Les Pamphlets de Marat/Dénonciation contre Necker

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 71-120).

DÉNONCIATION CONTRE NECKER

(18 janvier 1790)

La confiance que Marat accordait à Necker avant l’ouverture des États-Généraux avait peu à peu fait place, au cours de l’année 1789, à une défiance et à une hostilité croissantes. À plusieurs reprises, dans l’Ami du Peuple, Necker avait été l’objet de ses attaques. Mais, ainsi que Marat le raconte lui-même dans la Notice dont il a fait précéder sa Dénonciation contre Necker, le public le mettait en demeure de produire ses preuves. Il rédigea donc, contre le ministre des Finances, en octobre 1789, une brochure destinée à préciser et à expliquer ses accusations. Aucun imprimeur n’osa la mettre sous presse, et Marat dut l’imprimer lui-même[1]. Mais, pendant que se poursuivait l’impression, il était en butte à des persécutions acharnées. Le Châtelet lançait contre lui de véritables expéditions militaires[2]. Ce ne fut que le 18 janvier 1790 que la Dénonciation contre Necker fut enfin imprimée et rendue publique[3].

Notice

J’ai publié, dans l’Ami du Peuple, plusieurs inculpations très graves contre le premier ministre des finances, et je croyais en avoir assez dit pour les lecteurs qui pensent. Je me suis trompé, apparemment, puisqu’on m’adresse de tous côtés des lettres, où l’on me somme de produire mes preuves, sous peine de passer pour calomniateur, si je garde le silence. Me serait-il arrivé, au sujet de M. Necker, ce qui doit m’arriver souvent, — d’avoir parlé à mon bonnet ? Je ne veux point laisser suspecter ma véracité. Hé bien, messieurs, puisque vous l’exigez, je vais m’expliquer de manière à être entendu de tout le monde : vous serez contents de moi ; et si par hasard vous regrettiez que le grand homme, le favori de la nation, le père du peuple, ait disparu, pour ne plus laisser voir qu’un administrateur inepte, un chevalier d’industrie, un ennemi public, j’aurai fait de mon mieux, sans doute ; mais ne vous en prenez pas à moi[4].

Article tiré d’un papier public[5]

Paris, ce 21 octobre 1789.

« M. Necker s’est rendu hier, pour la première fois, à son district, qui est celui des Filles-Saint-Thomas. Il a été reçu avec les plus grands applaudissements ; et après les compliments d’usage, il a été élu, par acclamation, président d’honneur.

« C’est une chose bien extraordinaire que des ministres deviennent citoyens ! Ah ! l’anéantissement du despotisme, en ruinant leur crédit, les ramènera nécessairement à l’égalité ; et s’ils dominent désormais sur leurs semblables, ce ne sera pas par l’exercice d’un pouvoir tyrannique, mais par la pratique de toutes les vertus publiques et privées.

« Ce qu’il y a surtout à remarquer dans l’acte civique que vient de faire M. le premier ministre des Finances, c’est « qu’il a prié son district de lui faire connaître tous les écrits qui ont été ou qui seront publiés contre lui, afin qu’il puisse y répondre et se justifier ». Cette noble résolution a été vivement applaudie. »

Lettre de M. Marat, l’ami du peuple,
à M. Necker, premier ministre des finances.

De Versailles, le 23 octobre 1789.

Vous l’avouerai-je, Monsieur, cette démarche, si exaltée par d’honnêtes folliculaires, n’est à mes yeux qu’un petit coup d’adresse, un raffinement de politique ; et, comme le disent les bonnes gens, un trait de Jésuite.

Quoi qu’il en soit, vous venez de consacrer mes principes par cette démarche d’éclat : vous venez de reconnaître solennellement que c’est au tribunal du public seul, que les agents[6] du pouvoir doivent se justifier des inculpations dont on les charge : vous vous êtes volontairement soumis à ce tribunal suprême, et vous vous êtes engagé à n’en reconnaître aucun autre. Conséquences que vous n’aviez pas prévues, mais dont je prends acte contre vous.

Je vais descendre dans l’arène ; je ne veux ni bouclier, ni cuirasse : je m’interdis toute ruse, toute feinte, je ne vous attaquerai que de front ; mais laissez-moi de grâce le champ libre, et ne mettez point d’obstacle à la notoriété de mes coups. Je me présenterai en ennemi généreux, défendez-vous en brave ; abattez-moi à vos pieds, et recevez d’avance cette déclaration sacrée, que, si vous sortez vainqueur du combat, je serai le premier à publier ma défaite et votre triomphe.

Dénonciation au tribunal du public, faite par un simple citoyen, contre un agent de la puissance exécutive.

De mes jours je n’ai vu M. Necker ; je ne le connais que par la renommée, par quelques-uns de ses écrits, et surtout par ses opérations. Quoique mon contemporain, il m’est aussi étranger que le serait un habitant de l’autre monde, que le seraient Séjan et Crésus. Si la calomnie m’attribuait quelque raison personnelle de malveillance, à coup sûr elle serait en défaut. Comme particulier, il a toujours été, il est, et sera toujours pour moi un être indifférent. S’il fixe mon attention, c’est comme ministre du Prince. Il ne peut donc être à mon égard qu’un agent de l’autorité, je ne peux être à son égard qu’un simple citoyen : tout différend entre nous ne peut avoir qu’un intérêt public, et nous ne pouvons être jugés qu’au tribunal de la nation.

Dans un différend de cette nature, est-il besoin de relever ici l’extrême inégalité des circonstances ? Elle doit sauter aux yeux les moins clairvoyants. Il est homme public, je suis homme privé ; illustré par sa place, je végète obscurément : il dispose des ressources de l’opulence, de l’intrigue, de l’astuce ; j’ai tous les désavantages de l’infortune, de la franchise, de la droiture. Il a pour lui une foule de flatteurs, de partisans, de connaissances ; les légions innombrables des aristocrates, des magistrats, des sangsues de l’État, des ennemis de la patrie ; et ce peuple même, dont j’ai épousé la défense au péril de ma liberté, de ma sûreté, de ma vie, il l’enchaîne par les trompettes de la renommée : je n’ai pour moi que les amis de la vérité. Il a en main la puissance qui intimide, qui entraîne, qui subjugue tout… À la vue d’un combat aussi inégal, combien perdraient courage ! Le mien n’est pas même ébranlé ; j’ai pour moi le sentiment de la pureté de mon cœur, l’énergie de la vertu, et la force irrésistible de la vérité. Qu’il ne s’abaisse point à l’étouffer par un indigne manège[7], et mon triomphe n’est plus douteux.

Quand on a le malheur de penser d’après soi, de former son jugement sur les hommes et sur les choses d’après ses propres observations ; de ne point se laisser éblouir par de faux dehors, par le clinquant des vanités mondaines, et d’avoir secoué tous préjugés, excepté ceux de l’honneur, on trouve fort simples mille événements que les autres admirent, et on admire mille événements que les autres trouvent fort simples. Mais c’est un phénomène toujours fait pour piquer la curiosité, que celui d’un simple commis de banque élevé au ministère ; et il suffirait seul pour faire l’éloge du parvenu, si le mérite était la cause de son élévation.

Il y a douze ans que l’on ne connaissait encore M. Necker que comme banquier, mais banquier opulent. Son opulence qui lui attirait une si grande considération dans le monde, n’était à mes yeux qu’un titre de mépris ; j’en connaissais la source impure : elle vient de l’agiotage[8], métier indigne d’une âme noble et délicate, réprouvé par la probité et proscrit par l’honneur, comme celui de la maltôte.

Appeler un agioteur à la tête des finances, c’était remettre à un chevalier d’industrie l’administration des richesses publiques, c’était perdre l’État[9]. Si j’avais besoin d’interpeller ici des témoignages non suspects, je prouverais que depuis la nomination de M. Necker à la place de directeur général des finances, jusqu’à l’époque de son rappel au ministère, après la retraite de l’infâme de Calonne, je n’ai pas varié une minute sur son compte, quoique je vécusse dans le commerce intime de quelques hommes de bien, ses sincères admirateurs. Pendant cinq ans, ils ont travaillé à faire passer dans mon âme l’enthousiasme qui remplissait la leur, et j’ai éternellement borné l’éloge du héros à ces mots : « Favori de la fortune, et non de la nature, il manque des vues de l’homme d’État : mais il a l’habitude du travail, la triture des affaires ; il aime la gloriole, et il est trop riche pour être fripon. Si nous ne pouvons pas nous flatter d’avoir quelque grand homme dans une place aussi importante au bonheur des peuples, contentons-nous de celui-là. »

Tant qu’a duré l’ancien régime, M. Necker m’occupait assez peu : je ne voyais en lui que le satrape d’un despote ; et le seul bien à mes yeux qu’il pût faire au peuple, c’était de le fouler un peu moins.

Un seul moment dans la vie, l’opinion que j’avais de lui a pris une teinte brillante : c’est celui où il proposait la convocation des États-Généraux. Seul contre la cabale des Princes et des courtisans, seul contre la faction des parlements, de la noblesse, du clergé et de la finance ; je le voyais avec attendrissement épouser les intérêts du peuple ; j’admirai ces nobles efforts. Jamais mauvaise honte ne m’a empêché de revenir sur mes pas : bientôt je me reprocherai[10] le jugement peu favorable que j’en avais porté ; je me hâtai de lui rendre justice, je le comblai d’éloges dans l’Offrande de la Patrie[11] ; et mon respect pour la vertu le couvrit de la robe des hommes d’État.

L’illusion ne fut pas de longue durée ; la lettre de convocation, et le règlement annexé, détruisirent le prestige[12]. J’avais entrevu le régénérateur de l’empire, je ne vis plus que le ressasseur de l’administration ; et toujours de bonne foi avec moi-même, je revins à mon premier jugement, et ne craignis plus d’attaquer son plan de réforme[13].

Dès ce moment, jusqu’à celui de l’ouverture des États, l’estime est allée en s’affaiblissant. Partout je retrouverai l’homme délié, mais sans caractère, l’homme adroit, qui cherchait à concilier les intérêts des ennemis publics avec ceux du peuple ; et qui, pour se maintenir en place, nageait sans cesse entre deux eaux.

Les apprêts de l’affreuse conjuration qui semblait nous avoir rendu la liberté, bouleversèrent toutes mes idées sur le compte de M. Necker ; ils firent succéder l’horreur au mépris. Le ministre replâtreur disparut à mes yeux ; et dans l’homme exalté que la nation adorait comme son ange tutélaire, je ne vis plus qu’un ennemi de la patrie.

Forcé de renfermer dans mon sein des sentiments qui m’eussent exposé à l’aveugle fureur d’un peuple irréfléchi, je me tus tant que le danger nous menaçait ; je me tus après qu’il fut passé, je déplorai en silence la prévention stupide de la multitude, qui gémissait sur le renvoi d’un ministre infidèle, comme elle aurait dû gémir sur la perte d’un défenseur.

Persuadé que son appel était le meilleur moyen d’écraser la faction des aristocrates, et de le confondre lui-même un jour, je proposai son rappel dans un moment où personne n’y songeait encore. Une lettre qui fut écrite à l’ancienne municipalité, le jour même de la prise de la Bastille, et qui resta dans les mains du vice-président du district des Carmes Déchaussés, en fait foi.

À peine M. Necker fut-il rappelé, que je suivis d’un œil inquiet toutes ses démarches, toutes ses opérations. Il n’en est aucune qui ne m’ait confirmé dans mon jugement ; et le premier ministre des finances, toujours chéri, toujours encensé, toujours adoré par l’aveugle multitude, n’a plus été à mes yeux qu’un administrateur indigne, qui avait lâchement abandonné les intérêts de la nation pour ceux du monarque ; mais je n’ai éclaté que lorsque les preuves de son infidélité m’ont paru complètes. Je ne crains donc plus de le dénoncer comme ennemi public. Ceux qui s’intéressent à l’ami du peuple tremblent déjà pour lui ; mais il est tranquille, il ose prétendre au titre de philosophe, et il croit le mériter.

Il est temps de mettre mes preuves sous les yeux du public. Je les déduirai[14] avec impartialité, je jugerai M. Necker, comme la postérité le jugera un jour, et je ne serai ici qu’un historien fidèle qui aura devancé son siècle.

Je commence par quelques circonstances de cette horrible conspiration.

Premier chef d’inculpation

Depuis longtemps la capitale était le centre des lumières, des forces et des efforts du parti patriotique : c’est contre elle que les aristocrates dirigèrent leurs batteries. Se flattant que les provinces suivraient bientôt ses destinées, ils formèrent le projet de la réduire par la faim, le fer et le feu.

Sous le prétexte ridicule d’y maintenir sûreté et tranquillité, ils firent défiler des troupes. Pour qu’elles fussent dans leurs mains des instruments plus aveugles de fureur et d’oppressions, ils choisirent des troupes étrangères, des Allemands, dont les chefs étaient des créatures de la cour ; et crainte que la voie de la raison ne rappelât aux soldats qu’ils étaient hommes, que les infortunés qu’ils devaient égorger étaient leurs frères, on leur défendit, sous les peines les plus rigoureuses, de s’entretenir avec aucun citoyen, fût-il de leurs parents. Un vieux bigot, esclave du Prince par éducation, par devoir, par habitude, eut le commandement de ces légions sanguinaires. Bientôt arrivèrent de quelques places fortes des trains formidables d’artillerie, des boulets, des grils, appareil infernal destiné à réduire en cendres la reine des cités. Pour lui couper les vivres, on l’investit de toutes parts. On avait fait un camp devant l’École militaire, où était le magasin des farines : on en fit un autre dans la plaine de Saint-Denis ; et sous le voile des soins de la charité, qui s’occupe du sort des malheureux, on employa des milliers de manœuvres à mettre en état un chemin impraticable, qui conduit de cette plaine sur les hauteurs de Montmartre, où l’on pratiqua des plates-formes pour recevoir des batteries[15].

Lorsque tout fut prêt pour l’exécution de l’horrible projet, les conjurés levèrent le masque. Rassemblés dans les galeries, les appartements, les jardins du château, ils s’abandonnèrent à l’insolence d’un triomphe prématuré. Déjà les héros de la scène tragique étaient désignés par la déesse qui les inspirait. Les représentants des trois ordres siégeaient dans des salles séparées. Une soldatesque affidée saisit le moment de l’absence de ceux du peuple, pour en fermer les portes, et leur en refuser l’entrée. Bientôt le ministre favori est sacrifié. Ses collègues sont renvoyés ; à leur place, sont installés des âmes damnées de la Cour ; et le monarque, poussé hors de son caractère pacifique, prend le ton d’un despote, qui veut que tout ploie sous ses ordres absolus. Des transports d’allégresse retentissent au-dedans du palais ; au dehors règne la consternation. Revenus de leur étonnement, les délégués du peuple, animés d’un nouveau courage, s’assemblent dans un jeu de paume, s’engagent, par serment, de ne pas abandonner la patrie, de consacrer les lois qui doivent assurer son bonheur, ou de périr. Cependant les ordres sont donnés ; les préparatifs pour foudroyer la capitale, et noyer ses habitants dans leur sang, se font en silence ; on n’attend plus que le moment du signal. On sait par quel heureux concours des circonstances, par quel coup du ciel nous avons échappé[16].

Mais à qui fera-t-on croire que M. Necker, entouré comme doit toujours l’être un ministre aussi adroit, n’ait eu aucune connaissance de ce qui se tramait dans le cabinet, à supposer qu’il n’y ait pris lui-même aucune part[17] ! Et à qui persuadera-t-on qu’il a ignoré les mouvements des troupes qui devaient bloquer Paris, qu’il n’a pas été instruit de leur approche, de la marche d’une armée de cinquante mille hommes ? Les ordres de faire avancer ces troupes avec des trains d’artillerie, n’ont pu être expédiés que par le ministre de la guerre, le marquis de Puységur, alors le très humble serviteur du favori ; et les ordres de fournir aux frais immenses de cette[18] horrible équipée, n’ont pu être donnés que par le directeur général des finances. Il savait donc parfaitement ce qui se passait, et il s’est tu !

Mais quand il l’aurait ignoré, ce qui est impossible, et serait impardonnable, conçoit-on qu’aux mouvements des troupes, à la formation des camps au Champ de Mars et à Saint-Denis, aux postes pris sur la Seine, il n’ait pas pénétré les desseins meurtriers des ennemis de l’État, leur horrible projet de réduire Paris par la faim, le fer et le feu ? Comment donc a-t-il gardé le silence ? Comment n’a-t-il pas découvert au Roi les dangers auxquels on exposait le trône ? Comment n’a-t-il pas éclaté dans le conseil ? Comment n’a-t-il pas informé les États-Généraux de ce qui se tramait contre la nation ? Comment n’en a-t-il pas instruit la nation elle-même ? Dira-t-on, comme les émissaires de l’aristocratie, que tout cela n’était qu’un jeu pour intimider les Parisiens ? Quoi ! un jeu qui a coûté plus de vingt millions ? Quoi ! cinquante mille combattants dévoués à la Cour, des trains d’artillerie, des grils, des plates-formes faites sur les hauteurs qui dominent Paris, et cela pour jouer une farce grotesque contre de pauvres bourgeois, qu’une poignée de stipendiés mettait en fuite ? M. Necker ignorait-il la manière dont le gouvernement plaisantait avec des sujets qui lui disputaient l’autorité ? et l’insurrection générale de la nation n’a-t-elle pas bien justifié ces alarmes ? Ce qu’on peut dire de plus honnête pour le disculper, c’est qu’il craignait de perdre sa place. Il a donc sacrifié à sa gloriole, à son ambition, à sa soif de commander, le salut de la capitale, le salut des provinces, le salut du royaume. Comment ! des flots de sang, le pillage des maisons, les malheurs, les calamités, les désastres, qui accompagnent le sac d’une ville immense, lui ont paru trop peu de chose pour les prévenir par le sacrifice de son amour-propre ? Et c’est là ce père du peuple ! ce bienfaiteur de l’humanité ! ce sauveur de la France ! dont la nation pleurait la perte, et dont elle a redemandé à grands cris le retour ?

Poussons les choses au plus loin. Si, redoutant les dangers qu’il y aurait à révéler ces horribles mystères, du moins la confiance que la nation avait en lui, l’humanité, le sentiment, l’honneur, lui faisaient-ils un devoir de quitter sa place, et de dévoiler la trame odieuse, dans une lettre qu’il aurait laissée à un ami de confiance, pour être présentée aux États-Généraux, dès qu’il se serait mis en sûreté. Taire une conspiration que le devoir oblige de révéler, c’est s’en rendre complice. Il ne l’a pas dévoilée. Qu’en conclure ? que la nation doit le punir comme un traitre, ou le renvoyer comme un imbécile. Il peut opter.

Imbécile ! ah ! plût au ciel qu’il l’eût été ! nous ne gémirions pas depuis si longtemps sous le poids de nos maux.

Second chef d’inculpation

L’approvisionnement de la capitale et des autres grandes villes du royaume était confié aux intendants des provinces, et à une compagnie ministérielle d’accapareurs[19], lors du rappel de M. Necker au ministère, en 1788. On prétendait que l’avidité des monopoleurs, l’incurie du gouvernement[20] sur l’exportation immodérée des grains, et la médiocrité de la dernière récolte, menaçaient d’une disette prochaine : le directeur général des finances ne négligea rien pour accréditer ces bruits alarmants. Un orage affreux avait dévasté quelques cantons ; mais quoiqu’il n’eût frappé que soixante et quelques lieues carrées, sur trente mille que contient la surface du royaume, le ministre s’empressa de publier, « qu’une grêle désastreuse ayant ravagé une vaste étendue de terrain, il manquait peut-être la juste quantité nécessaire de grains pour entretenir le pain dans la juste mesure qui serait désirable, et que S. M. ne pourrait garantir que le prix de cette denrée ne fût constamment cher cette année[21]. » Après être parvenu à répandre l’alarme sur les craintes d’une famine prochaine, bientôt il chercha à en tirer parti. Cependant il annonça des ordres pour faire venir des grains de tous côtés, et des primes pour encourager l’importation. Soit friponnerie de ses agents, soit friponnerie des marchands étrangers, il ne nous arriva que des grains avariés et des farines gâtées. Il prétendait les avoir achetées à très haut prix, et il eut l’art de ne pas tarir sur les tendres soins, les généreux sacrifices du monarque, pour pourvoir à la subsistance de son peuple ; comme si ces soins n’étaient pas le premier des devoirs du gouvernement ; comme si le gouvernement avait quelque chose en propre. Mais ces maximes d’État n’étaient pas encore reçues.

À cette époque, déjà le désordre des finances, qu’il avait si bien préparé, était extrême. Les frais énormes du gouvernement, les dépenses inouïes de la Cour, les affreuses déprédations des administrateurs, et les friponneries incroyables des employés, avaient mis le trésor public à sec. Il fallait de l’or ; et le ministre, toujours fertile en expédients, en trouva un qui promettait une moisson abondante, une moisson sûre, une moisson journalière, — moisson attrayante, à laquelle il n’a pu encore se résoudre de renoncer. Il avait déjà sous lui une compagnie d’accapareurs[22] pour l’approvisionnement de la capitale ; il en eut d’autres qui accaparèrent les grains du royaume. Pour les revendre à un prix arbitraire, pour colorer la hausse du pain, il fit venir à grand bruit de la Hollande, de l’Angleterre, de l’Amérique, plusieurs cargaisons de farines et de grains avariés, tandis qu’il laissait passer par l’Alsace et la Lorraine nos excellents grains dans le pays de l’Empereur[23].

Le pain fait de farines gâtées avait une saveur détestable ; il s’agissait de la masquer : il était d’une[24] qualité vénéneuse ; il s’agissait d’en pallier les funestes effets. On construisit donc des moulins à bras dans l’École militaire, où se fit le mélange des mauvaises farines avec de bonnes, et d’où elles furent portées à la halle, pour être distribuées aux boulangers, comme le témoignage unanime des employés, des charretiers, des porte-sacs et des curieux ne l’a que trop appris. Mais ce qu’on refusera de croire, et ce qui n’est pas moins constant, c’est que ces malversations odieuses ne sont pas prêtes à finir.

Tant qu’on a pu prétexter le manque de blé, il a fallu, pour ne pas mourir de faim, se contenter de celui qu’on avait ; et personne n’était en droit de se plaindre. Mais depuis la moisson ; mais après la plus abondante récolte, priver les peuples des dons du ciel ! les tenir dans la disette ! leur ôter la consolation de savoir qu’ils auront du pain ! et cela pour continuer un trafic honteux, qui les réduit à la misère, en détruisant leur santé : voilà un de ces phénomènes réservés à l’histoire de nos jours, à l’apologie du gouvernement français, à l’éloge du ministre des finances.

Il est constant que ce pain cause des maux de gorge opiniâtres, des ardeurs d’estomac, la perte de l’appétit et des forces[25] : indispositions qui sont extrêmement communes, et qui seraient devenues extrêmement graves, sans la salubrité dont l’air a été toute l’année. Quelle infamie, bon Dieu ! que de faire une spéculation de lucre, dont tout le poids retombe sur les malheureux, par la perte de temps qu’ils sont obligés de passer chaque jour à la porte des boulangers[26], encore plus que par le haut prix du pain ! Quelle cruauté, que de réduire ainsi une infinité de pères de famille à l’impuissance de nourrir leurs enfants ! Quelle barbarie, que de ne laisser à un peuple immense qu’un aliment insalubre[27], qui délabre la santé, et produit des épidémies !

Je ne sais quel nom donner à ces crimes odieux : de quelque prétexte qu’on les couvre, ils font horreur ; et l’homme atroce qui en est coupable est digne du dernier supplice[28].

Mais cette infâme spéculation a tant d’appas pour M. Necker, qu’il y tient plus que jamais. Outre les moyens qu’elle lui donne de se soutenir, en faisant face aux dépenses du gouvernement et de la maison royale, elle le rend maître de l’estomac du peuple ; elle lui fournit l’occasion de le mettre en fureur à volonté, en lui retirant sa nourriture ; et elle lui ménage le prétexte d’avoir à son commandement des forces suffisantes pour l’asservir, en feignant de vouloir l’apaiser ; et pour enchaîner ensuite la capitale, d’après laquelle tout le royaume reçoit son impulsion.

L’odieuse spéculation de l’administrateur des finances n’est qu’un tissu d’horreurs, et ces horreurs sont encore loin de leur terme.

Il est certain que la France entière est remplie d’accapareurs ; il est certain que ces accapareurs font monter très haut le prix du blé[29] ; il est certain qu’ils en exportent une énorme quantité dans la Flandre Autrichienne, et il est certain que le gouvernement n’a pris aucune mesure sérieuse pour empêcher ces accaparements, pour s’opposer à ces exportations. Or, ne faut-il pas renoncer au sens commun, pour prétendre que ces coupables manœuvres sont des spéculations individuelles ! Le seul but des accapareurs est le gain considérable qu’ils se promettent sur le blé, lorsqu’ils auront amené la disette. Mais est-il naturel qu’ils commencent par faire d’énormes sacrifices, dans l’espoir d’un profit plus que douteux, tant que leurs manœuvres ne seraient qu’une entreprise à leur compte, et tant qu’elles n’auraient pas l’appui[30] du pouvoir exécutif ? Et est-il concevable que pour l’appas d’un gain si douteux, de simples particuliers eussent la témérité de s’exposer à la juste fureur du peuple, s’ils n’étaient sûrs de l’administration, qui a malheureusement enchaîné toutes les municipalités du royaume, au moyen des aristocrates qui Les composent ? Est-il probable que des monopoleurs fussent assez stupides pour enlever des grains à la France, et les aller revendre chez l’Empereur à un prix fort au-dessous[31] de celui qu’ils les auraient payés, s’ils n’étaient amplement dédommagés par le ministère ? C’est en vain qu’on chercherait à se faire illusion, à disputer contre l’évidence : or, il est incontestable que ces accaparements ne peuvent se faire ni à l’insu ni contre la volonté du gouvernement ; et il n’est pas moins incontestable que ces exportations ne peuvent se faire que par ses ordres.

Ces infâmes manœuvres tarissent les sources de l’abondance, et livrent les peuples aux malheurs de la disette, aux horreurs de la famine. Or, à qui les imputer qu’à celui qui nous empêche depuis la récolte de manger le pain que nous a donné la nature ; qu’à celui qui nous empoisonne depuis onze mois avec les farines gâtées de l’étranger ; qu’à celui qui tient dans ses mains les sources de l’abondance, et qui semble ne les avoir fait couler pendant quelques jours[32], que pour nous convaincre qu’il les ouvre et les ferme à son gré ? Et quel autre motif lui prêter, que le dessein perfide de faire sentir aux peuples les inconvénients de la liberté, et d’amener[33] les municipalités à lui rendre d’elles-mêmes les subsistances qui seules peuvent le remettre en possession du talisman mystique, auquel tient son existence, son crédit, sa réputation ?

D’après cela, est-il un homme de sens qui n’inculpe avec moi le premier ministre des finances ? Qu’il reste donc chargé de ces inculpations, ou qu’il dénonce les infâmes qui les ont méritées. Fameux magicien, nous connaissions vos rubriques, vous les avez si souvent déployées sous nos yeux ! Vos chers confrères des Filles-Saint-Thomas ont beau vanter vos prouesses, votre coup de maître n’est pas d’avoir, comme eux, soutiré de la poche des rentiers l’or dont vous avez rempli vos coffres ; c’est d’avoir rendu nuls pour nous les dons de la nature, c’est de nous avoir escamoté nos moissons, c’est de nous faire périr d’inanition au sein de l’abondance, c’est d’avoir enchaîné par la crainte de la fin[34] un peuple entier qui vous adorait.

Troisième chef d’inculpation

Qu’on épluche toutes les opérations de M. Necker, et on trouvera sans cesse le parfait jésuite, l’heureux jongleur, l’ami des grands, l’ennemi du peuple[35].

Sous sa funeste administration, les malheurs de la France n’auront point de terme.

Voyez son projet de la contribution[36] du quart des revenus. Il y fait le tableau, malheureusement trop vrai, du désordre des finances, le piteux récit des besoins du gouvernement, et le pronostic des événements sinistres qui nous menacent « si par de grandes et vigoureuses mesures, l’assemblée ne vient au secours du cabinet ; si elle ne soutient le rocher chancelant, dont, à ses veux, le roi seul, depuis si longtemps, retient et suspend la chute ». — Mais peut-il se dissimuler que les ministres seuls ont miné le pied de ce rocher terrible, dont le roi n’a jamais songé à prévoir ou prévenir l’écroulement ? S’il tremble que les masures de l’édifice gothique, qu’il s’efforce de relever, ne l’ensevelissent enfin sous leurs ruines, du moins n’ignore-t-il pas que ce n’est qu’avec les deniers publics qu’il l’a étayé jusqu’à présent. Aujourd’hui même il sollicite l’assemblée de lui accorder de grands, de prompts secours, sous prétexte d’empêcher la dissolution de l’État, de régénérer les finances, mais uniquement pour affermir l’administration, pour le mettre en état de perpétuer l’ancien régime.

Écoutons un peu par quels moyens il prétend revivifier le royaume. — « Je ne vous propose, Messieurs, aucune grande subversion, aucune idée systématique, aucune de ces imaginations auxquelles on donne le nom de génie ; tout doit être simple, en ce genre, tout doit être au moins successif, surtout dans un moment où la confiance, ce lien si nécessaire entre le présent et l’avenir, nous refuse son assistance. » — Quoi ! dans les temps de calamité, dans ces jours d’alarme et de détresse, où le salut public paraît désespéré, les ressources du génie et les efforts de la vertu ne seront pas de saison ! Au lieu de repousser tout sot ménagement, de fouler aux pieds toute sotte considération, on s’attachera à découvrir l’abîme, on rejettera les grands moyens de le combler, et on cherchera de petits expédients pour l’enceindre d’une barrière !

Serait-ce prudence ? Non, non, c’est astuce : le ministre ne craint pas de dessécher, d’épuiser l’État ; il craint de donner des chocs à la machine, et d’être écrasé par la réaction ; il ne hait pas les violents partis, il redoute de les prendre. Voyez-le fuir, en les abandonnant à l’Assemblée Nationale, en lui criant que tout est perdu, si, par de grandes et vigoureuses mesures, elle ne vient au secours des administrateurs ; si elle ne court tous les événements pour les tirer d’embarras.

Entrons ici dans quelques détails. Tout le plan de M. Necker pose sur cette base : « Il faut établir un rapport certain entre les revenus et les dépenses fixes. » Grand principe des dissipateurs, qu’ils énoncent de cette manière : « Il faut égaler la recette à la dépense. » Et pour réussir, il n’a garde de toucher aux paisibles jouissances des heureux du siècle, qui ont toute la graisse de la terre ; des déprédateurs, des concussionnaires, des sangsues de l’État : mais il forme le généreux dessein de pressurer le peuple, et il exhorte l’assemblée nationale de déployer toutes ses forces pour accrocher aux malheureux le dernier lambeau, le dernier aliment. Ah ! dût l’armée se débander, dût l’État se dissoudre, devait-il, pour empêcher ces malheurs, recourir à un expédient si barbare ! Mais nous n’en sommes pas réduits à cette extrémité. Un administrateur des finances, animé de l’amour du bien public, avait cent moyens de rendre au royaume sa force et son brillant.

En débutant au ministère, M. Necker s’était annoncé comme le bienfaiteur des pauvres[37], le ministre économe, le réformateur des abus. Tant que les ennemis publics dominaient à la Cour, ne lui faisons point un crime de n’avoir pas poussé plus loin les réformes ; il fallait céder aux dures lois de la nécessité, et on peut croire qu’il s’est laissé entraîner au torrent. Mais, depuis la glorieuse révolution, maître du champ de bataille, comment n’a-t-il pas tranché dans le vif, comment n’a-t-il pas tari la source des désordres, comment n’a-t-il pas détruit le gaspillage de la Cour, supprimé ces maisons militaires[38], qui annoncent des potentats dans les frères du roi, cette maison d’étiquette follement payée par l’État au premier prince du sang, réduit ces dépenses excessives des départements de la guerre, de la marine, des affaires étrangères ; épargné les sommes données sans besoin aux communautés religieuses, réformé ces places dangereuses de colonel de l’infanterie française, de gouverneurs de province[39] ; ces places[40], purement fastueuses, et ces charges, plus fastueuses encore, de grand-aumônier, de grand-maître, de grand panetier, de grand veneur, de grand écuyer, etc. ; révoqué ces traitements scandaleux accordés aux fermiers-généraux et régisseurs des droits sur les consommations ; ces pensions révoltantes de cordon bleu, de maréchal de France, d’ex-ministre, de commissaires royaux, d’académiciens sans occupations[41], d’historiographes sans fonctions, d’histrions, de baladins, et de chefs d’inspecteurs, d’exempts, d’espions de police, etc., etc. ; aboli ces établissements dispendieux, uniquement propres à enrichir des fripons, tels que la manufacture des Gobelins, les Menus, le Garde-meubles de la couronne, et tous ces ateliers[42] d’essais, où l’on ne fit jamais d’autre expérience que celle de soutirer du prince de gros appointements.

Il a craint de se mettre à dos tous ces[43] gens-là, de se faire des nuées d’ennemis, et d’être renvoyé. Il a donc sacrifié à sa cupidité, à son ambition, à sa gloriole, le rétablissement de l’ordre, la régénération des finances, le soulagement du peuple, et le salut du royaume : sacrifice indigne d’un homme d’honneur ; lâche considération, qui doit le dégrader dans l’esprit des gens de bien ; crime impardonnable à un ministre que la nation a honoré de sa confiance.

Ce n’est pas tout. Souvent il a paru s’élever contre les surcharges d’impôts ; mais il a non seulement laissé subsister les anciens, il en a créé de nouveaux, d’autant plus redoutables, que le peuple n’en sent pas d’abord le poids, qu’ils couvrent les malversations des administrateurs, qu’ils éteignent l’amour du travail honnête, qu’ils corrompent les mœurs par la soif inextinguible de l’or, sacrifient la classe des rentiers à la classe des agioteurs, fournissent au monarque les moyens d’anticiper sur les revenus publics, d’aceumuler en quelques jours sur l’État les charges d’un siècle entier, de mettre en péril toutes les fortunes, et de ruiner enfin le crédit national par la crainte d’une banqueroute inévitable.

Voilà les fruits amers de cette fureur de l’agiotage, que le président honoraire du district des Filles-Saint-Thomas a inoculée aux Français : voilà les suites funestes de ces emprunts attrayants qu’il a mis à la mode, et auxquels il, n’aurait jamais renoncé, s’il avait toujours trouvé des dupes.

Mais comme toutes les ressources s’épuisent à la fin, celle-ci lui a manqué ; et après l’avoir tentée vainement deux fois[44] consécutives, il l’a remplacée par un impôt en aggravant même les anciennes charges[45]. Ainsi revenu humblement à l’ancien régime de ses prédécesseurs, il a proposé une contribution du quart des revenus, mais sans se traîner sur leurs traces ; car il faut toujours qu’il donne un plat de son métier.

Ce nouvel impôt, si onéreux, si injuste, si vexatoire, et le plus lourd que jamais faiseur de projets ait osé concevoir, mérite bien quelques observations. D’abord il n’a aucune proportion avec les besoins supposés de l’État ; car il n’est destiné qu’à faire face à 160 millions de dépenses extraordinaires pour le service de la fin de 1789, et le courant de 1790 : or, il est évalué, au plus bas, à sept ou huit cents millions. Ensuite il porte atteinte à la fortune des négociants, et il arrache aux citoyens gênés une contribution au-dessus de leurs moyens, en piquant leur amour-propre. Puis il n’est effectif qu’à l’égard des propriétaires fonciers et des rentiers, dont la fortune est apparente ; tandis qu’illusoire à l’égard des capitalistes, dont la fortune est cachée, il est tout en leur faveur. Enfin, assez léger pour les riches, il le devient encore davantage pour les opulents, et toujours en raison de leur opulence ; mais c’est pour les particuliers qui n’ont qu’une petite fortune qu’il est vraiment oppressif ; car au possesseur de 50, 100, 200, 400 000 livres de rente, il n’ôte qu’une portion de superflu ; au lieu qu’au possesseur de 2 à 3 000 liv. de rente, il ôte une portion du nécessaire, et les moyens d’élever ses enfants, s’il est père de famille. Que dirons-nous à l’égard des citoyens qui n’ont pour vivre qu’un revenu de 4 à 500 liv., lesquels n’y sont pas moins assujettis, quoique libres de fixer leur quotité ? Que dirons-nous de sa barbarie[46] à l’égard des infortunés qui ne possèdent rien, et qui n’ont que leurs bras pour subsister ? car personne n’en est exclu. Ainsi, toujours fidèle à ses principes de ménager les riches et les grands, il ne laisse échapper aucune occasion de leur immoler l’humble citoyen, de leur immoler le peuple.

Après avoir sacrifié le peuple aux grands et aux riches, il sacrifie les riches et les grands aux sangsues de l’État[47]. Jetez les yeux sur les dispositions du nouvel impôt. Pour paraître en faciliter le paiement, il le fixe à différentes époques. Mais bientôt pressé de le palper en entier, il offre un escompte ou remise à ceux qui le feront sans délai. Les capitalistes, les banquiers, les agioteurs, se trouvant porteurs d’une très grande partie des effets royaux, rien ne lui paraît plus sérieux que d’assurer le paiement de ces créanciers de l’État, que de ne soumettre jamais à aucune retenue le paiement des intérêts ; il rappelle à cet égard le vœu de l’assemblée nationale, et, il la presse de le remplir. Puis, faisant valoir la nécessité où il est de ménager la caisse d’escompte, il propose de la transformer en banque nationale, et il requiert une approbation immédiate et décisive. Il fait plus ; il propose dans son dernier plan à l’assemblée nationale de garantir à la caisse d’escompte un emprunt de 70 millions, qu’il se propose de faire, en délégant le produit de la contribution du quart du revenu. Enfin, et ce dernier trait suffira, je crois, pour démasquer l’administrateur des finances : à peine la nation est-elle en possession des biens ecclésiastiques, qu’il propose à l’assemblée nationale de décréter la liberté d’acquérir ces fonds avec des effets royaux : proposition scandaleuse, qui produirait à la fois la prompte dilapidation de ces biens par le ministère, et leur translation dans la main des Hollandais et des Genevois, qui en expulseraient à l’instant les cultivateurs nationaux. Voilà donc sa funeste méthode des anticipations revenue ; voilà donc ses éternelles spéculations d’agiotage reprises sans pudeur ; voilà donc les sangsues de l’État, qui le couvrent de leur égide, dévorant sans cesse la substance des peuples : enfin voilà ce sauveur de la France, repoussant avec barbarie les ressources qui s’offrent à lui de toutes parts, pour se livrer à des opérations funestes, qui ne vont à ces fins[48] qu’en cimentant la ruine publique. Que de reproches mérités à lui faire ! Et d’abord devait-il marquer assez peu de déférence au vœu de la nation, pour se permettre de presser le travail sur les finances, pour proposer des contributions, pour donner des projets de décrets, avant que la constitution fût consacrée ? Devait-il songer à augmenter la masse des impôts, avant que le roi se fût sérieusement exécuté sur les moyens qui sont en son pouvoir, comme la nation a droit de l’exiger ? Mais il était bien là question d’impôts : Il avait, dans les réformes que nous avons indiquées, de quoi couvrir deux fois le déficit. Il avait, dans la vente des terres du domaine, des châteaux abandonnés ou inutiles au monarque, des hôtels[49] occupés par les officiers ou les gens du prince, dans la nullité des acquisitions faites pour la Cour par l’infâme de Calonne (sans parler des biens des vampires de l’État, dont les possessions immenses devraient être le garant de leurs déprédations[50]), de quoi diminuer le fardeau des charges publiques. Au lieu de profiter de tant de ressources qui s’offraient à lui, il les a rejetées pour fouler le peuple par de nouvelles contributions accablantes, qu’il n’a pas même songé à faire révoquer, depuis que la restitution des biens du clergé offre de quoi éteindre complètement les dettes de l’État. Voilà donc ce nouveau système de la régénération des finances, promise tant de fois et si longtemps attendue, que M. Necker n’a pas honte d’offrir à la nation, comme le fruit de ses veilles, comme le prix de la folle admiration qu’elle a pour lui.

L’impôt désastreux dont elle à fourni le décret a été voté par acclamation par le législateur. Malgré ce prétendu vœu national, et la sanction dont il est revêtu, l’administrateur des finances y compte si peu, qu’il a cru devoir l’étayer d’une proclamation royale. Après y avoir invité les Français à se conformer aux dispositions de la loi, il cherche à piquer leur amour-propre, en leur criant que l’Europe entière a les yeux sur eux, pour juger de l’étendue de leur attachement au bien de l’État : « car, dit-il, si le vœu de la première assemblée nationale, si les pressantes invitations du monarque, si la situation des affaires, si le danger imminent des circonstances, ne peuvent déterminer à un sacrifice d’argent momentané, il faudrait désespérer des ressources de ces vertus publiques, auxquelles on met aujourd’hui sa confiance ». Vaine supplique ! paroles perdues ! pour colorer une opération désastreuse, que toutes les plumes patriotiques devraient se faire un devoir de décrier, si elle ne l’était pas déjà par ses dispositions vexatoires. Et quelle confiance, je vous prie, les bons citoyens pourraient-ils avoir dans un projet décrété aveuglément, comme si le législateur eût été vendu au ministre[51] ? Ne voient-ils pas clairement qu’au lieu de travailler à leur assurer le repos, la liberté, le bonheur, on ne cherche qu’à leur accrocher de l’argent, pour leur forger de nouvelles chaînes[52] ? Qui pourrait en douter ? L’administrateur des finances, tremblant d’être renvoyé, s’efforce de recrépir le palais du despotisme. Écoutez ses discours artificieux, comme il cherche à dégoûter l’assemblée de construire le temple de la liberté. « Ce n’est pas sur des décombres, et au milieu des clameurs de tous les citoyens, que vous élèverez solidement l’édifice de notre bonheur. La vie est trop courte ; les pensées des hommes sont trop circonscrites, pour qu’on puisse leur offrir, en dédommagement de leurs maux, la satisfaction incertaine des générations suivantes. » Les conséquences sont faciles à tirer.

Parlerai-je ici du sacrifice de quelques minces bijoux, gages précieux de la tendresse conjugale, auquel il invite les femmes[53] des paysans, dans un discours politique qu’elles ne liront point ? Quoi ! c’est aux pauvres habitants de la campagne, à des malheureux déjà si épuisés, qu’il cherche à inspirer des actes de patriotisme au-dessus[54] de leurs forces ! Quand la raison sévère n’en condamnerait pas le projet ; l’honneur, la délicatesse, le sentiment auraient dû le lui interdire. Dépouillé du vernis séducteur dont on l’a revêtu, qu’est-il, aux yeux des sages, qu’un artifice honteux, employé à consommer la spoliation la plus malhonnête ?

Voilà donc le fond du sac du premier ministre des finances : le voilà lui-même au bout de son rôle, le voilà aux abois. Sa retraite est forcée ; elle est nécessaire, elle est indispensable ; et de quelque manière que les affaires tournent, il ne peut faire que du mal, que faire mourir d’inanition le peuple, que ruiner la liberté, que perdre l’État. Tant d’abus de confiance le décrieront à jamais comme un administrateur inepte, s’ils ne le font pas proscrire comme un ministre dangereux, un ennemi de la patrie ; mais nous ne sommes pas au bout de ses démérites, il nous en reste de plus grands encore à dénoncer.

Quatrième chef d’inculpation

On aurait cru que l’issue de la première conspiration en aurait imposé aux ennemis de la patrie : mais quel frein peut arrêter des hommes décidés à perdre l’État ? À peine eut-elle avorté, que, déplorant ses suites imprévues, ils travaillèrent à en former une nouvelle. Nous ne mettrons point en question si des courtisans furent en tête : quels autres hommes assez atroces pourraient méditer la ruine de la nation ? Mais pour réussir, ils avaient besoin de coopérateurs ; ils en trouvèrent dans les États-Généraux, dans le ministère, dans la municipalité. La noire trame fut ourdie avec une adresse singulière, conduite avec un art profond. Le 4 août, les premiers fils parurent au sein de l’assemblée nationale, couverts du voile de la générosité et de la bienfaisance. Dans ces sacrifices apparents[55], portés aux nues par l’enthousiasme universel, je n’avais entrevu que le projet d’arrêter le décret prêt à passer sur les droits du citoyen, et de faire échouer la constitution. La pusillanimité des imprimeurs ne me permit pas d’abord d’éventer ce piège, et il fut tendu de nouveau avant d’être dévoilé[56].

Les ennemis publics avaient dressé à la fois plusieurs batteries. Dans le cas où ils ne pourraient réussir à empêcher la constitution, ils devaient travailler à la modeler à leur gré. Le comité[57] chargé de préparer les décrets, trop évidemment subjugué, en fit de captieux, qui tendaient à remettre dans les mains du monarque le pouvoir absolu. À peine ce travail funeste fut-il publié, que je sonnai l’alarme pour[58] le proscrire, et couvrir d’opprobre ses auteurs.

Dans ces entrefaites, le ministre favori pressait les États de rendre au roi la plénitude du pouvoir exécutif[59] ; il essaya même de le lui faire reprendre d’autorité. Sous prétexte de réprimer les émeutes, mais à dessein d’empêcher les citoyens de s’assembler, il fit rendre une déclaration royale, qui soumettait au prévôt[60] des maréchaux de France le jugement des prisonniers qui s’attrouperaient. Cette déclaration, enregistrée en parlement avec tant de zèle, il la vit en silence foulée aux pieds. Elle annonçait le fatal projet de rétablir les suppots du despotisme, et de contenir le peuple par la terreur. Il ne laissa dormir ce projet que quelques jours ; et le reprit, en sollicitant la municipalité de rendre au monarque le pouvoir exécutif. Des sollicitations si vives, si répétées, ne me permirent pas de douter qu’il n’eût connivé avec la faction criminelle des États-Généraux. Le dévouement que la municipalité parisienne avait affiché pour le ministre, peu après son retour ; la multiplicité d’aristocrates qui la composaient les efforts qu’elle avait faits pour dissiper les assemblées du Palais-Royal, la manière dont la milice nationale a été organisée, cette foule de nobles et de magistrats qui commandent la garde bourgeoise, ces appointements excessifs donnés à l’état-major de la garde soldée ; cette somme énorme offerte au commandant général ; cette insouciance de s’assurer des accapareurs ministériels ; ce mépris des règles pour blanchir le marquis de la Salle ; cet empressement de s’assurer du marquis de Saint-Huruge ; ce voile jeté avec tant de soins sur la destination des travaux de Montmartre et des moulins à bras de l’École-Militaire, ce refus d’examiner le tripotage des farines de cet entrepôt : tant de considérations réunies me firent craindre qu’elle n’eût été entraînée dans le complot ; je fis part de mes craintes au public, et il les partagea. Cent faits nouveaux sont ensuite venus à l’appui de ces sujets d’alarme.

Cependant les conjurés n’avançaient qu’à pas comptés. Ils n’avaient point d’armée à opposer au parti patriotique ; ils travaillèrent à enchaîner la milice parisienne par le moyen de ses chefs, dont ils connaissaient le dévouement. Je travaillai à la faire tomber de leurs mains, en rappelant le soldat à ses intérêts et à ses devoirs[61].

Sentant le besoin d’appuyer leur projet par la force, ils engagèrent la docile municipalité de Versailles[62] à demander des troupes, sous le prétexte de soulager la garde bourgeoise ; et ils choisirent le seul régiment de France qui eût refusé de prêter serment de fidélité à la nation. À peine arrivé, on cajola les officiers. Les gardes-du-corps et plusieurs commandants de la milice nationale passaient leur vie avec eux. À mesure que ces liens se resserraient, la faction aristocratique ne s’étudiait plus à dissimuler : livrée à une audace insultante, elle arrêtait la marche de l’assemblée par mille motions captieuses.

Les conjurés s’étaient assurés d’une troupe d’élite, satellites dévoués, dont ils travaillèrent à augmenter le nombre. Le premier octobre[63], les gardes-du-corps donnèrent, dans la salle de l’Opéra, un banquet, dont le duc de Guiche, capitaine de quartier, fit les honneurs, et où assistèrent le comte d’Estaing[64], plusieurs officiers et soldats de la milice bourgeoise, les officiers et les soldats du régiment de Flandre, et deux compagnies de dragons. Cette fête ne tarda pas à dégénérer en orgie ; les gardes-du-corps en firent tous les frais ; ils embrassaient les soldats, ils leur faisaient endosser leurs habits : ils voulurent les servir à table ; force bouchons sautèrent au plancher, et le vin pétilla dans les verres. Lorsque les têtes de ces maîtres-valets furent bien échauffées, mille propos injurieux à la nation et à ses fidèles représentants furent répétés par échos ; mille imprécations suivirent. Au fort de ces accès de fureur, le roi, la reine et le dauphin parurent au banquet. Qu’on juge de l’exaltation que produisit la présence de la famille royale, qui ne dédaignait pas de descendre du trône pour se confondre parmi de simples sujets ! L’héritier de la couronne passa de mains en mains, et les témoignages de dévouement furent portés jusqu’au délire. Touché de ces transports, le roi but avec la troupe fidèle, et la reine détacha de son cou une croix d’or, dont elle fit cadeau à un grenadier. Les cris de Vive le roi ! Vive la reine ! qui se firent entendre à tous les coins de la salle, ne furent interrompus que par de nouvelles imprécations contre de célèbres amis de la liberté, et par la romance : Ô Richard ! ô mon Roi ! l’univers t’abandonne. Les accents de la voix qui se faisait entendre, transportèrent les convives, qui s’écrièrent en chœur : « Nous ne reconnaissons que notre roi, nous ne reconnaissons que notre roi, nous n’appartenons point à la nation, nous ne voulons appartenir qu’à lui » ; et bientôt arrachant de leurs chapeaux la cocarde patriotique, ils la foulèrent aux pieds : des serments furent prononcés, et on ne se sépara que pour se réunir peu après.

Le surlendemain, nouvelle orgie dans l’hôtel des gardes-du-corps. Les mêmes personnages y figurèrent ; mais la famille royale n’y parut pas. Pour rendre la fête plus gaie, on y appela des nymphes, et on y joua à mille petits jeux gaillards : les imprécations recommencèrent contre les fidèles représentants de la nation, et les serments de fidélité au monarque ne furent pas oubliés.

Un petit groupe de conjurés venait de figurer à l’œil-debœuf. Trois femmes de la reine y avaient apporté un magasin de rubans : elles en décorèrent les chapeaux des satellites du roi, et d’autres hommes assez faibles pour se laisser aller aux discours de ces sirènes perfides ; tous reçurent à genoux la cocarde blanche, comme la seule qu’on pût porter sans trahir le monarque.

Cependant l’Assemblée nationale faisait la triste expérience des inconvénients du veto suspensif. Le président ayant présenté à l’acceptation les décrets sur la déclaration des droits du citoyen et divers articles constitutionnels, en avait rapporté une réponse alarmante. Le ministre favori y faisait dire au roi, « que cédant aux circonstances, il n’accordait son accession que sous la condition positive, dont il ne se départirait jamais, que le pouvoir exécutif aurait son entier effet entre ses mains ». Cette réponse révolta les députés patriotes, qui se récrièrent contre ce qu’elle avait de moins inquiétant, et le président fut chargé de supplier le roi de donner son acceptation pure et simple.

Le bruit des orgies célébrées à Versailles avait répandu l’alarme dans Paris. Craignant que les fidèles représentants de la nation ne fussent en danger, et sentant plus que jamais la nécessité de mettre un terme à leurs maux, plus de 20 000 citoyens armés se disposèrent à partir, pour punir les gardes-du-corps de l’outrage fait à la patrie. Le comité militaire les avait laissés sans munitions ; la troupe soldée partagea les siennes avec eux. Leurs chefs, voulant gagner du temps, refusaient de marcher ; la force les détermina à faire leur devoir.

Sur les trois heures, sept à huit cents gardes-du-corps se rangèrent en bataille devant la grille du château, pour recevoir les Parisiens. Devant eux se rangea le régiment de Flandre ; et devant les casernes, un bataillon de Suisses avec la garde bourgeoise. À la vue de ces dispositions, bientôt l’alarme se répandit dans la ville ; et la milice nationale, à qui on avait laissé ignorer ce qui se passait à Paris, accourut par pelotons de toutes parts, et se réunit à la garde du jour.

La cohorte féminine parisienne venait d’arriver. Les gardes-du-corps l’empêchèrent d’entrer dans les cours : un jeune homme, qui était à la tête, essaya de percer ; quatre d’entre eux sortirent des rangs, et le poursuivirent à coups de sabre jusque dans une boutique, où il s’était réfugié. À leur retour, le dernier eut l’épaule cassée par une balle que lui envoya un bourgeois indigné. Les gardes-du-corps se disposaient à fondre sur la milice nationale : pour les empêcher d’avancer, les soldats de Flandre firent volte-face, et se réunirent aux citoyens. Les soldats de la[65] patrie n’avaient point de munitions : ils en reçurent de leurs nouveaux camarades, qui déjà murmuraient hautement de la conduite atroce des satellites royaux. Jusqu’alors M. d’Estaing n’avait point paru, il s’était renfermé avec le roi et les ministres ; mais bientôt il accourt, et fait tous ses efforts pour engager la milice nationale à se retirer. Sous un prétexte spécieux, il essaie de lui enlever deux canons qui étaient devant les casernes : elle s’y oppose. Il va, vient, court, parle aux gardes-du-corps, et revient assurer la milice nationale qu’ils sont prêts à prendre la cocarde patriotique, et à faire serment de fidélité.

Les compagnies aristocratiques se débandent. Peu après, il renvoie les soldats de Flandre et les dragons, qu’il a soin de faire renfermer dans la grande écurie, pour les retrouver au besoin.

Les gardes-du-corps se retirent. À peine sont-ils à cinquante pas, qu’ils font volte-face, et accueillent d’une salve la milice nationale, qui riposte, et en couche plusieurs sur le carreau. Ils fuient, et sont rencontrés par un détachement de citoyens, qui les empêche d’entrer dans leur hôtel ; ils regagnent la place par la rue de l’Orangerie, et se réfugient dans la grande cour, dont ils cadenassent les grilles.

Tout était prêt pour la fuite de la famille royale à Metz. Des relais avaient été placés sur la route. Des voitures, lourdement chargées, s’étaient présentées aux grilles du Dragon et de l’Orangerie, dont on leur avait refusé l’ouverture. Des voitures attelées tout le jour dans les écuries de la reine, n’attendaient plus qu’un moment favorable pour disparaître. On leur en ôta les moyens, en plaçant partout de bonnes gardes, et en occupant toutes les avenues.

On venait d’arrêter un courrier du comte d’Estaing, qui allait à Paris[66], et les voitures du prince de Beauvau, qui se rendaient au château. En même temps, la milice nationale apprit qu’on faisait avancer 600 Suisses ; elle envoya à leur rencontre pour les empêcher d’entrer dans Versailles, et elle resta sous les armes, malgré la pluie. À neuf heures et demie, la troupe légère parisienne se réunit à la milice de Versailles. Elle fut suivie, deux heures après, par l’avant-garde de l’armée. À son approche, les gardes-du-corps se retirèrent dans la cour des Princes. On alluma de grands feux dans la place d’armes, et les Parisiens mirent en liberté le régiment de Flandre, qui fit corps avec eux. Sur les deux heures, l’armée entière se présenta à la grille du château, qui fut ouverte ; les gardes-du-corps prirent la fuite, et se sauvèrent à Rambouillet par la porte de l’Orangerie, après en avoir poignardé la sentinelle.

Le commandant-général s’était rendu chez le roi ; il fit donner ordre à l’armée de s’abriter. Sur les cinq heures, 400 assassins gagnèrent la terrasse, on ne sait par où, renversèrent les sentinelles, et cherchèrent à pénétrer dans le château. Les Suisses et les valets-de-pied en barricadèrent l’entrée ; l’alarme fut générale, les grenadiers accoururent, s’emparèrent de tous les postes, jusqu’au cabinet où la famille royale s’était retirée, avec les ministres et les commandants-généraux des milices nationales.

La troupe d’assassins disparut. À la pointe du jour, les gardes nationales remplirent les cours du château et la place d’armes ; un grand nombre entra dans les appartements, arrêta plusieurs gardes-du-corps, dont six furent massacrés, et deux eurent la tête tranchée dans la cour des Ministres. À la prière du Roi, on fit grâce aux autres. Enfin la famille royale fut conduite à Paris, pour la soustraire aux projets des ennemis de l’État.

Qu’on rapproche maintenant les principales circonstances de cette horrible trame ; les tentatives de M. Necker[67], pour soustraire les proscrits, et notamment le baron de Besenval, à la vengeance de la nation ; ce rôle de compère que jouèrent les comtes de Clermont-Tonnerre et Lally-Tolendal ; ce tour de passe que le premier se permit, en glissant à l’un des secrétaires des électeurs le décret d’amnistie qu’il avait préparé ; ces efforts perfides des conjurés pour empêcher le décret sur les droits de l’homme et du citoyen ; ces tentatives multipliées du ministre principal pour remettre le pouvoir absolu dans les mains du roi ; cet arrêt du conseil qui soumettait les citoyens à la tyrannie prévôtale, sous prétexte d’empêcher les émeutes ; ces difficultés élevées sur les décrets de la suppression des pensions, des redevances, des dîmes, et de la vénalité des charges, qui annonçaient dans le ministère le dessein de se faire un parti formidable du clergé, de l’ordre de Malte, des tribunaux, des négociants, des financiers, et de la foule innombrable des pensionnaires du Prince ; ce refus d’exécuter rigoureusement les décrets sur la circulation et l’exportation des grains qui annonçait le dessein de se ménager les moyens de continuer l’accaparement des blés, et de réduire le peuple par la famine ; ces orgies des gardes-du-corps, pour porter le soldat à égorger ses concitoyens ; ces exécrations contre les députés fidèles de la nation, ces cocardes patriotiques foulées aux pieds, cet aveugle dévouement juré aux ordres monarchiques, cet oubli de dignité du roi, cet abandon des bienséances de la reine, ces apprêts sanguinaires des satellites royaux ; ce manque de munitions des milices nationales, qui les livre sans défense au feu de l’ennemi ; ce refus de marcher de leurs principaux officiers, pour gagner du temps, et laisser effectuer la fuite de la famille royale, qui aurait plongé la France dans les horreurs des guerres civiles ; ces préparatifs du départ… ; on trouvera réunis tous les caractères de la plus affreuse conspiration.

Elle a été préparée et consommée sous les yeux du ministre favori. Qu’a-t-il fait pour s’y[68] opposer ? Qu’a-t-il fait pour prévenir l’orgie des gardes-du-corps ? Qu’a-t-il fait pour empêcher le roi de s’y trouver ? Qu’a-t-il fait pour l’empêcher de reprendre le ton d’un despote, en témoignant les plus alarmantes dispositions à l’égard des décrets de l’assemblée nationale ? Qu’a-t-il fait pour l’empêcher de se préparer à la fuite ? Non seulement il n’a rien fait ; mais, à en juger par la réponse qu’il a mise dans la bouche du monarque, lorsque les décrets constitutionnels furent présentés à l’acceptation, n’est-il pas évident que s’il n’a pas trempé[69] directement dans cette conspiration, il en a profité pour travailler à rendre le roi absolu ? Il voulait qu’il n’accordât son accession à ces décrets, « que sous la condition positive, dont il ne se départirait jamais, que le pouvoir exécutif aurait son entier effet entre ses mains » ; c’est-à-dire que le pouvoir exécutif dans sa plénitude, et tel qu’il était exercé avant la révolution, lui fût remis.

Ce pouvoir comprend la puissance de disposer de toutes les forces de terre et de mer, la puissance de disposer des revenus de l’État, la puissance de disposer des tribunaux, la puissance de disposer de la police ; c’est-à-dire la puissance suprême, devant laquelle les lois se taisent toujours, la seule qui soit irrésistible[70], la seule qui inspire la terreur, la seule dont les princes sont jaloux[71]. Qu’elle soit remise un instant au monarque, c’en est fait pour jamais de la liberté ; dès ce moment reparaîtront ces inspecteurs, ces exempts, ces espions, infâmes suppôts de la police et des tribunaux, ces légions de concussionnaires et de déprédateurs, ces armées de satellites royaux. Dès ce moment, il peut disposer de la liberté, de la sûreté, de la fortune, de la vie des citoyens ; les décrets de l’assemblée nationale seront anéantis, et il ne restera à la nation d’autre fruit de ses longs et pénibles efforts, de ses combats, de ses victoires, que la cruelle nécessité d’obéir en esclave, de gémir en silence, et d’être livrée à ses tyrans. C’est donc le premier ministre lui-même, qui s’est efforcé tant de fois de la remettre aux fers, de l’enchaîner au joug de l’affreux despotisme, sous lequel elle a gémi si longtemps[72].

Un dessein de cette nature, conçu de sang-froid, calculé avec réflexion, mûri à loisir, et si souvent renouvelé, est le plus noir des attentats. Seul il suffirait pour rendre son auteur l’objet de l’exécration publique, le couvrir d’opprobre, et le faire punir comme ennemi de l’État, comme traître à la patrie. Eh ! quel est donc l’auteur atroce de cet exécrable dessein ? Un homme en qui la nation a mis toute sa confiance, un homme que le peuple a pleuré comme un père, qu’il a redemandé comme son défenseur, qu’il bénit comme son bienfaiteur, et qu’il adore comme un dieu.

Cinquième chef d’inculpation

À tant de titres de flétrissure, ajoutons-en un nouveau. En poussant le roi à sortir de son caractère de bonté, pour se montrer en despote, et prendre bientôt après le ton d’un suppliant, Monsieur Necker a compromis l’honneur du Prince, l’honneur des sujets. Que voulez-vous que nos ennemis pensent d’une nation dont le gouvernement ne sait ce qu’il fait, d’une nation qui souffre des ministres qui l’exposent à la risée de l’Europe entière, d’une nation qui comble d’éloges un administrateur qu’elle aurait dû reléguer aux petites-maisons ? Rappelons-nous les humiliations que la France a eu à dévorer après ses tripoteries avec les aristocrates Hollandais, pour avoir eu des ministres ineptes et corrompus. Encore si ces humiliations ne faisaient que blesser l’amour-propre ; mais le discrédit attaché au mépris, mais les insultes qu’il provoque, mais la perte du commerce qui le suit, mais la misère d’une foule de citoyens qu’il cause, mais la ruine de l’État qu’il entraîne, sont les malheureux fruits de cette démence des administrateurs. Si les Anglais n’ont pas profité de l’avilissement de notre cabinet pour nous enlever nos colonies, et nous porter les derniers coups, c’est qu’ils n’ont pas voulu se déshonorer eux-mêmes par la bassesse d’un pareil attentat. N’en doutons point le respect et la crainte sont les meilleurs remparts des peuples ; mais l’agioteur Genevois, aveuglé par ses petites passions, ne voit pas cela.

Je viens de donner la mesure des talents et des vertus de M. Necker, la mesure de son zèle pour le bien public, de ses sentiments pour le peuple, de ses titres à l’estime et à la reconnaissance de la nation.

Avant de le peindre par ses œuvres, j’aurais dû le peindre par ses principes ; mais ses écrits ne sont pas sous ma main : lorsque je ne serai plus en captivité, je les éplucherai, je les commenterai, et il n’ignore pas que je sais lire.

J’ai fait ma tâche, qu’il fasse la sienne. Dégagez donc votre parole, Monsieur l’administrateur des finances, justifiez-vous sans délai aux yeux de la nation ; démontrez, si vous le pouvez, que mes inculpations sont destituées (sic) de tout fondement, démontrez qu’elles vous sont étrangères[73] ; mais n’oubliez pas que ce serait perdre vos peines que de vous attacher à improuver quelques particularités sur lesquelles je puis m’être trompé : c’est le corps de mes inculpations que vous devez anéantir ; garder le silence sur un seul point, ce serait passer condamnation.

Ne donnez pas non plus le change au public, en soudoyant des plumes vénales pour me diffamer[74]. Il ne s’agit point ici de mon caractère moral ; mais de votre justification. Quand je prêterais autant à la censure que j’y prête peu, ma dénonciation n’en aurait pas moins de force : je vous traduis devant la nation comme un ennemi public, il faut vous laver complètement, ou encourir les suites de sa juste indignation.

Les faits que j’ai allégués contre vous sont de notoriété, ils forment la preuve de vos attentats.

Si cette preuve est jugée illusoire, j’ai tort sans doute de m’être abusé ; et si, pour expier ma faute, il faut que je périsse, je périrai.

Si elle est jugée victorieuse, je périrai encore ; avec les nuées d’ennemis publics attachés à votre char, et intéressés à votre triomphe, j’en ai trop dit pour pouvoir échapper.

Victime de l’amour patriotique, je vais donc servir d’exemple à ceux qui seraient jamais tentés de défendre les droits des nations. Peuple ingrat et frivole ! qui encense tes tyrans et abandonne tes défenseurs, je me suis dévoué pour toi ; je t’ai sacrifié mes veilles, mon repos, ma santé, ma liberté ; deux fois, pour prolonger tes jours, j’ai abandonné le soin de ma vie ; et aujourd’hui tu me vois en silence poursuivi par tes ennemis, et forcé de fuir pour échapper à leur fureur. Mais non, je ne te fais point de reproches : ma vertu serait-elle pure, si j’avais compté sur ton amour ?



  1. V. plus loin, p. 72 (note), ce que Marat dit lui-même à ce sujet.
  2. V. les détails de ces incidents dans notre Correspondance de Marat, pp. 115-122.
  3. Dénonciation faite au tribunal du Public, par M. Marat, l’ami du peuple, contre M. Necker, premier Ministre des Finances. S. l. n. d., in-8o de 69 pages, avec, en épigraphe, la devise de Jean-Jacques Rousseau : Vitam impendere vero.
  4. Ce mémoire a été remis, depuis le 4 novembre dernier, à dix imprimeurs ; aucun n’a osé le mettre sous presse. Il a été présenté au comité municipal des recherches, le 5 décembre, jour de mon arrestation : pour le faire paraître, il a fallu que je me fisse imprimeur. (Note de Marat)
  5. Le Courrier de Paris, no X. (Note de Marat)
  6. M. de Saint-Priest, ministre de Paris, s’était déjà soumis à ce tribunal, dès le 12. Dénoncé à l’Assemblée nationale par le comte de Mirabeau, pour avoir répondu à la phalange féminine parisienne : « Quand vous n’aviez qu’un Roi, vous ne manquiez pas de pain ; aujourd’hui que vous en avez douze cents, allez leur en demander » ; il adressa au président du comité des recherches une longue épître, où on lit ce passage : « Je sais qu’un citoyen doit toujours être disposé à répondre au tribunal du public ; je viens récemment de confondre une calomnie inventée contre moi, à mon district de Saint-Philippe-du-Roule. » Mais il me semble que la justification d’un ministre devant un comité de district est un peu suspecte, du moins à en juger par la réception de M. Necker à celui du district des Filles-Saint-Thomas. J’ajouterai qu’elle n’est rien moins que publique ; car tout s’y passe à huis clos. (Note de Marat)
  7. Des hommes clairvoyants prétendent que c’est le premier ministre des finances qui a poussé les aristocrates de l’hôtel-de-ville à mettre un bâillon à l’Ami du Peuple, dont il redoutait la franchise, et à le faire ensuite décréter de prise-de-corps pour s’en débarrasser complètement. Quoi qu’il en soit, il est certain que des ordres secrets, émanés des ennemis publics, m’ont enlevé tous les moyens de repousser la calomnie, tous les moyens de publier ma défense, puisque tous les imprimeurs de la capitale reculent à l’ouïe de mon nom. M. Necker a l’autorité en main, et il est tout puissant auprès de la municipalité : c’est de lui que j’attends la justice de faire lever ces ordres tyranniques. S’il refusait, ou s’il différait simplement d’accéder à ma juste demande, il confirmerait lui-même les soupçons, sans doute injurieux, que les bons citoyens ont conçus contre lui. (Note de Marat)
  8. Sur treize à quatorze millions qu’il possède, les dix-neuf vingtièmes appartiennent de bon jeu aux pauvres actionnaires qu’il a réduits à la mendicité.

    Qui n’a jamais entendu parler des tours de bâton qu’il a employés pour discréditer les billets du Canada, les accaparer à 65 et 70 pour cent de perte, peut consulter l’éloge de Colbert, par M. Pelissery.

    Qui n’a jamais entendu parler des tours de bâton qu’il a employés pour s’enrichir en consommant la ruine de la Compagnie des Indes, peut consulter deux Mémoires contenus dans un ouvrage intitulé : Théorie et Pratique de M. Necker dans l’administration des finances. (Note de Marat)

  9. Ses admirateurs font valoir comme un trait d’habileté, qu’il ait été cinq années en place, et en temps de guerre, sans mettre pour un sol d’impôt. C’est jouer sur les termes ; car les intérêts de ses nombreux emprunts sont de véritables impôts levés sur les peuples. Or, il en a grevé la nation pour plus de 60 millions annuellement. (Note de Marat)
  10. Il faut évidemment lire : je me reprochai.
  11. Le premier exemplaire de cet opuscule fut adressé à M. Necker. (Note de Marat)
  12. On sait les égards déplacés qu’il montra pour la noblesse dans ce règlement. (Note de Marat)
  13. Voyez le Troisième Discours du Supplément de l’Offrande à la Patrie. (Note de Marat)
  14. Il y a dans le texte « détruirai ».
  15. Les représentants de la commune, qui s’efforçaient depuis si longtemps d’étouffer les vérités importantes au salut du peuple, ont cherché à répandre le bruit que ces travaux n’étaient entrepris que pour faciliter le transport du blé aux moulins ; mais aucune de ces plates-formes ne conduit aux moulins ; et la principale, qui domine Paris, n’est pas un chemin, puisqu’elle aboutit à un mur. (Note de Marat)
  16. Cet historique est tiré de celui de la Révolution, que j’ai préparé pour la presse. (Note de Marat)
  17. Mais, disent ses créatures, comment imaginer qu’il soit entré pour rien dans ce complot ? N’a-t-il pas été sacrifié lui-même ? Oui, sans doute, il l’a été ; et pouvait-il ne pas l’être, ayant affaire à des gens de la Cour ? Il avait à leurs yeux un tort impardonnable, celui d’avoir provoqué les États-Généraux dont ils redoutaient la tenue. Aussi, dès qu’ils se sont vus maîtres du champ de bataille, l’ont-ils rejeté comme un vil instrument désormais inutile. Enfin, quand on méconnaîtrait la bassesse du caractère des courtisans, l’homme instruit trouverait le renvoi de M. Necker la chose du monde la plus simple. Il est arrivé à son égard ce qui arrive dans toutes les conjurations ; on profite de la trahison, et on sacrifie les traîtres. (Note de Marat)
  18. Au jugement des hommes instruits. (Note de Marat)
  19. Voyez les mémoires pour les boulangers, par le chevalier Rutledge. (Note de Marat)
  20. Je serais bien curieux de voir les preuves que l’on donne de cette exportation immodérée des grains : je crains fort que le bruit n’en ait été répandu à dessein de favoriser le plan d’accaparement du ministre. Il faut bien qu’il y ait eu à ce sujet un odieux tripotage, car on a soupçonné, sur des apparences très fortes, que les primes étaient touchées plusieurs fois par les agents ministériels, et pour la même cargaison, qui était successivement présentée dans différents ports. (Note de Marat)
  21. Voyez son arrêt du Conseil du 27 nov. 1788. (Note de Marat)
  22. La Compagnie Leleu, qui tenait tous les moulins de Corbeil. Le 19 février, les boulangers de Paris présentèrent un mémoire au lieutenant de police, où ils se plaignaient de ce que la compagnie des sieurs Leleu, pour mettre, sous différents prétextes, un prix plus haut à la denrée, avait subitement restreint ses ventes et livraisons ; qu’ayant écrémé les halles circonvoisines, les boulangers qui s’y étaient transportés pour faire leurs achats, s’étaient vus réduits à revenir dans la capitale, à la merci de ladite compagnie, la supplier de les approvisionner à tous prix ; et par contre-coup avaient été forcés d’enchérir le pain, en raison de la hausse des farines : ce qui leur avait attiré l’amende de la police.

    Gravement inculpés par ce mémoire, les sieurs Leleu répandirent dans le public deux imprimés, sous les titres « d’observations et de compte-rendu sur l’établissement des moulins de Corbeil », où ils invoquent le témoignage de M. Necker sur leur désintéressement et leur dévouement patriotique. Ces accapareurs ministériels produisent une lettre, où l’administrateur des finances leur dit : « Soyez persuadés qu’en toute occasion vous me trouverez prêt à vous donner des preuves d’estime et d’intérêt. » Ils produisent aussi un arrêt du Conseil, sans date, sans signature, sans affiche, et de façon, sans doute, de M. Necker, par lequel le premier mémoire des boulangers est supprimé comme calomnieux et diffamatoire. Ainsi, nul doute que les accapareurs ministériels n’aient affamé la capitale depuis le retour de M. Necker, en 1788, jusqu’au moment de la révolution, et qu’après la révolution ils ne l’aient encore affamée ; car ils étaient l’âme du comité des subsistances de l’hôtel-de-ville. (Note de Marat)

  23. M. Necker est rentré au ministère dans le mois d’août 1768, c’est-à-dire sur la fin de la récolte. (Note de Marat)
  24. C’est contre toute vérité que les représentants de la commune, violemment suspectés de conniver avec le gouvernement, ont prétexté que ces moulins étaient établis pour occuper de pauvres ouvriers. Que la charité municipale est une belle chose ! Elle ne veut rien voir, et elle couvre tout. Ayons donc des yeux sur elle ; et s’il se peut, ouvrons ceux du public.

    C’est contre toute vérité pareillement, que les représentants de la commune ont déclaré, le 5 octobre, que le pain fait de ces farines gâtées n’était pas malfaisant : déclaration dont ils ont eux-mêmes reconnu le faux quelques jours après, en faisant jeter à la rivière une grande quantité de farines, qu’ils n’ont pas voulu vendre aux amidonniers, crainte qu’elles ne revinssent aux boulangers. (Note de Marat)

  25. De ceux qui en ont fait leur principale nourriture, aucun n’a échappé. (Note de Marat)
  26. Un pain de sept sols ne pèse qu’une livre et demie ; c’est donc à raison de quatre sols et demi la livre. Si on y ajoute le salaire au moins d’une demi-journée perdue pour se procurer ce pain d’une livre et demie, les jours où il manque, on trouvera qu’il revient aux malheureux ouvriers à 27 ou 28 sols. Encore n’est-ce pas le petit peuple de la capitale qui a le plus souffert de la disette. La crainte des révoltes dans une ville aussi immense a toujours forcé la police d’y tenir le pain à bas prix. Aussi, lorsqu’il n’y valait que s. d. la livre, valait-il 6 et s. en province, même dans la Picardie et dans la Normandie, qui sont des pays de grains. Ainsi, tout le poids de cette honteuse spéculation tombe donc sur les pauvres. C’est pour eux pareillement que sont les plus grands dangers, réduits, comme ils le sont, à faire de pain sec leur principale nourriture. Et, pour les consoler de leur sort déplorable, la digne, la bienfaisante, la vertueuse assemblée de l’hôtel-de-ville n’a trouvé d’autre moyen que de leur tenir la bayonnette sur la gorge, en vertu d’une loi barbare, qu’elle vient d’arracher à nos timides députés. Les lâches ! si j’avais eu le droit de tonner dans le sénat national, j’aurais fait rougir mes collègues, et d’un mot replongé dans la fange le fantôme ridicule qui enchaînait leur vertu. Au demeurant, ne croyez pas que ce soit dans ce cas seul que l’administrateur des finances a sacrifié les pauvres : il est dans ses principes de toujours les immoler aux riches : nous en verrons ci-après plusieurs exemples. Suivez ses opérations, vous les trouverez toutes entachées de ce crime. (Note de Marat)
  27. Comme le pain est encore d’une qualité détestable par tout le royaume, il est impossible que l’on ait tiré de l’étranger assez de grains gâtés pour l’infecter depuis onze mois.

    Il y a donc là-dessous quelque mystère d’iniquité. Les districts patriotiques ne doivent rien négliger pour le percer, soit en faisant saisir les grains à leur entrée dans l’École militaire, et dans les autres dépôts ministériels, soit en y faisant des perquisitions exactes. Que penser du soin que met le comité des recherches à le dérober au public ? comme s’il était vendu à l’accapareur général, comme s’il convivait avec lui ! (Note de Marat)

  28. Si se jouer de la vie des hommes, après les avoir réduits à la misère, est un crime atroce ; pallier ou dissimuler ces abus, travailler à les perpétuer par une basse prostitution aux vues de l’administrateur des finances, est un crime affreux, qui rend ses coupables auteurs indignes à jamais de la confiance publique, et qui doit porter la commune à les couvrir d’opprobre. Mais à la manière dont ils prennent en patience les maux du peuple, ne dirait-on pas qu’ils ont trouvé le moyen de ne pas y être exposés ? (Note de Marat)
  29. À Soissons, ils ont fait monter le prix du septier, de 130 à 240 livres. (Note de Marat)
  30. Ils seraient plus qu’incertains, si c’étaient des entreprises privées, parce qu’il est plus que probable que les accapareurs deviendraient eux et leurs magasins la proie du peuple ; que le gouvernement lui-même, de concert avec les municipalités, prendrait, pour réprimer ces abus criants, de si bonnes mesures, qu’aucun n’échapperait.

    On vient de voir avec scandale le zèle qu’ont déployé contre les habitants de Vernon les Représentants de la Commune parisienne, pour sauver un homme suspecté d’être un accapareur ministériel : tandis qu’ils n’ont rien fait pour sauver le pauvre boulanger. (Note de Marat)

  31. Le prix du blé dans les Pays-Bas autrichiens est fort au-dessous de celui qui se vend à la Halle de Paris. (Note de Marat)
  32. Dès le lendemain de la translation de la famille royale à Paris. (Note de Marat)
  33. Je ferai voir à la fin de cet écrit, qu’elles ne sont jamais sorties des mains du ministre ; que le Comité de la Ville n’a été qu’un instrument aux volontés de l’accapareur général ; mais je n’ai point encore les pièces qu’on m’annonce. (Note de Marat)
  34. Il faut évidemment lire faim.
  35. Montrez-moi ce qu’il fit jamais pour le peuple, depuis les petits soins qu’il eut pour les malades d’hôpital et les débiteurs prisonniers ; depuis ces petites œuvres pies qui l’ont fait porter aux nues ; depuis ces petites vertus d’apparat, qui lui ont assuré le privilège d’être prôné ? ô ! portez-le bien dans vos cœurs, judicieux citoyens ; promenez ses images dans les places publiques, érigez-lui des statues ; et si c’est trop peu de ces honneurs civiques, courez aux temples, et faites fumer l’encens. Nouveau Mercure ! bientôt, bientôt, le voile sera déchiré, vos autels seront déserts ; et de tant de fidèles adorateurs, il ne vous restera que les publicains et les péagers. (Note de Marat)
  36. Voyez son Discours à l’Assemblée Nationale, lu le 24 septembre. (Note de Marat)

    On trouvera les parties essentielles de ce discours et le compte rendu des détails auxquels il donna lieu, dans le Moniteur, réimpression, t. I, pp. 506 et suivantes.

  37. Les petites attentions qu’eut d’abord sa chère moitié pour les débiteurs en prison et pour les malades réduits à l’hôpital, n’étaient que pure affecterie. Une preuve qu’elles n’avaient point leur source dans le cœur, c’est que depuis son retour au ministère, elles ont disparu pour toujours ; et toutefois c’est à l’impression qu’elles ont faite sur le public, qu’il doit sa réputation de popularité et de bienfaisance, son nom de père du peuple, d’ange tutélaire de la France. (Note de Marat)
  38. Comme les ministres ne sont plus les maîtres de faire la loi, on sent bien qu’il ne s’agit ici que des vues à proposer à l’Assemblée nationale. (Note de Marat)
  39. Ces places paraissent dangereuses au prince lui-même, puisqu’il n’est pas permis à un gouverneur de résider dans son gouvernement, sans une permission expresse. (Note de Marat)
  40. Quand on pense qu’à l’avènement du Roi à la couronne, sa seule maison militaire était de dix mille hommes d’élite ; quand on pense à cette multitude de charges dites de la couronne, et uniquement faites par le faste du monarque, charges portant toutes des appointements considérables, et dont plusieurs ont quatre titulaires de quartiers ; quand on pense à toutes les charges de la maison de la reine, toutes les charges des maisons des princes et princesses ; quand on réfléchit au gaspillage effrayant de tant de maisons, aux sommes immenses consacrées aux fêtes, aux largesses, au jeu ; on trouve que cent millions annuels suffisent à peine à cette vaine pompe. Pour soutenir ces désordres scandaleux, il faut pressurer les peuples, leur enlever le nécessaire, les réduire à la mendicité. Ces désordres cesseront enfin ; mais qu’y gagnerons-nous, si le nouveau régime n’est pas moins dévorant ? On dit que l’hôtel-de-ville est un gouffre qui engloutit chaque jour des sommes immenses ; et c’est à cette vertu attractive qu’on attribue le zèle patriotique de tous les intrigants, qui se sont efforcés d’y entrer. (Note de Marat).
  41. Loin d’avoir réduit ces pensions, il a même augmenté celles des gens de lettres, dont il cherchait à se faire flagorner. À son arrivée au ministère, les académies coûtaient à l’État 120 000 liv., et il les porte à 100 000 écus dans son Traité des Finances. (Note de Marat)
  42. Ne sachant à quel titre donner une place lucrative à M. de Vandermonde, de l’Académie des sciences, on a formé pour lui un de ces ridicules ateliers d’essais, et on lui en a donné la direction, avec de gros appointements. (Note de Marat)
  43. « Les sommes fournies aux maisons des princes se montent à 8 240 000 liv. : il ne m’appartient pas de déterminer les retranchements dont cet article serait susceptible. » Discours de M. Necker. (Note de Marat)
  44. Ses derniers emprunts de 30 et 80 millions, dont l’un a été décrété partiellement, et dont l’autre a été voté par acclamations. (Note de Marat)
  45. Ayant réuni, sous le nom d’impôt territorial, la taille et les vingtièmes, il cherche à en augmenter de 15 millions la somme. Voyez son Discours à l’Assemblée nationale, lu le 24 septembre. (Note de Marat)
  46. L’hôtel-de-ville n’a pas rougi de renchérir sur cette barbarie dans son règlement, en invitant à contribuer les ouvriers et les manœuvres qui ne possèdent rien. Ô pudeur ! (Note de Marat)
  47. Toutes les opérations de M. Necker sont entachées de ces vices. Il a de belles paroles pour les petits ; pour les grands, il a de beaux procédés : mais son cœur est pour les capitalistes, les banquiers, les agioteurs, ses dignes protégés. Avec quelle sollicitude il leur a procuré les profits immenses de ses nombreux emprunts ! Avec quelle sollicitude il s’efforçait de faire refluer sur eux une portion des avantages de la suppression des dîmes ! Avec quelle sollicitude il cherchait à leur ménager tous les bénéfices de ses emprunts avortés ! Avec quelle sollicitude il cherche à leur procurer le profit immense de l’achat des biens ecclésiastiques ! Avec quelle sollicitude il cherche à leur assurer les profits immenses de la conversion de la caisse d’escompte en banque nationale ! etc. Aussi est-il leur Dieu ; aussi sont-ils ses apôtres ; aussi le servent-ils avec idolâtrie, aussi applaudissent-ils en chœur quand il ouvre la bouche ; aussi l’étouffent-ils de caresses, quand il se montre au district ; aussi lui donnent-ils chaque jour une garde d’honneur ; aussi leur donne-t-il en retour de bons dîners, auxquels sa douce moitié assiste pour verser le café et la liqueur. (Note de Marat)
  48. Je lui ai supposé les mains pures ; mais après tout ce que je vois aujourd’hui, je ne sais plus que penser des bruits répandus sur son compte. On prétend qu’il a travaillé à se rendre maître du numéraire par l’accaparement des grains, pour le faire valoir sur les différentes places de l’Europe, et sans doute pour ne pas oublier son ancien métier. (Note de Marat)
  49. Ce vaste hôtel qu’occupe Thierry dans la rue de Monsieur, à Versailles ; cet hôtel somptueux que le duc de Coigny occupe dans le Carrousel, à Paris, etc. (Note de Marat)
  50. Tant que les brigands publics seront impunis, de quoi servent les réformes ? de quoi servent les lois ? (Note de Marat)
  51. J’entends répéter de toutes parts que l’Assemblée nationale a très sagement fait d’accepter de confiance le plan de M. Necker, ne pouvant garantir ni le succès du plan qu’elle n’a point fait, ni la fidélité des comptes qu’elle n’a point examinés, ni les événements qu’elle n’a pu prévoir ; car, comme quelqu’un l’a fort bien dit, il faut que son crédit soit intact, et que la chose publique reste tout entière dans elle-même. Beau raisonnement ! Quoi donc ! l’Assemblée nationale, faite pour veiller au bonheur de la nation, et lui donner de sages lois, doit se conduire en aveugle dans des opérations qui intéressent infiniment la chose publique ? Elle aura dû, sans connaissance de cause, revêtir de sa sanction un impôt désastreux, dont les suites funestes sont incalculables ? Elle sera à couvert de tout reproche, pour s’être ménagé le pitoyable prétexte de dire à l’auteur : cela vous regarde, je m’en lave les mains. Et on allèguera pour excuse l’exigence supposée des circonstances ! Comme si quelques jours de retard consacrés à l’examen avaient pu mettre en péril le salut de l’État ! Se peut-il que, dans le siècle des lumières, nous soyons réduits à présenter au lecteur des réflexions de cette nature ! (Note de Marat)
  52. On n’a pas oublié les tentatives réitérées du ministre, pour engager les États généraux et la municipalité parisienne, à rendre au Roi la plénitude du pouvoir exécutif. (Note de Marat)
  53. Voyez le no 26 de L’Ami du Peuple. (Note de Marat)
  54. « La femme d’un paysan donnera, s’il le faut, son anneau ou sa croix d’or ; elle n’en sera pas moins heureuse, et il lui sera permis d’en être fière. » Discours de M. Necker à l’Assemblée nationale… Quoi ! c’est ce ministre si scrupuleux, qui n’ose toucher à 8 240 000 liv. des deniers de l’État, que les princes dissipent scandaleusement ! C’est ce père du peuple si chanté, qui tout à coup renonce sans pudeur à ses entrailles paternelles, pour arracher du doigt ou du cou d’une paysanne une misérable breloque. Et de quel front, après un trait pareil, ose-t-il garder sa vaisselle, ses bijoux précieux ? De quel front ose-t-il garder une montre, et prendre du tabac dans une boîte d’or ? Que dis-je ! Souvent un anneau d’or est toute la fortune d’une paysanne ; et presque toujours il en forme les dix-neuf vingtièmes. Faites donc porter au trésor royal, M. l’apôtre, treize à quatorze millions tirés de vos coffres ; il vous en restera encore assez pour vivre : vous n’en serez pas moins heureux, et il vous sera permis d’en être fier, du moins pourrons-nous croire à votre amour du bien public. (Note de Marat)
  55. Abolition des privilèges féodaux.
  56. Voyez le no 11 de L’Ami du Peuple. (Note de Marat)
  57. L’ancien comité. (Note de Marat)
  58. Voyez Le Moniteur Patriote. (Note de Marat)
  59. À force de crier contre cette faction odieuse, je suis enfin parvenu à ouvrir les yeux des citoyens sensés. Un député du peuple n’a même pas craint de s’élever dernièrement contre elle dans l’Assemblée nationale. Voyez la réponse du comte de Mirabeau, le 20 octobre, au sujet des observations de M. Robespierre, contre la loi martiale. (Note de Marat)
  60. N’a-t-on pas vu, le 24 octobre, la municipalité presser l’Assemblée nationale de rétablir cette juridiction tyrannique ? (Note de Marat)
  61. Voyez le Discours de l’ami du peuple, no 19. (Note de Marat)
  62. Je puis certifier, d’après le témoignage de cent citoyens, que la milice bourgeoise de Versailles n’est pas moins indisposée contre sa municipalité et la plupart de ses commandants, que les patriotes de Paris ne sont indignés contre l’Hôtel-de-ville. Elle l’accuse hautement d’être vendue aux conjurés, et de l’avoir laissée sans munitions le jour de l’arrivée des Parisiens. Le moyen d’en douter ! (Note de Marat)
  63. Depuis huit jours, les gardes du corps couchaient tout bottés, pour être prêts à monter à cheval au premier signal. (Note de Marat)
  64. Tout Versailles assure que le comte d’Estaing avait dîné, quelques jours auparavant, chez le sieur Maitrau, capitaine de la garde bourgeoise, antipatriote fameux, et de plus boucher dans la rue des Deux-Portes : voilà de ces traits que M. le comte n’aurait pas dû omettre dans sa justification. (Note de Marat)
  65. M. la Tourillière, capitaine d’artillerie de la milice nationale, chargé des munitions, vivement pressé de les délivrer, distribua trente cartouches par compagnie de 110 hommes, en protestant qu’il n’en avait pas davantage. On voit que la municipalité de Versailles n’avait pas été moins prévoyante que celle de Paris, et que, sans la fraternité des troupes soldées, les citoyens jouaient à un beau jeu. Ce défaut de munitions, qu’elles ne manqueront pas de colorer, est un trait de trahison si noir, qu’il mériterait un châtiment capital. Après cela, fions-nous à la vigilance de nos fidèles administrateurs. Mais les Parisiens sont si simples, que je parie, contre qui voudra, que cette leçon ne leur a servi de rien, et qu’aujourd’hui même ils sont au dépourvu. (Note de Marat)
  66. On présume avec fondement que ce courrier était envoyé au-devant des Parisiens, pour leur annoncer que tout était arrangé, et que leur présence n’était plus nécessaire. (Note de Marat)
  67. Je crois avoir prouvé que le renvoi de M. Necker, le 11 juillet, n’était qu’un trait de mépris de la part des conjurés, qui présumaient pouvoir se passer désormais de lui. Mais cette disgrâce, si méritée, où la nation n’aurait dû voir qu’un ministre plus que suspect, et où elle ne vit qu’un martyr de la liberté, le reporta sur l’autel : le peuple le rappela à grands cris ; et en vengeant le prétendu défenseur de ses droits, il crut ne venger que sa propre cause.

    L’observateur qui sait rapprocher les faits, combiner les événements, et remonter à leur source, ne peut s’empêcher de placer M. Necker à la tête des conjurés. Il était au fait de tout ce qui se tramait son simple silence sur les longs et terribles apprêts du blocus de la capitale dépose hautement contre lui. Mais si la première conspiration ne suffisait pas pour le convaincre de trahison, la seconde ne laissera aucun doute. Qui ne sait qu’alors il dirigeait seul toutes les opérations du cabinet ? Qui ne sait qu’il avait à ses ordres la faction criminelle des États-Généraux ? Qui ne sait qu’il disposait de la municipalité de Paris, de celle de Versailles, de presque tous les chefs des milices nationales ? Or, les manœuvres du cabinet, pour consommer ces deux conspirations, ont été parfaitement semblables. Même projet d’affamer Paris, même dessein d’arrêter la marche de l’Assemblée nationale, de l’enchaîner par la crainte, ou de la dissoudre ; même trame pour faire échouer la constitution, même ton de despote inspiré au monarque, même refus de sanctionner les décrets, à moins qu’on ne remit entre ses mains la puissance suprême. Or, qui doute que M. Necker seul ne fût alors l’âme du cabinet ; qui doute qu’il n’eût lui-même ménagé au roi, par le veto, le prétexte du refus ; qui doute qu’il ne l’eût poussé à reprendre le ton d’un maître ; qui doute qu’il ne se fût efforcé de lui rendre le pouvoir absolu ; qui doute enfin de ses liaisons, de ses intrigues avec les courtisans, avec les ennemis de la patrie, les principaux conjurés ?

    Je ne dirai rien des entretiens secrets qu’on l’accuse d’avoir eu à Bâle, en Suisse, avec la duchesse de Polignac, et dont je serais peu surpris : tant d’autres faits notoires se réunissent pour l’inculper et le confondre ! Rappelé au timon des affaires, il revint en triomphateur ; il se crut tout-puissant, il trancha du souverain ; et le premier essai qu’il fit de sa puissance fut un acte de trahison. Du fond de sa voiture, il écrivit une lettre à la ville de Nogent, pour demander la liberté du baron de Besenval, accusé de crime de lèse-nation. À peine arrivé à Versailles, qu’il court à Paris ; il se montre à l’hôtel-de-ville, il se présente aux députés de la commune et aux électeurs, non pour leur présenter l’hommage empressé de sa reconnaissance, mais pour leur demander la grâce de tous les proscrits et pour l’obtenir, que ne mit-il pas en œuvre ? Déjà il s’était concerté avec quelques-uns des chefs qui devaient y jouer une farce : des pleureuses l’avaient devancé dans la salle des représentants, elles le devancèrent encore dans celle des électeurs ; il arrive ; aux premiers applaudissements succède un profond silence, chacun retient son haleine ; mais l’orateur ne peut commencer, il parcourt des yeux la salle, et n’apercevant pas ses compères, il demande qu’on les fasse entrer ; enfin, il pérore, et s’efforce d’émouvoir, en demandant une amnistie générale ; des pleurs de commande roulent accompagnés de sanglots ; il achève, et va recueillir de nouveaux applaudissements à une croisée. Cependant le comte de Clermont-Tonnerre profite de la disposition des esprits pour crier grâce. Il s’agissait d’en rédiger l’acte ; il était tout fait dans la poche du comte, qui le glisse sous la main de l’un des secrétaires. À ce rôle de jongleurs qui supposait une liaison intime, une connivence étroite avec ces courtisans déliés, j’ajouterai un autre trait, qui dévoile ses liaisons criminelles avec les conjurés. Tout le monde a su la fuite du comte de Lally, de M. Mounier et de la princesse d’Hennin, etc., pour se soustraire au ressentiment du peuple. Ils ont été se réfugier en Suisse ; mais ce que tout le monde ne sait pas, c’est que M. Necker leur a donné un asile dans une de ses terres. (Note de Marat)

  68. Dira-t-il qu’à cet égard les autres ministres sont coupables comme lui ? J’en conviens ; aussi la nation doit-elle s’assurer d’eux et de lui, pour les traiter comme des traîtres, des ennemis publics. (Note de Marat)
  69. Qu’il nous dise un peu qui a fourni l’argent pour ce voyage ? Car il était tout prêt, certainement. Peut-on lui demander encore qui a fourni le trésor qu’on envoyait au comte d’Artois, et qu’on a si heureusement saisi ? (Note de Marat)
  70. Voyez dans mon Plan de Constitution la manière de la diviser, pour qu’elle ne soit plus redoutable. (Note de Marat)
  71. C’est ce qui a bien paru dans cette protestation que fit le roi, qu’il ne souffrirait pas qu’on changeât rien à son droit de disposer de l’armée, et cela dans un moment où il abandonnait toutes les autres prérogatives usurpées de la couronne. Or, rien de plus simple ; quand on a la force en main, on fait toujours ce qu’on veut. (Note de Marat)
  72. Serait-ce la crainte, la honte ou les remords qui ont porté M. Necker à s’opposer au départ du roi pour Paris ? Qui le sait : mais je sais bien qu’il a dû naître sous une heureuse étoile, pour que le bandeau de l’illusion ne soit pas déjà tombé de tous les yeux. (Note de Marat)
  73. Je connais toutes les rubriques dont on peut se servir pour couvrir les crimes des agents de l’autorité. Mais si le ministre de la guerre, déjà criminel de lèse-nation pour avoir fait avancer les troupes et les trains d’artillerie qui devaient détruire la capitale, avait la lâcheté de conniver avec le premier ministre des finances, il attirerait tout l’orage sur sa tête : qu’il tremble d’aggraver ses attentats. (Note de Marat)
  74. Depuis que j’ai dénoncé M. Necker, le public est inondé d’une foule d’écrits où le premier ministre des finances est flagorné, et où je suis impitoyablement déchiré par des vendeurs d’injures et de calomnies. Dans une guerre de ce genre, on sent trop le prodigieux avantage que doit avoir contre un homme réduit à travailler pour vivre, un homme qui a l’autorité en main, qui peut donner des places, et qui dispose d’une fortune de 14 à 15 millions.

    Quoi qu’il en soit, mes principes sont connus, mes mœurs sont connues, mon genre de vie est connu : ainsi je ne m’abaisserai point à combattre de lâches assassins qui s’enfoncent dans les ténèbres pour me poignarder. Que l’homme honnête, qui a quelque reproche à me faire, se montre ; et si jamais j’ai manqué aux lois de la plus austère vertu, je le prie de publier les preuves de mon déshonneur. Je terminerais ici cet article, s’il n’importait à la cause de la liberté que le public ne soit pas la dupe des artifices employés pour le prévenir défavorablement contre son incorruptible défenseur.

    Comme ma plume a fait quelque sensation, les ennemis publics, qui sont les miens, ont répandu dans le monde qu’elle était vendue : ce qui, d’après le caractère connu des gens de lettres du siècle, n’était pas difficile à persuader à qui ne m’a point lu. Mais il suffit de jeter les yeux sur mes écrits, pour s’assurer que je suis peut-être le seul auteur depuis J.-J. qui dût être à l’abri du soupçon. Et à qui, de grâce, serais-je vendu ? — Est-ce à l’Assemblée nationale, contre laquelle je me suis élevé tant de fois, dont j’ai attaqué plusieurs décrets funestes, et que j’ai si souvent rappelée à ses devoirs ? — Est-ce à la couronne, dont j’ai toujours attaqué les odieuses usurpations, les redoutables prérogatives ? — Est-ce au ministère, que j’ai toujours donné pour l’éternel ennemi des peuples, et dont j’ai dénoncé les membres comme traîtres à la patrie ? — Est-ce aux princes, dont j’ai demandé que le faste scandaleux fût réprimé, les dépenses bornées aux simples revenus des apanages, et dont je demande que le procès soit fait aux coupables ? — Est-ce au clergé, dont je n’ai cessé d’attaquer les débordements, les prétentions ridicules, et dont j’ai demandé que les biens fussent restitués aux pauvres ? — Est-ce à la noblesse, dont j’ai frondé les injustes prétentions, attaqué les privilèges iniques, dévoilé les perfides desseins ? — Est-ce aux parlements, dont j’ai relevé les projets ambitieux, les dangereuses maximes, les abus révoltants, et dont j’ai demandé la suppression ? — Est-ce aux financiers, aux déprédateurs, aux concussionnaires, aux sangsues de l’État, à qui j’ai demandé que la nation fît rendre gorge ? — Est-ce aux capitalistes, aux banquiers, aux agioteurs, que j’ai poursuivis comme des pestes publiques ? — Est-ce à la municipalité, dont j’ai découvert les vues secrètes, dévoilé les desseins dangereux, dénoncé les attentats, et qui m’a fait arrêter ? — Est-ce aux districts, dont j’ai attaqué l’alarmante composition, et proposé le besoin de réforme ? — Est-ce à la milice nationale, dont j’ai attaqué les sots procédés, et la sotte confiance dans des chefs suspects ? — Reste donc le peuple[* 1], dont j’ai constamment défendu les droits, et pour lequel mon zèle n’a point eu de bornes. Mais le peuple n’achète personne : et puis, pourquoi m’acheter ? Je lui suis tout acquis me fera-t-on un crime de m’être donné ?

    Si ses ennemis, qui cherchent à me perdre, avaient quelque jugement, ils sentiraient que leurs coups seront toujours sans effet, tant qu’ils ne saisiront pas le défaut de la cuirasse. Ainsi au lieu de frapper en aveugle, que ne cherchent-ils mes faibles, que n’épient-ils mes ridicules, pour me peindre d’après moi ? Ils ont besoin d’aide, je vais leur en donner.

    Depuis longues années, mes amis, témoins de mon insouciance sur l’avenir, et rebutés de me prêcher en vain le soin de ma fortune, me reprochent d’être un animal indécrottable ; peut-être n’ont-ils pas tort : mais ce défaut n’est pas, je crois, celui d’un complaisant prêt à se vendre. Depuis longues années, mes voisins, qui voient que je me refuse le nécessaire pour faire construire des instruments de physique, me regardent comme un original inconcevable : peut-être n’ont-ils pas tort ; mais ce défaut n’est pas, je crois, celui des intrigants qui cherchent à se vendre.

    Je n’ai ni place, ni pension ; jamais je n’en sollicitai, et je n’en accepterai jamais aux yeux des sages du siècle, un pareil désintéressement n’est que sottise, soit ; mais ce n’est pas là, je pense, le fait d’un ambitieux prêt à se vendre.

    Il y a dix mois que je sers la patrie nuit et jour ; mais je n’ai voulu prendre aucune part à la gestion des affaires publiques. Je me suis montré dès le premier instant d’alarme, et je n’ai consulté que mon cœur pour partager les périls communs. Depuis le mardi soir, jour de la prise de la Bastille, jusqu’au vendredi soir, je n’ai pas désemparé du comité des Carmes, dont j’étais membre. Obligé de prendre enfin quelque repos, je n’y reparus que le dimanche matin. Le danger n’était plus imminent, et je voyais les choses un peu plus de sang-froid. Quelqu’importantes que me parussent les occupations d’un commissaire de district, je sentais qu’elles ne convenaient nullement à mon caractère, moi qui ne voudrais pas de la place de premier ministre des finances, pas même pour m’empêcher de mourir de faim. Je proposai donc au comité d’avoir une presse, et de trouver bon que, sous ses auspices, je servisse la patrie, en rédigeant l’historique de la révolution, en préparant le plan de l’organisation des municipalités, en suivant le travail des États-Généraux. Ma proposition ne fut pas du goût de la majorité, je me le tins pour dit ; et pénétré de ma parfaite inaptitude à toute autre chose, je me retirai. Aux yeux de tant d’honnêtes citoyens qui font une spéculation de l’honneur de servir la patrie, ma retraite doit paraître pure stupidité, je le sais ; mais ma proposition n’était pas celle d’un homme dont la plume est à vendre.

    Le plan que j’avais proposé au comité des Carmes, je l’ai exécuté dans mon cabinet, et à mes dépens. Mes amis ont fait le diable pour m’empêcher d’écrire sur les affaires actuelles, je les ai laissé crier, et n’ai pas craint de les perdre.

    Enfin je n’ai pas craint de mettre contre moi le gouvernement, les princes, le clergé, la noblesse, les parlements, les districts mal composés, l’état-major de la garde soldée, les conseillers des cours de judicature, les avocats, les procureurs, les financiers, les agioteurs, les déprédateurs, les sangsues de l’État, et l’armée innombrable des ennemis publics. Serait-ce donc là le plan d’un homme qui cherche à se vendre ?

    Hé ! pour qui me suis-je fait ces nuées de mortels ennemis ? pour le peuple ; ce pauvre peuple épuisé de misère, toujours vexé, toujours foulé, toujours opprimé, et qui n’eut jamais à donner ni places ni pensions. C’est pour avoir épousé sa cause que je suis en butte aux traits des méchants qui me persécutent, que je suis dans les liens d’un décret de prise-de-corps, comme un malfaiteur. Mais je n’éprouve aucun regret ; ce que j’ai fait, je le ferais encore, si j’étais à commencer. Hommes vils, qui ne connaissez d’autres passions dans la vie que l’or, ne me demandez pas quel intérêt me pressait ; j’ai vengé l’humanité, je laisserai un nom, et le vôtre est fait pour périr.

    Les folliculaires qui se prêtent à me diffamer, ne sont pas tous des scélérats consommés. Je veux le croire : qu’ils rentrent donc en eux-mêmes un instant, ils rougiront de leurs bassesses. Je ne les accablerai point d’injures, je ne leur ferai point de reproches ; mais s’il en est un seul qui doute encore que ma plume n’est conduite que par mon cœur, qu’il vienne me voir dîner.

    Enfin, aurais-je besoin de me vendre pour avoir de l’argent ? J’ai un état qui m’en a donné, et qui m’en donnera encore, dès que je me résoudrai à renoncer au cabinet. Je n’ai même que faire de renoncer au cabinet, je n’ai besoin que de ma plume. Aux précautions infinies que prennent les ennemis de l’État, pour empêcher mes écrits de voir le jour, mes diffamateurs peuvent s’assurer que je ne manquerai pas de lecteurs. L’Ami du Peuple aurait été dans leurs mains une source abondante : dans les miennes, cette source est restée stérile ; j’ai abandonné les trois quarts du profit aux libraires chargés de m’épargner les embarras de l’impression et de la distribution, à la charge que chaque numéro sera livré à un sou aux colporteurs.

    Je me flatte d’en avoir assez dit pour dégoûter les échos de cette calomnie, la seule qui eût pu porter coup à la cause que je défends. Quant aux autres, je laisse libre carrière à mes diffamateurs, et je ne perdrai pas, à les confondre, un temps que je dois à la patrie. (Note de Marat)

    1. Pour moi, le mot peuple est presque toujours synonyme à celui de nation. Lorsque je le distingue, comme dans ce cas, il désigne la nation, exception faite de ses nombreux ennemis. (Note de Marat)