Les Oubliés et les Dédaignés/Linguet

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(p. 1-41).

LINGUET


I

Il y a visiblement, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, une bande d’hommes auxquels Voltaire semble avoir ouvert le chemin de l’universalité ; hommes bons à tout faire et à tout dire, aventuriers des lettres, des sciences, de la politique et de l’industrie, gens à qui le hasard ou les circonstances improvisent des vocations. Signaler cette bande active et extraordinairement intelligente, c’est nommer Linguet, Beaumarchais, Mercier, Brissot, — quelques autres encore, mais beaucoup plus bas placés. Le bruit que font ces hommes aux approches de la Révolution s’entend de toutes parts, et leur influence sur les événements est d’autant plus considérable qu’elle s’exerce sous la pression des censeurs, du fond de l’exil, ou même derrière les portes des prisons d’État. Ils s’attaquent à l’attention publique non-seulement par le livre, par la comédie et par le journal, mais encore par le barreau ; ils ne se contentent pas d’être écrivains, ils sont avocats, ils sont imprimeurs, ils sont négociants. Beaumarchais édite Mahomet et invente Figaro. Mercier fait des plaidoyers dans les entr’actes de ses drames. Linguet, tour à tour historien, poëte, manufacturier, astronome, pamphlétaire, corrige les vers de Dorat et s’occupe des savons de suifs, compose une tragédie sur Socrate et relève les erreurs de d’Alembert en mathématiques.

Ces hommes ont certains côtés supérieurs qu’on ne peut nier sans injustice : courage, vigueur de forme, et cette persévérance fougueuse qui est au talent ce que l’éperon est au cheval. Ils reflètent avec une fidélité cruelle leur époque embrasée. Ils ont surtout ce front d’airain qui leur sert successivement de bélier et de rempart. Loin de redouter le scandale, ils sont les premiers à le provoquer, à le guetter, à l’attirer ; ils l’exploitent au grand jour, avec ce cynisme qui voudrait passer pour de la franchise[1] ; la moitié de leur réputation est assise sur le scandale. Mais ce qui les grandit dans le passé est justement ce qui les rabaisse dans l’avenir. Fondateurs d’une publicité éhontée et criarde, il ne reste plus d’eux que leur œuvre, mais débarrassée du prestige des circonstances, mais isolée, mais muette, sans prôneurs comme sans détracteurs, rendue à sa juste taille enfin. On s’aperçoit dès lors que l’homme tenait autant de place que le livre, et que ce qui nuit le plus au second, c’est le premier.

De tels écrivains ne peuvent manquer d’être fatalement révolutionnaires : quelques-uns le sont sans le savoir et sans le vouloir, mais ils le sont dans l’essence. Ils le sont par les luttes qu’ils se trouvent portés à soutenir contre les ministres, contre les grands, contre les rois. Ils le sont par le prestige des persécutions, par les excès d’autorité qu’appelle leur intempérance de langage.

« Il brûle, mais il éclaire ! » disait Voltaire en parlant de Linguet ; et personne n’a mieux défini le genre de talent de cet avocat-littérateur. Pendant plus de vingt ans, Linguet a tenu la France occupée de ses moindres actions ; ses écrits ont eu le privilège de bouleverser le gouvernement, même après Rousseau et les encyclopédistes, — honneur funeste qui le fit embastiller sous la monarchie et guillotiner sous la République.

II

Linguet a souvent fait montre de son origine plébéienne, à une époque où il était de bon goût chez les auteurs de se débaptiser, ou du moins de s’anoblir. Que Linguet ait gardé son nom, rien de mieux ; mais qu’Arouet ait pris celui de M. de Voltaire, Lerond celui de M. d’Alembert, Nicolas celui de M. de Chamfort, je ne vois aucun mal à cela. Tout homme qui entre dans la vie publique et qui, par conséquent, se préoccupe de l’influence qu’il veut exercer, me semble parfaitement libre de choisir son nom, d’autant plus que ce nom est appelé à retentir, et que le déterminer par les lois de l’euphonie, c’est à mon sens faire acte de prévenance vis-à-vis du public. Le même sentiment guide les comédiens dans l’adoption de leurs pseudonymes redondants : Floridor, Bellerose, Montfleury, Saint-Phar. Il est d’ailleurs entre les noms et les individus des relations secrètes, mystérieuses (Sterne les avait signalées avant moi), qui équivalent parfois à une sorte de fatalité. Scarron fait la grimace comme son nom ; Dorat offre le petit-maître doré et langoureux ; Chateaubriand exprime la pompe et la hauteur.

Chez les contemporains, ces mêmes rapports, que j’appellerai cabalistiques, si vous voulez, se reproduisent avec une égale évidence. Hugo et Balzac disent les tourments de la pensée et de la forme, tandis que le nom de Lamartine résonne comme un bruit de ruisseau sur un lit de cailloux blancs et polis.

D’après ces motifs, que beaucoup trouveront puérils, je ne vois pas pourquoi Linguet aurait changé son nom si fin, si expressif, si approprié. Je vais même plus loin, je dis qu’il ne pouvait pas le changer sans mentir en quelque sorte à sa destinée. Une charade-épigramme lui prédisait un sort funeste, en jouant sur les deux syllabes lin et guet[2] :

Mon premier sert à pendre,
Mon second mène à pendre,
Mon tout est à pendre.

Une femme de beaucoup d’esprit, amenée à tirer l’horoscope de Beaumarchais, répondit : Il sera pendu, mais la corde cassera. Linguet, à qui la moitié seulement de cette prédiction avait été faite, eut la douleur de la voir s’accomplir, non pas à la lettre cependant.

Simon-Nicolas-Henri Linguet naquit à Reims, en juillet 1736, d’un greffier et d’une fille de procureur. Dans plusieurs occasions il s’est honoré de n’avoir jamais fait précéder son nom d’un de vaniteux et mensonger, contrairement à l’usage introduit chez les littérateurs ses confrères. En cela encore j’approuve Linguet, mais je ne saurais déprécier ceux qui, venus à une époque d’orgueil et de privilèges, ont cru devoir réparer l’injustice du hasard ; je ne reproche à aucun des poètes, philosophes, musiciens du dix-huitième siècle, cette particule d’emprunt : elle était pour eux presque une nécessité, elle les mettait en cour, elle leur épargnait les humiliations des gentilshommes imbéciles. Aujourd’hui, il y aurait faiblesse pour les hommes de lettres à perpétuer cette usurpation que n’autorise plus la composition de notre société.

Linguet fit à Paris des études excessivement brillantes, et, par son aptitude autant que par le sérieux de son esprit, il parut promettre de continuer cette race de studieux Rémois qui a donné à la France Robert de Sorbonne, Gerson, Mabillon, un contingent énorme de bénédictins. Sa jeunesse fut remplie de hasards heureux propres à développer sa pensée ; je ne parle pas de son cœur (rien n’indique que Linguet ait beaucoup vécu par là). À la suite d’un grand seigneur, le duc de Deux-Ponts, qui l’avait emmené en qualité de secrétaire, il parcourut la moitié de l’Europe et augmenta de la sorte, dans les conditions les plus agréables, ses connaissances déjà nombreuses et vastes.

On a dit que les voyages entrepris de trop bonne heure par les Français détruisaient ou du moins diminuaient en eux le caractère, l’esprit national ; cela est généralement faux. S’ils ont à un degré moindre que les autres peuples ce qu’on nomme mal du pays, c’est parce que, dans leur entrain perpétuel, ils s’attachent à franciser tout ce qui les entoure. Ils emportent véritablement la patrie à la semelle de leurs souliers, et ils la rapportent non moins fidèlement.

Secrétaire du duc de Deux-Ponts ou aide de camp du prince de Beauvau, Linguet visita successivement la Pologne, l’Espagne, le Portugal, la Hollande. Il prit de bonne heure le goût du déplacement, et tourna longtemps autour de diverses carrières sans en adopter aucune. Une parodie représentée à la Comédie italienne, quelques petits vers sans amours, des fragments de tragédie trahissent, çà et là, des velléités poétiques, réprimées presque aussitôt. On verra cependant Linguet parler plusieurs fois avec complaisance de ses aspirations vers la littérature, et du regret qu’il ressent d’avoir abandonné le culte des Muses. Mais il ne faut pas trop l’écouter : c’est une manie chez lui. Ce qui tend à prouver que sa vocation poétique n’était que vision, c’est que, dans le moment où il feuilletait d’une main le dictionnaire des rimes, de l’autre il écrivait le Traité des canaux navigables.

De retour de ses pérégrinations, qui lui avaient pris les plus belles et les plus longues années de sa jeunesse, il se fixa à Paris, où bientôt il entra dans la ligue contre les philosophes ; ses premières brochures furent peu remarquées : elles n’étaient pas, il est vrai, saupoudrées de ce sel qu’il versa depuis à pleines poignées sur tous ses ouvrages. Linguet se contentait alors d’avoir des vues judicieuses, un style facile ; il comprit plus tard que ce n’était pas assez. Il éclairait seulement, il ne brûlait pas encore.

À ce moment, il fut atteint d’une noire mélancolie et d’un dégoût profond des choses de la gloire, motivé, cela va sans dire, par son peu de succès. Il avait vingt-huit ans, il était inconnu. Que faire pour percer la foule ? Linguet se décida à descendre lentement les degrés gazonnés du Parnasse, et à choisir une profession dans la société : il prit celle d’avocat, non sans une répugnance bien marquée et qu’il exprimait de la sorte à un ami, quelques jours avant la consommation du sacrifice :

« J’étais né dans l’état médiocre où un homme sage doit se renfermer, s’il veut être heureux ; une fortune bornée me liait à cet état obscur qui, seul, cache et défend la vertu. Une famille sans reproche, le nom d’un père estimé, quelque lueur de talent m’y assuraient un rang honnête. Il ne tenait qu’à moi d’y vivre ; je n’avais à y craindre ni les regrets de l’ambition trompée, ni les chaînes brillantes de l’ambition satisfaite. J’ai fait la folie de le dédaigner et de le fuir. J’ai osé aller chercher la fortune à la suite des grands. J’ai cru trouver la gloire et la considération dans la carrière littéraire ; je me suis promis de la douceur dans le commerce de ceux qui s’appliquent à cultiver leur esprit.

« Ces idées étaient flatteuses, et il a fallu du temps pour m’en désabuser. J’ai donné les dix plus belles années de ma vie à la poursuite de ces chimères, et j’ai vu qu’après bien des travaux, tout ce que je pouvais en attendre, c’étaient des sujets de chagrin et de repentir pour le reste de mes jours. Je me suis donc éloigné du théâtre des lettres, où j’ai eu l’imprudence de faire quelques pas, et où le rôle d’acteur produit toujours bien plus d’humiliations que d’applaudissements. Hélas ! depuis mon enfance, je n’avais point eu d’autre affaire ni de passion plus vive que la littérature ; et aujourd’hui que la raison m’éclaire sur ses dangers, dans ce moment où elle s’apprête à briser des nœuds qui n’ont encore que trop de force, mon cœur s’effraye du coup qu’elle va lui porter.

« Je n’ai jamais estimé le métier d’avocat, et je vais le faire. C’est qu’il faut être quelque chose dans la vie ; c’est qu’il y faut gagner de l’argent, et qu’il vaudrait mieux être cuisinier riche que savant pauvre et inconnu. »

Voilà Linguet.

III

Le barreau était alors, comme aujourd’hui, cette profession qui mène à tout, — la première étape de l’ambitieux. Au dix-huitième siècle, quiconque n’était ni poëte, ni philosophe, ni comédien, ni grand seigneur, ni financier, se devait d’être au moins avocat au parlement, sinon il n’existait pas. Le parlement comptait dans son sein plusieurs illustrations, Target, Legouvé, et principalement Gerbier, avocat modèle, type parfait de l’éloquence onctueuse, ce qu’on appelait un des flambeaux de l’art oratoire. Linguet se promit de souffler sur ce flambeau ; mais souffler n’est pas éteindre, et, dans cette lutte qui va être racontée tout à l’heure, le flambeau Gerbier, après des intermittences d’éclat et d’ombre, finit par éclipser totalement le flambeau Linguet.

On voit que l’auteur du Fanatisme des Philosophes voulait être un avocat réel, c’est-à-dire un avocat plaidant, fût-ce pour le diable. Ce souhait fut en partie réalisé, car il se chargea, peu de temps après, de la cause du jeune chevalier de La Barre, accusé d’athéisme, comme on sait, pour avoir gardé son chapeau sur la tête lors du passage d’une procession de capucins, et condamné, à propos d’une chanson de table, à la torture, au supplice de la langue arrachée, à la décapitation et au bûcher. Dans cette épouvantable affaire qui fit frémir la France, et qui ne fut autre chose qu’une arme odieuse de politique entre les mains du parlement, Linguet se vit fermer la bouche ; de plus, on lui défendit de publier le moindre écrit ; il fut réduit aux démarches, aux sollicitations, aux remontrances manuscrites, qui ne produisirent aucun effet. Il se montra d’autant plus affecté de ces déboires, que l’infortuné chevalier de La Barre était le fils d’un de ses meilleurs amis, lieutenant-général des armées, mort au service du roi.

« Je croyais, écrit-il avec amertume, je croyais, en m’attachant au Palais, avoir donné le change à mon étoile. Je m’étais bien trompé. Mon travail, mon désintéressement, le peu de talent dont on veut bien me gratifier, tout cela ne me sert de rien, et mes mémoires ne sont pas plus heureux que mes livres. La jalousie, la calomnie, la bassesse, tout ce qu’il y a d’avilissant se retrouve chez les écrivailleurs de rôles. Je l’éprouve dès à présent que je n’ai pas encore seulement jeté un petit rayon dans le Palais. Que sera-ce si jamais j’ai le bonheur ou le malheur de me voir placé parmi les vers luisants qui rampent dans ce pays-là ? Je ne sais ce qu’il en adviendra, mais il est sûr que ma robe ne tient à rien, et qu’un degré de plus dans ma mauvaise humeur me rendrait mon ancien état de cosmopolite…… »

En attendant une chance plus favorable, Linguet se reprit à publier quelques compositions littéraires, entre autres les Révolutions de l’Empire romain, où il dit, avec une feinte résolution : « L’ouvrage que je laisse imprimer aujourd’hui n’est pas un retour vers une maîtresse avec qui j’ai rompu ; c’est plutôt le gage de la rupture, et la preuve que je ne veux rien conserver qui me la rappelle. » Mais ses rigueurs ne tinrent pas contre le demi-succès qui accueillit cette production, et aux Révolutions de l’Empire romain succéda bientôt l’Histoire impartiale des jésuites, que le bourreau brûla solennellement, — triomphe très-recherché par les écrivains d’alors, en ce qu’il entraînait d’habitude, pour un ouvrage condamné, le sort glorieux du phénix ressuscitant de ses cendres[3].

Le bonheur attire le bonheur. Dès que les liens qui l’attachaient à la médiocrité furent rompus, l’avocat champenois eut son cabinet encombré de clients. Plusieurs affaires brillantes, telles que celle du duc d’Aiguillon, celle de la duchesse d’Olonne, celle du prince de Ligne, et particulièrement celle du comte de Morangiès, qui eut un retentissement incroyable, portèrent à un très-haut degré son talent et sa réputation d’avocat. Il put alors s’étonner de cette seconde vocation qu’il avait ignorée si longtemps, et à laquelle il ne s’était livré qu’à son corps défendant. Aux audiences, on se portait en foule pour l’entendre, et il fallait des gardes pour contenir la multitude, ce qui ne s’était jamais vu. Les murs en suaient au cœur de l’hiver, dit un chroniqueur. Chez lui, il était assiégé par des curieux qui venaient acheter ses mémoires. Il fut forcé de proportionner son train à sa renommée ; il eut un carrosse, des valets ; il tint maison à la ville et maison à la campagne. Ce fut le pinacle. On le présenta à la cour, et l’on grava son portrait, orné de tous les attributs qui caractérisent le mérite triomphant des obstacles.

Il paraît qu’en ces circonstances la fumée lui monta à la tête, car il ambitionna, dit-on, de se faire recevoir à l’Académie française. Soit que la fierté ou la méfiance ne lui permît pas de solliciter directement le fauteuil, soit que ce fût réellement à son insu que se firent les démarches, toujours est-il que son jeune frère se rendit un matin chez d’Alembert, le dispensateur suprême des brevets d’immortalité. D’Alembert répondit au petit frère que sa visite était infructueuse, « parce que M. Linguet s’était fait une infinité d’ennemis, et qu’il avait, même au sein de l’Académie française, un parti furieux contre lui. »

Linguet bondit en apprenant cette réponse. Il commença par désavouer son frère, et il adressa à l’imprudent géomètre une apostrophe, dont je détache quelques passages très-saillants :

« Si la différence des systèmes engendre des haines ; si des hommes qui réclament à grands cris la tolérance en faveur de leurs apophthegmes, éclatent avec fureur au moment où l’on ose faire mine de les discuter ; s’ils regardent comme un ennemi dangereux, s’ils tâchent de livrer à une excommunication flétrissante l’homme qui vit seul, qui met au jour ce qu’il croit vrai, sans entêtement, sans intérêt, sans politique d’aucune espèce, et qui n’a d’autre crime que de ne vouloir entrer pour rien dans leurs conventicules fanatiques, ma foi, monsieur, tant pis pour eux, je vous le déclare nettement. Et si c’est moi qui suis l’objet de ces cabales déshonorantes pour leurs auteurs, loin d’en être affligé, je m’en ferai gloire ; loin d’abandonner la conduite et les principes qui m’y ont exposé, je m’y attacherai plus que jamais.

« Je dirai à vous, monsieur, et à tous ceux qui feront semblant de penser que j’ai beaucoup d’ennemis, et qui, par cette ruse, se proposent d’en augmenter le nombre : Que vous ai-je fait ? Il n’y a pas dix gens de lettres qui connaissent ma figure. Plusieurs m’ont des obligations, pas un, je dis pas un seul n’a à se plaindre de moi. Aucun ne m’a trouvé sur son chemin dans la carrière de la gloire ou de la fortune. Je ne veux ni pensions, ni places, ni accueil dans les cercles. Je n’ai jamais fait de critiques. N’ayant donc jamais manqué à aucun des auteurs vivants et ayant bien mérité de plusieurs, quelles raisons auraient-ils de me haïr ?

« Seraient-ce-mes opinions ? Mais outre qu’elles ne sont pas aussi révoltantes qu’on affecte de le dire, il serait bien étonnant que je n’eusse pas la liberté d’extravaguer à ma mode, lorsque toute la philosophaille du siècle s’abandonne sans danger au délire le plus absurde ! Il est vrai que je n’ai point donné à mes nouveautés le vernis encyclopédique, ce passeport de toutes les ferrailles reblanchies, avec lesquelles tant de crieurs de vieux chapeaux philosophiques nous étourdissent. Mais, monsieur, ce n’est pas là un grand forfait.

« …… J’ai été étonné des préjugés, de l’absurdité qui règnent dans les principes de nos administrations européennes. J’ai été révolté et effrayé des conséquences que pouvaient avoir les découvertes prétendues de M. de Montesquieu dans ce pays, découvertes empoisonnées qui produiront au moral le même effet que celles de Christophe Colomb au physique, qui augmenteront nos richesses et nos malheurs, et dont nos tristes contrées sentiront longtemps la pernicieuse influence. J’ai vu cela et je l’ai dit.

« Que j’aie eu raison ou non, on pouvait, on devait me répondre, me critiquer, tâcher de prouver que j’avais tort ; mais me haïr, mais publier que j’ai beaucoup d’ennemis, mais travailler à vérifier cet oracle après l’avoir rendu, c’est en vérité, monsieur, la preuve d’une grande inconséquence dans votre parti.

« …… À l’égard de l’Académie, je n’ignore pas que vous et M. Duclos disposez en despotes des places de ce sénat littéraire ; je sais à merveille que vous êtes les saints Pierre de ce petit paradis : vous n’en ouvrez la porte qu’à ceux qui sont marqués du signe de la bête. Je n’en suis ni fâché, ni jaloux. J’ignore si l’envie me prendra jamais d’essayer d’y être admis ; mais je sais bien que j’y renonce de bon cœur, s’il faut absolument se charger d’un sceau particulier de probation, s’il faut faire autre chose qu’être ferme, droit et naïf, respecter ce qui est respectable, mépriser ce qui est méprisable, dédaigner les sectes et leur fanatisme, et enfin montrer sans cesse ce que l’on a dans le cœur, mais aussi n’y avoir que ce que l’on montre.

« Voilà, monsieur, ce que je pense ; voilà ce que je dirai toujours, voilà même ce que j’imprimerai au premier moment, parce qu’ayant affaire à des insectes rusés qui cherchent par leurs bourdonnements à induire le public en erreur sur mon compte, je ne puis me dispenser de me justifier à ses yeux. »

Tout cela est vivement conçu, fermement écrit, et peut donner une idée assez exacte du style de Linguet dans ses bons moments, qui sont ses moments emportés.

De cette lettre datent ses luttes constantes, d’abord contre la littérature, ensuite contre le barreau, et enfin contre le gouvernement, — gradation rapide à laquelle va assister le lecteur.

IV

La prospérité de Linguet lui avait suscité des inimitiés. À la tête de ses adversaires se faisait remarquer l’avocat Gerbier, qui, dépossédé momentanément de sa supériorité d’éloquence, avait refusé, dans deux affaires, de se mesurer avec son heureux rival. Il y avait même eu une plainte au criminel de la part de Linguet, au sujet des propos tenus par Gerbier contre lui ; — mais Gerbier avait tout l’ordre des avocats de son côté : aussi, désespérant d’en avoir jamais raison par la légalité, Linguet l’attaqua-t-il hardiment dans un mémoire, où il se disait le seul qui eût encore concilié d’une manière éclatante les lettres avec l’exercice du barreau, et où il avançait (avec orgueil, mais avec justesse) que, de cent causes dont il avait été chargé, il n’en avait pas perdu dix. Cet écrit exaspéra la masse entière des gens du roi ; on médita un grand coup, et, le 11 février 1774, sur le réquisitoire de M. Jacques Vergés, avocat général, le parlement rendit un arrêt qui rayait Linguet du tableau.

Il resta onze mois sous le coup de cette radiation ; au bout de ce temps il fut rétabli. Il pouvait croire les rancunes satisfaites, les haines endormies, tout ce délire robinesque (c’était son mot) apaisé, sinon éteint ; mais combien il était loin de la vérité ! — Un second mémoire le fit rayer de nouveau, et cette fois définitivement. Il sollicita plusieurs assemblées générales des avocats ; dans la première, il comparut au milieu d’une foule de militaires et de gens de qualité recrutés parmi ses partisans : cette cohorte, par parenthèse, se comporta assez indiscrètement ; elle enfonça la porte et pénétra, l’épée nue, jusque dans la salle des délibérations[4].

En une autre circonstance, ce fut l’assemblée des avocats qui s’écoula doucement par une porte dérobée, laissant Linguet, dans une chambre voisine, attendre ses résultats toute une demi-journée.

N’ayant plus rien à espérer des formes et du parlement, il ne restait à Linguet d’autre ressource que d’en appeler au Conseil. Il alla lui-même à Choisy présenter directement sa requête au roi. Sa Majesté la remit à M. de Malesherbes, pour qu’il en fît son rapport ; mais le Conseil ne jugea pas à propos de statuer sur cette demande. — Ainsi se termina, ou plutôt ne se termina pas, cette fameuse affaire, dans laquelle Linguet avait tant écrit et où il s’était donné tant de mouvement.

Privé de son état, mais ne voulant pas en finir si tôt avec la célébrité, il se découvrit une troisième vocation, celle de journaliste. Moyennant dix mille livres par an, il accepta du libraire Panckoucke la rédaction du Journal de politique et de littérature qui se publiait à Paris sous la rubrique de Bruxelles. Pendant une année et demie, Linguet ne sortit pas des bornes d’une discussion impartiale et modérée ; mais il se déchaîna bientôt à l’occasion de la réception de La Harpe à l’Académie française, et imprima un article où le récipiendaire était traité avec le plus cordial acharnement. Les académiciens, à qui les avocats avaient tracé l’exemple, demandèrent vengeance et l’obtinrent également. Quelques jours après l’apparition de l’article, le libraire Panckoucke reçut la lettre suivante de M. Le Camus de Néville, chargé de la police de la librairie :

« Monsieur,

« M. le garde des sceaux, en me parlant, dans sa lettre en date d’hier, 31 juillet 1776, du Journal de politique et de littérature, me marque : « Je vous prie de vouloir bien dire au sieur Panckoucke de ne plus faire rédiger par le sieur Linguet la portion littéraire de ce journal, etc. »

« Vous voudrez bien me certifier la réception de l’ordre du ministre.

« Je suis, Monsieur, etc. »

L’injonction était impérieuse. Supprimé deux fois comme avocat et comme journaliste, Linguet adressa à Louis XVI une lettre plus irritée que suppliante, dans laquelle, défendant son article incriminé, il redouble d’invectives envers La Harpe, qu’il appelle petit homme orgueilleux, insolent et bas, — et envers l’Académie elle-même, qu’il regarde comme une institution inutile et dangereuse, « au point, dit-il, qu’un style ridicule, ampoulé, hors de la nature, on l’appelle un style académique ! »

Après avoir discuté le délit qu’on lui impute, il ajoute :

« Tout homme qui a donné un soufflet est répréhensible sans contredit ; on le met à l’amende, on lui enjoint d’être plus modéré ; mais on ne lui défend pas de remuer son bras à l’avenir. Il serait absurde de condamner quelqu’un, pour l’oubli d’un moment, à une inaction de toute la vie. De même, sire, je suppose que j’aie en effet manqué à l’Académie et à son favori ; il leur fallait des réparations, je le veux croire ; mais mon journal entier n’était pas composé d’outrages académiques ; il y avait des parties utiles ou du moins irrépréhensibles. Pourquoi les retrancher, sous prétexte que deux pages auront déplu à un corps à qui l’on croit devoir des ménagements ? Pourquoi mettre ma plume en écharpe, parce qu’en la secouant j’aurai fait une tache à l’habit de quelque voisin ?

« Sous quel malheureux, sous quel inconcevable ascendant ai-je donc reçu la naissance ? Quoi ! sire, dans les classes les plus viles, les plus immédiatement soumises à l’autorité de la police, les plus accoutumées à se voir sacrifiées à l’ordre général, on observe des ménagements quand il s’agit d’enchaîner les bras d’un homme ; on ne renverserait pas la boutique ambulante du dernier des artisans, sans avoir constaté et pesé le délit qui paraîtrait mériter ce châtiment ; et moi, dans deux carrières, un despotisme révoltant, des cabales honteuses ont réussi deux fois, sans forme de procès, à m’enlever mon état ! »

Ces récriminations, on le voit, sont écrites dans un style très-énergique, très-coloré. Linguet terminait, comme toujours, en demandant des juges : « Si le crédit de mes ennemis prévaut encore même à cet égard, dit-il, si leur influence réussit à m’empêcher d’obtenir un examen, je me bornerai à gémir de la fatalité de ma destinée, qui rend inutiles pour moi seul les vertus de mon roi ! »

Le roi fit la sourde oreille.

Alors Linguet — dont la position n’était plus tenable en France — prit un parti héroïque : il s’expatria et passa en Angleterre. C’était sans doute tout ce que voulaient ses ennemis, mais, par son habileté brûlante, il devait les dérouter encore plus d’une fois.

La création des célèbres Annales politiques et littéraires le replaça en effet sur son piédestal. Le succès de cette entreprise, qui eut plusieurs contrefaçons à la fois, dépassa ses espérances et ses désirs. Loin de Paris, il put foudroyer à son aise ceux qui avaient tenté de l’anéantir ; il eut, lui aussi, ses vengeances et ses représailles ; elles furent poussées si loin, que le gouvernement anglais commença à s’en inquiéter. Quelques observations sur la législation britannique et sur les mœurs de Londres lui attirèrent des remontrances sévères. N’étant point porté de nature aux concessions et ne voulant point céder un pouce de terrain, surtout à l’étranger, il se détermina à repasser la mer pour aller établir en Suisse le siège de ses Annales.

À cette époque, il faut chercher dans les Mémoires de Bachaumont le bulletin des allées et venues de cet infatigable touriste, qu’on est souvent exposé à perdre de vue.

« 12 juin 1778. On commence à s’impatienter du silence de Me Linguet. Depuis son no 24 de la première année, rien ne paraît. Ses partisans même ne savent pas trop où il réside : on assure qu’on a délibéré à Genève si l’on y recevrait ce fugitif turbulent, et il a été arrêté que non. On le croit occupé à chercher encore un lieu où il puisse prendre pied, lui et son journal, que les puissances regardent avec raison comme un libelle périodique. »

« 24 juillet. Me Linguet, n’ayant pu se fixer en Suisse, est venu à Paris pour l’arrangement de ses affaires domestiques ; il y est resté quelques jours et a obtenu la permission d’emporter ses meubles et effets, même avec quelques immunités. On ajoute enfin qu’il a eu audience des ministres contre lesquels il a crié si amèrement. »

Le thermomètre de sa faveur continue à monter. Voici ce qu’on lit trois jours ensuite :

« 27 juillet. Les ministres accueillent librement Me Linguet. Il est même question de le mettre dans le corps diplomatique, pour lequel on veut bien lui reconnaître d’étonnantes dispositions. »

« 7 août. Par une lettre datée de Bruxelles, Me Linguet annonce aux journalistes de Paris que ses Annales vont recommencer le 15, et qu’il rendra compte de tout. Ses partisans sont comblés de joie et ses ennemis tremblent. »

« 29 août. Le premier numéro de la suite des Annales de Me Linguet a enfin paru, à la grande satisfaction de ses amateurs et au grand regret de ses ennemis. Par une bizarrerie qui accompagne partout la destinée de ce célèbre fugitif, on juge, à sa façon de s’expliquer sur le lieu où il commence son ouvrage, qu’il n’est pas encore bien sûr d’y rester. Il n’a point pu prendre pied ni à Lausanne, ni à Neuchâtel, ni à Genève, parce que partout on a voulu lui donner un censeur dont il n’a pas voulu. À Bruxelles, il a été très-bien accueilli du prince Charles, mais il a encore trouve des contrariétés pour se fixer ouvertement dans cette ville : il a été réduit à s’établir dans un petit village auprès d’Ostende, où il a monté son imprimerie. »

Cette existence nomade, et qui nous étonne si fort, était pour l’auteur des Annales un moyen puissant de popularité et de propagande. Il l’avait bien compris. Nous n’avons plus, à l’heure qu’il est, de ces journalistes habiles à se déplacer sans déplacer leur renommée ni leur influence, de ces hommes redoutables qui transformaient la presse en camp volant ; aujourd’hui plantant leur tente à Londres, demain devant Bruxelles, après-demain en vue de Vienne ou de Paris ; de ces séditieux à qui le moindre coin de terre obscur suffisait pour, de là, se faire entendre de toutes les capitales et de tous les ministres ! Le journalisme, né pour ainsi dire avec Linguet, avait pris avec lui un essor prodigieux et qu’il n’a plus retrouvé depuis ; le journalisme avait conquis une autorité universelle : dès sa naissance, il était arrivé à son apogée.

Ouvrons encore Bachaumont, quelques volumes plus loin :

« 31 août. Me Linguet a d’autant plus de peine à se départir de son rôle d’Arétin moderne, qu’il l’a trouvé très-lucratif l’année dernière, et qu’une année de son journal, tous frais faits, lui a rendu cinquante mille livres net. Son projet était de profiter de l’engouement général pour se faire ainsi rapidement une fortune qu’il bornait à trois cent mille livres ; alors il serait venu, disait-il, les manger paisiblement à Paris. Mais son inaction de quatre mois et les voyages qu’il a été obligé de faire lui ont écorné considérablement son petit trésor, en sorte qu’il faut recommencer sur nouveaux frais. Au reste, il aurait les trois cent mille livres qu’il désire, et un million, qu’on ne croit pas que son caractère turbulent lui permît de goûter la vie qu’il a en perspective ; il sera toujours le premier à troubler son propre repos ; et, comme lui a dit un de ses confrères, le plus cruel ennemi qu’il ait, c’est lui-même. »

Ce mot d’Arétin moderne part de Voltaire, qui avait pour ses ennemis, et même pour ses amis, des sobriquets terribles. Voltaire n’aimait pas Linguet : il se garait, comme de la peste, des traits acerbes de l’avocat ; néanmoins, il lui faisait bon accueil. Voltaire en agissait ainsi également avec Palissot, cet autre adversaire (mais adversaire indigne) du parti philosophique.

Arétin moderne ! L’expression est cruelle, mais elle est juste en de certaines applications. Oui, il y a quelque chose du Fléau des rois dans l’exigence de Linguet, dans son âpreté à la polémique, dans sa versatilité impudente. Comme Arétin, il se jette à travers tous les événements, il s’impose dans les grandes questions. Lui-même a défini son caractère par ces trois mots : opiniâtre, inflammable, inflexible. Le succès prodigieux de ses Annales est dû beaucoup aux sarcasmes dont elles sont remplies, aux hardiesses de tout genre qu’il s’y est permises[5].

Le maréchal duc de Duras y ayant été tourné en ridicule, voici l’épigramme à deux tranchants qui fut composée à cette occasion :

Monsieur le maréchal, pourquoi cette réserve,
Lorsque Linguet hausse le ton ?
N’avez-vous pas votre bâton ?
Au moins qu’une fois il vous serve.

Bien que les feuilles de Linguet se publiassent par des presses étrangères, une dénonciation solennelle n’en fut pas moins faite par M. d’Éprémesnil, en parlement, toutes les chambres assemblées, les mardi 11, vendredi 14 et mardi 18 juillet 1780. Dans cette dénonciation, qui ne fut imprimée qu’un an après, Linguet est convaincu d’avoir :

« Érigé la force en véritable droit ;

« Fondé toutes les couronnes sur du sang ;

« Soutenu qu’entre les rois et les sujets, le ciel s’explique par des victoires ;

« Traité la magistrature française de corps séditieux, et ses remontrances de déclamations monotones, pédantesques et incendiaires ;

« Insulté tous les tribunaux français par des accusations continuelles d’inconséquence, d’oppression, de meurtre ;

« Fait de la banqueroute publique un droit de la couronne, un devoir de chaque nouveau roi ;

« Outragé le barreau ;

« Et tout cela, non dans un passage, dans un article, dans une feuille, mais dans les volumes de ses Annales, « qui forment un corps de doctrine médité, suivi, combiné, développé dans la vue de prêcher aux souverains le despotisme, aux peuples la révolte, au genre humain la servitude ! »

Ici l’exagération atteint des proportions telles, qu’elle dispose presque à l’indulgence pour Linguet. C’est, en vérité, accorder trop d’importance à des paradoxes écrits au courant de la plume, lancés au hasard par un étourdi, dont la bonne foi d’aujourd’hui ne ressemble plus à la bonne foi d’hier. Voir un corps de doctrine inédite et suivi dans les Annales, c’est voir avec les yeux de la rancune. Linguet, soit qu’on l’envisage comme légiste ou comme économiste, est l’homme des contradictions. Aujourd’hui il vante les douceurs du régime asiatique, il atténue les cruautés des Césars, démontrant que « la fermeté, poussée par un souverain jusqu’à la rigueur, n’est jamais à charge aux peuples, et qu’il y a tout bénéfice à rouvrir les sources de l’esclavage ; » il fait voir Néron sacrifiant ses maisons et ses jardins pour loger les particuliers qui n’avaient point d’asile, faisant vendre du blé au plus bas prix ; il rappelle ce mot de Tibère à un intendant de ses finances : « Je veux bien qu’on tonde mes brebis, mais non qu’on les écorche. » Demain, changeant de langage, il écrit, à propos de Joseph II : « Sans vouer à ces malheureux qu’on appelle rois une haine aveugle et indistincte, j’ai conçu pour la royauté une horreur qui ne finira qu’avec ma vie[6]. »

Comme on le pense bien, la dénonciation de M. d’Éprémesnil n’eut d’autre effet que de redoubler la verve de Linguet. L’ex-avocat ne se doutait guère alors qu’il allait bientôt jouir tout à son aise des avantages d’un despotisme qu’il avait imprudemment préconisé.

V

Il n’y avait pas moyen de venir à bout de Linguet autrement que par la violence ; le gouvernement français résolut de l’employer encore une fois à son égard. On l’attira à Paris sous un prétexte quelconque, et, un jour de septembre qu’il allait dîner avec un de ses amis au bois de Vincennes, il fut tout surpris de voir s’arrêter son carrosse précisément en face de la Bastille, d’entendre s’abaisser le marchepied, et de se trouver entouré d’agents qui lui intimèrent, au nom du roi, l’ordre de mettre pied à terre. En pareil cas, les plus pétulants personnages ne savent qu’obéir. Au nom du roi, Linguet se laissa conduire et enfermer, — et le dîner qu’il rêvait sous la tonnelle s’accomplit tristement à l’ombre des barreaux.

Il demeura prisonnier pendant près de deux ans. On connaît cette boutade dont tous les recueils de facéties se sont emparés : « Qui êtes-vous ? demanda-t-il un matin à une personne qui entrait dans sa chambre. — Monsieur, je suis le barbier de la Bastille. — Parbleu ! vous auriez bien dû la raser ! »

Quelques personnes influentes s’employèrent immédiatement pour lui ; mais il avait insulté de très-hauts personnages, il fallait une correction. Pendant ce temps, son journal était continué à l’étranger par des amis beaucoup trop dévoués. « Il y a toujours, dit une correspondance suisse, des gens habiles à succéder, non-seulement aux morts, mais même aux vivants, lorsqu’ils peuvent le faire avec impunité. C’est ainsi qu’on voit à Genève (à Genève maintenant) MM. Mallet du Pan et Durey de Morsan continuer les Annales de Me Linguet. Ils se sont flattés sans doute que ce prisonnier ne reparaîtrait pas de sitôt, car, malgré les éloges qu’ils lui prodiguent, on ne croit pas qu’il se vît de bon œil remplacé par ces messieurs. Malheureusement, les efforts inutiles qu’a dernièrement faits le sieur Le Quesne en sa faveur, en se jetant aux pieds de l’empereur Joseph II, alors à Versailles, donnent lieu de craindre qu’ils ne jouissent longtemps de leur usurpation. Le nouveau journal n’entre que furtivement en France. »

Le jour que Linguet fut mis en liberté, la vieille forteresse dut pousser un gémissement, car, ce jour-là, le furieux publiciste jura qu’il ferait tomber ses murailles et qu’il ne resterait pas d’elle une pierre. Il s’enfuit d’un trait à Londres, où il écrivit, d’une main tremblante de rage, ces fameux Mémoires sur la Bastille, qui ont été comme un premier coup de pioche, et qui font de Linguet le véritable démolisseur de cette prison d’État. Sans Linguet, peut-être existerait-elle encore ; mais Linguet ne pardonnait point ; il la traita comme il avait traité le parlement, comme il avait traité l’Académie. La Bastille tomba, cinquante-trois ans, jour pour jour, après la naissance de l’auteur des Annales !

Peut-être le moment est-il venu, à présent que la popularité de Linguet n’ira pas plus loin, de montrer en lui l’homme privé, celui qui se révèle à chaque instant sous la gaze du sophisme, et dont le sentiment personnel anime toutes les productions. Il a cinquante-quatre ans. La peur le serre : il habite à Londres une maison quatre fois trop grande pour lui ; il sort rarement, il a encore la fièvre de la Bastille. Une dame, qui est sa maîtresse et qui possède quatre années de plus que lui, fait subir invariablement à tous les visiteurs un interrogatoire préalable ; la moitié des cheveux de cette dame, pour nous servir d’une expression empruntée à l’auteur des Bohémiens, a revêtu la livrée de l’innocence. C’est madame Buttet, ou plutôt Zélie, comme il la nomme familièrement ; lui, c’est Zulmis, — deux noms de tourterelles qui ont égayé le public[7].

Il existe un portrait de Linguet, par Saint-Aubin, d’après un dessin de Cochin. Le critique des Mémoires secrets (tome XIII), en rendant compte du salon de 1775, s’arrête devant le portrait de l’égoïste Linguet, qu’il trouve très-ressemblant : « Son air roide, dit-il, le caractérise à merveille. »

Voltaire et Beaumarchais portaient leur esprit sur leur figure ; ils l’affichaient hardiment, courageusement ; c’étaient bien là les gens de leur haine et de leur gaieté. Ces deux têtes vives, qui ont des regards si agressifs, une bouche si preste, une oreille si éveillée, je les aime. Voltaire et Beaumarchais possédaient toutes les roueries, et ne se faisaient pas faute d’user de toutes, excepté de la rouerie du visage ; celle-là, ils la dédaignaient, ils n’en voulaient pas. Linguet est le premier qui ait appliqué sur sa physionomie ce masque immobile et comme plâtré que devait encore perfectionner M. de Talleyrand. Tout le feu de sa pensée, il le contenait avec soin jusqu’au moment calculé de l’explosion ; — jusque-là il avait la dignité glaciale, le geste court, la rare, la voix aigre.

Je suis peu apte à me prononcer sur ses mérites d’avocat ; je sais seulement que lui et Beaumarchais (ce nom, à propos de Linguet, revient continuellement et tout naturellement se placer sous la plume) introduisirent une véritable révolution dans le barreau, en substituant aux formes habituelles de la discussion des matières judiciaires une sorte d’éloquence bâtarde, originale, spirituelle, empruntée à la littérature de bas lieu, et qui fut, depuis, d’un si funeste exemple au Palais.

Ses habitudes étaient celles d’un homme de travail. Même à Paris, au milieu de ses plus grands et plus vrais triomphes, il se levait régulièrement à deux heures du matin, dans toutes les saisons. Il n’avait pas de secrétaire et il ne faisait qu’un seul repas par jour.

Il était réellement religieux. Faisant allusion à d’Alembert, sa bête noire avant ou après La Harpe[8], il s’écriait : « N’est-ce pas une charlatanerie révoltante que cet acharnement théorique contre des dogmes qui gênent si peu dans la pratique ? Est-il permis à un homme raisonnable, qui a passé trente ans, de mettre seulement en question s’il croira à son catéchisme ? »

Quelques-unes de ses saillies méritent d’être retenues. Un jour, comme on parlait devant lui des Confessions de Jean-Jacques, il se leva de son fauteuil, et dit brusquement : « Rousseau est un fou qui, après nous avoir pendant sa vie débité mille extravagances, termine la farce en nous jetant son pot de chambre au nez ! » Une autrefois, s’exécutant lui-même de bonne grâce, il donna cette définition des journalistes : « Ce sont des cirons périodiques qui grattent l’épiderme des bons ouvrages pour y faire naître des ampoules. »

Retournée contre lui, l’arme de la critique, qu’il maniait avec si peu de ménagement, lui arrachait des cris de colère. Il écrivait au libraire Lacombe, directeur du Mercure : « Je ne veux de mal à personne, mais, quoique indulgent par caractère, je deviens vindicatif par raison. Je m’aperçois qu’on n’est ménagé dans le monde qu’autant qu’on y paraît méchant. La littérature est à cet égard un monde très-perfectionné. Ainsi je n’attaquerai jamais le premier, mais j’ai juré de ne me laisser jamais attaquer impunément. Je tiendrai ma parole et vous serez bientôt le maître d’en faire l’expérience. Il paraîtra de moi, à la Saint-Martin, trois ouvrages intéressants, au moins pour leur objet ; critiquez-les, je serai le premier à vous applaudir si c’est avec raison ; mais parlez-en décemment si vous en parlez, ou bien je relirai mon Voltaire pour y apprendre comment il faut traiter un journaliste qui s’oublie. »

Il a été dit, en commençant, quelques mots sur l’universalité de ses connaissances. Je trouve, dans le catalogue interminable de ses œuvres, une série de brochures traitant des sujets les plus singuliers et les plus divers, telles que : Discours sur l’utilité et la prééminence de la chirurgie sur la médecine ; Bruxelles, 1787. — Prospectus d’un nouveau spectacle de musique, 1762. — Réflexions sur la lumière ou Conjectures sur la part qu’elle a au mouvement des corps célestes, etc., etc.

Des couleurs choquantes dénaturent, ça et là, ce tableau d’une existence puissante et brillante. Mon devoir d’historien m’interdit de les supprimer. Des attaques nombreuses ont été dirigées contre la probité de l’auteur des Annales : tout jeune encore, il fut accusé d’avoir enlevé un cheval au duc de Deux-Ponts, son bienfaiteur. Plus tard, la rumeur publique voulut qu’il eût ouvert le secrétaire de M. Buttet, le mari de sa maîtresse, — alors qu’il demeurait chez lui, à peu près comme Voltaire entre M. et madame du Châtelet, — et qu’il y eût soustrait, de connivence avec Zélie, une somme de cent mille livres. Ces griefs, à la réalité desquels je me refuse, sont reproduits fréquemment dans les feuilles du temps, — ainsi que l’anecdote du soufflet qu’il reçut en pleine rue, à Londres, du pamphlétaire Thévenot de Morande.

Enfin, — car j’ai hâte d’en finir avec ces tristes choses, je trouve, dans la Police dévoilée, de Manuel, le récit des torts vrais ou supposés que Linguet eut envers Dorat, surnommé par lui l’Ovide français, torts qui lui ont été reprochés même au Palais. Il s’agissait de cent louis, que Dorat l’accusait d’avoir enlevés à sa cassette (Dorat et cent louis ! Dorat, mort avec plus de cent mille livres de dettes ! Dorat volé !) alors qu’ils vivaient tous deux sous le même toit et qu’ils collaboraient à des comédies. Ce débat, déshonorant pour les lettres, occupa les badauds pendant quelques jours.

L’avocat écrivait au mousquetaire :

« Le courage et la vérité sont calmes ; les transports de fureur ne vont qu’au mensonge et à la lâcheté. Ne vous présentez jamais devant moi ; d’après vos lettres, qui ne sortiront plus de ma poche, il n’y a pas de considération qui pût m’empêcher de vous faire éprouver l’ascendant qu’a un galant homme sur un lâche, ni de loi qui pût me punir de m’être fait justice. »

Le mousquetaire répondait à l’avocat :

« Un petit ex-avocat, chassé, conspué et couvert du mépris public, ne doit point parler d’honneur. Encore une fois, ce que vous savez serait la seule arme dont je puisse me servir avec une espèce telle que vous ; mais quand je vous aurais battu, vous n’en seriez pas moins un fripon.

« Vous avez raison de ne point m’inviter à me présenter devant vous, car vous ne soutiendriez pas aisément les regards d’un honnête homme. Vous ressemblez à l’âne de la fable, qui croit faire peur parce qu’il sait braire. Il me semble que je mets votre valeur à de terribles épreuves. Je suis visible tous les matins ; arrivez, votre chevalerie sera la bienvenue, et je vous donnerai un petit essai de la mienne. Eh bien, monsieur le coquin, êtes-vous content ? Je suis de meilleure composition que vous, car je vous permets de vous présenter devant moi, et soyez sûr que cela se passera le mieux du monde.

« Il me fait rire, ce pauvre Linguet, avec son honneur ! D’où diable tombe-t-il ? N’importe, il faut voir ce que c’est que cet homme-là, il doit être curieux. À demain, mon gentilhomme. Pour vous réconforter, je vous préparerai une tasse de chocolat. Quant à mes billets doux, s’ils peuvent être de quelque utilité pour votre réputation chevaleresque, vous pouvez les montrer ; si vous voulez même, j’en donnerai les copies. Je dicte à mon secrétaire, qui sera bien aise de vous connaître ; il aime les gens de cœur, et vous voyez que je ne néglige pas une seule occasion de vous ménager des suffrages. »

En vérité, les dieux d’Homère, qui cependant sont assez forts en bouche, ne se disputent pas en termes plus vifs. Il n’y eut du reste dans cette affaire que de l’encre de répandue. Ce fut Dorat qui, malgré sa jactance, désavoua son accusation dans une lettre insérée au Journal de politique et de littérature. Lui-même annonça confidentiellement au lieutenant de police que la paix était signée : « Mille fois pardon, monsieur, si je vous ai importuné pour ma malheureuse affaire avec M. Linguet. J’ai eu occasion de le voir, tout s’est passé à ma pleine satisfaction, et je vous supplie de vouloir bien me renvoyer mes deux lettres, désirant ne faire aucun éclat et ne point donner ce scandale aux lettres et à la société. »

On voit que le chantre des nez retroussés avait, par prudence, prévenu le magistrat du cartel qu’il proposait à Linguet ; — c’était un conseil que lui avaient sans doute donné ses mille et une maîtresses…

À côté de ces faits pénibles, on est heureux de rencontrer des témoignages d’estime, tels que celui que je lis dans les Mémoires de M. F. Marlin, publiés en 1814 chez Le Normant, libraire : — « J’étais abonné aux Annales de Linguet : il m’écrivit de Londres, à l’occasion de notre rade de Cherbourg qu’on enfermait et qu’on fortifiait. Nous restâmes en correspondance. Il passa de Londres à Vienne, et de Vienne à Bruxelles, où il m’invita à lui faire une visite. Nos rapports étaient libres et pleins de franchise ; il recevait toutes mes observations sur ses écrits et souvent il en a fait usage. On peut dire de Linguet qu’il était trop homme de lettres pour un avocat, et trop avocat pour un homme de lettres ; mais je n’ai pas connu un homme plus désintéressé, plus généreux, plus vrai, plus estimable par le cœur. Ceux qui ont parlé autrement de lui, ou ne l’ont pas connu, ou l’ont calomnié. »

VI

La Révolution, pour laquelle Linguet avait travaillé sans le vouloir, par son opposition constante à tous les gouvernements et à tous les hommes, ne trouva d’abord en lui qu’un adepte assez tiède. Peu à peu cependant, il se familiarisa avec les idées nouvelles, et l’homme qui avait écrit cette phrase : « La société vit de la destruction des libertés comme les bêtes carnassières vivent du meurtre des animaux timides. » se fit recevoir au club des Cordeliers, sous le patronage de Camille Desmoulins et de Danton. On fit de lui un secrétaire de la Société des amis de la liberté de la presse.

Pendant quelque temps, il espéra jouer encore un rôle parmi tous ces terribles acteurs ; il se présenta une ou deux fois à la barre de l’Assemblée nationale ; — mais là, comme dans le parlement, sa violence habituelle excita des réclamations unanimes ; le président fut obligé de le faire taire par un ordre du jour.

Brissot a insinué, dans ses Mémoires posthumes, que Linguet avait coopéré au journal l’Ami du peuple, de Marat, mais cela n’est pas prouvé.

Linguet habitait une petite campagne, près du joli village de Ville-d’Avray, lorsqu’il fut arrêté et conduit dans une des nouvelles et nombreuses bastilles de Paris. On se rappelle, dit Des Essarts dans ses Procès fameux, que, depuis la loi du 22 prairial, les fournées se succédèrent avec une rapidité effrayante. Linguet fut compris dans une de ces fournées. Lorsqu’on lui remit son acte d’accusation, il appela quelques-uns de ses compagnons d’infortune pour leur prouver combien les motifs de sa captivité et de sa mise en jugement étaient ridicules. « Ah ! s’écria-t-il, je me fais une fête de dévoiler la sottise et l’atrocité de mes ennemis ! Ils verront demain ce qu’on gagne à me persécuter ! »

Il se croyait encore dans la grand’chambre.

Linguet mourut comme il avait vécu, par le paradoxe. Ce fut un de ses paradoxes qui le dénonça et qui le tua. Le tribunal révolutionnaire, devant lequel il fut traduit, l’accusa d’avoir mal parlé du pain. Voici, en effet, comment Linguet s’était exprimé dans un de ses pamphlets : « Le pain, considéré comme nourriture, est une invention dangereuse et très-nuisible. Nous vivons de cette drogue dont la corruption est le premier élément, et que nous sommes obligés d’altérer par un poison, pour la rendre moins malsaine. Le pain est plus meurtrier encore cent fois par les monopoles et les abus qu’il nécessite, qu’utile par la propriété qu’il a de servir d’aliment. Le plus grand nombre des hommes n’en connaît pas l’usage, et chez ceux qui l’ont adopté, il ne produit que de pernicieux effets. C’est le luxe seul qui nécessite le pain, et il le nécessite parce qu’il n’y a point de genre de nourriture qui tienne plus les hommes dans la dépendance. L’esclavage, l’accablement d’esprit, la bassesse en tous genres dans les petits, le despotisme, la fureur effrénée des jouissances destructives, sont les compagnes inséparables de l’habitude de manger du pain et sortent des mêmes sillons où croît le blé ! »

Linguet, dont le tribunal ne voulut pas entendre la défense, fut condamné à mort. « Hélas ! dit-il en rentrant dans sa prison, ce ne sont pas des juges, ce sont des tigres ! » Au moment de prendre place dans la charrette, il demanda un prêtre ; on le lui refusa : il se contenta de Sènèque et porta avec courage sa tête sur l’échafaud, le 27 juin 1794.

Ses papiers et ses manuscrits, qui étaient en grande quantité, furent transportés à l’École militaire. On fit des cartouches de ses paradoxes ; — et ce qui avait tué pendant sa vie tua encore après sa mort.


Le portrait d’un homme se complète surtout par ses lettres intimes : à ce point de vue, nous accordons une grande importance à la science des autographes. Voici une lettre de M. Linguet qui nous est communiquée par M. Dentu ; nous la transcrivons in extenso avec son orthographe et sa ponctuation. L’écriture en est moyenne et droite, avec cette particularité que toutes les lettres se tiennent : on dirait d’une uniforme série d’o liés. De là quelques mots difficiles à déchiffrer. Un diable gambadant est représenté sur le cachet de cire noire.

L’adresse porte :

« À Monsieur le baron de Tournon, à Abbeville.
« Paris, ce 6 mars 1766.
« Monsieur et cher ami,

« La confiance dont vous m’honorez ne peut que me flatter infiniment. Je ferai tout ce qui dépendra de moi pour y répondre. Je serai volontiers votre champion contre le saint usurpateur de votre…, et je tâcherai de vous faire ravoir votre droit sur les prières de l’Église, qui ne font pas de mal en ce monde, si elles ne font pas grand bien dans l’autre. Seulement si vous me permettez de vous parler avec franchise, je suis un peu fâché du second que vous me donnez. J’ignore si vous connaissez le M. Trespagne qui est chargé de vos affaires. C’est à la fois le plus impertinent personnage, et le procureur le plus avide peut-être qu’il y ait au Palais. Je le connais, moi, de réputation d’abord, et ensuite par ma propre expérience. Il n’y a pas deux mois que j’aurais été fort le maître d’avoir avec lui un démêlé très-vif. L’histoire en serait trop longue. C’est une affaire que j’ai eu la générosité d’accommoder, quoiqu’elle dût me rapporter beaucoup en la laissant aller, comme auraient fait mes confrères. J’ai fait toutes les démarches nécessaires : j’ai rapproché les parties, et quand Trespagne a vu qu’il ne lui était pas possible d’empêcher l’arrangement, il a fait en sorte qu’il en a recueilli lui seul la reconnaissance et le fruit. Vous voyez qu’il y aurait pour moi du dégoût à me retrouver vis-à-vis de ce personnage,

« S’il vous était indifférent de le changer, j’en travaillerais bien plus agréablement avec un autre. Au reste cependant vous êtes le maître, et si vous l’exigez, je surmonterai ma répugnance. Ce que j’ai de plus à cœur est de vous être utile, et de saisir l’occasion de vous prouver mon attachement.

« Vous sçavez à présent l’événement terrible du procès des profanateurs. Je suis à présent occupé à obtenir la distraction du procès de Maillefer et de son compagnon d’infortune, d’avec celui de Labarre et de Detalonde. Il y a longtemps que cela devrait être fait ; mais nous nous sommes laissés amuser ici par l’abesse de Villa… et par M. d’Ormessac, son parent, président à mortier, qui ont été eux-mêmes duppes de vos juges d’Abbeville. En vérité, j’en ai bien du regret. Cette affaire est affreuse dans toutes ses faces. Je vais écrire vigoureusement pour justifier mes deux jeunes clients. Il est bien triste pour eux d’avoir été impliqués par la malignité du juge criminel dans les folies de deux extravagans.

« Je vois fréquemment ici le pauvre ex-professeur. Sa situation est fâcheuse aussi. Il est sacrifié évidemment à la cabale qui s’est formée contre lui. Il ne sçaurait obtenir justice, et il ne l’obtiendra pas. Les adversaires prévalent sur son innocence. Je voudrais bien lui rendre service, et je ne le peux pas. Le conseiller au parlement qui est chargé du département d’Amiens et que j’ai vu là-dessus, m’a répondu nettement qu’il n’y avait rien à espérer pour M. de Virloys, qu’on ne pouvait pas laisser dans une pareille place un homme haï de tout le monde, qu’il était sans reproche d’ailleurs, qu’il avait du talent, mais que pour être emploié à l’éducation de la jeunesse la première qualité était un esprit doux et conciliant, qui manquait à mon client. Je n’ai rien à répondre, comme vous sentez : car dès qu’on attaque M. de Virloys du côté de l’humeur, il n’y a pas moyen de le défendre. Ce garçon-là est trop entier. Je crains bien pour lui que ce caractère que l’âge n’a pas réformé, ne lui cause encore par la suite de violents chagrins. Il s’occupe à présent à finir son Dictionnaire d’Architecture qui lui rapporte quelque argent.

« Il faut que vous vous soyez trompé en m’indiquant l’adresse de votre peintre. Vous me marquez qu’il demeure rue des Fossés M. le Prince, vis-à-vis un marchand de vinaigre. Dans toute la rue des Fossés M. le Prince il n’y a pas un seul vinaigrier ; j’ai couru la rue tout entière hier, et il ne m’a pas été possible d’y déterrer votre homme. Marquez-moi, s’il vous plaît, au juste, sa demeure. Il y a à Paris quatre ou cinq rues qui portent le nom de Fossés ; peut-être M. Leclerc demeure-t-il ailleurs que dans ceux de M. le Prince.

« C’est à M. Douville, si je ne me trompe, que j’ai adressé un exemplaire des R. Romaines, pour vous. Je vous prie de le lui faire demander. Si, contre mon intention, je vous assure, je m’étais mépris dans le nombre d’exemplaires que je lui ai adressés, et qu’il n’y en ait pas eu pour vous, je m’empresserai de réparer ma faute.

« J’ai vu hier le fabricateur du Mercure, qui a depuis deux mois votre lettre sur le régiment de Picardie. Vous ne sçavez pas ce qui les a empêchés de les publier : c’est qu’il leur en manque la première partie. Ce n’est pas qu’ils l’aient perdue, mais ils ne sçauraient la retrouver. Ils sont en quelque sorte excusables. Cette partie, qu’ils ont égarée, est de votre écriture. Je n’avais recopié que les cinq dernières pages ; or, eux voiant qu’il y avait deux écritures ont cru que c’étaient deux sujets différents ; ils ont séparé les deux morceaux, et dans le rassemblement de tous les matériaux qui servent à leur édifice, le premier est resté on ne sait où. Si vous voulez bien, aussitôt la présente reçue, me renvoier la copie de votre lettre jusqu’à ces mots, que je hasarde sur le papier. J’ajouterai cependant à ma lettre qu’il a des, etc. ; nous avons tout le reste, et dès que je l’aurai fait passer au Mercure, la lettre y sera insérée. Il a fallu adoucir un peu la dernière frase. Il est très-vrai que la principale occupation de ces messieurs est de faire des cocus et des bâtards : mais M. le Mercuriste m’a fort assuré qu’il ne fallait pas le dire.

« Nous avons eu tous avant-hier une belle peur au Palais. Toutes les avenues s’en sont trouvées saisies dès quatre heure du matin par des gardes suisses, des gardes françaises, des gardes du corps, etc. Nos pauvres robbes noires ne faisaient pas grande figure, comme vous sentez, auprès des baïonnettes et des uniformes ; et on prit la liberté de nous fermer la porte au nez. À dix heures le roi est arrivé. Il a fait raier lui-même de certaines protestations que le parlement avait faites contre la commission de Bretagne, ou du moins contre l’ordre qu’a reçu le parlement de Rennes, chargé d’instruire le procès de M. de La Chalottais, d’y admettre quatre maîtres des requêtes. Le parlement de Paris ne le veut pas, et le roi de France le veut. Je crois que ce dernier aura l’avantage. Cette exécution s’est fait très-militairement, et personne absolument ne s’y attendait. Adieu, monsieur et cher ami. Voulez-vous bien me rappeler au souvenir de M. et de madame Bourdon. Je vous prie de leur faire agréer les témoignages de mon respect, et d’être convaincu de celui avec lequel je suis pour la vie,

« Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
« Linguet. »

Les autographes de Linguet sont moins communs qu’on pourrait s’y attendre de la part d’un homme qui a tant écrit. Rappelons pour mémoire :

Catalogue Soleinne. Appendice au tome troisième. — L. A. S. de Linguet ; in-4o, 3 p. Bruxelles, 24 fév. 1788. Il demande de nouveau un avis et même une intervention dans l’étrange affaire qu’on lui suscite : « Je vous engage à contribuer à concilier ou à éteindre une tracasserie, que je ne puis laisser subsister éternellement, et qui causera, s’il faut qu’elle éclate, une espèce de tapage, dont on m’accusera encore, comme on a toujours fait. »

Catalogue Trémont. Premier supplément. — L. aut. sig. à Mgr…… 23 fév. 1779. 4 p. in-4o. Très curieuse lettre où Linguet expose longuement ce qu’il se propose de faire en rentrant à Paris, pour calmer ses ennemis et pour plaire au roi ; il prouvera sa soumission par son silence, il y est déterminé, etc., etc.


  1. Un livre anonyme, sorte de roman satirique, publié à Paris en 1790 (rue des Poitevins, hôtel Bouthillier) sous le titre très-heureux des Bohémiens, réunit la plupart de ces individus dans une action vagabonde, au milieu de la Champagne pouilleuse. Linguet y est représenté comme un personnage assez laid, qui ne rit que de malices, et désigné comme chef de la secte des despotico-contradictorio-paradoxico-clabaudeuristes. Ce livre, qui renferme des détails beaucoup trop libres pour être rapportés ici, est écrit dans le mauvais goût étrange des pamphlets poétiques des savetiers allemands. Voici, par exemple, un Coucher de soleil : « La nuit déjà noire s’avançait dans ses lugubres atours ; son char, traîné par des hiboux, avait pour roues des âmes du purgatoire pliées en cycloïdes ; de grandes chauves-souris au nez en fer à cheval l’éventaient par le mouvement de leurs ailes. Deux vampires, montés sur des loups-garous, escortaient la voiture, et trois ogres, à cheval sur des orfraies, couraient devant en criant : hou, hou ! pour faire ranger l’équipage de la lumière. »
  2. On a composé une charade analogue sur Collot d’Herbois ; l’auteur voyait dans col et lot les pronostics d’une mort violente.
  3. En effet, le nombre des éditions de l’Histoire impartiale des jésuites a été grand et s’est continué jusqu’à nos jours.
  4. Parmi ces gens de qualité, il y avait le comte de Lauraguais, le comte de La Tour d’Auvergne, le prince d’Hénin, etc. Le récit de cette journée, unique dans les annales du parlement, a été écrit par un avocat, M. F.-M. G., avec un sentiment beaucoup trop partial, et avec des traits évidemment chargés : « On fit entendre à Linguet qu’il ne pouvait rester dans la salle avec cette foule immense de personnes : il se retira en proférant des menaces. Les opérations de l’assemblée finies, on fit appeler, par un des avocats, Linguet, qui se promenait dans le Palais avec sa nombreuse suite ; il refusa de se rendre à l’assemblée pour subir les questions qu’on devait lui faire. On députa de nouveau deux avocats qui étaient familiers avec lui ; réponse insolente, sourire amer, propos ironique de sa part. Enfin, pour la troisième fois, on arrête de lui envoyer quatre des plus anciens membres de l’ordre ; il résistait encore, lorsque le public, indigné, lui cria qu’il fallait obéir. Il part comme un furieux et entre dans l’assemblée ; on ferme les portes ; il se trouble, il perd contenance, et proteste contre tout ce qui va se passer ; il s’exprime d’une voix si douloureuse et en même temps si forte, que ses accents, entendus au dehors, ébranlent tout son parti. La comtesse de Béthune crie qu’on égorge son avocat ; toute la jeunesse indisciplinée qui l’accompagne enfonce les portes, et vient, par sa présence tumultueuse, troubler la délibération. On est obligé d’interrompre. Linguet se désespère, et cherche, pour dernière ressource, à former une émeute ; quelques-uns de ses partisans tirent leur épée. Cependant la vaporeuse comtesse de Béthune se trouve mal ; on l’emporte, on la suit. Pendant ce temps-là, on va aux voix, et la radiation de Linguet est prononcée par cent quatre-vingt-huit voix contre dix. »
  5. Sur un exemplaire annoté par M. Félix Bodin, en 1826 ou 1827, nous lisons les remarques suivantes : « Je ne suis pas surpris du bruit que fit cet ouvrage dans le temps ; Linguet a un style plein de chaleur et d’originalité ; on trouve par-ci par-là des vues hardies, des poussées dans l’avenir, des pages vraiment remarquables. Du reste, ce Linguet est toujours de mauvaise humeur et mécontent de tout : on ne sait guère ce qu’il veut.

    « Cela ne se lit plus, et il fut un temps où les écrits de cet homme faisaient fureur, comme aujourd’hui ceux de l’abbé de Pradt, de M. de Montlosier, etc. »

    À leur tour, où sont les écrits de M. de Montlosier et de l’abbé de Pradt, ces oubliés de la Restauration ?

  6. Voici encore une suite de paradoxes de Linguet qui n’ont pas été dépassés, même dans ces derniers temps :

    « La société, en général, est contraire à la population ; les lois aident la population comme les liqueurs fortes aident l’estomac, en altérant les organes de la digestion.

    « Les lois font pendre les voleurs ; et il n’y aurait pas de voleurs s’il n’y avait pas de société.

    « Les lois produisent les guerres, et les guerres enlèvent une partie des habitants du monde.

    « Les lois pressent les hommes sur un petit espace et les entassent dans les villes et dans les maisons, ce qui fait que les épidémies se répandent avec plus de promptitude.

    « Les lois entraînent la famine, c’est-à-dire l’habitude de l’abondance, qui rend la disette insupportable, et l’usage de l’agriculture qui nous tue bien plus que la stérilité. »

  7. Cette madame Buttet, femme d’un négociant de Nogent-le-Rotrou, était venue à Paris pour solliciter une séparation. Ayant échoué dans sa demande, malgré les talents de Linguet, elle aima mieux demeurer avec son défenseur que d’aller rejoindre son époux.
  8. Il faut également comprendre dans la catégorie de ses bêtes noires Morellet, qui écrivit contre lui le libelle intitulé : Théorie du paradoxe.