchir. À vous permis, cher lecteur, de réfléchir aussi sur ce chapitre. »

III

PORTRAITS DU TEMPS. — FÊTES DU CHAMP-DE-MARS. — LIBERTÉ ET LICENCE. — LE CHATAIGNIER DES GAULES.

Le deuxième volume d’Ann’quin Bredouille, ou plutôt le deuxième fagot, pour parler comme l’auteur, ne parut que l’année suivante, c’est-à-dire en 1792. Dans l’intervalle, Gorjy avait changé d’éditeurs : Guillot et Cuchet avaient été remplacés par Louis, libraire-commissionnaire, rue Saint-Séverin. Il est probable que les premiers avaient cédé à un sentiment de crainte en abandonnant l’entreprise et qu’ils ne se souciaient pas de se compromettre davantage. À bien y regarder, en effet, les temps n’étaient guère rassurants, et l’avenir se présentait sous les aspects les plus tristes. Gorjy n’en demeura pas moins sur la brèche : sans doute il se disait que son heure avait sonné, et que, dans la faible proportion de ses forces, tout homme de talent et d’âme devait s’employer au salut général. Peut-être n’avait-il pas tort entièrement. Tandis que d’autres brandissaient à son côté la massue ou la lance, lui n’avait en main qu’un stylet, pas même un stylet, « un simple eustache, » comme il dit plaisamment ; mais la façon dont il s’en servait n’était pas absolument dépourvue d’adresse, et tel héros de la Révolution, tel Démosthènes de carrefour a eu le nez mutilé ou l’oreille coupée par l’eustache de Gorjy.

Comme il ne s’agit pas d’une allégorie insipide, et que la clef de cette bizarre composition est sous la porte, nous avons cru devoir entraîner le lecteur à la suite de ce vagabond i’Ann’quin. Dès les premiers chapitres du second volume, nous retrouvons le petit-cousin de Tristram Shandy chez une célèbre marchande de modes où il s’est laissé conduire par Adule. Là on lui montre des ça ira : ce sont des couronnes de grelots, de pampres et d’ellébore ; — des réunions : ce sont des espèces de flacons faits avec une courge, bouchés avec un casque et remplis d’eau lustrale ; — des bonnets à l’Atlantide : ce sont de petites cornettes bien modestes, jusqu’à ce qu’on ait passé les antichambres, mais qui, une fois dans le salon, se développent en un clin d’œil et deviennent plus hautes qu’un diadème ; — des attaches à la fraternité universelle : ce sont de larges rubans de fil d’araignée. i’Ann’quin Bredouille s’extasie devant tout cela et trouve que rien n’est comparable aux merveilles de la ville de Néomanie.

Toujours guidé par Adule, il pénètre chez divers originaux dont la physionomie est rendue avec une amusante vérité. C’est d’abord le très-haut et très-puissant seigneur Carloman-César-Philogènes de Mont-sur-Mont, baron de Montorgueil, marquis de Tuffières, etc ; autour de lui sont des liasses de vieux parchemins que les rats ont attaqués en plusieurs endroits ; sur sa tête est une couronne ; dans sa main une épée, avec laquelle il suit les reliefs d’un bouclier armorié. Son cabinet est décoré d’une haute glace qui, en le reproduisant, lui donne les moyens de se rendre à lui-même les hommages que, depuis les nouveaux principes, son prochain lui refuse obstinément.

Chez le second original on marche dans le fumier jusqu’à mi-jambe ; à la vérité, on n’a pas l’ennui de traverser trente-six pièces pour arriver jusqu’à lui, car il n’a en tout qu’une chambre, mais elle est vraiment curieuse. Le plancher est coupé, taillé, tranché, écartelé, losange, échiqueté, gironné, orlé, aux quartiers d’or, d’azur, d’argent, de sinople, de vair, de contrevair, de sable, avec des dragons lampassés, des pals, des merlettes, des chefs emmanchés à dextre et à senestre, des rencontres au dextrochère, potence et contre-potencé, des coqs membres, becqués, crêtés ; des croisettes, des macles au lambel en chef, à la bordure engrêlée, des paons rouans, des croix denchées, cantonnées, recroisettées, en chef bastillé, etc. Tous les jours, à la même heure, le propriétaire, Jacques-Christophe, vient prendre son passe temps chéri, c’est-à-dire qu’avec ses sabots pleins de boue, il piétine sur toutes les richesses héraldiques que nous avons énumérées, et souille de la sorte le plancher. — qu’il frottait autrefois.

De là, notre i’Ann’quin Bredouille, devenu moins timide, se hasarde jusque dans le boudoir d’une petite-maîtresse, de Lucile. Mais, hélas ! ce boudoir est devenu un cabinet politique. Les charmants sujets de Boucher, les jolies gaietés de Fragonard, les petites libertés de Lawrence ont fait place à des caricatures sur les événements du jour, caricatures dont l’esprit de parti a charbonné les traits. Un relief représentant une citadelle détruite a remplacé le groupe de Léda ; un autel sermentaire a succédé à la gentille chiffonnière sur laquelle on signait des billets à La Châtre, tandis que le rose et tendre meuble disparaît sous le noir de mille follicules éparses et d’un tas de brochures de circonstance.

La peinture de mœurs n’occupe pas exclusivement l’auteur d’Ann’quin ; il y a place, dans sa galerie, pour les tableaux d’histoire et les événements de la rue. Les fêtes, les assemblées, les fédérations du Champ-de-Mars sont décrites particulièrement avec une verve de couleur et un soin dans le détail qu’on ne saurait trop louer. Citons ce morceau : « Je voudrais peindre le spectacle imposant de cette foule innombrable formant un nombre infini d’ellipses immenses, ayant pour centre commun l’autel de la Fraternité ; ces bannières de toutes couleurs flottant dans les airs, ces milliers d’armes étincelantes, ces chants d’allégresse. Un enthousiasme porté jusqu’au délire s’était emparé de tous les esprits ; tous les cœurs s’étaient épanouis ; expansion, cordialité, dévouement, un seul instant avait jeté dans les âmes tous les sentiments à la fois. Ô puissant effet d’une grande réunion ! Prenez une à une les feuilles d’un arbre : chacune, est l’emblème de la fraîcheur ; entassez-les, elles s’échauffent, s’enflamment… — Et les hommes, combien plus aisément encore. Ils ne le savent que trop, ceux qui se servent, de la multitude.

« C’était dans la plaine de Lon lan la derirette qu’on s’était rassemblé dès le point du jour. Non, lecteur, vous ne vous ferez jamais une idée exacte de cette bigarrure. Des sabots, des escarpins, des sandales, des pieds nus se montraient pêle-mêle avec des bas de soie et des bottes ; des culottes de drap serin se faisaient voir entre de grands pantalons de la Grenouillère et des tabliers de taillandiers, de marmitons, de boyaudiers ; un joli chapeau à corne camuse se montrait à côté du feutre boueux d’un portefaix, une perruque magistrale près d’un catogan de faraud, le rond léché d’un lévite poupin et les cheveux plats d’un Bazile. Ici, d’intrépides amazones, persuadées qu’il n’y avait point de danger, étaient venues partager les travaux de la campagne. Là, au contraire, des femmes éplorées, tremblantes pour les jours de leurs époux, leur apportaient des parapluies et des pantoufles, et se précipitaient au-devant d’eux pour les conjurer de revenir au logis ; mais eux, fanfarons et se redressant, ne leur répondaient que par ce couplet :

Qu’il pleuve, qu’il grêle, qu’il tonne,
Plus rien ne nous étonne.
Eh ! que ne braverions-nous pas
Pour être vêtus en soldats ?

« Il y avait aussi des nuées de petites-maîtresses amenées, — je vous le donne à deviner en mille, — par l’espérance que, d’un événement si extraordinaire, il allait éclore des modes nouvelles, que chacune aspirait à la gloire de porter la première. Je ne parle pas de ces espèces de bacchantes aux coiffes de travers, aux yeux furibonds, aux joues couvertes d’un rouge de cabaret, qui parcouraient les rangs du peuple en proférant des blasphèmes et des malédictions. Quant aux armes, promenez vos idées depuis le canon jusqu’à l’épingle, vous ne trouverez rien qui ne fût là. L’un avait une pertuisane, l’autre une vieille carabine à rouet ; un autre portait le tût d’un fusil dont son voisin avait le canon, et dont la batterie était dans les mains d’un troisième, à dix pas de là ; on voyait aussi des broches, des fourches, des lames de scie, des tranchets et des rouillardes. Ce n’était pas qu’au milieu de cette bigarrure il n’y eût une armée véritable composée de la plus grande partie des citoyens de Néomanie. Sur leurs justaucorps on voyait ressortir le blanc des courroies en sautoir auxquelles pendaient la giberne et le sabre ; les épaules des chefs étaient chargées de riches franges ; dans leurs mains étincelait la flamboyante épée avec laquelle ils dirigeaient les évolutions des lignes hérissées de fusils et de baïonnettes. Chaque légion portait ou le feutre à la prussienne qu’ombrage à gauche une cocarde tricolore, — ou ce bonnet exhaussé, auquel la dépouille de l’ours prête un effet si imposant, — ou le casque brillant que borde la peau du tigre, et derrière lequel on voit flotter une touffe de crins aussi noirs et plus luisants que l’ébène. Toute cette multitude, animée par une musique guerrière, chantait à l’envi le refrain à la mode : Ah ! ça ira ! ça irai ça ira !

« — Eh ! quoi, s’écria i’Ann’quin Bredouille stupéfait, est-ce que l’on verra souvent une quantité aussi immense d’hommes rassemblés à la fois sous les armes ? — Non pas à la fois, lui répondit madame Jer’nifle ; il y en aura les trois quarts qui resteront au coin de leur cheminée pour s’accoutumer au feu. »

Cette description fourmillante et brillante n’est pas la seule de l’ouvrage ; nous avons passé sous silence le sac de Saint-Lazare et la prise de la Bastille, racontés avec cet entrain et cette douce ironie, dont un de nos révolutionnaires modernes s’est fait l’apôtre.

En quittant la plaine de Lon lan la derirette, nos trois curieux, le naïf i’Ann’quin Bredouille, l’aimable petit Adule et la chagrine madame Jer’nifle, font un détour pour aller admirer le fameux Châtaignier des Gaules. Ils le connaissent de réputation, ce superbe châtaignier auprès duquel celui di cento cavalli, cité par tous les voyageurs, n’est pour ainsi dire qu’une frêle baguette. C’est par siècles qu’il compte son âge. Dans cette longue durée de temps, la foudre a voulu quelquefois l’attaquer, mais à peine a-t-elle pu en briser quelques branches. Voilà, du moins, comme i’Ann’quin Bredouille s’attend à le trouver : mais quelle est sa surprise en le voyant dépouillé de ses fruits, de ses feuilles, entamé dans toutes ses parties par les coups d’un nombre infini de cognées. « Courage ! crie Adule ; plus ce colosse vous résiste, plus vous aurez de gloire et de profit à l’abattre. » Madame Jer’nifle demeure comme pétrifiée ; ce n’est pas l’effet de l’étonnement, mais de l’indignation, que cause toujours l’ingratitude ; car elle a reconnu parmi les bûcherons qui attaquent cet arbre superbe beaucoup de ceux dont il a fait longtemps la ressource contre l’inclémence des saisons. — « Que d’autres, objecte-t-elle, vraiment persuadés de sa caducité, y aient porté la cognée, passe encore ; mais que ceux qui vivaient de ses fruits, qui trouvaient sous son immense ombrage un abri contre la chaleur, que ceux-là qui lui devaient tout, soient les plus acharnés à sa destruction, j’en suis révoltée ! »

i’Ann’quin Bredouille hoc lie la tête en signe d’assentiment. Adule se tait. Et c’est en proie aux réflexions les plus diverses que l’on poursuit son chemin. Mais une dernière surprise les attend presque au seuil de leur porte. On se rappelle ce temple qui portait sur son fronton les trois lettres LIB, et dont le peuple entier de Néomanie avait entrepris la conquête. Afin d’aplanir et d’abréger le sentier difficile qui y conduit, de nombreux ouvriers se sont mis à travailler à un nivellement absolu. Désireux de connaître le progrès des travaux, i’Ann’quin bredouille emprunte un télescope, et comme on le lui abandonne un peu plus longtemps que la dernière fois, voici ce qu’il distingue : — Un temple, si l’on peut ainsi appeler un bâtiment où il n’y a aucun ordre ; des socles en chapiteaux, des entablements sur le terrain, des soubassements dans le faîte, des colonnes transversales et des corniches perpendiculaires, un râtelier sur un autel, du sang dans l’encensoir, une tête de mort à la place d’une lampe ; — un prêcheur dans un tonneau plein de vin et gesticulant avec un sabre ; — enfin, une foule effrénée de druides, de derviches, de brames, de rabbins, de corybantes, dansant, sautant, tonnant, trépignant et faisant entendre les cris de Jéhova, d’Allah, d’Évohé, de Goddam. Ne concevant rien à cela, i’Ann’quin Bredouille veut s’éclairer par l’inscription de l’édifice. Il voit, comme autrefois, d’abord un L ; ensuite un I ; mais cela changeait à la troisième lettre, qui était un C, et les deux suivantes étaient un E et une N. Comme autrefois, il n’en peut voir davantage.

Ici finit le deuxième volume ; les quatre autres parurent presque immédiatement après.

IV

’ANN’QUIN BREDOUILLE ROI. — LA GUILLOTINE.
CONCLUSION.

Un soir, autour d’une table, i’Ann’quin Bredouille joue aux cartes avec Adule et madame Jer’nifle, lorsqu’ils sont interrompus brusquement par l’arrivée du locandier ou maître de l’auberge dans laquelle ils logent depuis plusieurs jours. « À quel jeu jouiez-vous, s’il vous plaît ? demande-t-il. — Nous avions, répond i’Ann’quin, commencé une partie de piquet. — Triste jeu que celui-là ! Je veux vous en apprendre un nouveau, celui que l’on joue le plus à présent dans toute la ville de Néomanie. » Là-dessus, le locandier prend les cartes, commence par les mêler, en distribue un certain nombre à chacun ; puis il s’arrête tout court, se frotte le front, se gratte l’oreille ; il les reprend, les mêle de nouveau, se trouve encore aussi embarrassé, recommence une troisième fois… « Diable, dit-il, c’est pourtant cela : l’essentiel est de beaucoup les mêler ; mais attendez, je vais vous chercher le livret instructif. » Il sort, et revient presque aussitôt avec le livret annoncé. À en juger par le frontispice, ce doit être un ouvrage profond, car il est le résultat des travaux d’une société entière, rassemblée pour la propagation des lumières nouvelles. Voici quelles sont les règles du jeu :

« Une poignée de basses cartes prises au hasard.

« Beaucoup de piques.

« Peu de cœurs.

« Grand nombre de valets.

« Un seul roi.

« On mêle.

« Chacun se précipite sur le tas et emporte autant de cartes qu’il peut.

« Si, dans les débats que cela occasionne, il y a quelques cartes déchirées, on les jette sous la table et l’on n’en parle plus.

« Ce sont les piques qui gagnent.

« Les basses cartes, prises une à une, n’ont aucune valeur ; mais, réunies sous la conduite des valets, ce sont elles qui emportent les mises.

« Le roi n’est guère que représentant ou auxiliaire ; sitôt qu’il entre en jeu, il est pris. On le place au milieu de la table, entouré d’un cercle de basses cartes : là, il n’est plus que spectateur de la partie. Il lui reste cependant une valeur relative. Lorsqu’il s’agit d’un coup majeur, on le joint aux autres cartes et sa présence autorise…. »

« — Ouf ! s’écrie i’Ann’quin Bredouille, en voilà assez ; jamais des règles aussi extraordinaires ne pourront entrer dans ma tête ; laissons ce jeu-là à vos propagateurs, et revenons tout uniment à notre piquet. »

Une autre fois on célèbre l’antique fête des Rois ; i’Ann’quin est tout étonné de la gravité des convives : au lieu des joyeux propos auxquels il s’attendait, au lieu de cet épanouissement qui, jadis, accompagnait toujours cette solennité domestique, il n’assiste qu’à des discussions et des déblatérations sur les affaires du temps ; on ergote, on examine, on juge, on exagère, on atténue ; et la partialité monte sur un ton d’amertume une conversation que le plaisir seul aurait dû animer. Enfin, le gâteau est apporté, coupé et distribué. C’est Adule qui est chargé d’aller chercher les parts sous la serviette chaude.

« Vivat ! s’écrie i’Ann’quin, vivat ! c’est moi qui suis roi ! — Monsieur Bredouille, dit le locandier, est-ce que vous seriez encore assez de votre village pour vous applaudir de bonne foi ? — Certainement. Quelque court que soit ce rôle-là, il est beau à jouer. Je suis un peu gourmand, j’aurai les meilleurs morceaux ; et chaque fois que je boirai j’entendrai des cris joyeux… On le regarde avec un air de pitié. Il continue : — Mais point de bonheur lorsqu’il n’est point partagé ; il me faut une reine, et c’est vous, mademoiselle… Disant cela, il jette la fève dans le verre d’une voisine infiniment intéressante. i’Ann’quin Bredouille est à la fois connaisseur et galant, et il se prépare à débiter un compliment qui, depuis que la famille des Bredouille existe, n’a jamais manqué son effet, lorsque tout à coup sa phrase se glace au passage, et il reste bouche béante en voyant sa voisine presque évanouie. Après un moment de silence : « Ah ! Monsieur, que vous ai-je fait ? s’écrie la nouvelle reine en sanglotant ; pourquoi me jouer un tour aussi perfide ? » L’étonnement d’Ann’quin Bredouille redouble à ces expressions ; mais que devient-il lorsqu’une voix unanime le condamne à aller s’asseoir, avec sa voisine, à une petite table se parée de la grande, et où on lui envoie les morceaux les moins délicats, le vin le plus trempé. Les tabourets boiteux exigent que l’on calcule ses moindres mouvements, si l’on ne veut pas être culbuté. Cette nouvelle manière de fêter le roi étant de tout point opposée à l’ancienne, les honneurs d’autrefois sont remplacés par de petites malices auxquelles prend part chacun des convives. Si, par un reste d’habitude, quelqu’un laisse échapper ce vieux cri : Le roi boit ! il devient à l’instant le plastron de toute la compagnie. i’Ann’quin ne peut s’empêcher de faire la grimace, mais cela devient bien pire au dessert : une dispute s’élevant entre les assistants achève de lui faire connaître combien il est fâcheux d’avoir la fève, car, par suite d’un nouvel usage, c’est lui qui se voit obligé de payer les pots cassés. « . Mademoiselle, dit-il à la compagne qu’il s’est donnée, je comprends en effet que je vous ai joué un bien mauvais tour ; pardonnez-moi de vous avoir faite reine. »

Ces allusions à une monarchie aux abois sont fréquentes dans l’ouvrage de Gorjy, et elles se reproduisent sous différentes formes. Le crescendo de la Révolution s’y fait sentir avec force, principalement dans le cinquième et le sixième tome, où, dégradation en gradation, nous arrivons jusqu’au pied de la guillotine, — mais quelle guillotine ! — Jamais l’invention du célèbre docteur n’a été tournée en ridicule d’une manière plus pittoresque.

Représentez-vous d’abord une estrade fort élevée, pavée en marqueterie superbe, figurant les sujets les plus gais ; tout autour une balustrade d’azur, ornée de guirlandes de fleurs ; au milieu deux colonnes de lapis cannelées d’or ; sur ces colonnes, au lieu d’entablement, une hache de grenat… Mais laissons parler l’inventeur lui-même ; il est là sur l’estrade, et, péroreur par essence, après avoir jeté un regard complaisant sur la foule populacière qui l’environne, il commence ainsi : « Mes chers frères, en ma qualité de docteur-machiniste, je suis parvenu à inventer, avec mon teinturier, la ravissante machine que vous voyez ; vous pouvez remarquer que j’y ai réuni tout ce qui peut flatter agréablement la vue. Je n’ai point oublié non plus les autres sens : ces fleurs attachées en guirlandes exhalent des parfums exquis ; sous l’estrade est un jeu de serinette monté pour des airs fort joyeux, comme celui-ci : Ma commère, quand je danse ; ou cet autre : Adieu donc, dame Françoise ; ou bien celui-là : Bonsoir, la compagnie, bonsoir. J’oubliais de vous faire remarquer que l’on sera porté sur l’estrade par un fauteuil mécanique, afin d’épargner au patient la peine même de marcher, car les plus grands forfaits méritent tous les égards imaginables. Arrivé ici, l’acteur, se placera entre les deux colonnes ; on le priera d’appuyer l’oreille sur ce stylobate, sous le prétexte qu’il entendra beaucoup mieux les sons délicieux que rendra le jeu de serinette ; et, au moment le plus capable de le ravir en extase, une détente fera tomber la hache, et la tête sera si subtilement tranchée qu’elle-même longtemps doutera qu’elle le soit. Il faudra, pour l’en convaincre, les applaudissements dont retentira nécessairement la place publique. Observez bien, mes chers frères, avec quel soin scrupuleux j’ai porté la recherche dans les moindres détails : cette hache, je l’ai faite de grenat, afin que le sang ne parût pas, et qu’il n’y eût absolument rien qui sentît la mort dans cette manière de faire mourir. Ainsi le supplice, qui ne sera qu’un jeu pour celui qui le subira, deviendra en même temps un spectacle intéressant pour ceux qui y assisteront ; j’aurai rendu à la classe trop sensible un spectacle dont elle était obligée de se priver, et les patients pourront compter désormais sur la bonne compagnie. »

Ouelques mois plus tard, Gorjy n’aurait pas osé plaisanter de cette sorte la guillotine ; il est vrai que, quelques mois plus tard, la publication d’An’quin Bredouille était brusquement interrompue, avec mille excuses aux souscripteurs. Un instant j’ai cru que Gorjy avait payé de sa tête ses téméraires pantalonnades. Heureusement il n’en était rien. Je ne sais quelle ombre protectrice s’était faite autour de son pamphlet. Mais il brisa sa plume, et, depuis, n’écrivit plus une seule ligne. Il eut tort bien certainement, car il y avait en lui un bon romancier, et mieux encore, un excellent styliste. Non pas que je veuille dire par là que ce fut un rhétoricien achevé. « Il y a, dit-il quelque part, une figure de rhétorique dont j’ai oublié, dont je crois plutôt n’avoir jamais su le nom ; car pourquoi n’avouerais-je pas que je n’ai point étudié ces belles règles qui circonscrivent l’esprit dans une ouverture déterminée de compas ? On voit trop que je n’y entends rien. » Cependant, en dépit de la rhétorique et même de la grammaire, il y a telle de ses pages que signeraient volontiers des auteurs de premier ordre ; nous en avons cité quelques-unes. Avec le temps, Gorjy aurait acquis ce qui lui manquait, il se serait complété. i’Ann’quin Bredouille indiquait déjà un progrès évident sur ses œuvres précédentes. Politique, à part, de toutes les imitations de Sterne qui ont été faites, celle-ci reste incontestablement la meilleure, et Gorjy s’est piqué de modestie trop grande en sequaliliant de petit-cousin de Tristram Shandy.

La tournure de son esprit devait plaire aux Allemands, qui l’ont traduit plusieurs fois, et qui ont publié, en 1798, une édition de ses œuvres complètes.

Maintenant, quand mourut Gorjy ? où mourut Gorjy ? Même obscurité pour sa mort que pour sa naissance. La Biographie universelle, qui ne lui a consacré qu’une douzaine de lignes assez vagues, dans un de ses derniers suppléments, le fait mourir vers le commencement du siècle. J’hésite à adopter cette assertion, car, d’un autre côté, le libraire Pigoreau, qui a publié en 1821 un Dictionnaire des romanciers, en parle comme d’un auteur vivant : « Si quelque jour, dit-il, M. Gorjy se décidait à faire réimprimer ses œuvres dans le format in-12, on les lirait et on y trouverait du plaisir. » Le libraire Pigoreau, éditeur de romans exclusivement, avait des rapports quotidiens avec tous les gens de lettres ; il serait donc étrange qu’une erreur de cette nature se fût glissée sous sa plume.

En se rangeant à cette dernière version, la date de la mort de Gorjy n’en est pas mieux éclaircie ; toutefois cette version offre un champ plus vaste et plus riant aux suppositions, aux probabilités[4].

  1. On lui attribue aussi les Torts apparents ou la Famille américaine, comédie en prose et en trois actes, par M. G…y ; représentée sur le théâtre du Palais-Royal, le 15 mars 1787. Cailleau, libraire.
  2. Gorjy avait plusieurs talents. La plupart des vignettes qui ornent ses romans sont signées : Gorjy delineavit.
  3. Marat.
  4. M. Quérard, que nous sommes allé voir, nous a fourni sur Gorjy la note suivante, détachée des documents in.’dils qu’il amoncelait pour une nouvelle édition de La France littéraire : « Gorjy (Jean-Claude), né à Fontainebleau en février 1753, mort à Pinceloup, près de Rambouillet, en 1795. »