Les Pamphlets de Marat/Offrande à la Patrie

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 1-35).

OFFRANDE À LA PATRIE

(Février 1789)

Dans une lettre adressée au président de l’Assemblée nationale, en mai 1790[1], Marat a lui-même raconté les circonstances dans lesquelles il écrivit l’Offrande à la Patrie : « Gémissant depuis longtemps, dit-il, sur les malheurs de ma patrie, j’étais au lit de la mort, lorsqu’un ami, le seul que j’avais voulu pour témoin de mes derniers moments, m’instruisit de la convocation des États-Généraux : cette nouvelle fit sur moi une vive sensation, j’éprouvai une crise salutaire, mon courage se ranima, et le premier usage que j’en fis fut de donner à mes concitoyens un témoignage de mon dévouement ; — je composai l’Offrande à la Patrie[2]. »

La convocation des États-Généraux ayant été annoncée dès le 8 août 1788, c’est donc dans les derniers mois de cette année que Marat composa sa brochure, qui parut, sans nom d’auteur, en février 1789, sous ce titre : Offrande à la Patrie, ou discours au Tiers-État de France, et avec cette épigraphe, empruntée à Horace[3] : Quiquid delirant Reges, plectuntur Achivi[4].

Premier Discours

Mes chers concitoyens,

C’en est fait, le prestige est détruit.

Les voilà donc enfin, ces Ministres audacieux, décriés par leur ineptie, avilis par leurs déprédations, abhorrés par leurs excès, et proscrits par l’indignation publique ! Traîtres à leur Maître, traîtres à leur pays, ils ont, à force de forfaits, compromis l’autorité, et poussé l’État sur le bord de l’abîme.

Naguère encore leurs lâches suppôts répétaient, avec insolence, que les Monarques ne tiennent leur pouvoir que de Dieu et de leur épée[5], qu’ils sont maîtres de leurs sujets, comme un berger est maître de ses moutons, qu’il faut faire mourir le Peuple de faim, pour qu’il les fasse vivre, qu’il faut l’aveugler pour qu’il obéisse, et que plus il est foulé, plus il est soumis. Insensés ! ils ignoraient que la patience a ses bornes, qu’une nation généreuse, lasse de souffrir, secoue toujours le joug, que les gémissements du désespoir se changent en accès de fureur, et que les cris de la liberté sont toujours prêts à sortir des feux de la sédition.

Grâces aux lumières de la Philosophie, le temps est passé, où l’homme abruti se croyait esclave. Honteux de leurs funestes maximes, les suppôts de la tyrannie gardent le silence ; de toutes parts les sages élèvent la voix, ils répètent aux Monarques, qu’en tout État, la souveraine puissance réside dans le corps de la Nation, que de lui émane toute autorité légitime, que les Princes ont été établis pour faire observer les Lois, qu’ils y sont soumis eux-mêmes, qu’ils ne règnent que par la justice, et qu’ils la doivent au dernier de leurs sujets. Vérités consolantes ! faut-il qu’on les perde si-tôt de vue dans les temps prospères, et qu’on ne s’en souvienne que dans les temps de calamité ?

Ici, quel tableau déchirant s’offre à mes regards ! Ô ma Patrie ! des vautours insatiables ont dévoré ta substance, des mains barbares ont plongé le fer dans ton sein : affaiblie par tes pertes, exténuée par le jeûne, je te vois encore couverte de blessures et baignée dans ton sang.

Accablée sous le poids de tes maux, longtemps tu gémis en silence : l’excès de tes tourments t’a enfin arraché des cris de désespoir ; ils ont retenti aux oreilles de ton Roi, et son cœur paternel a été ému de compassion ; il a sondé tes plaies, et ses entrailles ont tressailli de douleur ; il vole à ton secours. Indigné de l’abus que des serviteurs infidèles ont fait de sa puissance, il veut lui-même enchaîner l’audace criminelle de ceux qui seraient tentés de les imiter, il veut lui-même t’élever un boulevard contre leur fureur.

Heureuse, si ses intentions bienfaisantes ne sont pas rendues vaines par les ennemis de ton repos. Plus heureuse encore, si ton sein n’était pas déchiré par tes enfants. Scandaleux sybarites, les uns font vœu de pauvreté, et ils consument dans le faste et les voluptés mondaines le bien des pauvres ; ils font vœu d’humilité, et ils réclament les distinctions de l’orgueil ; ils se disent les Ministres du Dieu de paix, et ils soufflent partout les feux de la discorde. Ridicules paladins, les autres (dans un accès de délire) cherchant à alarmer le Monarque, et lui offrant leurs bras pour t’égorger, appelaient sur toi la destruction et la mort[6]. Armée de confiance, tu as conjuré l’orage, et tu as accablé ces factions criminelles sous le poids de la raison. Déjà l’une est déconcertée par l’exemple héroïque d’un Prélat[7] vénérable, qu’elle n’a pas la force d’imiter ; elle garde le silence, et elle attend son sort des événements : tandis que l’autre, humiliée par l’exemple généreux des plus illustres personnages, laisse dormir ses prétentions injustes, et cherche à te donner le change par des actes d’une fausse générosité.

Ô Français ! vos maux sont finis, si vous êtes las de les endurer : vous êtes libres, si vous avez le courage de l’être. L’Europe entière applaudit à la justice de votre cause ; convaincus de la légitimité de vos droits, vos ennemis mêmes ont cessé de s’inscrire contre vos réclamations ; et pourvu que vous abandonniez le dessein de les consacrer dans l’Assemblée Nationale, loin de refuser de subvenir aux besoins de l’État, dont ils ont été jusqu’ici les sangsues, ils offrent d’en acquitter seuls la dette. D’en acquitter seuls la dette ! mais le peuvent-ils ? et où prendraient-ils de quoi combler l’abîme ? Libérateurs présomptueux, en est-il cent dans le nombre qui ne soient ruinés par le luxe, par les prodigalités, par le jeu, par le brigandage de leurs gens d’affaires ? en est-il cent qui ne soient eux-mêmes obérés ? Voyez leurs terres en décret, en friche, ou en vente ; voyez leurs biens en saisie réelle, ou en direction. Mais quand ils ne s’abuseraient pas, quand ils pourraient, quand ils voudraient libérer le Gouvernement, leur pompeux sacrifice ne serait qu’une ressource précaire, et l’État a besoin de ressources assurées. Défiez-vous du piège qu’ils vous tendent. Ils consentent à payer un jour sans mesure, pour ne plus payer de la vie ; et s’exécutant une fois pour toutes, ils resteraient maîtres du champ de bataille, ils vous tiendraient abattus pour toujours, ils appesantiraient vos fers, et continueraient à s’engraisser de votre sueur, à se gorger de votre sang.

Ils avaient arrêté de ne pas vous reconnaître pour l’Ordre principal de la Nation[8] ; et quoiqu’ils ne tiennent plus les mêmes discours, leur conduite n’a point changé. Ne voyant qu’eux dans la nature, ils se comptent pour la Nation entière. Qu’ils prennent donc à jamais sur eux seuls toutes les charges de l’État, qu’ils le soutiennent, le défendent et le fassent fleurir ; qu’ils fécondent les champs, qu’ils bâtissent les villes, qu’ils exploitent les mines, qu’ils conduisent les ateliers, qu’ils dirigent les manufactures, qu’ils fassent le commerce, qu’ils rendent la justice, qu’ils instruisent la jeunesse, qu’ils construisent les vaisseaux, qu’ils équipent les flottes, qu’ils forment les armées. Et vous, Citoyens malheureux, fuyez une patrie ingrate qui vous doit tout, et qui vous rejette de son sein. Mais où m’emporte un saint zèle ? Non, non, ne quittez point vos foyers, et sentez ce que vous pouvez. C’est vous qui faites la force et la richesse de l’État. À votre tête, le Roi sera toujours le plus puissant Monarque de l’Univers ; mais sans vous, à la tête de la noblesse et du clergé, il ne serait jamais qu’un simple Seigneur au milieu de ses vassaux ; et, semblable à ces petits Princes de l’Empire, forcé de mendier la protection d’un voisin puissant, crainte d’en être écrasé, il cesserait bientôt d’être compté parmi les Potentats. Que dis-je ? sans vous, la France, arrosée de votre sueur et de vos larmes, cesserait de se couvrir de moissons, elle ne serait plus qu’un désert : sans vous, la source de sa fécondité serait tarie, et le Monarque lui-même périrait de faim. Qu’ils vantent avec faste leurs exploits, leurs services ; que sont-ils, comparés aux vôtres ? Forcé de faire un choix entre eux et vous, le Roi pourrait-il balancer un instant ? Mais, grâces au Ciel, il n’en sera point réduit à cette dure extrémité ; et la Nation ne sera point divisée, dissoute, anéantie. Au flambeau de la raison s’évanouiront peu à peu les ténèbres qui fascinent les yeux de vos ennemis : rentrant en eux-mêmes, et consultant leurs vrais intérêts, ils cesseront de s’armer contre la justice. Ô mes Concitoyens ! l’excès de vos maux a fait sentir la nécessité du remède. Une occasion unique se présente de rentrer dans vos droits : connaissez une fois le prix de la liberté, connaissez une fois le prix d’un instant. Que la sagesse dirige toutes vos démarches, mais soyez inébranlables ; et quelque avantage qu’on vous propose, dussent vos ennemis se charger seuls du fardeau des impôts, refusez tout… tant que vos droits n’auront pas été fixés d’une manière irrévocable. Or, c’est dans l’Assemblée Nationale, où vous devez les établir solennellement, et les consacrer sans retour.

À quoi n’avez-vous pas droit de prétendre, et de quoi n’avez-vous pas besoin ? Dans l’état où je vous vois, vous ne devez pas seulement exiger de quoi vous nourrir, vous vêtir, vous loger, élever vos enfants et les établir convenablement ; mais vous devez assurer la liberté de vos personnes contre les attentats du despotisme ministériel, votre innocence contre des Juges iniques, l’honneur de vos femmes et de vos filles contre les entreprises des séducteurs titrés, votre réputation contre les atteintes des calomniateurs en crédit, obtenir justice contre des oppresseurs puissants, et vous procurer les facilités de développer vos talents, et de les cultiver pour votre bonheur. Vous le devez à vous, à vos enfants, à votre Patrie, à votre Roi. C’est le seul moyen de rendre la Nation florissante, respectée, redoutable, et de porter au comble de la gloire l’honneur du nom Français.

Second Discours

Non, mes chers compatriotes, il n’est rien que vos ennemis ne mettent en œuvre pour éviter cette Assemblée auguste où vous prendrez la qualité de citoyens. Chaque jour ils vous tendent de nouveaux pièges. Hier, ils essayaient de vous subjuguer, aujourd’hui ils s’efforcent de vous diviser : efforts impuissants, tant qu’il vous restera quelque vertu.

Déjà toutes les classes du Tiers-État, unies par leurs intérêts communs, se sont rapprochées, et correspondent.

Mes chers compatriotes, jetez les yeux sur vos forces, moins pour les calculer (elles sont immenses, irrésistibles) que pour connaître vos faux frères, et savoir sur qui vous devez compter.

Vos ennemis cherchent à détacher de votre Ordre les Financiers ; mais ces hommes fortunés sont trop judicieux pour se couvrir de ridicule, en se parant de vains titres ; pour faire corps avec une classe d’hommes qui ne s’allient à eux que par la soif de l’or, pour prendre parti dans une faction qui les méprise, et dont ils ne connaissent que trop les prétentions tyranniques.

Vos ennemis cherchent à détacher de votre Ordre les nouveaux Nobles, les Gens du Roi, les Officiers Municipaux des Villes ; mais ces hommes estimables sont trop supérieurs aux petitesses de la vanité, pour ne pas se glorifier du titre de Citoyens, pour abandonner leurs frères qui les honorent, et prendre parti dans une faction dont ils ont souvent éprouvé les prétentions tyranniques.

Vos ennemis cherchent à détacher de votre Ordre le Corps des Avocats, les Magistrats des Tribunaux subalternes ; mais ces défenseurs intrépides de l’innocence, ces vengeurs des lois ne connaissent point d’autre noblesse que celle des sentiments fidèles à leurs principes, on ne les verra point prendre parti dans une faction dont ils répriment si souvent les prétentions tyranniques.

Vos ennemis cherchent à détacher de votre Ordre le Corps des Curés ; mais ces Ministres respectables de la Religion, qui savent que tous les hommes sont frères, et qui leur prêchent sans cesse l’humilité, n’iront pas afficher des distinctions mondaines, que l’Évangile réprouve, et prendre parti dans une faction dont ils déplorent chaque jour les prétentions tyranniques.

Vos ennemis cherchent à détacher de votre Ordre les Lettrés, les Savants, les Philosophes ; mais ces hommes précieux qui consacrent leur vie à vous éclairer, à vous instruire de vos droits, qui plaident votre cause avec tant de zèle, et qui disent si bien que les hommes ne s’illustrent que par leurs talents et leurs vertus, pourraient-ils devenir de vils déserteurs, et prendre lâchement parti dans une faction dont ils combattent eux-mêmes les prétentions tyranniques ?

Ainsi le Tiers-État de France est composé de la classe des Serviteurs, de celles des Manœuvres, des Ouvriers, des Artisans, des Marchands, des Gens d’affaires, des Négociants, des Cultivateurs, des Propriétaires fonciers et des Rentiers non titrés ; des Instituteurs, des Artistes, des Chirurgiens, des Médecins, des Lettrés, des Savants, des Gens de Loi, des Magistrats des Tribunaux subalternes, des Ministres des Autels, de l’armée de terre et de mer : légion innombrable, invincible, qui renferme dans son sein les lumières, les talents, la force et les vertus.

À sa tête se mettent ces Gentilshommes, ces Magistrats, ces Seigneurs, ces Prélats, ces Princes généreux et magnanimes qui oublient leurs prérogatives, épousent votre cause, et se contentent d’être de simples citoyens.

À sa tête devraient aussi se mettre ces Sénateurs trop longtemps exaltés, qui prétendent être les pères du Peuple et les dépositaires des Lois ; mais les Parlements ont abandonné le Tiers-État, et le Tiers-État les abandonne à son tour.

Qu’y perdra-t-il ? On leur reproche de s’être toujours peu souciés du Peuple, mais d’avoir toujours été fort jaloux de certains privilèges et des honneurs patriciaux.

On leur reproche de se donner à la ville pour les défenseurs des opprimés, et d’opprimer eux-mêmes à la campagne le faible qui a le malheur d’être leur voisin.

On leur reproche de n’avoir jamais fait justice à qui que ce soit contre le moindre de leurs Membres.

On leur reproche de n’avoir rejeté l’impôt territorial, que parce qu’ils craignaient de supporter leur part des charges publiques.

On leur reproche de ne s’être élevés contre les lettres de cachet, que lorsqu’elles ont commencé à frapper sur leurs têtes.

On leur reproche d’avoir demandé les États-Généraux, pour sanctionner la levée de nouveaux impôts ; et de se donner, eux, les Pairs et le Clergé, pour les États-Généraux[9], dès qu’il est question d’y faire entrer le Tiers-État.

On leur reproche d’avoir poussé le Tiers-État à réclamer ses droits, et d’avoir étouffé sa voix lorsqu’il a voulu faire entendre ses réclamations.

On leur reproche d’avoir rendu des Arrêts contre les attroupements, et d’avoir eux-mêmes excité en secret des émeutes.

On leur reproche d’avoir réclamé sans relâche deux de leurs Membres arrêtés par lettres de cachet, et de n’avoir qu’une fois fait mine de venger la mort de tant de Citoyens égorgés militairement.

On leur reproche d’avoir demandé la liberté de la presse, dans l’espoir d’être flagornés ; puis d’en avoir demandé la suppression, dans la crainte d’être censurés.

On leur reproche de s’être tournés tantôt vers la Nation, tantôt vers le Gouvernement, suivant les circonstances ; et d’avoir essayé tour à tour de faire du Monarque et[10] du Peuple un instrument de fureur contre celui qui s’opposerait à leurs vues secrètes, à leurs projets ambitieux.

On leur reproche d’aspirer à l’indépendance, et de ne s’opposer au Roi que dans l’espoir de partager un jour son autorité.

On leur reproche un esprit[11] de corps insoutenable, une odieuse partialité. On les accuse d’ambition, d’insubordination, de révolte, d’injustice, de tyrannie ; et ils ne se justifient sur aucun point. Que penser de ce silence ? À voir leurs beaux discours et leurs horribles procédés ; leur morale si douce dans la théorie, et si dure dans la pratique ; leur politique si sage en apparence, et si perfide en effet ; tant de modestie sur les lèvres, et tant d’orgueil dans le cœur ; tant d’humanité dans les maximes, et tant de cruauté dans les actions ; des hommes si modérés et des Magistrats si ambitieux, des Juges si intègres et des jugements si injustes, on ne sait plus à quoi s’en tenir ; et le titre touchant de pères du Peuple, dont ils se parent avec ostentation, ne semble plus qu’un titre dérisoire, destiné à désigner avec ironie des sujets dangereux, d’inhumains égoïstes.

Troisième Discours

Je me rappelle toujours avec amertume la joie peu discrète du Public, à la nomination de l’Archevêque de Toulouse au Ministère[12]. C’est un homme d’esprit, c’est un homme de génie, disait-on tour à tour avec enthousiasme ; et l’on partait de là pour concevoir les plus grandes espérances. Mais suffit-il d’avoir de l’esprit pour être à la tête du Gouvernement, si l’on manque des talents de l’homme d’État, si l’on n’est exercé au maniement des affaires ? Et où, je vous prie, ce Prélat sémillant avait-il puisé les lumières nécessaires à un premier Ministre ? Dans des cercles brillants, à la toilette des femmes galantes, dans des intrigues de Cour ?

D’ailleurs, quand il aurait eu tout le génie qui lui manquait, les talents ne suffisent pas, il faut des vertus ; et que pouvait-on attendre d’un courtisan consommé, d’un de ces hommes dont l’âme est continuellement en proie à l’ambition, à la cupidité, à l’avarice, et qui font métier de fausseté, d’astuce, de rapines et de trahisons ?

Funeste présage ! fallait-il que l’événement le justifiât si tôt ? Vous l’avez vu, oui, vous l’avez vu, ce déprédateur insatiable, débuter au Ministère par assouvir sa soif de l’or, se couvrir des dépouilles de la Nation, et lui arracher ses derniers lambeaux, lorsque le Peuple affamé lui demandait du pain. Par une fatalité sans exemple, l’illusion s’est perpétuée jusqu’au dernier moment ; et pour revenir sur son compte, il a fallu qu’avouant lui-même son incapacité, et tremblant à l’approche de l’orage, il prît la fuite, laissant à découvert le nouvel abîme où il venait de précipiter la Nation[13].

Mes chers Concitoyens, que le passé vous serve de leçon pour l’avenir ; armez-vous de prudence, et soyez sévères sur le choix de vos Représentants à l’Assemblée nationale, comme vous le seriez aujourd’hui sur le choix d’un ministre d’État.

Écartez de l’arène la jeunesse imprudente et fougueuse, les hommes affichés par leur légèreté et leur enjouement, les hommes portés à la dissipation, au faste, à la débauche, à l’avarice, à l’ambition.

Lumières et vertus, voilà les qualités indispensables d’un Représentant du Tiers-État. N’élevez à cette dignité que des hommes d’un sens droit, d’une probité reconnue, et dont les talents ne soient pas équivoques ; des hommes zélés pour le bien public, versés dans les affaires, et dont les intérêts soient inséparables des vôtres ; des hommes graves, d’un âge mûr, ou dont la vieillesse respectable couronne une vie sans reproche. Et afin que leur vertu soit à couvert de toute tentation, choisissez des hommes au-dessus des besoins par leur fortune ou leur travail ; des hommes indépendants par leurs emplois, ou dont les places ne dépendent, ni de la faveur, ni des Grands, ni d’un Ministre.

Du choix de vos Représentants dépend votre bonheur, votre salut. Le soin de vos fortunes, de votre liberté, de votre honneur ; l’amour pour vos familles, pour votre Patrie, pour votre Roi ; la Religion et la gloire de l’État se réunissent en ce moment pour solliciter votre prudence, armer votre vertu. Lorsque de si grands intérêts se font entendre, les petites passions oseront-elles élever leurs voix ? Tremblez qu’en méprisant les conseils de la sagesse, et en prêtant l’oreille aux appâts de la séduction, vos propres mains ne creusent un abîme sous vos pieds. Tremblez que vos enfants ne vous reprochent un jour d’avoir rivé leurs fers, et qu’en déplorant les fruits amers de la servitude, et gémissant sur leurs maux, ils ne maudissent un jour la vénalité de leurs pères.

Quatrième Discours

La fortune des Empires, comme celle des particuliers, dépend d’une sage administration ; et la ruine de l’État le plus florissant est aussi tôt consommée par un ministère corrompu, que celle d’une maison opulente par un dissipateur. Triste vérité, dont nous venons de faire une si cruelle expérience !

Il semblait que depuis vingt ans le génie tutélaire de la France eût disparu, et que pour punir la Nation de son aveugle obéissance, il l’eût livrée sans retour à des Ministres[14] ineptes, insensés et déprédateurs.

À compter de celui[15] qui ruina tant de sujets, et qui ébranla le crédit national, en violant les engagements du Monarque, on aurait dit qu’un esprit de vertige et de démence avait présidé à leur choix.

N’a-t-on pas vu au département de la Guerre un Sardanapale[16], sans expérience, sans talents, sans lumières, borner les fonctions de sa place à représenter, à trafiquer des emplois, et à s’amuser avec des catins ?

N’a-t-on pas vu au département de la Marine un homme[17] qui n’en connaissait pas la moindre opération ; un homme qui de ses jours n’avait vu la mer, qui de ses jours n’avait vu un navire ; un homme qui fit son[18] apprentissage de marin en regardant manœuvrer un vaisseau de carton dans un bassin d’eau ; un homme enfin qui n’avait d’autre titre pour ordonner nos flottes, diriger leurs expéditions, protéger nos îles, et faire fleurir le commerce, que l’attention qu’il avait eue de régaler la cour des histoires scandaleuses de la ville, que l’adresse qu’il avait montrée en capturant des escrocs et des fripons ?

N’a-t-on pas vu au département des Finances deux hommes de loi[19], vieillis dans les discussions du barreau, n’ayant d’idée que des formalités juridiques, et ne sachant pas même compter jusqu’à trois ? N’y a-t-on pas vu un intrigant bouffi de vanité[20], un exacteur de province, abîmé de dettes ; un déprédateur fastueux, sans pudeur et sans remords ?

N’a-t-on pas vu à la tête du Ministère un bouffon suranné[21], dont l’unique talent était d’amuser le Prince, et dont l’unique affaire était d’abuser de l’autorité pour satisfaire ses petites passions, et avancer ses protégés ? N’y a-t-on pas vu un Prêtre ambitieux[22], distingué par son faste, ses menées, ses rapines, et dont le seul mérite était la souplesse, l’astuce, l’intrigue et la prodigalité ?

N’a-t-on pas vu chef de la Magistrature, et arbitre suprême de l’imprimerie, un Magistrat accusé de libelles contre la Reine[23] ?

Favoris de la faveur, qu’ils se montrèrent dignes d’une telle mère ! Mais, hélas ! avons-nous été plus heureux avec ceux dont la raison paraissait approuver le choix ?

Voyez ce brouillon politique[24], qui suça chez les Musulmans le poison du despotisme. Ennemi juré de la liberté, à peine en place, qu’il forma le projet de la bannir de la terre, de l’étouffer dans son berceau[25]. Les coups qu’il a portés à la Nation lui ont fait des blessures profondes : elles saignent encore, et peut-être saigneront-elles toujours.

Dans la vue d’écraser l’Angleterre, il fomenta la dissension dans leurs colonies, et il engagea la France dans une guerre malheureuse qui a épuisé ses finances, et dont elle ne se relèvera jamais. Prompt à souffler les feux de la discorde chez les Peuples qu’il voulait asservir, il se mettait peu en peine si l’incendie s’étendrait jusqu’à nous, et si nous ne serions pas enveloppés dans leur ruine. Sans sagacité, sans profondeur, sans prévoyance, il méconnaissait les ressources qu’un Peuple libre sait toujours se ménager, l’énergie qu’il déploie en se relevant, et la sagesse avec laquelle il rachète quelques moments de délire ; il ignorait le grand art de lire dans l’avenir, de calculer les événements ; il voyait les coups qu’il portait, et ne voyait point ceux dont nous allions être écrasés. Bornant tous ses desseins à nuire, il nous épuisa pour arracher à nos ennemis l’Amérique, et ne songea pas même à nous l’attacher, et à nous faire recueillir les fruits de cette alliance. Que dis-je ? il fit tout pour nous faire abhorrer. Les Insurgents s’étaient jetés dans nos bras ; au lieu de nous montrer à eux comme des amis sûrs et fidèles, il nous montra comme des aventuriers sans foi et sans loi. Ils manquaient de munitions, au lieu de commettre à des négociants honnêtes le soin de les approvisionner, il en chargea un vil intrigant[26], un Beaumarchais, l’homme du monde le mieux fait pour décrier la Nation, et lui faire perdre le prix de tant de sacrifices[27].

Après nous avoir épuisés pour humilier nos rivaux, il nous ruina par le traité de commerce qu’il conclut avec eux[28] : traité funeste, qui a porté parmi nous l’anglomanie à son comble, qui a fait tomber nos manufactures, et qui a réduit à la mendicité une multitude innombrable d’ouvriers précieux.

La conduite qu’il avait tenue à l’égard des Anglais, il la tint à l’égard des Hollandais ; et ces nouvelles brouilleries achevèrent de faire perdre à la Nation sa force et sa considération politique. Pour ôter à l’Angleterre l’appui de la Hollande, il excita des troubles dans les Provinces-Unies, il souleva une faction puissante contre le Stadhouder, et s’efforça de l’anéantir. Aussi peu prévoyant qu’il était remuant, il ne vit aucune des ressources du parti qu’il croyait accabler. Frédéric II, sur le bord de la tombe, craignant de compromettre ses lauriers, cherchait à rétablir les choses par la voie des négociations. Ce motif ne pouvait enchaîner son successeur, dont l’attachement pour une sœur chérie n’était pas douteux, sans parler des raisons d’État qui devaient rapprocher les Prussiens, les Hollandais et les Anglais, unir leurs forces, et resserrer leurs liens. Rien ne fut même prévu au cas d’une rupture : point de plan d’opérations, point d’armée prête, point de magasin sur les frontières, point d’argent économisé pour les frais de la guerre ; et loin d’avoir mis de l’ordre dans les finances, il avait aidé lui-même à les dissiper. L’état d’impuissance où la France était réduite engagea ses ennemis à frapper un coup décisif. En une nuit, vingt-sept mille Prussiens pénètrent dans la Hollande : à leur approche, les factieux prennent la fuite, les portes s’ouvrent, et le Stadhouder, replacé sur le trône, devient plus puissant que jamais. Bientôt son ressentiment contre la France, son amitié pour l’Angleterre, sa reconnaissance envers la Prusse, forment et cimentent la triple alliance. Alliance fatale à la Nation, et qui l’aurait déjà mise à deux doigts de sa perte, si le Ciel, jetant sur elle un regard de pitié, n’avait enchaîné les forces de ses ennemis par une saison rigoureuse, et par l’absence d’esprit de Georges III[29].

Ô ma Patrie, ma chère Patrie ! toi que la nature a pris plaisir à combler de ses dons, quelle est ta destinée, quand la faveur et l’intrigue nomment tes conducteurs, s’il faut aujourd’hui que tu portes envie aux peuples de ces contrées sauvages à qui le ciel semble avoir tout refusé ! toi que l’on comptait autrefois à la tête des nations florissantes et redoutables, à quel degré d’abjection je te vois réduite ! À peine comptée dans le système politique de l’Europe, sans force, sans nerf, sans appui, te voilà livrée sans défense aux entreprises de tes ennemis, maîtres d’insulter impunément à tes malheurs, maîtres de te démembrer, maîtres de te faire disparaître d’entre les puissances. Et, comme si le poids de tes maux n’était pas assez accablant, de nouveaux malheurs te menacent encore : les Corps chargés de l’exécution des lois aspirent à l’indépendance ; la Noblesse et le Clergé se séparent de toi, tu es prête à être déchirée par tes enfants, et livrée aux horreurs d’une guerre civile[30]. À la vue de tant de calamités, de quels remords cuisants ne doit pas être déchiré le sein de ceux qui t’ont donné d’aussi indignes administrateurs ? Réveillé par les cris de la discorde, ton chef tourne avec effroi ses regards vers toi ; il regrette avec amertume le malheur de s’être reposé des soins du Gouvernement sur des Ministres infidèles ; il déplore l’abus qu’ils ont fait de son autorité, il voudrait tenir seul les rênes de l’État : mais accablé sous la multitude des fonctions du Ministère, sous le poids des affaires publiques, il sent que pour remplir les devoirs sacrés du trône, les forces d’un mortel ne suffisent pas. Il sent que le despotisme, toujours à charge à lui-même, finit par tout détruire, et qu’un gouvernement modéré sert d’asile même au Despote, dans les temps de confusion et de trouble ; il sent que pour rendre à la Nation sa puissance et son lustre, il faut lui rendre sa liberté et la rétablir dans ses droits ; il sent combien il importe à un roi, que des ministres ambitieux cherchent à distraire par de vains amusements, et que les flatteurs cherchent à corrompre, de ne s’entourer que de Ministres habiles et vertueux ; il sent combien il est difficile à un Roi de découvrir par lui-même les hommes de son royaume les plus dignes de sa confiance, et combien il est rare que dans une cour corrompue la vérité approche du trône, qu’elle seule peut fixer son choix, et qu’elle ne se fait entendre que chez un peuple libre ; il sent, d’après la fragilité de l’humaine nature, que le Ministre le plus vertueux est encore moins jaloux de la gloire du monarque et du bien de la Nation, que la Nation elle-même ; il sent que le seul moyen de sauver l’État est de charger du soin de son salut les représentants de son peuple, et de commettre à leur contrôle l’emploi des deniers publics ; il le sent, et il veut que la Nation jouisse à jamais de ces biens inestimables.

Béni soit le meilleur des Rois ! L’espérance renaît dans nos cœurs. Détournons nos yeux de dessus nos pertes, pour les porter sur nos ressources. Non, non, de puissants ennemis ne partageront point nos dépouilles, de cruelles factions ne déchireront point notre sein. Loin de nous la mésintelligence et les dissensions. Que le Sacerdoce et la Noblesse continuent à jouir des distinctions honorables ; mais que tous les Ordres de l’État se rapprochent, que l’intérêt de notre salut commun nous rassemble, que la raison décide de nos prétentions respectives, que la justice éternelle fixe nos droits, et que la qualité de citoyen unisse pour toujours les membres divisés de l’Empire.

Cinquième Discours

La constitution de la Monarchie Française n’a point de lois fondamentales, point de base fixe ; et il lui en faut une inébranlable, sur laquelle elle repose à jamais. C’est dans l’Assemblée de la Nation, source sacrée de toute autorité légitime, qu’elle sera posée.

Tout est perdu, mes chers compatriotes, si la Nation assemblée par ses représentants, ne commence par assurer sa souveraineté et son indépendance de toute autorité humaine. Pour cela, il est indispensable que les États-Généraux, élus convenablement, s’assemblent de droit[31], dans un lieu choisi comme siège, et qu’ils s’assemblent au moins une fois de trois en trois ans.

La Nation représentée étant le Souverain légitime, le Législateur suprême, doit seule faire les lois fondamentales de l’État, rectifier la constitution, et veiller à la conservation de son ouvrage. C’est donc à elle que les Ministres doivent être comptables de leur administration ; celui des affaires étrangères, des traités et des alliances contraires au bien public[32] ; celui de la guerre ou de la marine, des opérations militaires contraires à la liberté publique ; celui des finances, de l’emploi des deniers publics ; celui de la police, des coups d’État. C’est à elle de demander le redressement des griefs nationaux, le renvoi des Ministres ineptes, la punition des Ministres corrompus. C’est à elle de fixer le choix des matières soumises à son examen, et la police de ses assemblées. Première loi fondamentale du royaume, sans laquelle les États-Généraux ne seraient qu’un vain fantôme. Convoqués dans quelques circonstances désastreuses, pour combler l’abîme de la dette publique, leur existence momentanée dépendrait de la volonté du gouvernement ; et leur souveraine puissance se bornerait à la rare prérogative d’accourir de tous les coins du Royaume à la voix du Chancelier, et de fouiller dans la poche de leurs commettants, pour remplir le Trésor royal, et fournir aux folies de l’Administration, aux rapines des courtisans, aux déprédations des Ministres, et aux friponneries des commis, des régisseurs, des employés. Pour consolider leur existence, ils ne doivent donc consentir les impôts que pour trois ans.

Si j’ai indiqué l’époque de leurs assemblées à ce terme, c’est afin qu’elles ne fussent ni trop rapprochées, pour devenir onéreuses, ni trop éloignées, pour que les affaires longtemps accumulées devinssent embarrassantes.

Les États-Généraux ne pouvant veiller au salut de l’État, qu’autant qu’ils sont assemblés, il est indispensable qu’ils établissent un Comité qui siégera continuellement en leur absence. Ce Comité sera chargé de veiller au maintien de la constitution et à l’observation des lois ; de demander le redressement des griefs publics et la réforme des abus ; de réclamer contre les coups portés à la liberté, etc. Il doit être peu nombreux, mais composé des hommes les plus distingués par leurs lumières et leurs vertus ; et afin qu’il ne soit jamais tenté de se laisser corrompre, nul de ses membres ne pourra accepter aucun autre emploi, et il sera tenu de rendre compte de sa conduite. Seconde loi fondamentale du royaume.

Quelques hommes assemblés ne sauraient veiller sur tout un Empire, et être instruits des atteintes portées aux lois, si les plaintes des opprimés ne parviennent jusqu’à eux. Et comment celles des malheureux, intimidés par leurs oppresseurs, réduits à la misère, privés de tout appui, ou détenus en prison, leur parviendront-elles, si ce n’est par des hommes assez courageux et assez généreux pour les rendre publiques ? Il importe donc que la Presse soit libre. Troisième loi fondamentale du royaume.

Ici j’entends les suppôts du despotisme, du charlatanisme et de la licence, s’élever contre une loi qu’ils redoutent. Pour confondre leurs clameurs, je ne leur opposerai qu’un simple parallèle.

C’est que la France, où l’on ne peut, sans la permission du directeur de la Librairie, et sans l’approbation d’un Censeur, imprimer qu’il fait jour en plein midi, est, de tous les pays du monde, celui où l’on abuse le plus de la presse. Quelle multitude de livres obscènes n’en sortent pas clandestinement chaque jour ! Chose bien rare en Angleterre, où l’on imprime librement tout ce qu’on veut, et si rare, que Londres fournit à peine une seule de ces viles productions, contre cent qui éclosent à Paris.

En France, la Presse n’est pas seulement un instrument de scandale, elle devient aussi un instrument de diffamation dans la main des méchants. Voyez cette multitude de libelles révoltants qui circulent sans cesse dans le public, et où l’on n’épargne ni le trône, ni le mérite, ni la vertu. Abus sans exemple en Angleterre, où les écrits anonymes ne font aucune impression, où la calomnie avérée est toujours punie, et où chacun peut attaquer ouvertement ses ennemis[33], quand il a pour lui la vérité constatée par des preuves.

En France, la Presse est encore un instrument d’oppression dans la main des hommes puissants, des Corps, des Censeurs eux-mêmes et de leurs amis. Veut-on écraser un individu isolé, sans manège, sans appui ? On le calomnie dans un libelle ; puis on l’empêche de publier sa justification, soit en mettant l’autorité en jeu à l’égard des imprimeurs[34], et des journalistes, ce qui arrive assez souvent ; soit en le faisant morfondre après une approbation qu’on lui refuse d’abord, et qu’on ne lui accorde que lorsqu’il n’est plus temps de faire revenir le public ; ce qui arrive plus souvent encore. Chose impossible en Angleterre, où l’innocence peut toujours faire entendre sa voix, où les lois répriment toujours l’oppression, et où le public embrasse toujours la cause des opprimés.

Enfin, la Presse est en France un instrument de séduction dans la main des hommes en place et des intrigants fortunés. Veut-on faire prendre un projet ruineux ? Pour en imposer au public, on le fait annoncer avec enthousiasme, et on ferme la bouche aux critiques. Chose inouïe en Angleterre, où chaque citoyen a droit de scruter les vues des Ministres eux-mêmes, d’éplucher leurs projets, et de les dénoncer à la Nation.

À tant d’abus criants, ajoutez-en un autre qui a des suites fâcheuses, bien plus générales encore ; c’est qu’en France, la Presse favorise le despotisme des Académies, toujours occupées à persécuter les talents distingués qui les offusquent, à éterniser les erreurs, à empêcher les vérités nouvelles de percer, à retenir le public dans l’ignorance, et à le priver du fruit des découvertes utiles ; car les Académies n’en font point. Une Compagnie savante est-elle jalouse de quelque brillante invention, ce qui n’est pas rare ? elle enchaîne et Censeurs et Journalistes[35] ; et l’inventeur infortuné qui a sacrifié ses veilles, sa santé, sa fortune à avancer le progrès des connaissances, s’épuise ensuite sans succès, pour tâcher de faire connaître son travail au public. Chose inconcevable en Angleterre, où chacun peut librement faire valoir ses droits, et démasquer les charlatans lettrés.

Le dirai-je ? Telle est en France la prostitution de la Presse, qu’il n’y a pas jusqu’aux Censeurs eux-mêmes qui ne s’en fassent une arme pour vexer leurs ennemis, ou favoriser leurs amis.

En faut-il davantage pour confondre les clameurs de ceux qui s’efforcent d’éterniser ces horreurs ?

Rendue libre, point d’abus à redouter : pour prévenir la licence, il suffira d’obliger tout auteur de signer ce qu’il publie, et de le rendre responsable des faits faux ou hasardés ; d’obliger tout imprimeur de ne rien mettre au jour d’anonyme, sous peine de perdre son état ; enfin, de punir rigoureusement tout libraire et colporteur qui viendraient à débiter des ouvrages clandestins.

S’il n’y a point d’abus à redouter de la liberté de la Presse, que d’avantages n’a-t-on pas à en attendre ? Une fois établie, tout bon citoyen veillera à l’observation des lois, et contiendra dans le devoir les hommes chargés de leur exécution. Sont-elles violées ? tout homme courageux sonnera l’alarme, et sollicitera la vindicte publique.

Ainsi que d’abus odieux réformés ! que de jugements iniques redressés[36] ! que de projets désastreux culbutés !

Mais ce n’est pas là où se bornent les avantages attachés à la liberté de la Presse : elle anéantira à la fois tous les maux que traînent à leur suite les Censeurs royaux ; machines inventées pour étouffer les cris de la liberté contre la tyrannie, ceux de l’innocence contre l’oppression, ceux de la raison contre le fanatisme, ceux du mérite contre le charlatanisme ; machines inventées pour empêcher les esprits de s’élever, les talents de percer, et le génie de déployer ses forces.

Après avoir assuré la souveraineté de la Nation et la liberté publique, il faut assurer la liberté de chaque citoyen, par l’abolition des lettres de cachet[37], et la proscription des coups d’autorité. Que si, dans certaines circonstances où l’État est en danger, le Prince doit user d’autorité pour éviter les longueurs qu’entraînerait le recours aux tribunaux, il sera tenu de les remettre, dans un terme prescrit, à une Cour de Justice, pour faire leur procès. Quatrième loi fondamentale du royaume.

Il ne suffit pas d’assurer la liberté des citoyens contre les coups d’autorité ; pour couronner le grand œuvre de la législation, il faut encore assurer leur innocence contre l’ignorance ou la corruption des Juges.

Le Code criminel est le boulevard de l’innocence : car on ne saurait punir un homme, quand on ne peut lui faire un crime d’une action permise ; mais pour cela, il faut qu’il ait des Juges intègres et impartiaux. Ce qui ne fait que trop sentir la nécessité indispensable de la refonte de nos lois criminelles, et de la réforme de nos tribunaux.

Trois raisons majeures doivent faire proscrire nos Cours de Justice.

La première raison, c’est que des Juges qui instruisent un procès à huis clos peuvent à leur gré absoudre le coupable et condamner l’innocent.

La seconde raison, c’est que des Juges à vie se noircissent l’âme à la longue, par la vue continuelle des forfaits, et s’accoutument enfin à la cruauté, par le spectacle journalier des supplices, lors même qu’en débutant ils auraient un caractère doux et humain. Que sera-ce, s’ils sont d’un naturel dur ou léger ! Que sera-ce, s’ils ont acheté le pouvoir de disposer de la vie de leurs semblables ! Aussi les Parlements de France passent-ils, avec raison, pour des tribunaux de sang.

La troisième raison, c’est que des Juges par charge manquent des lumières nécessaires aux fonctions délicates de la Magistrature, et contractent nécessairement un esprit[38] de corps, si contraire à l’administration de la Justice, que souvent le Monarque lui-même ne peut obtenir satisfaction. Nos Parlements en ont donné mille exemples ; et pour en citer un tout récent, je rappellerai le jugement rendu par le Parlement de Paris, au sujet des libelles publiés contre la Reine. Qui doute encore que si un président à mortier de cette compagnie ne se fût trouvé impliqué dans l’affaire, ses complices n’eussent été déclarés coupables ?

Parlerai-je de cette affreuse coalition[39] des Parlements du Royaume, qui a éclaté en tant de circonstances, et notamment dans celle du malheureux Lally. Quel spectacle plus révoltant que de voir des Magistrats, conjurés contre la Justice, dévouer sans pitié au fer des bourreaux tant d’innocentes victimes, plutôt que de fermer leur cœur à la voix de l’intérêt personnel ou à celle de l’amour-propre !

Il est temps de faire cesser ces abus odieux.

Le meilleur moyen de les couper par la racine, serait d’adopter la jurisprudence criminelle des Anglais.

Mais si on n’établit pas les jugements par jurés, que l’instruction du procès soit publique ; que l’accusé ait un avocat ; que les portes de sa prison soient ouvertes à ses parents, à ses amis ; qu’on ne le traite pas comme un malfaiteur, avant de l’avoir convaincu de crime ; et que son jugement soit rendu à la face des cieux et de la terre. Cinquième loi fondamentale du royaume.

Enfin, lorsqu’on aura statué sur ces grands objets, on s’occupera de celui des impôts, sur lequel je n’ai qu’un mot à dire : c’est que leur répartition doit être proportionnelle aux fortunes. Sixième loi fondamentale du royaume.

Telles sont, mes chers concitoyens, les[40] lois fondamentales qui doivent former la base de la constitution, et qui assureront votre bonheur. Lois sacrées que la nature a gravées au fond du cœur des sages, et dont la voix consolante parle au cœur de tout homme vertueux.

Et qui sera tenté de s’élever contre elles, si ce n’est d’ambitieux ministres qui craignent la lumière, de scandaleux prélats qui se rient de la sainteté, d’iniques magistrats qui redoutent la justice ; ou des fripons qui tremblent d’être obligés de renoncer à leurs rapines, et de devenir gens de bien ?

Que ces ennemis de la patrie crient aux innovations, au renversement de la monarchie. Nous répondons que nous n’innovons point, et que nous ne voulons point renverser le trône ; mais rappeler le gouvernement à son institution primitive, et corriger ses vices radicaux, prêts à perdre pour toujours le monarque et ses sujets[41].

S’il faut dans un siècle de lumières prendre pour modèle l’ouvrage des siècles de barbarie, l’ouvrage des brigands ; qui ignore qu’à l’origine de la Monarchie, la souveraine puissance résidait dans l’Assemblée nationale ; qui ignore que le Roi n’était que le chef de l’armée et de la justice ? Si par de longs abus de l’autorité qui lui fut confiée pour faire respecter les lois, des Ministres audacieux l’ont enfin élevé au-dessus de leur empire, ce n’est qu’à force d’attentats et de crimes ; comment donc le pouvoir arbitraire serait-il un titre sacré ? Ce n’est donc rien retrancher des prérogatives augustes de la Couronne, que de ne pas lui attribuer les moyens de ruiner la nation, et d’opprimer les sujets. Mais quel prince pourrait ambitionner de tels privilèges ? Quel prince oserait les réclamer ? Et peut-on douter que Louis XVI n’applaudisse lui-même aux généreux efforts de la Nation pour sortir d’esclavage, et à sa ferme résolution de recouvrer sa liberté, par tout ce qu’il a fait pour rompre les fers des Insurgents ; à moins de prétendre que lui seul a le droit de tyranniser les Peuples ? Prétention insensée, que son cœur bienfaisant repousse avec horreur.

Ainsi l’intérêt du Roi, la sûreté de sa couronne, et l’affection de ses sujets, sont autant de puissants motifs qui le pressent de consacrer les lois fondamentales du royaume : ajoutons son amour pour ses peuples, son zèle pour le bien public, et la douceur qu’il goûtera en se reposant désormais du contrôle des fonctions du Ministère, sur le Conseil national, seul jaloux de la prospérité de l’État et de la gloire du monarque.

Que si, contre toute justice et contre toute apparence, le Gouvernement subjugué par des conseillers perfides refusait de ratifier solennellement ces lois fondamentales, sans lesquelles la France ne se relèvera jamais, il reste à la Nation un moyen décisif pour le ramener à la raison, c’est de lui refuser tout secours, de défendre dans chaque province la levée des impôts, et de sévir avec rigueur contre tout délinquant. S’exposera-t-il à révolter les esprits par un refus injuste, qui pourrait allumer une guerre civile, et renverser le trône ? S’exposera-t-il à inviter les puissances étrangères à en agir envers la France comme la France elle-même en a agi envers les Insurgents ? Exemple terrible, qu’il doit sans cesse avoir sous les yeux ; et d’autant plus terrible, que l’Angleterre avait encore des armées à envoyer contre ses colonies, au lieu que le Gouvernement français n’en aurait point à faire marcher contre la Nation. Une défection soudaine lui enlèverait bientôt tous les militaires citoyens, tous les militaires dignes d’estime, qui refuseraient d’assassiner leurs frères ; et où prendrait-il de quoi payer les vils mercenaires qui lui resteraient attachés ?

Grâces au Ciel, nous n’avons pas ce malheur à redouter : le ministère actuel est composé d’hommes sages et vertueux : affligés eux-mêmes des calamités publiques, ils désirent sincèrement que l’œuvre de justice soit enfin consommé.

En attendant ce jour si désiré, où la nation, livrée aux transports de sa joie, pourra s’écrier : Je suis libre ! quelle émotion délicieuse coule dans mes veines, et pénètre mon cœur !

Ô ma Patrie, que je te vois changée ! Où sont ces malheureux dévorés par la faim, sans foyers, sans asiles, et livrés au désespoir, que tu semblais repousser de ton sein ? Où sont ces infortunés à demi-nus, épuisés de fatigue, pâles et décharnés, qui peuplaient tes campagnes et tes villes ? Où sont ces essaims nombreux d’exacteurs qui fourrageaient tes champs, bloquaient tes barrières et ravageaient tes provinces ?

Le peuple ne gémit plus sous le poids accablant des impôts. Déjà le cultivateur a du pain, il est couvert et il respire ; déjà l’ouvrier et le manœuvre partagent le même sort ; déjà l’artisan ne souffre plus du besoin, et le ministre assidu des autels ne languit plus dans la pauvreté.

Du temple de la liberté jaillissent mille sources fécondes. L’aisance règne dans tous les états ; l’amour du bien-être anime tous les cœurs. Sûr de recueillir le fruit de son travail, chacun s’évertue et cherche à se distinguer : les arts se perfectionnent, les ateliers se montent, les manufactures prospèrent, le commerce fleurit ; la terre enrichit ses possesseurs, ils connaissent l’abondance ; et une multitude d’époux qui sacrifiaient la postérité à la peur de l’indigence ne craignent plus de te donner des enfants.

Que de nouveaux bienfaits accordés à tes vœux ! Des lois odieuses ont fait place à des lois justes, mais inflexibles. Déjà le crime ne compte plus sur l’impunité, l’innocence rassurée commence à reposer en paix, les méchants effrayés songent à devenir gens de bien, et les noirs cachots ne retentissent plus des sourds gémissements de cette foule de coupables que le désespoir y précipitait.

À la voix de la sagesse, ont disparu ces administrateurs inhabiles, ces dévastateurs, ces concussionnaires, ces déprédateurs qui dévoraient tes entrailles ; ces juges corrompus qui te vendaient la Justice, ou qui la faisaient servir à leurs passions criminelles ; ces lâches diffamateurs qui affligeaient la vertu ; ces effrontés spéculateurs qui dépouillaient la simplicité crédule, ces intrigants désœuvrés qui enlevaient les récompenses du génie laborieux. Déjà le mérite se montre, les talents percent, ils se consacrent au bien public, et se disputent à l’envi l’honneur de faire fleurir l’État.

Plus de préférences déplacées, le monarque appelle à lui de toutes parts le mérite personnel.

Il éloigne des autels les prêtres scandaleux ; il ne veut plus que le pain du pauvre soit la proie des ouvriers du luxe, des femmes galantes, des prostituées ; il demande des Ministres de l’Évangile, du zèle et des mœurs. Quelle forme dans l’Église ! Déjà ses dignitaires ne s’enivrent plus de délices et de voluptés ; déjà ils se distinguent par leurs lumières et leurs vertus.

Une Noblesse nombreuse, qui attendait dans l’oisiveté et la dissipation les grâces du Prince, comme un patrimoine, se réveille de sa léthargie : déjà elle a renoncé à l’indolence. Humiliée du mérite des classes moins élevées, elle cherche à en acquérir ; elle se livre à l’étude, elle cultive les arts, les sciences, et ne veut plus de repos, qu’elle n’ait brillé à son tour.

Combien de sujets distingués remplissent les divers emplois ! À la tête des armées et des flottes se montrent la valeur et les talents. Dans les tribunaux brillent le savoir et l’intégrité ; dans les Académies, l’amour de l’étude, l’esprit de recherche, la science, le génie. L’Assemblée nationale, illustrée par son patriotisme, sa noble émulation, devient le berceau d’une multitude d’hommes d’État ; et le Monarque, qui trouvait à peine un sujet digne de sa confiance, n’est plus embarrassé que du choix de ceux que lui nomme la voix publique pour chaque département, tous capables d’occuper le premier poste, tous jaloux de servir leur Pays et leur Roi.

Chère Patrie, je verrai donc tes enfants réunis en une douce société de frères, reposant avec sécurité sous l’empire sacré des lois, vivant dans l’abondance et la concorde, animés de l’amour du bien public, et heureux de ton bonheur ! Je les verrai formant une Nation éclairée, judicieuse, brillante, redoutable[42], invincible, et leur Chef adoré au faîte de la gloire !

À ce tableau touchant, ô mes Concitoyens, qui de vous n’a point tressailli d’allégresse, qui de vous n’a point partagé mes transports ?… Mais quelle triste réflexion vient en suspendre le cours ! Ne vous abusez point : ce bonheur dont l’image vous enchante, ne doit être le prix que de votre sagesse et de votre courage. Si vous en manquez, il s’évanouira comme un songe, et un affreux réveil vous retrouvera dans la misère et dans les fers. Puisse le feu divin de la liberté, qui toujours brûla dans mon sein, enflammer le vôtre ! puisse-t-il redoubler vos efforts, et ne faire de tous les bons Français qu’une âme et qu’un cœur !


  1. On trouvera le texte complet de cette lettre dans notre édition de la Correspondance de Marat, pp. 140-144.
  2. Corresp. de Marat, P. 142.
  3. Épîtres, I, 2, 14.
  4. In-8o de 62 pages ; s. l. ; Au Temple de la Liberté, 1789.
  5. Par une suite de la faiblesse humaine, les Princes ne sont que trop portés à prêter l’oreille à ces funestes maximes, et il n’est pas rare de les entendre répéter, qu’ils ne tiennent leur autorité que de Dieu et de leur épée. Comment ne s’est-il jamais trouvé un Ministre assez courageux pour leur faire sentir l’absurdité de cet adage gothique ? Que pourrait le Monarque seul contre la Nation entière, qui l’a placé sur le Trône, si elle venait à l’abandonner ? Corrompra-t-il l’armée par l’appât du pillage, pour la faire marcher contre ses sujets ? Mais que pourrait la plus nombreuse soldatesque contre une Nation qui voudrait se défendre ? Laissons là ces tristes réflexions. Le temps n’est plus où les Princes disposaient aveuglément des armées : les Militaires sont les défenseurs de l’État, ils le savent, et ils s’honorent de ce titre ; on ne les verra donc plus prêter leur bras pour égorger leurs frères, qui les nourrissent. L’officier surtout rougirait d’être regardé comme une bête féroce, que le Prince lâche à son gré sur de paisibles citoyens. Béni soit le Ciel, le jour est enfin venu où les Monarques eux-mêmes seront réduits à l’heureuse nécessité d’être les pères de leurs peuples, après en avoir été si longtemps les tyrans. Rois de la terre, renoncez désormais au pouvoir arbitraire, devenu odieux : bientôt vous ne régnerez plus que par la justice, la sagesse, la douceur. Mais quel plus glorieux empire pourriez-vous désirer, que de commander à des nations généreuses, qui se feront un devoir de vous obéir ? Comme un lion terrible qui flatte l’homme qu’il pourrait dévorer, on les verra plier leur tête sous votre joug paternel, et rendre hommage à votre Trône, qu’elles seraient maîtresses de renverser. (Note de Marat)
  6. Nous n’enveloppons point dans ces factions les deux premiers Ordres de l’État, qui renferment encore dans leur sein un grand nombre d’hommes vertueux, dignes de nos hommages, et dont les noms chéris passeront avec éloge à nos derniers neveux. (Note de Marat)
  7. Jean-Georges le Franc de Pompignan, Archevêque de Vienne en Dauphiné, en ne se réservant sur les revenus de son Archevêché que deux mille écus, a donné à ses confrères un bel exemple à suivre, mais difficile à imiter. (Note de Marat)
  8. Allusion aux longues discussions des derniers mois de 1788, quand la noblesse et le haut clergé s’opposaient à ce que le Tiers-État eût, à lui seul, autant de représentants aux États-Généraux que les deux autres ordres réunis.
  9. S’ils sont les États-Généraux, eux, les Pairs et le Clergé, pourquoi en avoir demandé la convocation ? Ne sont-ils pas toujours assemblés en Parlement ? N’est-ce pas se jouer effrontément de la Nation, que d’en agir de la sorte ? Et l’auteur patelin qui essaie de les justifier a-t-il bonne grâce de chercher à inspirer de la défiance sur la pureté des intentions du Roi, tout en balbutiant sur leur arrêt relatif à la Pétition des six corps, et à leur défense aux notaires de recevoir des signatures ? (Note de Marat)
  10. Faut-il en croire la renommée ? Hélas ! le fait n’est que trop certain. Oui, à la honte éternelle de la Magistrature, le Parlement de Rennes, qui s’était si distingué en frondant les expéditions militaires ordonnées contre le Peuple, vient lui-même d’envoyer une députation à Versailles, pour demander des troupes contre le Tiers-État, qui lui conteste d’injustes prétentions. Juste Ciel ! sont-ce là les pères de la Patrie ? Changés en bourreaux, ils sont prêts aujourd’hui à déchirer ses entrailles. Leur masque est tombé : malheureux Peuple, connais enfin tes protecteurs, et gémis de ta sotte crédulité, gémis du sang versé pour leur défense. (Note de Marat)
  11. L’esprit de corps est une tache indélébile, même dans un homme de bien. Un Président à mortier que le public s’était toujours plu à regarder comme un sage, demandait, il y a quelques jours, à des Libraires-Imprimeurs… Et votre communauté ira-t-elle aussi signer la Pétition ? Belle demande ! Qu’il jette les yeux sur cette multitude d’écrits patriotiques que chaque jour voit éclore, et puis qu’il doute encore du patriotisme de ces hommes estimables, qui dans tous les temps ont contribué à la propagation des lumières. (Note de Marat)
  12. Il s’agit de Loménie de Brienne, qui succéda à Calonne en avril 1787, et resta à la tête du ministère jusqu’au retour de Necker, en août 1788.
  13. On dit qu’il s’est réfugié à Rome, où il attend le chapeau de cardinal pour prix de ses attentats : on assure même qu’il a la parole du Roi. Quoi ! la pourpre romaine deviendrait la récompense de l’ineptie, de l’inconduite et des forfaits ? Mais où est le Monarque assez dépourvu de bon sens pour consommer cet odieux mystère ? Et ce serait Louis XVI, le Père du Peuple, qui en donnerait le scandale au monde entier ! Loin de nous ces bruits ridicules. Trop sage, trop vertueux pour récompenser des crimes, le Roi n’ignore point qu’après un pareil exemple, une Nation judicieuse ne pourrait plus avoir de confiance dans son chef. Il est vrai qu’il a d’abord soustrait le coupable au chatiment, et ce fut bonté compatissante ; mais aujourd’hui qu’il est instruit, il fera paraître à l’Assemblée des États ce serviteur infidèle, pour rendre compte de sa conduite, et il sollicitera lui-même la vengeance des lois. Là aussi s’est vanté de paraître cet autre déprédateur, qui a cherché un asile en Angleterre, administrateur doublement criminel, et d’avoir livré au pillage le Trésor public. et d’avoir fait passer chez l’étranger le fruit de ses propres rapines. Puissent-ils y recevoir tous deux la peine due à leurs forfaits ! (Note de Marat)
  14. Ne confondons point dans leur foule quelques hommes estimables par leurs connaissances et leurs bonnes intentions. N’y confondons pas surtout ce grand homme d’État, que ses talents appelèrent à l’administration des finances, également distingué par la sagesse de ses vues et la pureté de ses mains le premier, et le seul encore, il osa porter le flambeau dans ce dédale obscur, et déjà il en aurait comblé les abîmes, si la basse jalousie ne l’avait éloigné trop tôt pour notre bonheur. (Note de Marat)
  15. Maurepas.
  16. Le prince de Montbarrey, qui fut ministre de la Guerre en 1777.
  17. Gabriel de Sartines, qui fut ministre de la Marine de 1774 à 1780, et qui passait pour ne rien connaître aux choses de la marine.
  18. Pour exercer le plus vil emploi, il faut un apprentissage : par quel aveuglement les princes ont-ils pu croire que le premier venu était propre aux fonctions importantes du Gouvernement ? (Note de Marat)
  19. Joly de Fleury et d’Ormesson.
  20. Calonne.
  21. Maurepas.
  22. Loménie de Brienne.
  23. Il s’agit sans doute de Miromesnil.
  24. Vergennes, qui, après avoir été ministre plénipotentiaire à Constantinople en 1754, puis ambassadeur à Stockholm en 1771, devint, en 1774, ministre des Affaires étrangères.
  25. Pour enchaîner les Suédois, il rendit leur chef despotique.

    Pour mettre dans les fers une poignée de Républicains, il fit marcher contre eux une armée de Français, et ne craignit pas de faire passer son Maître pour un tyran.

    Pour asservir les Anglais au pouvoir arbitraire, il fomenta chez eux la dissension, et tenta de renverser leur gouvernement. (Note de Marat)

  26. On prétend que c’est ce vieux enfant, qui deux fois régenta la France, qui fit donner cette commission à son protégé, pour le récompenser de quelques services secrets. Au demeurant, c’est un fait que le sieur Caron de Beaumarchais a accaparé tous les fusils de rebut tirés des arsenaux de France, au prix de trois livres la pièce, et qu’il les a vendus aux Insurgents sur le pied de cent vingt livres. (Note de Marat)
  27. On n’a pas encore oublié ce trait insultant pour la Nation. Un vaisseau bostonien, richement chargé, mouillait dans le port de Nantes. La paix venait de se conclure, la nouvelle lui en parvient, à l’instant il lève l’ancre et va la jeter dans la Tamise. (Note de Marat)
  28. C’est en 1786 que Vergennes conclut un traité de commerce avec l’Angleterre.
  29. Peut-on douter du ressentiment des Anglais et des Hollandais, et peut-on douter qu’ils ne nous eussent déjà enlevé nos colonies, sans la maladie de Georges III, et les rigueurs de l’hiver ? (Note de Marat)
  30. Liés par le sang et des intérêts communs, le Clergé et la Noblesse ne font qu’un Corps, toujours prêt à s’élever contre le peuple ou le monarque. L’odieuse résistance qu’il oppose actuellement au vœu de la Nation et aux desseins du Roi, devrait faire sentir au gouvernement combien c’est une politique dangereuse que de réunir dans les mains d’une seule classe de sujets tous les emplois, de verser sur elle toutes les grâces, et de lui remettre ainsi des forces qu’elle tourne enfin contre ses bienfaiteurs.

    Les voilà conjurés avec les Parlements contre l’État, et déterminés à le plonger dans les horreurs d’une guerre civile, plutôt que de se relâcher de leurs injustes prétentions.

    Ils calculent leurs forces ; mais au lieu de compter leurs têtes, ils comptent les légions de mercenaires dont ils croient pouvoir disposer avec de l’argent. Beau calcul ! si le peuple venait aujourd’hui à les traiter comme leurs aïeux traitèrent autrefois les malheureux habitants des provinces qu’ils envahirent ; s’il commençait par piller leurs maisons, et se partager leurs terres. Comment ne sentent-ils pas que, lorsque le frein des lois est rompu, un chef ne peut compter un instant sur des stipendiés, maîtres de mépriser ses ordres, de l’égorger lui-même, et de ravir ses dépouilles ? Comment ne sentent-ils pas que bientôt écrasés par le nombre, ceux qui auraient échappé au fer seraient réduits à fuir comme des proscrits, ou à gémir dans les liens ? Comment ne redoutent-ils pas les jeux de la fortune, lorsqu’une nation belliqueuse a les armes à la main ? Qui peut répondre que le propriétaire ne sera pas à son tour attaché à la glèbe ? Qui peut répondre qu’un prélat, un comte, un marquis, un duc, un prince ne sera pas à son tour assujetti à son laquais ou à son palefrenier ? Considérations bien propres à faire trembler les oppresseurs, et à faire sentir aux grands et aux riches qui jouissent paisiblement de tous les avantages de la société, de ne pas pousser au désespoir un peuple immense et courageux, qui ne demande encore qu’un soulagement à ses maux, qui ne veut encore que le règne de la justice. (Note de Marat)

  31. C’est-à-dire, sans avoir besoin d’être convoqués par le Gouvernement. (Note de Marat)
  32. Tous les bons patriotes espèrent bien que les États-Généraux prendront en considération le traité de commerce conclu avec l’Angleterre. (Note de Marat)
  33. Le dernier des Anglais a-t-il à se plaindre de quelqu’un, et ce quelqu’un fût-il un homme puissant, un Ministre, un Monarque ? Les tribunaux lui sont ouverts, et il obtient justice. Mais, comme il faut s’y renfermer dans le simple exposé des faits à l’appui de l’accusation, s’il croit tirer meilleur parti d’un Mémoire sanglant, où la raison s’arme des traits du ridicule, il le fait imprimer ; puis, avant de le jeter dans le public, il en adresse un exemplaire à sa partie adverse, avec une lettre qui contient les conditions auxquelles il attache le sacrifice de l’édition entière : moyen qui n’a jamais manqué de produire son effet. Or, la calomnie étant toujours réprimée chez les Anglais, ces Mémoires ne dégénèrent pas en libelles. (Note de Marat)
  34. Combien de fois n’ai-je pas vu affiché sur le mur, dans les imprimeries de la capitale : De par le Roi, défense d’imprimer aucun Mémoire en faveur d’un tel ; défense d’imprimer aucune critique d’un tel projet, d’un tel ouvrage ? Et, pour me borner à un exemple frappant, je citerai celui du nouveau brigandage encyclopédique. (Note de Marat)
  35. Il arrive bien quelquefois en Angleterre que les Ministres, voulant empêcher la sensation que doit faire un ouvrage saillant, publié contre leurs projets, corrompent les journalistes ; mais leur influence n’a lieu que dans quelques circonstances extraordinaires, et ne dure qu’un moment. Il est d’ailleurs très rare qu’ils parviennent à s’emparer de tous les papiers publics, surtout si l’auteur connaît le terrain, et s’il peut primer l’enchère. Ajoutez que l’auteur a toujours la voie de faire débiter son ouvrage par les libraires et colporteurs, de faire courir des annonces dans tous les endroits publics. (Note de Marat)
  36. On n’a pas oublié, en Angleterre, comment un seul citoyen (le judicieux Ramsai), arrêta l’exécution d’un jugement inique, et empêcha le sang innocent de couler. (Note de Marat)
  37. Sans doute il est intéressant au repos de certaines familles que le Prince puisse soustraire de mauvais sujets aux tribunaux ; mais cette impunité de quelques individus devient funeste au public, parce qu’elle multiplie le mal auquel elle prétend remédier ; parce que les membres de l’État doivent être tous également soumis aux lois ; parce que le dérèglement de vie ne doit être le privilège d’aucune classe de citoyens, et que le glaive de la justice doit frapper indistinctement les coupables. (Note de Marat)
  38. Alarmés de ce que la Nation a enfin ouvert les yeux, et humiliés de l’état d’abjection où ils sont tombés, les Parlements du royaume se livrent à la douleur. Celui de Paris surtout est dans la consternation : mais les têtes saines de la Compagnie (car elle en a encore, et beaucoup) ne se départent point des règles de la modération ; au lieu que les têtes chaudes s’abandonnent à la rage, et ne respirent que la vengeance. Fureur aveugle ! elle ne servira qu’à combler la lacune.

    Leurs coups sont trop principalement dirigés contre le Ministre actuel des Finances. On sait que deux conseillers frénétiques avaient formé le projet de le dénoncer à leur Corps ? Et pourquoi ? Pour avoir, par une dernière ressource (uniquement due à la confiance qu’inspire son intégrité), soutenu le crédit chancelant de l’administration, sauvé l’honneur du Monarque et retardé la ruine des sujets, la ruine de l’État. Cet odieux projet aurait excité l’indignation de tous les bons Français ; il a occasionné celle des ; Membres estimables de la Compagnie, et bientôt étouffé dans le sein même de ses auteurs, il n’a osé se montrer au grand jour.

    Qu’y avons-nous gagné ? C’est dans les ténèbres maintenant qu’ils trament contre un ministre digne de leur admiration, et qu’ils respecteraient, s’ils pouvaient respecter la vertu. Déjà ils ont travaillé à le dénigrer. Ne pouvant faire soupçonner son désintéressement, ils ont cherché à inspirer de la défiance sur ses intentions. Dans un libelle ridicule (dont la voix publique les nomme pères), ils ont tronqué, altéré, falsifié plusieurs passages extraits de ses précieux écrits, ils les ont rapprochés, et se sont flattés de le représenter, par ce tableau infidèle, comme le plus terrible suppôt du despotisme. Lâches et insensés détracteurs ! Ils peuvent amuser un instant la malignité des ennemis du bien public : mais comment en imposer aux amis de la patrie, comment en imposer à la Nation ? Comment lui rendre suspects les desseins d’un sage qu’elle voit à genoux aux pieds du trône, pour demander le règne de la justice ; d’un sage, qui n’aspire qu’au bonheur de la faire jouir des vues bienfaisantes du Roi ; d’un sage, l’ami du peuple et l’appui des malheureux, qui sacrifie au salut de l’État et ses veilles, et son repos ? (Note de Marat)

  39. Cette affreuse coalition existe dans tous les départements de l’Administration, et, par un abus qui fait frémir, chaque administrateur se trouve juge dans sa propre cause. (Note de Marat)
  40. Je me contente d’indiquer ici les points indispensables du premier travail des États-Généraux : car il en est plusieurs autres sur lesquels il faudra statuer, pour perfectionner la constitution.

    Un des principaux est de bien déterminer les limites des différents pouvoirs de l’État.

    Le pouvoir législatif leur appartient exclusivement : mais la multiplicité des affaires qui se succèdent sans cesse dans un grand Royaume ne leur permet de l’exercer que sur les objets d’un intérêt général : sur tout le reste, ils doivent donc en confier l’exercice au monarque, à qui le pouvoir exécutif, relatif aux affaires politiques et à l’administration intérieure, a été confié, de même que la nomination aux emplois.

    Quant au pouvoir judiciaire, en matières civiles et criminelles, il sera confié aux Tribunaux. C’est au Conseil du Roi qu’on se pourvoira en cassation des arrêts et sentences, d’un tribunal quelconque, contraires aux lois ; et il aura le droit de renvoyer l’affaire devant un autre tribunal.

    Mais c’est devant la première Cour de Justice du Royaume que le comité des États-Généraux poursuivra la punition des Ministres et des Juges qui auront prévariqué. Le Prince ne pourra ni les soustraire à leur jugement, ni leur faire grâce avant qu’il soit prononcé.

    Un autre point capital, qui mérite particulièrement d’occuper les États-Généraux, c’est la refonte des lois criminelles. Ils doivent rassembler sur cet important objet toutes les lumières éparses dans un grand nombre de bons ouvrages, et inviter les hommes instruits du royaume à leur communiquer leurs vues et leurs observations. Concours généreux et sublime, où l’auteur s’oubliant lui-même, pour n’être plus que citoyen, ne doit aspirer pour toute récompense qu’à la douce satisfaction de travailler au bonheur de l’humanité, et à la gloire de servir la Patrie ! (Note de Marat)

  41. Ce n’est point une grande chartre qu’il s’agit d’obtenir du Roi, mais un gouvernement légitime que la Nation doit établir. Et en ceci la constitution française sera supérieure à la constitution anglaise : car, dans tout État bien ordonné, la Nation ne tient point ses droits du Prince, mais le Prince tient de la Nation ses prérogatives. (Note de Marat)
  42. Il n’est point de climat plus heureux que celui de la France, point de naturel plus heureux que celui de ses habitants. À une organisation qui les rend très propres aux exercices du corps, et qui favorise au mieux le développement des facultés intellectuelles, ils joignent l’amour de la gloire, et on a droit d’en attendre les plus grandes choses, lorsqu’ils ne seront plus légers par air et frivoles par éducation. (Note de Marat)