Les Pardaillan/XXV

La bibliothèque libre.
Livre I
XXV. La Bastille
◄   XXIV XXVI   ►



Le chevalier de Pardaillan, lorsqu’il avait entendu se refermer la porte, lorsqu’il avait compris que cette porte de son cachot était inébranlable, était tombé sur les dalles presque sans connaissance.

Sous ses dehors de pince-sans-rire un peu froid, Pardaillan cachait une nature impressionnable à l’excès.

Ses colères et ses joies, pour ne pas se traduire au-dehors en gestes exubérants, n’en étaient que plus violentes.

Quand il revint à lui, le premier emploi qu’il fit de son énergie fut de se réduire au calme le plus absolu, et de dompter la fureur qui bouillonnait en lui.

Alors, il examina la chambre où il était enfermé.

C’était une pièce assez vaste dont le plancher était composé de larges dalles. Seulement, dans tout un angle, les dalles s’étant brisées, on les avait remplacées par des carreaux.

Les murs et la voûte surbaissée étaient en pierres de taille noircies par le temps ; mais elles n’étaient point trop humides, le cachot étant situé assez haut dans la tour.

Cependant, il faisait froid dans cette pièce, comme dans une cave, grâce sans doute à l’épaisseur des murs.

Une étroite lucarne, placée assez haut, laissait entrer un peu — très peu — de lumière et d’air. Mais, en montant sur un escabeau de bois, siège unique de cette prison, il était facile d’atteindre à cette fenêtre.

Une botte de paille, une cruche pleine d’eau sur laquelle était déposé un pain achevaient l’ameublement de la chambre.

Il régnait là une pesante tristesse qu’accentuait le silence ambiant.

Dans le corridor, on entendait le pas lent et sonore d’une sentinelle.

Les bruits de Paris n’arrivaient que très affaiblis et comme lointains.

Pardaillan se jeta sur la paille assez propre qui devait lui servir de lit. Une couverture trouée, élimée, traînait sur cette paille.

À l’actif de notre héros, disons qu’à ce moment d’angoisse terrible pour un homme qui savait parfaitement qu’on ne sort de la Bastille que « les pieds devant », à ce moment, toute sa pensée se reporta vers Loïse. L’amertume de son arrestation lui vint surtout de ce qu’il n’avait pu courir au secours de sa petite voisine.

« C’est moi qu’elle a appelé, songeait-il. C’est tout d’abord à moi qu’elle a pensé dans le danger. Et me voici en prison ! Dans la tombe, plutôt ! Que va-t-elle dire ? Que va-t-elle penser ?… »

Des larmes de rage et de douleur s’échappèrent de ses yeux.

Longtemps, il tourna et retourna dans tous les sens cette pensée qu’il lui avait fallu une malchance inouïe pour être arrêté en un tel moment.

Et maintenant que tout était fini, il comprenait la place que Loïse tenait dans son cœur.

Jamais Pardaillan ne s’était dit d’une façon bien positive qu’il aimait cette jeune fille.

Le déchirement qu’il éprouva lui fut une révélation. Et ce fut presque avec de l’étonnement qu’il se répéta doucement :

« Je l’aime ! »

Mais à quoi bon cet amour ? la reverrait-il jamais ? Est-ce qu’on sortait de la Bastille ! Et en admettant même qu’un miracle le tirât de la sombre forteresse après de longues années, retrouverait-il Loïse ?

Et quel pouvait être ce danger qui l’avait menacée au point qu’elle avait appelé à son secours un homme qu’elle connaissait à peine de vue ?

Ce fut au duc d’Anjou que Pardaillan songea.

Sans doute le duc et ses acolytes étaient revenus de bon matin. Ou peut-être même ne s’étaient-ils pas éloignés…

Avec un immense désespoir, Pardaillan se dit que s’il avait passé la nuit dans la rue comme il en avait eu un instant la pensée, non seulement il se fût trouvé là pour protéger Loïse, mais encore il n’eût pas été arrêté !

À cette pensée, à la pensée que Loïse était maintenant au pouvoir du duc d’Anjou, il se mordit les poings et éclata en sanglots.

Cet état de désespoir, pour ainsi dire rétrospectif, dura quatre jours.

Pendant ce laps de temps, le malheureux jeune homme dormit à peine, mangea par-ci par-là quelques bouchées de pain ; en revanche, sa cruche d’eau était toujours vide trois ou quatre heures avant que le geôlier ne vînt renouveler sa provision ; une soif ardente le dévorait : il avait la fièvre.

Pour se fatiguer, pour trouver un peu de sommeil, il marchait toute la journée autour de son cachot, du même pas souple et rapide.

Il ne s’apercevait pas que de songer ainsi à Loïse, de concentrer son désespoir sur ce point, c’était encore une consolation, et cela l’empêchait de tomber dans un désespoir plus grave.

Ce moment arriva.

À force de songer à ce qu’il y avait de si terriblement ironique dans la destinée qui le supprimait du monde des vivants, à l’heure même où il eût pu être si heureux, il en vint à se demander pourquoi il était arrêté…

Il devinait vaguement que le coup venait de la reine Catherine.

Et pourtant, elle s’était montrée si bonne, si franche, elle lui avait donné rendez-vous au Louvre avec une si naturelle fermeté, qu’il refusait de s’arrêter à ce soupçon.

Mais qui, alors ?

« Est-ce que ce complot que j’ai surpris… est-ce que le duc de Guise… mais non ! comment aurait-il su !… »

La question bientôt lui devint une obsédante torture de l’esprit.

Au bout de cinq ou six jours, on n’eût pas reconnu Pardaillan. À force de se poser les mêmes problèmes insolubles, son visage avait pris une sorte d’immobilité douloureuse, dans laquelle flamboyait seulement le double jet de feu sombre qui s’échappait de ses yeux.

Le soir du sixième jour, il n’y tint plus et résolut de savoir au moins de quel crime il était accusé.

La pensée de la prison l’épouvantait maintenant.

Le malheureux qu’on jette dans une geôle ou dans un bagne pour cinq ans, pour vingt ans, celui qui peut entrevoir une résurrection si lointaine qu’elle soit, ne connaît pas les dernières limites du désespoir. Celui-là même qui est condamné à une détention perpétuelle, qui sait son avenir, trouve une sorte d’âpre consolation dans la certitude même de son malheur.

Mais être saisi en pleine vie, en pleine force, en pleine expansion de jeunesse, et, sans savoir pourquoi, sans entrevoir les limites de la détention, pas plus que par une nuit profonde on ne peut entrevoir le fond d’un précipice, n’avoir pour horizon que quatre murs noirs sans qu’on sache pourquoi on est arraché à l’horizon du ciel et de la terre, ignorer demain, considérer qu’on meurt à vingt ans et qu’on se verra mourir heure par heure pendant quarante ou cinquante ans, Pardaillan toucha ce désespoir spécial.

Oh ! savoir ! savoir à tout prix !…

Lorsque le geôlier entra le soir dans son cachot, Pardaillan, pour la première fois, lui adressa la parole.

— Mon ami… fit-il d’une voix très douce.

Le geôlier le regarda de travers.

— Je voudrais vous poser une question… je vous supplie de me répondre…

— Il m’est défendu de parler aux prisonniers, fit brusquement le geôlier.

— Un mot ! Un seul ! Pourquoi suis-je ici ?… Ne vous en allez pas ! Parlez-moi !…

Le geôlier se dirigeait vers la porte. Il se retourna vers le jeune homme et il le vit si bouleversé, si pâle, si pitoyable, que sans doute il fut ému.

— Écoutez, dit-il d’une voix un peu moins rude, je vous préviens pour la dernière fois : il m’est défendu de vous parler ; si vous persistiez, je serais obligé de faire mon rapport au gouverneur.

— Et qu’arriverait-il alors ? demanda le chevalier haletant.

— Il arriverait qu’on vous descendrait dans les cachots !

— Eh bien ! rugit Pardaillan, que cela arrive donc ! Mais je veux savoir ! Je le veux, tu entends ! Parle donc, misérable, ou je te jure que je vais t’étrangler !

Il fit un bond pour se ruer sur le geôlier.

Mais celui-ci s’attendait sans doute à quelque attaque car, au même instant, il fut dans le corridor, et referma la porte violemment.

Comme au premier jour, Pardaillan se jeta alors sur cette porte ; c’est à peine s’il réussit à l’ébranler. Mais cette fois, son impuissance, loin de le calmer, ne fit qu’exaspérer sa fureur.

Pendant toute la nuit et la journée du lendemain, il fit un tel vacarme, il poussa de tels hurlements, il asséna contre la porte de tels coups que le geôlier n’osa pénétrer dans le cachot.

Seulement, le gouverneur prévenu prit une dizaine de soldats solidement armés et, ainsi escorté, se rendit au cachot du forcené.

— C’est M. le gouverneur qui vient vous voir ! cria le geôlier à travers la porte.

— Enfin ! Je vais donc savoir ! murmura Pardaillan qui ruisselait de sueur et de sang.

Instantanément, il se tut et se tint tranquille.

La porte fut ouverte. Les soldats croisèrent leurs hallebardes.

Pardaillan, dans une sorte d’accès de folie, allait s’élancer sur ces hallebardes.

Tout à coup, il s’arrêta court…

Une étrange expression d’étonnement se répandit sur son visage…

Il venait d’apercevoir le gouverneur au milieu des soldats.

Et ce gouverneur, il le reconnaissait !

C’était l’un des conspirateurs qu’il avait vus dans l’arrière-salle de la Devinière !

— Ah ! ah ! fit le gouverneur, il paraît que la vue des hallebardes vous produit le même effet qu’à tous les enragés de votre espèce ! Vous reculez maintenant ! Bon, bon !… Vous ne dites plus rien ?… Écoutez, je suis une bonne âme, moi ; que cela ne se renouvelle plus, vous entendez ? Sans quoi, à la première récidive, le cachot ; à la deuxième, la privation d’eau ; à la troisième, la torture. Là, vous voilà prévenu maintenant. Que diable, mon cher, si vous ne pouvez dormir, laissez au moins dormir les autres.

Pardaillan avait, en effet, reculé de deux pas.

Puis, il s’était immobilisé, l’esprit tendu dans une telle recherche que son visage paraissait n’exprimer qu’une profonde stupeur.

Le gouverneur, persuadé qu’il avait par sa seule présence réussi à terroriser le prisonnier, haussa les épaules avec une indulgente pitié.

— Voilà bien de ces diables à quatre ! grommela-t-il dédaigneusement.

Pardaillan gardait toujours le même silence.

Les sourcils froncés, les poings crispés, toute son attitude raidie, il songeait…

— Allons ! reprit le gouverneur, vous voilà sage… et prévenu ! Gare le chevalet[1] !… J’espère que vous allez vous tenir tranquille. Et remerciez-moi de n’être pas plus méchant.

Il fit un mouvement pour se retirer.

Alors, Pardaillan se porta vivement en avant.

— Monsieur le gouverneur, dit-il d’une voix dont le calme eût paru admirable à qui eût su ce qui se passait en lui, monsieur le gouverneur, j’ai une demande à vous faire… oh ! soyez sans crainte… je n’essaierai plus de me rebeller… vous m’avez convaincu…

— Parbleu, fit le gouverneur.

— Une simple demande, reprit Pardaillan.

— Connu ! Vous voulez savoir pourquoi vous êtes ici ?… Eh bien, mon cher, laissez-moi vous apprendre une chose : c’est que je ne m’inquiète jamais de savoir le crime de mes prisonniers. On me livre un homme, je le prends, voilà tout ! Seulement, je puis vous apprendre aussi que selon toute probabilité, vous ne sortirez jamais d’ici… Ainsi, tâchez de faire bon ménage avec moi et vos dignes gardiens.

— Je ne demande pas mieux, monsieur le gouverneur, et je vous remercie de vos bons conseils… mais là n’est pas la demande que je voulais vous faire.

— Que vouliez-vous donc ?

— Simplement du papier, une plume et de l’encre.

— C’est défendu. Et puis, on se ruinerait en parchemin, si on laissait les prisonniers écrire leurs Mémoires… Allons ! au revoir, mon brave !

— Monsieur le gouverneur, cria Pardaillan, il s’agit d’une révélation de la plus haute importance !

— Une révélation ?

— Oui. Que je veux faire à vous-même par écrit. J’ai découvert par hasard un complot.

— Un complot ! fit le gouverneur en pâlissant.

— Un complot de huguenots, monsieur le gouverneur ! Il ne s’agit de rien moins que d’assassiner M. de Guise et divers autres personnages qu’on sait attachés à notre Église…

— Ah ! ah ! diable ! et vous avez découvert cela ?

— Je vous donnerai par écrit le moyen de faire saisir les damnés huguenots et la preuve du complot. J’espère qu’on m’en saura gré et que je pourrai ainsi rentrer en bonnes grâces… Dès que j’aurai écrit et que je vous aurai remis ma révélation, vous me ferez enlever encre, plumes et papier, et je ne demanderai plus rien… j’attendrai simplement que ma bonne volonté soit récompensée… car c’est là un important service !

— En effet, en effet ! dit le gouverneur. Et si les choses sont bien comme vous dites…

— C’est bien plus terrible encore !

— Diable !…

— Plus terrible que tout ce que vous pouvez imaginer.

— Eh bien, s’il en est ainsi, je vous promets, moi, de faire tout au monde pour hâter votre délivrance.

Le digne gouverneur avait immédiatement établi son plan.

Il laisserait le prisonnier écrire sa dénonciation, puis, sur le premier prétexte, il le ferait descendre dans une de ces bonnes oubliettes où un homme meurt en quelques mois. Armé des révélations, il deviendrait non seulement le sauveur de Guise, selon lui futur roi de France, mais encore le sauveur de la sainte Église.

Il se retira rayonnant.

Un quart d’heure plus tard, le geôlier apporta à Pardaillan deux feuilles de papier, de l’encre et des plumes toutes taillées d’avance.

Le chevalier saisit avidement le papier. Une joie singulière brilla dans ses yeux.

— Dans quelques jours, je serai libre ! s’écria-t-il.

Le geôlier eut un regard narquois.

— C’est votre maître lui-même qui m’ouvrira les portes, continua Pardaillan.

— Mon maître ? fit le geôlier qui crut devoir se départir de sa consigne.

— Oui, le gouverneur, M. de Guitalens.

— Et vous dites que le gouverneur vous ouvrira les portes ?

— Lui-même !

Le geôlier hocha la tête et se retira en songeant :

« C’est un autre genre de folie ; mais au moins, cette fois, c’est de la folie douce. »

Le lendemain matin, de très bonne heure, il arriva dans le cachot en disant :

— Eh bien ! cette révélation, est-elle écrite ? M. le gouverneur peut-il venir la chercher ?

— Pas encore !… Vous comprenez… il faut que je me rappelle bien tout !

— Hâtez-vous, en ce cas… M. le gouverneur est impatient !

— Bon ! Dites-lui que pour avoir attendu, il n’en sera que mieux servi selon ses mérites. Je vous jure qu’il sera content.

— Au point de vous ouvrir les portes lui-même ! ricana le geôlier en se retirant.

Pardaillan demeuré seul approcha l’escabeau de la fenêtre, se hâta d’y monter et colla vivement son visage aux barreaux.

Qu’espérait-il ? Quelle pensée avait soudain illuminé son désespoir ?

Cette pensée devait être bien puissante, car parfois il frissonnait.

Toute la journée, il inspecta du haut de son escabeau les abords de la prison… Il aperçut à deux ou trois reprises son chien qui errait, et murmura avec un sourire attendri :

— Pauvre Pipeau !…

Soudain, comme il prononçait ce mot, il étouffa un cri de joie folle.

— J’ai trouvé ! s’écria-t-il en descendant de son escabeau. J’ai trouvé !…

Et il se mit à courir follement autour de son cachot ; le condamné à qui on apporte sa grâce éprouve de ces joies puissantes où le corps éprouve le besoin de se démener, de crainte que le cerveau n’éclate.

Ce fut ainsi que le geôlier le trouva.

— Eh bien, ce papier ? fit-il sans conviction.

Car, de plus en plus, il était persuadé que le prisonnier était devenu fou.

— Demain matin ! fit Pardaillan.

Le geôlier renouvela la provision d’eau, déposa sur la cruche la ration de pain et se retira.

Aussitôt, Pardaillan saisit l’une des deux feuilles de papier qui lui avaient été remises et se mit à écrire une dizaine de lignes.

Alors, il plia soigneusement le papier et le cacha dans son pourpoint.

Cela fait, à coups de talon, il brisa l’un des carreaux qui dans un angle du cachot remplaçaient les dalles, choisit un morceau assez lourd de ce grès et le cacha soigneusement dans son pourpoint.

Alors, il s’étendit sur sa paille, ferma les yeux et se tint immobile pour se forcer à la tranquillité, et aussi pour achever d’élaborer son plan.

Il passa dans cette position le reste de la journée et toute la nuit ; mais s’il eut constamment les yeux fermés, il ne dormit pas un instant ; s’il garda une immobilité de statue, sa pensée bouillonnait.

Le lendemain matin, Pardaillan, très calme et très froid, en apparence, prit la feuille de papier qui lui restait, c’est-à-dire celle sur laquelle il n’avait rien écrit.

Il la roula autour du morceau de carreau qu’il avait brisé, monta sur l’escabeau, et le cœur battant, reprit sa place à la fenêtre, ou plutôt à la lucarne.

Tout de suite, son regard tomba sur Pipeau qui, lui aussi, montait sa faction, mélancolique et fidèle.

— C’est le moment ! murmura Pardaillan avec un frisson d’angoisse dont il ne fut pas maître.

Et d’une voix éclatante, il appela :

— Pipeau !…

De l’endroit où il se trouvait, il pouvait entrevoir un coin de la porte d’entrée. Au cri qu’il poussa, il vit les sentinelles lever la tête.

— Cela marche ! gronda-t-il.

Et avec plus de force encore, il cria :

— Pipeau ! Attention !…

Au même instant, prenant une légère reculée, il lança violemment dans l’espace un morceau de carreau enveloppé de son papier blanc.

L’instant qui suivit fut pour lui une seconde d’effroyable angoisse. Livide, la sueur au front, il vit le papier rouler sur le sol, Pipeau le saisir, les gardes se précipiter à la poursuite du chien.

Et ce fut seulement lorsqu ‘il les vit revenir qu’il descendit de l’escabeau.

Il s’assit, passa les deux mains sur son front et murmura :

— Si le chien a lâché le papier devant les gardes, je suis perdu !

Sa liberté, son amour, sa vie se jouaient sur un coup du hasard…

Bientôt, un bruit de pas précipités retentit dans le corridor.

Pardaillan était pâle comme un mort.

La porte s’ouvrit violemment : le gouverneur apparut, entouré de gardes ; Pardaillan se suspendit pour ainsi dire à ses lèvres et attendit ses premières paroles avec une anxiété voisine de la folie.

— Monsieur ! gronda le gouverneur, vous allez me dire ce que contenait la lettre que vous avez jetée, ou je vous fais mettre à la question sur l’heure !

Pardaillan poussa un profond et rauque soupir de joie délirante.

— Je suis sauvé ! murmura-t-il.

— En vain nierez-vous ! reprit Guitalens. Vous avez été entendu appelant le chien ! Vous avez été vu ! Répondez…

— Je suis tout prêt à vous répondre, fit Pardaillan d’une voix vibrante. Interrogez-moi !

— Ce chien est à vous ?

— Il est à moi, en effet.

— Vous lui avez jeté un papier qu’il a emporté. Ne niez pas !

— Je ne le nie pas. Je dirai plus. C’est que depuis longtemps, mon chien est dressé à ce genre d’exercices.

— Il sait donc où il doit porter ce papier ?

— Il le sait parfaitement ; il y a été cent fois.

— C’est donc à cela que vous destiniez le papier, sous prétexte de révélation à me faire !… Ah ! vous me le paierez cher !… Et à moins que vous ne me disiez tout…

— Tout quoi ?…

— Vous avez écrit ?…

— Parbleu !…

— Prisonnier, vous êtes bien insolent. Prenez garde !

— Je réponds, voilà tout !

— À qui avez-vous écrit ?

— À une personne que je nommerai tout à l’heure devant vous seul.

— Et c’est à cette personne que le chien va porter la lettre ?

— Non, mais à un de mes amis, un ami sûr et fidèle qui, dès ce soir, remettra la lettre à la personne qui doit la lire. J’ajoute seulement que mon ami a ses entrées au Louvre à toute heure.

Le gouverneur Guitalens tressaillit.

— La personne qui doit lire la lettre habite donc le Louvre ?

— Elle y habite !

— Le nom de cette personne !

— Vous le saurez tout à l’heure.

Guitalens réfléchit une minute. Le prisonnier répondait avec une telle franchise ou plutôt avec un tel aplomb qu’un commencement d’inquiétude vague se glissa dans l’esprit du gouverneur.

— C’est bien, reprit-il. Maintenant, voulez-vous dire ce que contenait la lettre ?

— Avec plaisir, monsieur de Guitalens, fit tranquillement Pardaillan. Mais il vaudrait mieux que je vous dise cela seul à seul… Vous m’en pouvez croire…

Le gouverneur jeta un rapide regard sur le prisonnier, et l’inquiétude s’accentua en lui. Mais il reprit avec la même sévérité :

— J’exige que vous parliez à l’instant.

— Soit donc, monsieur ! J’ai simplement écrit à la personne en question qu’un soir, il n’y a pas longtemps, je me trouvais dans une auberge de Paris…

— Une auberge ! fit sourdement Guitalens.

— Une auberge qui se trouve rue Saint-Denis…

— Silence ! gronda le gouverneur en pâlissant.

— Et où vont boire des poètes… et autres personnages… continua Pardaillan en élevant la voix.

Guitalens devint livide.

— Prisonnier, interrompit-il d’une voix tremblante, m’assurez-vous que votre lettre est assez grave pour que nous en parlions seul à seul ?

— C’est un secret d’État, monsieur, fit gravement le chevalier.

— En ce cas, il vaut mieux en effet que je sois seul à vous entendre.

Il se retourna et fit un geste.

Soldats et geôliers sortirent à l’instant. Guitalens les accompagna jusque dans le corridor.

— Plus loin ! plus loin ! leur dit-il.

— Mais, monsieur le gouverneur, observa un geôlier, si cet homme a de mauvaises intentions ?

— Oh ! il n’y a pas de danger ! répondit fiévreusement Guitalens. Et d’ailleurs, il s’agit d’un secret d’État ! Le premier qui approche de cette porte, je le fais jeter dans un cachot !…

Les gardes se retirèrent en toute hâte.

Guitalens rentra dans le cachot, ferma la porte pour plus de précaution et marcha vivement à Pardaillan. Il tremblait de tous ses membres. Il voulait parler : aucun son ne sortit de sa gorge…

— Monsieur, dit le chevalier, je ne dois pas vous surprendre beaucoup en vous apprenant que la personne à qui est destinée ma lettre…

— Plus bas ! plus bas ! supplia Guitalens.

— C’est le roi de France ! acheva Pardaillan.

— Le roi !… murmura le gouverneur en s’effondrant sur l’escabeau.

— Maintenant, si vous tenez à savoir ce que j’écris à Sa Majesté, j’ai fait un double de ma lettre à votre intention ; ce double, le voici. Lisez-le.

Pardaillan tira de son pourpoint le papier sur lequel il avait écrit la veille et le tendit au gouverneur.

Celui-ci le saisit en donnant tous les signes d’une terreur extraordinaire.

Il parvint enfin à le déplier, le lut, ou plutôt le parcourut d’un seul regard et poussa alors un gémissement d’épouvante.

Voici ce que contenait le papier :

« Sa Majesté est prévenue qu’il y a contre elle complot d’assassinat. MM. de Guise, de Damville, de Tavannes, de Cosseins, de Sainte-Foi, de Guitalens, gouverneur de la Bastille, conspirent pour tuer le roi et faire sacrer à sa place M. le duc de Guise. Sa Majesté aura la preuve du complot en faisant mettre à la question le moine Thibaut, ou M. de Guitalens, l’un des plus acharnés. La dernière réunion des conspirateurs a eu lieu dans une arrière-salle de l’auberge de la Devinière, rue Saint-Denis. »

— Je suis perdu, bégaya Guitalens.

À demi évanoui, il se renversa en arrière et fût tombé si Pardaillan ne l’avait soutenu.

— Courage, morbleu ! fit le chevalier à voix basse.

En même temps, il serrait énergiquement le bras de Guitalens.

— Courage ? interrogea le malheureux gouverneur.

— Eh oui ! S’il reste une chance, une seule chance de salut pour vous, vous allez la perdre en vous évanouissant comme une femmelette au lieu de vous raidir…

— Misérable ! gronda Guitalens à bout de force morale, après m’avoir perdu, tu m’insultes encore de tes railleries ! Ah ! tu achètes ta liberté à ce prix… eh bien…

— Monsieur ! interrompit Pardaillan d’une voix solennelle, prenez garde à ce que vous allez dire ou faire. Ne m’accusez pas. Je suis un être innocent jeté dans cette effroyable prison pour toute la vie ! Je cherche ma liberté, voilà tout ! Mais je puis vous sauver…

— Vous !… vous me sauveriez ! Et comment ?… Non ! non ! ajouta-t-il en se tordant les mains, plus d’espoir ! Dans quelques instants, le roi saura l’horrible vérité… on viendra me saisir…

— Eh ! s’écria Pardaillan en secouant le bras de Guitalens, qui vous dit que le roi va être prévenu dans quelques instants !…

— La lettre !

— Il ne l’aura que ce soir. Mon ami ne doit la porter que ce soir, à huit heures, entendez-vous ! Nous avons donc toute une journée devant nous !…

— Fuir ?… Mais où fuir ?… Je serai rejoint !…

— Non ! ne fuyez pas ! Arrangez-vous simplement pour que la lettre ne parvienne pas au roi !

— Et comment ?

— Un seul homme est capable d’arrêter cette lettre dans sa route : c’est moi. Faites-moi sortir d’ici ; dans une heure, je suis chez mon ami, je reprends la lettre, et je la brûle.

Guitalens leva sur Pardaillan des yeux éteints par l’épouvante portée à son paroxysme.

— Et qui me garantit que vous feriez ça ? balbutia-t-il.

— Monsieur, s’écria le chevalier, regardez-moi. Je vous jure sur ma tête que si vous me faites sortir, cette lettre ne parviendra pas au roi. Puissé-je être foudroyé si je mens !… Et maintenant, écoutez : ceci est votre dernière chance, je ne vous dirai plus rien : si vous ne me relâchez, le roi que je sauve me fera bien relâcher, lui ! Qu’est-ce que je risque ? De rester ici un jour, deux jours au plus… Tandis que vous… si vous ne me faites sortir, vous êtes un homme mort… Adieu, monsieur.

Sur ce mot, Pardaillan se retira dans un angle du cachot.

Guitalens demeura quelques minutes effondré sur l’escabeau, faisant d’incroyables efforts pour ressaisir sa pensée vacillante. Le coup qui le frappait était vraiment terrible ; il se voyait condamné à mort ; et quelle mort ! quelque supplice effroyable briserait sans doute son corps avant qu’il ne se balançât au bout de l’une des cordes de Montfaucon !

En cet instant, avec l’étrange vitesse de la pensée, avec l’extraordinaire précision qu’acquiert l’imagination à de certains moments d’angoisse, il reconstitua les supplices auxquels il avait assisté en sa qualité de gouverneur de la grande geôle royale. Il revit les fantômes des malheureux qu’il avait fait attacher au lit de torture, les coins de bois qui s’enfoncent entre les jambes à coups de maillet et qui broient les os, les tenailles chauffées à blanc avec quoi on arrache les mamelles, les pinces qui servent à extirper l’un après l’autre les ongles des dix doigts, l’entonnoir qu’on enfonce dans la bouche du patient et où l’on verse de l’eau jusqu’à ce que le ventre en éclate, les chevaux puissants qui tirent dans quatre directions différentes les membres des parricides… et la mise en scène funèbre de ces spectacles hideux, la foule avide qui ondule et trépigne autour du condamné, les cierges qui brûlent, les psalmodies des moines…

Il revit tout cela !

Et que lui ferait-on, à lui ! à lui, régicide !

Une épouvante sans nom s’empara de lui. Il faut dire que Guitalens n’était pas plus attaché à Henri de Guise qu’il voulait faire couronner qu’à Charles IX qu’il voulait détrôner. Semblable à tous ceux qui conspirent non pour un changement d’état social, non pour une idée, mais pour un changement de personnel gouvernemental, pour des hommes, l’ambition seule l’avait décidé à risquer l’aventure.

Et maintenant, devant la mort, devant le supplice inévitable, il maudissait cette ambition.

Il eût donné tout au monde pour n’être que l’un de ces humbles geôliers qu’il rudoyait tous les jours, ou même l’un de ces prisonniers dont il avait la garde.

Il tourna vers Pardaillan un œil mourant et le vit tranquille, indifférent, comme l’homme sûr de lui.

Alors, il songea que les gardes et les geôliers qu’il avait laissés dans le corridor allaient s’étonner de sa longue entrevue avec un prisonnier, le soupçonner peut-être !

Et pourtant, il ne se décidait pas. Sa volonté était paralysée. Il lui semblait que jamais il ne pourrait se lever de cet escabeau.

Soudain, un bruit sonore, triste, avec un tintement prolongé, retentit dans le corridor.

Guitalens se redressa, les yeux exorbités, les cheveux hérissés, avec un gémissement sur ses lèvres tordues, avec cette effrayante pensée :

« Je suis découvert… on vient me chercher !… »

Cependant, le silence, de nouveau, pesa sur cette scène de drame qui se déchaînait dans une conscience humaine.

On ne venait pas chercher Guitalens. Il n’était pas découvert.

Simplement, un geôlier avait laissé tomber son trousseau de clefs sur les dalles du corridor.

Pardaillan, qui affectait une belle indifférence tranquille, avait suivi du coin de l’œil sur la physionomie de Guitalens les progrès de la terreur et de l’angoisse.

Il attendait avec une profonde anxiété l’aboutissement fatal de la scène.

Ou Guitalens aurait assez peur pour le mettre en liberté.

Ou cette même peur, poussée au paroxysme, le paralyserait.

« En ce dernier cas, songeait-il, je suis un homme perdu. Si, dans cinq minutes, cet homme n’est pas convaincu qu’il ne peut se sauver qu’en me sauvant, il va rentrer chez lui et attendre les événements. Il tremblera huit jours, quinze jours, un mois… puis, quand il verra que j’ai menti, que je ne l’ai pas dénoncé, ou même quand il se dira que, l’ayant dénoncé, le chien a pu perdre le papier révélateur, alors il reprendra courage et se vengera : je serai jeté dans quelque souterrain qui deviendra une tombe ! »

La chute des clefs le fit violemment tressaillir, lui aussi.

Et il allait marcher sur Guitalens, se livrer à quelque tentative désespérée, lorsqu’il vit le gouverneur se redresser et, tout trébuchant, s’approcher de lui.

Guitalens claquait des dents.

— Jurez-moi, bégaya-t-il, jurez-moi… sur le Christ… sur l’Évangile… que vous arriverez à temps… pour reprendre la lettre…

— Je jurerai tout ce que vous voudrez, fit Pardaillan d’une voix très calme, mais je vous ferai observer que le temps passe… vos gardes eux-mêmes vont s’étonner…

— C’est vrai ! fit Guitalens en essuyant son front couvert de sueur.

— Eh bien ?…

Une dernière lutte se livra dans l’esprit du gouverneur. Pardaillan bouillonnait d’impatience. Mais ses traits n’en demeuraient que plus rigides.

— Au surplus, dit alors le chevalier, peut-être vaut-il mieux que les choses suivent leur cours naturel… mon ami recevra la lettre, il la donnera au roi, je serai délivré… et quant à vous, sans aucun doute, vous ne serez pas embarrassé pour vous disculper…

— Monsieur, dit Guitalens d’une voix sourde, dans une demi-heure, vous serez dehors.

Pardaillan eut assez de puissance sur lui-même pour commander à son visage de n’exprimer qu’une joie de politesse.

— Comme vous voudrez ! répondit-il.

Guitalens leva les bras vers la voûte, comme pour implorer l’assistance divine. En effet, les traîtres dans le genre de Guitalens ont fabriqué un Dieu très commode qui arrive toujours à point dans leurs discours et leurs gestes pour se faire leur complice.

Puis, satisfait sans doute d’avoir mis Dieu de son côté par ce simple geste, il ouvrit la porte, rappela les gardes et, devant eux, se tourna vers le prisonnier.

— Monsieur ! dit-il, votre secret vaut en effet la peine d’être transmis à Sa Majesté. Je ne doute pas de la reconnaissance du roi, et j’espère que dans peu d’instants, je pourrai vous ouvrir moi-même les portes de cette Bastille.

Le geôlier de Pardaillan demeura stupéfait.

— Je vous l’avais bien dit ! fit le chevalier en souriant.

— Ma foi ! je vous avais cru fou, dit le geôlier ; mais maintenant…

— Maintenant ?

— Je vous crois sorcier !

Le gouverneur, en toute hâte, fit atteler son carrosse et y monta en disant à voix haute qu’il se rendait au Louvre. Il s’y rendit en effet et y demeura juste le temps nécessaire pour que ses gens pussent croire qu’il avait parlé au roi.

Au bout non pas d’une demi-heure comme il l’avait dit, mais d’une heure, il était de retour et s’écriait devant quelques officiers :

— Ah ! c’est un bien grand service que cet homme rend à Sa Majesté ! Mais, messieurs, silence absolu sur tout ceci. Il y va de votre emploi, et peut-être de votre liberté. Affaire d’État.

Les officiers frissonnèrent.

Affaire d’État était un mot magique capable de bâillonner les plus bavards.

Guitalens, séance tenante, se rendit à la prison de Pardaillan.

— Monsieur, lui dit-il, je suis heureux de vous annoncer qu’en raison du service que vous lui rendez Sa Majesté vous fait grâce…

— J’en étais sûr !… fit Pardaillan en s’inclinant.

Cinq minutes plus tard, le chevalier était dehors. Le gouverneur l’avait escorté jusqu’au pont-levis, honneur qui prouvait à tous en quelle estime il tenait son ancien prisonnier. Au moment où Pardaillan allait s’éloigner, Guitalens lui serra la main d’une façon significative.

— Voulez-vous que je vous rassure ? fit Pardaillan pris de pitié.

Les yeux de Guitalens flamboyèrent.

— Eh bien, écoutez donc : le papier que j’ai jeté à mon chien…

— Oui…

— L’ami qui devait le porter au roi…

— Oui, oui…

— Eh bien, l’ami n’existe pas ; le papier était blanc… je suis incapable d’une dénonciation, même pour sauver ma vie…

Guitalens étouffa un cri où il y avait autant de joie que de regret. Un instant, il eut la pensée de mettre sa main au collet de celui qui avouait l’avoir joué. Mais comme c’était un homme à double face, il supposa naturellement que Pardaillan pouvait mentir, que le papier pouvait bien contenir la dénonciation…

Il grimaça dans un sourire :

— Vous êtes un charmant cavalier, dit-il, et je suis vraiment heureux de vous donner la clef des champs. Mais si, par hasard, vous changiez d’idée, s’il vous prenait fantaisie d’envoyer réellement le papier en question, j’espère que vous sauriez reconnaître le service que je vous rends aujourd’hui.

— Comment cela ?

— En y oubliant mon nom !

Note[modifier]

  1. Chevalet : ancien instrument de torture.