Les Papes et les rois de France

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Les Papes et les rois de France
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 587-604).
LES PAPES
ET
LES ROIS DE FRANCE

Le pouvoir temporel de la papauté n’est plus qu’un souvenir, et la chute de ce pouvoir excite dans une certaine partie de la population catholique d’amers et profonds regrets. On dirait que les destinées de la France sont subordonnées à celles du saint-siège, qu’il a été dans le passé notre allié le plus fidèle, et que les grands rois de l’ancienne monarchie n’ont été grands que parce qu’ils étaient les fils aînés de l’église romaine. En présence de ces exagérations, il n’est pas sans intérêt d’interroger l’histoire et de chercher, en les dégageant du voile religieux qui les couvre, quels ont été les rapports des deux puissances dans les temps antérieurs à la révolution. Le sujet est trop vaste pour être ici traité dans le détail, mais il suffira d’en présenter une vue générale pour montrer que le vieux catholicisme français ne ressemble en rien au catholicisme ultramontain qui s’abreuve aux sources de la Salette, que les papes ont été loin de marcher toujours d’accord avec les rois, et que bien des opinions depuis longtemps accréditées au sujet des services qu’ils ont rendus à notre pays et dans ce pays même à la religion catholique tombent devant l’examen des faits.


I

Sous la première dynastie franque, les relations de Rome avec les Mérovingiens sont rares et peu suivies ; elles n’ont rien du caractère officiel qu’elles prendront plus tard, et les deux pouvoirs vivent l’un vis-à-vis de l’autre dans une complète indépendance. Les papes ne correspondent avec les rois chevelus que pour les féliciter de leur piété, recommander à leur bienveillance des candidats aux prélatures, solliciter leurs largesses en faveur de certains monastères ou leur protection pour les missionnaires qu’ils envoyaient catéchiser les peuples[1]. Bien loin de chercher à les diriger ou à les dominer, ils protestent de leur respect et de leur soumission. Leur action vis-à-vis de l’église elle-même est très limitée. Ils correspondent de loin en loin avec le clergé franc pour traiter des questions de dogme, le prémunir contre les hérésies, ou juger les appels que les prêtres pouvaient interjeter des décisions des conciles. L’église nationale, dans cette première période de la monarchie, est indépendante de la suprématie romaine, et cette indépendance est même si complète que Grégoire de Tours, dans toute son histoire, ne cite qu’un seul fait où la papauté soit intervenue directement dans l’administration ecclésiastique du royaume. A l’avènement des Carlovingiens, les choses changèrent de face.

En 725, Grégoire II, menacé sur le sol même de l’Italie par les empereurs de Byzance, réclame contre Léon, surnommé l’iconoclaste, l’appui de Charles Martel, et lui envoie les clés du tombeau de saint Pierre, pour témoigner par là qu’il lui en confiait la garde. En 740, son successeur Grégoire III s’adresse encore au vainqueur de Poitiers pour implorer le secours de ses armes contre les Lombards[2]. En échange de l’intervention qu’il réclame, il le nomme consul et patrice, c’est-à-dire défenseur de Rome, et c’est sans doute en souvenir de ce fait que nos rois ont pris le titre de protecteurs-nés du saint-siège. Charles Martel, par des motifs qui nous échappent aujourd’hui, se contenta de se porter médiateur ; mais de nouvelles négociations furent entamées auprès de Pépin le Bref par Etienne II, et cette fois elles déterminèrent une intervention armée. Pépin passa les Alpes en 754 et 755 pour mettre un terme aux vexations que les Lombards faisaient subir au saint-siège. Il leur enleva l’exarchat de Ravenne et le donna au pape en y ajoutant la Pentapole malgré les protestations de l’empereur de Byzance Constantin Copronyme, qui en réclamait la souveraineté. En faisant au saint-siège ce magnifique présent, qui donnait sous le nom de domaine de saint Pierre une base territoriale à sa puissance cosmopolite, Pépin n’avait fait que payer une dette. On sait en effet qu’au moment de détrôner le Mérovingien Childéric III, il avait consulté le pape Zacharie sur la question de savoir s’il pouvait prendre la couronne, et Zacharie, qui ne professait pas encore la doctrine du droit divin et de la légitimité, lui avait ordonné de la prendre, sous prétexte qu’il était plus digne de la porter. L’usurpation des Carlovingiens se trouva ainsi sanctifiée par un pape, comme celle des Capétiens le fut deux siècles plus tard par un archevêque de Reims. Charlemagne ratifia la donation de Pépin en l’agrandissant par des donations nouvelles. En 779, il acheva la destruction de la monarchie lombarde, et quand le pape Léon III eut été forcé de quitter le Vatican par suite d’une conspiration, il l’y fit rentrer l’année suivante sous la protection de ses troupes. Cette expédition de Rome fut récompensée par la couronne impériale, que Léon lui décerna dans la basilique de Saint-Pierre.

L’entente des intérêts et des ambitions scella l’alliance du sacerdoce et de l’empire. Charlemagne prit le titre de défenseur de l’église, devotus ecclesiœ defensor, il promulgua des lois sévères contre les sacrilèges et inaugura les guerres de religion par la dévastation de la Saxe. Ses conquêtes donnèrent de nouveaux sujets au saint-siège, et le saint-siège à son tour ratifia ses conquêtes parce qu’elles avaient pour résultat la propagation de la foi et le renversement des idoles. Les deux pouvoirs marchaient à la domination du monde, mais le glorieux empereur des Francs ne voulait pas la partager ; il n’accordait aux papes son puissant appui qu’à la condition de rester leur maître, et quand le peuple et le clergé de Rome les avaient nommés, il ne leur permettait de régner qu’après avoir confirmé leur élection et reçu le serment de fidélité[3].

La ruine de la dynastie carlovingienne affranchit les papes de la tutelle du pouvoir civil en livrant l’Europe au chaos féodal, et, de même que Charlemagne avait voulu remplir par la reconstitution de l’empire d’Occident le vide immense que la chute de la puissance romaine avait laissé dans le monde, de même Grégoire VII voulut reprendre en sous-œuvre la pensée de Charlemagne en faisant de la Rome pontificale le centre d’un empire théocratique qui aurait tenu sous sa suzeraineté les princes et les rois. Ce grand dessein était dans une certaine mesure justifié par l’anarchie de la société civile, et la papauté pouvait se croire chargée du salut du genre humain « parce qu’il était de son soin paternel de soulager tous les opprimés et de la grandeur de son tribunal de faire justice à toute la terre. » Grégoire VII voyait l’église d’Allemagne tyrannisée par les empereurs, ses dignités avilies, ses biens mis au pillage. Pour la soustraire à leur domination, il engagea contre eux une lutte opiniâtre qu’il soutint jusqu’à sa mort, et il consigna ses doctrines sur le gouvernement de l’église et des peuples dans l’acte célèbre connu sous le nom de Dictatus. Cet acte peut se résumer ainsi. En ce qui touche le gouvernement de l’église, au pape seul appartient la collation des dignités du clergé et des abbayes. — Il est supérieur aux conciles ; les jugemens qu’il a rendus ne peuvent être cassés par quelque tribunal que ce soit, mais il peut casser tous les jugemens. — Il peut seul faire de nouvelles lois canoniques, établir de nouvelles congrégations. — Il ne peut être jugé par personne : — nul concile ne peut être appelé général que de son consentement. — En ce qui touche le gouvernement politique, le pape a le droit de faire baiser ses pieds par tous les princes de la terre. — Il peut délier les sujets du serment de fidélité. — Il peut déposer les rois.

En même temps qu’elles anéantissaient les libertés des églises nationales, les théories de Grégoire VII supprimaient le pouvoir séculier, elles effaçaient jusqu’à la distinction du spirituel et du temporel, et ne laissaient subsister qu’une seule puissance absolue, infaillible et irresponsable, la puissance pontificale. Elles n’ont jamais franchi, quant à leurs grands effets, c’est-à-dire les changemens et le renversement des souverainetés, les bornes de l’Italie et de l’Allemagne ; mais dans le moyen âge et dans les temps modernes Rome a essayé, tout en les atténuant, de les imposer à la France par des voies plus ou moins détournées, quoiqu’elle n’ait jamais eu contre nos rois les mêmes griefs que contre les empereurs d’Allemagne, et elle est restée fidèle à sa devise :

Roma, caput mundi, régit orbis frena rotundi.

Grégoire VII était depuis deux siècles descendu dans la tombe, lorsque les impôts auxquels Philippe le Bel voulait, de sa pleine autorité, soumettre le clergé, provoquèrent entre ce prince et le pape Boniface VIII un violent conflit. Boniface invoqua contre son adversaire le droit de déposition ; par la bulle Ausculta fili, il déclara que Dieu a établi le pape au-dessus du roi, par la bulle Unam sanctam que les deux glaives sont dans la main du vicaire de Jésus-Christ et que les princes ne portent le glaive temporel que pour faire exécuter ses volontés. On sait comment Philippe, qui professait pour le saint-siège le même mépris que pour la morale et la pitié, répondit à cette menace. La nation tout entière prit son parti. Les états-généraux déclarèrent en 1302 que les rois de France ne tenaient leur couronne que de Dieu, que nul au monde ne pouvait y porter la main[4]. Cette déclaration, confirmée de règne en règne par les députés des états, les légistes et le clergé lui-même, fut considérée comme l’une des lois fondamentales du royaume ; elle ne fut attaquée que par la ligue, qui se fit ultramontaine comme elle se fit espagnole pour renverser le roi qu’elle combattait.

La déposition n’étant qu’une vaine formalité du moment où les peuples ne la ratifiaient pas, la papauté a cherché dans l’excommunication et l’interdit un moyen indirect de frapper les rois. L’excommunication isolait complètement le prince de ses sujets, parce qu’elle s’étendait à tous ceux qui s’approchaient de sa personne ; l’interdit suspendait dans le royaume les pratiques du culte, l’administration des sacremens, et jusqu’aux funérailles religieuses ; c’étaient là, dans les âges de foi, des armes terribles qui pouvaient paralyser du même coup la vie politique et sociale. Les papes avaient laissé les Mérovingiens s’égorger entre eux et commettre sur leurs fils, leurs frères, leurs neveux et leurs femmes quarante-six assassinats, sans user contre eux des moindres censures ; mais il n’en fut pas de même sous les Capétiens. Sept d’entre eux furent excommuniés : Louis VII, parce qu’il avait combattu l’intronisation de Pierre de La Châtre à l’archevêché de Bourges ; Philippe-Auguste, parce qu’il avait répudié Ingeburge, bien qu’il eût fait approuver la répudiation par un concile réuni à Compiègne ; Philippe le Bel, parce qu’il avait levé des tributs sur les gens d’église et soutenu l’inviolabilité des rois contre les doctrines de Grégoire VII ; Louis XII, parce qu’il avait fait échec à la politique de Jules II ; Henri II, parce qu’il s’était allié à Octave Farnèse, ennemi du saint-siège ; Henri III, parce qu’il avait assassiné le cardinal de Lorraine ; Henri IV, parce qu’il avait abjuré le catholicisme, auquel il s’était converti en 1572. De ces diverses excommunications, deux seulement portèrent coup, celles de Henri III et de Henri IV, parce qu’elles donnèrent de nouvelles forces à la ligue et retardèrent la pacification du royaume. Les autres n’ont fait que provoquer dans la nation tout entière, clergé, noblesse et tiers-état, d’éclatantes manifestations en faveur de la royauté et de son indépendance vis-à-vis du saint-siège.

« Si le pape vient en France pour prononcer l’excommunication, disait Hincmar, il sortira excommunié du royaume : si excommunicaturus venerit, excommunicatus abibit, » Lorsque Philippe-Auguste fut frappé d’anathème, le duc de Bourgogne et d’autres puissans vassaux s’engagèrent à le soutenir contre Rome. Le même élan se produisit sous Philippe le Bel et sous Louis XII. Aux prétentions du saint-siège, la France opposait les légendes qui la plaçaient sous la protection divine. Elle invoquait le mystère du sacre, où le Saint-Esprit descendait sur la tête des rois, comme il était descendu dans le cénacle sur la tête des apôtres, l’huile de la sainte-ampoule, apportée du ciel par une colombe, les saints que chaque dynastie avait donnés à la monarchie céleste, et qui veillaient sur le royaume où leur famille avait régné successivement, la bienheureuse Alboflède, la sœur de Clovis, sainte Clotilde, sa femme, sainte Bathilde, sainte Nantéchilde, sainte Radegonde, saint Charlemagne, saint Louis. Ces mystiques traditions prêtaient au droit national une force nouvelle ; le parlement s’en autorisait pour déclarer que le pape ne pouvait rien en France sans la permission du roi, que les bulles n’avaient un caractère officiel et légal que d’autant qu’elles étaient enregistrées, et quand il refusait de les enregistrer, il les traitait comme l’inquisition traitait les hérétiques, et les faisait brûler. Pendant le grand schisme d’Occident, les rigueurs redoublèrent pour mettre la France à l’abri des entreprises ultramontaines, et, par lettres patentes du 5 juin 1408, Charles VI ordonna de conduire à Paris, pour y être échaudés publiquement, les individus qui seraient trouvés porteurs d’actes pontificaux contraires à l’autorité de la couronne et aux lois du pays.

Lorsqu’elle retranchait de la communion des fidèles des princes souillés par le crime, la débauche ou la tyrannie, la papauté était dans son droit, et, comme le dit Voltaire, elle eût servi la cause des peuples, si elle avait réservé l’anathème pour les grands attentats ; mais elle en fit une arme politique plutôt que religieuse, et l’arme se brisa entre ses mains parce qu’elle portait à faux.


II

Aux causes déjà si nombreuses de conflits que faisait naître entre la couronne et la tiare le droit de déposition et d’excommunication s’ajoutaient des questions purement fiscales : les papes peuvent-ils, sans le consentement des rois de France, lever dans le royaume des tributs sur les gens d’église et les simples clercs eux-mêmes, soit pour leur défense comme princes temporels, soit pour les besoins de l’église universelle, soit enfin pour les privilèges canoniques, les indulgences et les pardons qu’ils accordent aux fidèles ? Peuvent-ils participer aux revenus des bénéfices ecclésiastiques situés dans les terres du domaine royal ? Les rois, comme fondateurs, collateurs, protecteurs de l’église et chefs d’état, ont-ils sur ces mêmes bénéfices un droit exclusif de participation ? Peuvent-ils, sans le consentement du pape, établir pour les besoins du royaume des impôts sur les gens d’église ? Ici encore les deux pouvoirs se trouvaient en complet désaccord. Sous prétexte que la collation des bénéfices leur appartenait sans partage, les papes se faisaient payer par les individus qui en sollicitaient l’obtention des sommes plus ou moins fortes dites grâces expectatives ; ils exigeaient des bénéficiers quand ils entraient en possession les annales, c’est-à-dire les revenus d’une année[5] ; ils levaient sous le nom de présens conciliatoires de lourds tributs sur tous ceux qui avaient affaire à leurs agens, camériers, huissiers et protonotaires. Ils trafiquaient des dispenses et des indulgences, et prétendaient s’arroger sur les biens de l’église un droit absolu de juridiction. Ils regardaient ces biens, en quelques lieux qu’ils fussent situés, comme faisant partie du patrimoine de saint Pierre. Ce patrimoine s’étendant suivant eux jusqu’aux bornes du monde, ils ne reconnaissaient à personne le droit d’en limiter l’accroissement ou d’en user pour des intérêts temporels, et quelques-uns d’entre eux prétendirent même s’attribuer, pour l’accroître, la fortune des laïques morts intestat à l’exclusion de leurs héritiers naturels.

Les exacteurs chargés de recueillir les deniers de saint Pierre forçaient les prêtres « à vendre les tuiles de dessus leurs maisons, leurs livres, leurs calices, ornemens et autres joyaulx de leurs églises. » Déjà du temps de saint Louis la levée des tributs pontificaux avait notablement appauvri le royaume, comme le constate une ordonnance de ce prince à la date de 1263 ; au XVe siècle, elle en faisait sortir par année plus de deux millions d’écus, et de La Noue, dans son Discours sur la pierre philosophale, a pu dire avec raison que les papes seuls avaient trouvé cette pierre merveilleuse, car les 40 livres de plomb qui leur servaient à sceller leurs bulles valaient au plus 10 écus, et elles se changeaient chaque année en 4,000 livres pesant d’or.

Les papes ne se contentaient pas d’exploiter les fidèles sous ombre de religion ; ils voulaient aussi soumettre au fisc pontifical les sujets du royaume, et ne voulaient point permettre aux rois de lever des impôts sur les gens d’église. Ils rencontrèrent encore de ce côté une vive résistance ; le clergé, malgré leur opposition, fut assujetti aux aides ordinaires et extraordinaires, aux impôts de consommation et de circulation, à la taille pour ses biens patrimoniaux, aux décimes, aux dons gratuits ; on peut même dire, contrairement à l’opinion généralement adoptée, qu’il est celui des trois ordres qui a le plus contribué, proportionnellement à sa fortune, aux dépenses de l’état, car ce n’est point forcer les chiffres que de porter à 1 milliard la somme des décimes qu’il a payées de 1580 à 1789, sans compter les dons gratuits, qui se sont élevés, de 1641 à 1705, à 36 millions, et à 103 millions de 1735 à 1783.

La question des biens ecclésiastiques fut résolue, comme celle de l’impôt, contre la papauté. Le droit public posa en principe que le clergé ne tenait que du prince, c’est-à-dire de la personne qui représentait l’état, la faculté civile d’acquérir, que toutes les terres situées dans le royaume relevaient de la couronne et non du pape, attendu que le patrimoine de saint Pierre était au-delà des Alpes, que le clergé n’avait pas le droit d’acquérir indéfiniment, parce que la propriété foncière, en s’immobilisant entre ses mains par voie de substitution perpétuelle, faisait perdre à l’état les lods et ventes, les reliefs et autres droits de mutation qui appartenaient au roi comme souverain et comme suzerain, ce qui privait le trésor public d’importantes ressources. Défense fut faite aux gens d’église de posséder des immeubles sans autorisation royale, et d’accepter aucun testament où ils figureraient comme légataires universels. Le droit d’aliéner fut également subordonné à la sanction du pouvoir civil. Quelques catholiques, subissant à leur insu l’influence des idées de la réforme, proposèrent même, sous François Ier, la confiscation et la vente des biens du clergé comme un acte de justice et de réparation qui devait alléger les charges du trésor, dégager le domaine, favoriser l’agriculture et solder une partie de la dette. Cette mesure était trop grave, trop en désaccord avec la tradition, pour être étendue d’un seul coup à tout le royaume ; mais les rois n’y répugnaient point, parce qu’elle leur promettait des rentrées de fonds considérables, et comme toujours, lorsqu’il s’agissait d’actes qui pouvaient amener des complications sérieuses, s’ils étaient appliqués d’une manière générale, ils disséminèrent les confiscations, et les firent porter tantôt sur un diocèse, tantôt sur un autre. Ils commencèrent par mettre à la fonte une certaine partie de l’orfèvrerie des églises, comme l’ont fait les jacobins trois siècles plus tard, et ils ordonnèrent des ventes partielles de biens fonds en 1521,1525, 1541 et 1550. Le clergé n’échappa à la spoliation qu’en s’engageant à payer des impôts périodiques qu’il acquitta, sous le nom de décimes, jusqu’à la révolution.

L’exercice de la justice fut de la part du saint-siège l’objet des mêmes revendications que les impôts et les propriétés ecclésiastiques. Sous prétexte que les lois divines sont supérieures aux lois humaines, les papes réclamèrent pour l’église non-seulement la connaissance exclusive de toutes les causes où les ecclésiastiques étaient engagés, mais même la connaissance de celles qui n’intéressaient que les laïques. Ils voulaient que ses membres ne fussent jugés que par elle, et qu’elle jugeât la société civile, en réservant le dernier ressort à la cour de Rome. Pour justifier leurs prétentions, ils disaient : L’église a le droit de connaître de tous les crimes, parce que les crimes sont des péchés, — des faits qui se rapportent au mariage, à la dot, au douaire, à la séparation, à la condition des enfans, parce que c’est elle seule qui valide par un sacrement l’union conjugale, base de la famille, — des testamens, parce qu’elle ouvre à l’homme les portes de l’autre vie, — de toutes les obligations contractées sous la foi du serment, parce qu’il lui appartient de punir le parjure, — de toutes les affaires où sont intéressées les veuves, les orphelins et les mineurs, parce que Dieu lui a confié la défense des faibles et des opprimés ; enfin elle peut évoquer tous les procès, parce que dans tout procès il y a une cause injuste, et que soutenir une cause injuste est un péché. Le clergé, qui trouvait dans la juridiction universelle les élémens d’une puissance illimitée, se rallia cette fois aux doctrines du saint-siège ; mais dès la fin du XIIe siècle les rois posèrent la question de compétence par l’institution des prévôts et des baillis. Les communes et les parlemens les secondèrent dans l’œuvre de sécularisation ; cette œuvre se développa lentement et sûrement par les cas royaux et les appels comme d’abus ; la justice ecclésiastique, malgré les efforts du saint-siège pour la maintenir, s’effaça peu à peu devant la justice séculière, et dans les derniers siècles elle n’était plus pour le clergé qu’un simple tribunal disciplinaire et pour les laïques le tribunal de la pénitence.

Ainsi s’était écroulé pièce à pièce l’édifice théocratique si laborieusement élevé par le génie de Grégoire VII. Chaque empiétement de la papauté sur la société civile avait été rudement refoulé, et c’est un roi que la papauté elle-même a mis au rang des saints, c’est Louis IX, le prince de paix et de justice, qui a ouvert la voie où tous ses successeurs l’ont suivi. Nous ne parlons point de la pragmatique à laquelle on a donné son nom, quoiqu’elle soit citée par un grand nombre d’historiens modernes, car c’est une pièce apocryphe qui ne remonte pas au de la du XVe siècle ; mais à défaut de cette pragmatique on trouve encore dans ses actes des passages qui témoignent du soin jaloux avec lequel il défendit ce qu’on appelait au moyen âge les prérogatives de la couronne, ce qu’on appellerait aujourd’hui l’indépendance nationale. Ainsi en 1235, le légat étant intervenu dans un débat qui s’était élevé entre l’évêque de Beauvais et les magistrats municipaux de cette ville, le saint roi déclara « qu’il ne reconnaissait à personne le droit de se mêler directement ou indirectement des affaires qui relevaient de sa souveraineté ou de sa juridiction séculière[6], et qu’il défendait d’en faire le sujet d’aucune enquête. » Ce fut là le premier acte de résistance officielle et comme le point de départ du mouvement qui a exclu les papes des affaires temporelles de la monarchie et les a enfermés dans des attributions purement doctrinales et dogmatiques. A dater du règne de saint Louis en effet, il s’est développé d’âge en âge un droit traditionnel qui a répondu article par article au Dictatus de Grégoire VII ; c’est ce droit qui a reçu le nom de libertés de l’église gallicane.

Dispersées dans la pragmatique, les concordats, les ordonnances royales, les arrêts des parlemens, les livres des légistes, les libertés gallicanes se sont formées au jour le jour, comme les coutumes. Chaque lutte nouvelle soutenue par la royauté française y a fait ajouter quelque principe, et Louis XIV les a codifiées dans la célèbre déclaration de 1682 ; mais cette déclaration, qui en résume l’esprit général, laisse dans l’ombre une foule de dispositions qui avaient acquis force de loi. Ces dispositions embrassent dans leur ensemble toutes les questions auxquelles peuvent donner lieu les rapports de l’église et de l’état. A défaut de la lettre, en voici l’esprit[7] :

Le concile national et même le concile provincial, dans les matières d’ordre, de discipline et d’administration ecclésiastique, peuvent décider et faire des règlemens sans l’autorisation du pape. Le roi peut, sans le congé ou la permission du pape, convoquer des conciles nationaux et provinciaux. Ce droit est inhérent à la monarchie, il remonte à Clovis. Le pape ne peut ni déposer le roi, ni délier ses sujets du serment de fidélité, et ceux-ci, quoi qu’il arrive, sont tenus d’obéir à leur souverain. Le roi de France ne peut être excommunié, et le royaume ne peut être mis en interdit. Le roi peut, sans l’autorisation du pape, lever des impôts sur les gens d’église, sous quelque forme et à quelque titre que ce soit, même par voie de contrainte. — Les prélats et les ecclésiastiques mandés à Rome par le pape ne peuvent, quel que soit leur rang, sortir du royaume sans la permission du roi. Les informations de vie et de mœurs pour les nominations d’évêques seront faites par les ordinaires et non par les nonces. Le roi est le premier protecteur de l’église gallicane ; c’est à lui qu’appartiennent les revenus des bénéfices vacans. C’est à lui qu’il appartient de régler les pèlerinages, non pas que le prince ait à décider s’il est plus agréable à Dieu d’être prié dans un lieu que dans un autre, mais pour le bien de l’état, que des assemblées illicites peuvent mettre en danger. Le pape ne peut lever de deniers en France sans l’autorisation du roi[8]. Il ne peut connaître des legs pieux, ni confisquer en matière ecclésiastique, ni permettre de tester ou de posséder des biens contrairement aux lois du royaume, ni restituer les laïques contre l’infamie, ni s’ingérer aux scandales et séditions monastiques, ni excommunier pour les affaires civiles. Le roi peut toujours appeler des décisions du pape, soit au futur concile, soit au pape mieux informé. Le pape ne peut pas, sans qu’une enquête ait eu lieu, accorder aux ordres mendians le droit de conférer les sacremens. Aucune bulle ne peut être exécutoire sans avoir été au préalable vérifiée et enregistrée ; les bulles dogmatiques elles-mêmes doivent être examinées. Les légats, pour avoir le droit de résider dans le royaume, doivent donner déclaration par écrit que tout ce qu’ils feront sera tenu de la permission et licence du roi et pour tel temps qu’il lui plaira[9]. Le concile général est supérieur au pape.

On était loin, on le voit, des doctrines de Grégoire VII et du dogme de l’infaillibilité. La compétence du saint-siège, même dans les matières spirituelles, était réduite à fort peu de chose, puisque les bulles dogmatiques elles-mêmes pouvaient être rejetées, et ce n’est pas sans raison que Fénelon a écrit qu’en France les rois avaient fini par être plus papes que le pape. Ils ne cédaient jamais que momentanément, quand de graves intérêts politiques et diplomatiques les amenaient à transiger. C’est qu’en effet ils regardaient les libertés gallicanes comme la sauvegarde de leur dignité et de leur indépendance, et, comme ils étaient assurés d’avoir la nation derrière eux, ils se montraient exigeans et fiers ; mais ces libertés, vénérées en France, étaient considérées à Rome comme un attentat à l’autorité du souverain pontife, et quand le parlement faisait brûler les livres qui pouvaient leur porter atteinte, le sacré-collège déclarait ces mêmes livres inspirés par le Saint-Esprit. Il y avait là une cause permanente de rupture, et cette cause n’était pas la seule. Charles VIII, Louis XII, François Ier, avaient rencontré en Italie, les papes dans les rangs de leurs adversaires. Leur habile diplomatie les avait vaincus plus d’une fois. La France avait contre eux les mêmes griefs que l’Allemagne et l’Angleterre, les mêmes motifs de séparation. Comment cette séparation ne s’est-elle pas produite comme dans les autres états du nord de l’Europe ? Comment nos rois, tout en luttant avec tant d’opiniâtreté contre les papes[10], sont-ils restés papistes ?


III

L’entente des ambitions et des intérêts avait scellé, nous l’avons vu, le pacte de Charlemagne, et c’est cette même entente, fortifiée par le caractère sacerdotal de la royauté française, qui à toutes les époques, y compris le XVIIe siècle, a prévenu les scissions définitives. Les deux pouvoirs s’arrêtaient juste à la limite extrême au-delà de laquelle elles pouvaient éclater, car ils avaient tous deux un égal besoin l’un de l’autre. Ils reposaient sur le même principe, celui de la délégation divine, et ce principe, dans aucune des monarchies de l’Europe, ne s’était affirmé avec plus d’autorité que dans la monarchie capétienne.

Menacés tour à tour par les empereurs d’Allemagne et les ligues italiennes, comme ils l’avaient été aux VIIIe et IXe siècles par les empereurs de Byzance et les Lombards, les papes avaient intérêt à se rapprocher des rois de France, chefs d’un grand état militaire, voisin de l’Italie et de l’Allemagne, et qui pouvait les servir utilement par sa médiation ou par ses armes. Les rois de leur côté avaient intérêt à conserver le titre de fils aînés de l’église, qui leur donnait la première place parmi les princes de la catholicité, et rehaussait leur prestige aux yeux de leurs sujets. Ils avaient en outre des prétentions au titre d’empereurs d’Allemagne, des revendications dynastiques à faire valoir sur diverses principautés de l’Italie, et, s’ils refusaient au saint-siège le droit de les déposer et de disposer de leur couronne, ils admettaient sans difficulté qu’il était libre de disposer à leur profit de la couronne des autres princes. Les deux pouvoirs, en rompant les liens qui les unissaient, se seraient affaiblis l’un et l’autre, ils se ménageaient tout en se combattant, et les réconciliations suivaient de près les ruptures.

Les papes excommuniaient les rois, mais ils tenaient toujours l’absolution en réserve. Ils lançaient l’anathème contre Philippe-Auguste, et légitimaient les enfans d’Agnès de Méranie. Ils se proclamaient les défenseurs de la morale universelle et fermaient les yeux sur les adultères publiquement affichés des derniers Valois et des Bourbons, parce qu’ils se rappelaient que les femmes les avaient brouillés avec l’Angleterre, et qu’ils ne voulaient point perdre à propos d’une maîtresse royale le royaume de France, lorsqu’ils en avaient déjà perdu tant d’autres. Ils ne voyaient dans les libertés gallicanes que des hérésies et même des impiétés ; mais ils se contentaient de les condamner dans les livres et les sermons où elles se produisaient comme des opinions individuelles, et se gardaient bien de les attaquer comme lois fondamentales de la monarchie. Ils interdisaient aux rois de lever des contributions sur les gens d’église, et ils ratifiaient les ordonnances relatives à l’altération des monnaies. Lorsqu’ils écrivaient aux rois de France, ils leur prodiguaient toutes les caresses du langage[11]. Ils les tenaient, disaient-ils, en plus grande affection que les autres princes, ils ne cessaient de prier pour eux, pour leurs femmes, leurs enfans et leurs sujets. Comme gages de leur attachement, ils leur envoyaient des présens qui portaient avec eux la sanctification, tels que langes bénits, lambeaux de la robe de saint Pierre, ossemens des apôtres, voile de la Vierge, fragmens de la vraie croix ou de la couronne d’épines[12]. A défaut de reliques, ils leur donnaient des royaumes, des royaumes de vent, comme on disait au moyen âge, et leur octroyaient des privilèges qui semblaient créer pour la dynastie capétienne un catholicisme spécial.

En vertu des bulles, les Capétiens pouvaient avoir un autel portatif, se faire dire la messe avant le jour ou après midi, entrer avec leur suite et leurs fils aînés dans les monastères de femmes, ordonner que leurs corps seraient disséqués ou enterrés par morceaux dans des endroits différens, ce qui était contraire à l’esprit de l’église, qui voulait que les corps des fidèles fussent conservés dans leur entier en vue de la résurrection. Ces avantages, si grands qu’ils fussent pour des princes catholiques, n’étaient rien en comparaison des immunités qui se rattachaient aux faits de conscience, car les confesseurs du roi pouvaient toujours l’absoudre, lui, sa femme, ses frères, ses enfans, des plus grands péchés et même des plus grands crimes sans recourir à l’autorité pontificale. Le roi était libre de choisir son confesseur, de le remplacer par un autre quand il le trouvait trop sévère, comme le fit Louis XIV pour le père Annat, qui voulait lui faire acheter l’absolution par le renvoi de Mme de Montespan, et grâce à ce privilège il pouvait se donner le plaisir de pécher tout à son aise. Ce confesseur était en outre autorisé à le relever de ses vœux et de ses sermens, ce qui lui permettait de violer en toute sécurité de conscience, quand il le jugeait convenable, les libertés publiques qu’il avait juré de respecter, de lever des impôts de sa propre autorité, quand il avait promis de ne le faire qu’avec le consentement des états-généraux, et de changer arbitrairement la valeur des monnaies malgré les engagemens les plus formels. Il se trouvait ainsi placé de par le saint-siège au-dessus de tous les devoirs et de tous les droits[13].

Les rois ne restaient pas en arrière. Lors même qu’ils résistaient aux papes, ils les assuraient de leur dévoûment filial ; ils leur offraient leur épée contre les infidèles, promettaient de les secourir contre les ligues italiennes, évoquaient le souvenir des donations de Pépin, de Charlemagne et de toutes celles qui les avaient suivies[14], et ne manquaient jamais de rappeler qu’au milieu des épreuves sans nombre qu’avaient traversées les successeurs de saint Pierre, ils avaient toujours trouvé dans le royaume de France un inviolable asile[15].

Le refus d’enregistrement des bulles constituait un acte de révolte ouverte et pouvait amener de graves complications ; mais le formalisme respectueux dont il était entouré, surtout dans les derniers siècles, donnait une apparente satisfaction aux susceptibilités de la cour de Rome, tout en dégageant la responsabilité des fils aînés de l’église. Le pape envoyait les bulles au nonce ; celui-ci les remettait au roi, qui ne les lisait pas et les adressait aux parlemens et aux évêques. Le parlement les examinait, et s’il les jugeait contraires aux libertés gallicanes, il refusait de les enregistrer, et en appelait non pas des bulles elles-mêmes, mais de l’exécution de ces bulles. Lorsqu’il les avait condamnées, il en prononçait la suppression : dans ce cas, il leur donnait le nom d’écrits ou de libelles, et, bien loin de les imputer au pape, il s’efforçait de prouver qu’elles étaient contraires à ses intentions. Il pouvait alors les faire brûler sans scrupule, ce qui lui arrivait souvent ; il restait seul coupable de l’auto-da-fé, et quand le saint-siège élevait des réclamations, on lui répondait que l’indépendance du parlement était consacrée par les lois de la monarchie, et qu’il pouvait bien refuser d’enregistrer les bulles des papes, puisqu’il avait souvent refusé d’enregistrer les ordonnances des rois.

On le voit par ce qui vient d’être dit, tout en s’honorant du titre de fils aînés de l’église, tout en restant unis au saint-siège, les rois de France, sous la dynastie capétienne, ont énergiquement maintenu contre lui l’indépendance de l’état et de la société civile. Ils ont brisé par la théorie des libertés gallicanes le joug de la servitude ultramontaine ; mais au nom de ces mêmes libertés les derniers Valois et les Bourbons ont placé l’église nationale sous l’absolutisme de la couronne. Une ordonnance de Charles VI, promulguée en 1418, avait décrété que les élections, confirmations et collations de bénéfices seraient faites par les ordinaires, auxquels le droit en appartenait, « cessant toutes résignations et bulles apostoliques. » Cette ordonnance fut confirmée en 1439 par la pragmatique de Bourges, que l’on peut regarder comme l’un des premiers manifestes de la réaction antipapiste qui devait un siècle plus tard séparer de la cour de Rome une partie de l’Europe. Cette pragmatique, appuyée sur les décisions du concile de Bâle, maintenait au clergé le droit d’élection et enlevait au saint-siège la faculté de lever, aucun tribut dans le royaume sous prétexte de promotion aux fonctions ecclésiastiques ou de collation de bénéfices. Tous les ordres de l’état, y compris le clergé, l’accueillirent avec une grande faveur ; mais le saint-siège ne voulut y voir qu’un acte schismatique qui ne l’engageait pas, sous prétexte qu’un contrat, quel qu’il soit, n’est valable que d’autant que les parties intéressées l’ont accepté d’un commun accord. Pie II la censura en termes fort sévères, et à l’avènement de Louis XI il mit tout en œuvre pour la faire rapporter. Les circonstances le servirent à souhait.

Louis XI voulait faire valoir en Italie les droits de la maison capétienne en faveur de son gendre, le duc d’Orléans, depuis Louis XII. Il sollicita l’appui de Pie II, qui lui promit de faire de son mieux, à la condition expresse que la pragmatique serait abolie. Le marché fut conclu, — car les papes et les rois de France, chaque fois qu’il s’est agi des affaires d’Italie, n’ont jamais fait que des marchés. Les promotions et les collations furent replacées sous la main du saint-siège, les provisions, les grâces expectatives, les annates, levées à son profit ; mais Pie II, fidèle à la tradition pontificale, qui était de subordonner les engagemens contractés avec la France aux intérêts de la politique italienne, se tourna vers les Espagnols. Louis XI, se voyant joué, laissa le clergé appliquer les dispositions de la pragmatique, et la loi de Charles VII resta en vigueur jusqu’au moment où la première expédition de François Ier au-delà des Alpes vint renverser la vieille tradition française, dépouiller l’église nationale du droit d’élection et lui imposer le double despotisme du pape et du roi.

François Ier ne pouvait rien sans Léon X, qui était l’âme de la politique péninsulaire, et Léon X avait besoin d’argent pour soutenir sa prépondérance, pour défrayer ses magnificences. L’intérêt et l’ambition rapprochèrent, comme au temps de Charlemagne, le pontife et le soldat, et le 18 août 1516 fut signé le traité célèbre connu sous le nom de concordat, qui a fait dire justement à Mézeray qu’on ne vit jamais contrat plus bizarre, « car le pape, puissance spirituelle, prenait le temporel pour lui et donnait le spirituel à un prince temporel. »

Le roi de France avait traité de la main à la main, sans consulter le clergé, sans prendre l’avis du parlement. L’opinion publique se révolta contre ce coup d’autorité ; le parlement refusa d’enregistrer. Après avoir défendu la couronne contre Rome, il défendit l’église nationale contre Rome et la couronne, et ne consentit à l’enregistrement que sous le coup des plus violentes menaces. L’opposition du clergé ne fut pas moins vive. Un certain nombre de chapitres s’obstinèrent malgré les promotions royales à pourvoir aux vacances, et dans quelques diocèses il y eut simultanément deux évêques, comme il y avait eu deux papes au temps du grand schisme.

Malgré quelques sages dispositions, le concordat eut pour l’église nationale des résultats désastreux. La nomination des évêques et des abbés par les rois fit reparaître les abus des temps mérovingiens. Les rois ne donnèrent plus des abbayes d’hommes à leurs femmes, comme l’avait fait Lothaire II pour Valdrade, mais ils donnèrent, comme l’a dit un ambassadeur vénitien, des évêchés et des bénéfices « à la demande des dames. » Les seigneurs de la cour possédaient des abbayes, « qu’ils vendaient à beaux deniers comptant, les baillaient en mariage, en troc et en eschange des choses temporelles. » Les protestans eux-mêmes en occupaient sous des noms supposés ; les ministres en recevaient à titre de gratification, comme Sully, qui en avait trois rapportant 43,000 livres de rente. Le concordat eut encore d’autres conséquences non moins fâcheuses. Les évêques, placés sous la main du roi, organisèrent le gouvernement spirituel sur le type du gouvernement monarchique. Au lieu d’administrer, comme dans les anciens temps, avec le concours des doyens et des chapitres, ils administrèrent avec un conseil qu’ils choisirent eux-mêmes ; le bas clergé fut livré à leur entière discrétion, et de nos jours encore il subit cet absolutisme.

A dater du concordat de 1516, les papes laissent l’église gallicane à la merci des rois. Ils ne font rien pour mettre un terme aux abus sans nombre qu’entraîne l’intervention de la couronne dans les affaires ecclésiastiques, et c’est le clergé de France, alors comme aujourd’hui le premier clergé de l’Europe, qui pourvoit dans ses assemblées aux réformes et au maintien de la discipline. A part Paul III, qui fit de généreux efforts pour rétablir la paix entre Charles-Quint et François Ier et pour arrêter les persécutions contre les réformés, — à part Clément IX, qui montra dans les querelles du jansénisme un esprit sage et conciliant, — les papes des trois derniers siècles n’interviennent dans les affaires intérieures ou extérieures du royaume que pour pousser les rois dans la voie des persécutions religieuses ou traverser la politique française. Jules II forme avec Louis XII, en 1508, la ligue de Cambrai contre Venise, pour lui arracher Faenza et Rimini, et, quand il est maître de ces villes, il forme la sainte-ligue contre Louis XII, avec Venise, l’Espagne et l’Angleterre. Léon X contribue pour une large part à nos revers dans le Milanais. Clément VII signe avec l’Angleterre et la France la ligue de Cognac contre l’Espagne, et en 1532 il refuse à François Ier le droit de lever des décimes sur le clergé et l’accorde à Charles-Quint. Pie V pousse Catherine de Médicis à la guerre et aux mesures extrêmes contre les protestans ; Sixte-Quint s’unit à la ligue et à l’Espagne contre Henri IV, et ne se rapproche de lui que lorsqu’il le sait disposé à abjurer. Sous Louis XIV, la question de la régale soulève de vifs débats entre ce prince et le pape Innocent XI. L’assemblée de 1682 se prononce contre le pape ; elle promulgue la déclaration relative aux libertés de l’église gallicane. Le grand roi s’effraie de son triomphe, il craint une rupture, et cette circonstance ne fut pas étrangère à la révocation de l’édit de Nantes. Innocent XI, plus clairvoyant que Louis XIV, désapprouve tacitement cette mesure néfaste, parce qu’il sait que les ennemis du catholicisme profiteront des violences exercées contre les dissidens pour mettre la religion en cause et la combattre au nom de la justice et de l’humanité, lorsque déjà ses adversaires s’autorisaient contre elle de l’inquisition et de la Saint-Barthélémy ; mais il se garde d’intervenir pour arrêter des persécutions qu’il condamne, et il laisse Louis XIV consommer l’un des plus grands attentats de l’histoire.

On peut le dire, en s’appuyant sur l’autorité des faits, et sans crainte de fausser la vérité, comme princes temporels, les papes, malgré quelques alliances passagères et quelques services désintéressés, ont été pour la plupart les adversaires de la politique française ; ils ne s’y sont ralliés à certains momens que pour l’exploiter contre l’Allemagne ou les principautés de l’Italie ; comme chefs de la catholicité, ils ont exercé sur l’église gallicane une influence beaucoup moins grande qu’on ne le suppose généralement. Ce que cette église a fait d’utile et de sage, elle l’a fait, comme la trêve de Dieu, de sa propre initiative, par les hommes éminens qu’elle a produits dans tous les âges, par les conciles nationaux et provinciaux, les synodes diocésains, les assemblées générales du clergé, les évêques, les missionnaires. Indissolublement unie aux rois, qui étaient pour elle l’image vivante de la patrie, elle ne cherchait pas à dépenser, au profit d’un prince étranger, l’or et le sang de la France ; elle entourait de ses respects les successeurs de saint Pierre, mais ce respect n’allait point jusqu’à l’idolâtrie ; elle croyait à la supériorité du concile général. Aujourd’hui des doctrines nouvelles ont remplacé les doctrines des conciles de Constance et de Bâle, de la faculté de théologie de Paris, des parlemens, des hommes qui dans le moyen âge ont été la gloire et la lumière du sacerdoce. L’ultramontanisme, mis au jour par la ligue, accrédité et propagé par la société de Jésus, défendu par de Maistre et de Bonald, a profondément altéré la vieille tradition nationale, sans produire d’autre résultat que de partager le catholicisme français en deux grands partis, l’un qui marche avec la civilisation et qui pense, comme les docteurs de l’église gallicane, Hincmar, saint Bernard, Pierre d’Ailly, Gerson, que l’on peut être catholique sans croire à l’infaillibilité du pape, sans tirer l’épée pour soutenir le pacte de Charlemagne contre les ligues italiennes, — l’autre, qui ne voit de salut pour l’église et l’état que dans la résurrection du pouvoir temporel, et qui place le Vatican au-dessus de la France.


CHARLES LOUANDRE.

  1. Sancti Gregorii papœ Epistolœ, lib. V, epist. 26. — Recueil des historiens de France, lettre de Pelage à Chilpéric, t. IV, p. 74.
  2. Aimoin, Hist., liv. IV, ch. 57.
  3. Voyez l’acte par lequel le peuple et le clergé de Rome s’engagent à ne pas élire et consacrer un pape sans lui avoir fait prêter serment de fidélité à l’empereur devant les missi dominici. — Isambert, Anciennes Lois, t. Ier, p. 67.
  4. Dans le Songe du verger, on trouve un dialogue entre un clerc et un chevalier au sujet du pouvoir des papes sur les princes. Le chevalier dit que l’ancienne foi de la noblesse française est que le roi son souverain seigneur ne reconnaît que Dieu au-dessus de lui, et qu’elle ne souffrira jamais qu’il soit déposé par un successeur de saint Pierre. — Le Songe du verger, liv. Ier, chap. 73.
  5. Aujourd’hui les évêques et les archevêques paient encore au saint-siège, sous le nom de droit de bulle, le tiers de leur traitement d’une année.
  6. « Ne de regalibus suis vel rébus aliquibus ad juridictionem suam secularem pertinentibus cognoscere directe vel indirecte seu inquisitionem facere aliquantulum præsumeret. » Bibliothèque nationale, mss., collection Béthune, vol. 9417, fol. 104.
  7. On formerait une vaste bibliothèque avec les livres qui ont trait aux libertés gallicanes. Nous nous bornons à indiquer ici les plus importans. Pithou, les Libertés de l’église gallicane, 1639, réédité avec un commentaire de M. Dupin, 1824-27. — Dupuy, Traité des droits du roi, 1639, 3 vol. in-fol. — Fleury, Discours sur les libertés gallicanes. — Ces ouvrages sont écrits au point de vue apologétique de l’église gallicane. — Joseph de Maistre, de l’Église gallicane, 1821. Ce livre est inspiré par une idée toute contraire ; c’est une savante et parfois éloquente critique des libertés. Aux documens imprimés, il faut ajouter quelques recueils qui se trouvent dans les collections manuscrites de la Bibliothèque nationale, entre autres Recherches des actes des rois de France touchant leur puissance en matière ecclésiastique, Colbert, 1.154, p. 200 et suiv.
  8. Ce principe des libertés gallicanes est un de ceux que les rois ont affirmés avec le plus de force. Voyez les lettres patentes de 1202, 1326, 1406, 1463, 1551, dans Isambert, Anciennes Lois, aux dates ci-indiquées.
  9. Traité de la grandeur et prééminence des rois, in-8o de 70 pages, XVIIe siècle, — Laurent Bouche), Bibliothèque du droit français, t. III, p. 378.
  10. Voyez Recueil des querelles qui ont été entre les papes et les rois de France, Bibliothèque nationale, mss., fonds Colbert, vol. 155, fol. 302 et suiv.
  11. Bulle de 1482, Bibliothèque nationale, mss., collect. Dupuy, vol. 706, fol. 800.
  12. Ces présens de reliques ont eu au moyen âge une grande importance politique, parce que les états qui possédaient les plus précieuses, celles du Christ, de la Vierge et des apôtres, étaient regardés comme placés sous la sauvegarde même de Dieu et honorés par lui d’une protection toute particulière.
  13. Voyez, dans les documens relatifs à l’histoire de France, le volume intitulé Privilèges accordés à la couronne de France par le saint-siège, Paris, Imprimerie impériale, 1852, in-4o. Les rois gagnaient une année d’indulgence lorsqu’ils assistaient à la dédicace d’une église ou à un office célébré par un évêque. Des indulgences de soixante jours étaient même accordées à tous ceux qui priaient pour eux, ce qui constituait en leur faveur un véritable monopole d’intercessions.
  14. Sur les donations des rois au saint-siège, Bibliothèque nationale, mss. Colbert, vol. 155, fol. 139 et suiv.
  15. Voyez entre autres Instructions à maître Guillaume Compaing, pour besognier vers notre saint-père le pape, 4 mai 1471, Bibliothèque nationale, mss., collection Dupuy, vol. 760, fol. 13 et suiv.