Les Paysans (Verhaeren)

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PoèmesSociété du Mercure de France (p. 149-159).
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LES PAYSANS


Ces hommes de labour, que Greuze affadissait
Dans les molles couleurs de paysanneries,
Si proprets dans leur mise et si roses, que c’est
Motif gai de les voir, parmi les sucreries
D’un salon Louis-Quinze animer des pastels,
Les voici noirs, grossiers, bestiaux — ils sont tels.

Entre eux, ils sont parqués par villages ; en somme,
Les gens des bourgs voisins sont, déjà l’étranger,
L’instrus qu’on doit haïr, l’ennemi fatal, l’homme
Qu’il faut tromper, qu’il faut leurrer, qu’il faut gruger.

La patrie ? Allons donc ! Qui d’entre eux croit en elle ?
Elle leur prend des gars pour les armer soldats,
Elle ne leur est point la terre maternelle,
La terre fécondée au travail de leurs bras.
La patrie ! on l’ignore au fond de leur campagne.
Ce qu’ils voient vaguement dans un coin de cerveau,
C’est le roi, l’homme en or, fait comme Charlemagne,
Assis dans le velours frangé de son manteau ;
C’est tout un apparat de glaives, de couronnes,
Écussonnant les murs de palais lambrissés,
Que gardent des soldats avec sabre à dragonnes.
Ils ne savent que ça du pouvoir. — C’est assez.
Au reste, leur esprit, balourd en toute chose,
Marcherait en sabots à travers droit, devoir,
Justice et liberté — l’instinct les ankylose ;
Un almanach crasseux, voilà tout leur savoir ;
Et s’ils ont entendu rugir, au loin, les villes,
Les révolutions les ont tant effrayés,
Que, dans la lutte humaine, ils restent les serviles,
De peur, s’ils se cabraient, d’être un jour les broyés.

I


À droite, au long de noirs chemins, creusés d’ornières,
Avec des tufs derrière et des fumiers devant,
S’étendent, le toit bas, le mur nu, des chaumières,
Sous des lames de pluie et des soufflets de vent.
Ce sont leurs fermes. Là, c’est leur clocher d’église,
Taché de suintements vert-de-grisés au nord,
Et plus loin, où le sol fumé se fertilise,
Grâce à l’acharnement des herses qui le mord,
Sont leurs labours. La vie est close tout entière
Entre ces trois témoins de leur rusticité,
Qui les ploient au servage et tiennent en lisière
L’effort de leur labeur et de leur âpreté.
Ils sont là, travaillant de leurs mains obstinées
Les terreaux noirs, l’humus tout imprégné d’hiver,
Pourri de détritus et creux de taupinées ;
Ils bêchent, front en eau, du pied plantant le fer,
Le corps en deux, sur les sillons qu’ils ensemencent,
Sous les grêlons de Mars qui flagellent leur dos.
L’été, quand les moissons de seigle se balancent
Avec des éclats d’or, tombant des cieux à flots,

Les voici, dans le feu des jours longs et torrides,
Peinant encor, la faux rasant les seigles mûrs,
La sueur découlant de leurs fronts tout en rides
Et transperçant leur peau des bras jusqu’aux fémurs :
Midi darde ses rais de braise sur leurs têtes :
Si crue est la chaleur, qu’en des champs de méteil
Se cassent les épis trop secs et que les bêtes,
Le cou criblé de taons, ahannent au soleil.
Vienne Novembre avec ses lentes agonies,
Et ses râles roulés à travers les bois sourds,
Ses sanglots hululants, ses plaintes infinies,
Ses glas de mort — et les voici suant toujours,
Préparant à nouveau les récoltes futures,
Sous un ciel débordant de nuages grossis,
Sous la bise, cinglant à ras les emblavures,
Et trouant les forêts d’énormes abatis,
De sorte que leurs corps tombent vite en ruine,
Que jeunes, s’ils sont beaux, plantureux et massifs,
L’hiver qui les froidit, l’été qui les calcine,
Font leurs membres affreux et leurs torses poussifs ;
Que vieux, portant le poids renversant des années,
Le dos cassé, les bras perclus, les yeux pourris,
Avec l’horreur sur leurs faces hérissonnées,
Ils roulent sous le vent qui s’acharne aux débris ;

Et qu’au temps où la mort ouvre vers eux ses portes,
Leur cercueil, descendant au fond des terrains mous,
Ne semble contenir que choses deux fois mortes.


II


Les soirs de vents en rage et de ciel en remous,
Les soirs de bise aux champs et de neige essaimée,
Les vieux fermiers sont là, méditant, calculant,
Près des lampes, d’où monte un filet de fumée.
La cuisine présente un aspect désolant :
On soupe dans un coin, toute une ribambelle
D’enfants sales gloutonne aux restes d’un repas ;
Des chats osseux, râclés, lèchent des fonds d’écuelle ;
Des coqs tintent du bec contre l’étain des plats ;
L’humidité s’attache aux murs lépreux ; dans l’âtre,
Quatres pauvres tisons se tordent de maigreur,
Avec des jets mourants d’une clarté rougeâtre ;
Et les vieux ont au front des pensers pleins d’aigreur.
« Bien qu’en toute saison tous travaillassent ferme,
Que chacun de son mieux donnât tout son appoint,

Voilà cent ans, de père en fils, que va la ferme,
Et que bon an, mal an, on reste au même point ;
Toujours même train-train voisinant la misère. »
Et c’est ce qui les ronge et les mord lentement.
Aussi la haine, ils l’ont en eux comme un ulcère,
La haine patiente et sournoise, qui ment.
Leur bonhomie et leurs rires couvent la rage ;
La méchanceté luit dans leurs regards glacés ;
Ils puent les fiels et les rancœurs que, d’âge en âge,
Les souffrances en leurs âmes ont amassés.
Ils sont âpres au gain minime ; ils sont sordides ;
Ne pouvant conquérir leur part, grâce au travail,
La lésine rend leurs cœurs durs, leurs cœurs fétides ;
Et leur esprit est noir, mesquin, pris au détail,
Stupide et terrassé devant les grandes choses :
C’est à croire qu’ils n’ont jamais vers le soleil
Levé leurs yeux, ni vu les couchants grandioses
S’étaler dans le soir ainsi qu’un lac vermeil.


III


Aux kermesses pourtant les paysans font fête,
Même les plus crasseux, les plus ladres. Leurs gars
Y vont chercher femelle et s’y chauffer la tête.
Un fort repas, graissé de sauces et de lards,
Sale à point les gosiers et les enflamme à boire.
On roule aux cabarets, goussets ronds, cœurs en feu,
On y bataille, on y casse gueule et mâchoire
Aux gens du bourg voisin, qui voudraient, Nom de Dieu !
Lécher trop goulûment les filles du village
Et gloutonner un plat de chair, qui n’est pas leur.

Tout l’argent mis à part y passe — en gaspillage,
En danse, en brocs offerts de sableur à sableur,
En bouteilles, gisant à terre en tas difformes.
Les plus fiers de leur force ont des gestes de roi
À rafler d’un seul trait des pots de bière énormes,
Et leurs masques, plaqués de feu, dardant l’effroi,
Avec leurs yeux sanglants et leur bouche gluante,
Allument des soleils dans le grouillement noir.

L’orgie avance et flambe. Une urine puante
Mousse en écume blanche aux fentes du trottoir.
Des soulards assommés tombent comme des bêtes ;
D’autres vaguent, serrant leurs pas, pour s’affermir ;
D’autres gueulent tout seuls quelques refrains de fêtes
Coupés de hoquets gras et d’arrêts pour vomir.
Des bandes de braillards font des rondes au centre
Du bourg ; et les gars aux gouges faisant appel,
Les serrent à pleins bras, les cognent ventre à ventre,
Les lâchant, les cherchant, dans un assaut charnel,
Et les tombent, jupons levés, jambes ruantes.
Dans les bouges — où la fumée en brouillards gris
Rampe et roule au plafond, où les sueurs gluantes
Des corps chauffés et les senteurs des corps flétris
Étament de vapeur les carreaux et les pintes —
À voir des bataillons de couples se ruer
Toujours en plus grand nombre autour des tables peintes,
Il semble que les murs sous le heurt vont craquer.
La soûlerie est là plus furieuse encore,
Qui trépigne et vacarme et tempête, à travers
Des cris de flûte aiguë et de piston sonore.
Rustres en sarreaux bleus, vieilles en bonnets clairs,
Gamins hâves, fumant des pipes ramassées,
Tout cà saute, cognant des bras, grognant du groin,

Tapant des pieds. Parfois les soudaines poussées
De nouveaux arrivants écrasent dans un coin
Le quadrille fougueux qui semble une bataille,
Et c’est alors à qui gueulera le plus haut,
À qui repoussera le flot vers la muraille,
Dût-il trouer son homme à longs coups de couteau.
Mais l’orchestre aussitôt redouble ses crieries
Et, couvrant de son bruit les querelles des gars,
Les mêle tous en des fureurs de sauteries.
On se calme, on rigole, on trinque entre pochards,
Les femmes à leur tour se chauffent et se soûlent.
L’acide du désir charnel brûlant leur sang,
Et dans ces flots de corps sautants, de dos qui houlent,
L’instinct lâché devient à tel point rugissant
Qu’à voir garces et gars se débattre et se tordre,
Avec des heurts de corps, des cris, des coups de poings,
Des bonds à s’écraser, des rages à se mordre,
À les voir se rouler ivres-morts dans les coins,
Se vautrant sur le sol, se heurtant aux bossages,
Suant, l’écume blanche aux lèvres, les deux mains,
Les dix doigts, saccageant et vidant les corsages,
On dirait — tant ces gars fougueux donnent des reins,
Tant sautent de fureur les croupes de leurs gouges —
Des ardeurs s’allumant au feu noir des viols.

Avant que le soleil n’arde de flammes rouges,
Et que les brouillards blancs ne tombent à pleins vols,
Dans les bouges, on met un terme aux soûleries.
La kermesse s’épuise en des accablements,
La foule s’en retourne, et vers les métairies
On la voit disparaître avec des hurlements.
Les vieux fermiers aussi, les bras tombants, les trognes
Dégoûtantes de bière et de gros vin sablés,
Gagnent, avec le pas zigzaguant des ivrognes,
Leur ferme assise au loin dans une mer de blés.
Mais au creux des fossés que les mousses veloutent,
Parmi les plants herbus d’un enclos maraîcher,
Au détour des sentiers gazonnés, ils écoutent
Rugir encor l’amour en des festins de chair.
Les buissons semblent être habités par des fauves.
Des accouplements noirs bondissent par dessus
Les lins montants, l’avoine en fleur, les trèfles mauves,
Des cris de passion montent ; on n’entend plus
Que des spasmes râlants auxquels les chiens répondent.

Les vieux songent aux ans de jeunesse et d’ardeurs.
Chez eux, mêmes appels d’amour qui se confondent.
Dans l’étable où se sont glissés les maraudeurs,
Où la vachère couche au milieu des fourrages,

Dans l’auge, dont les gars font choix pour le déduit,
Mêmes enlacements, mêmes cris, mêmes rages,
Mêmes fureurs d’aimer rugissant dans la nuit.
Et dès qu’il est levé, le soleil, dès qu’il crève
De ses boulets de feu le mur des horizons,
Voici qu’un étalon, réveillé dans son rêve,
Hennit et que les porcs ébranlent leurs cloisons
Comme allumés par la débauche environnante ;
Crête pourpre, des coqs se haussent sur le foin
Et sonnent le matin de leur voix claironnante ;
Des poulains attachés se cabrent dans un coin ;
Des chiens bergers, les yeux flambant, guettent leurs lices ;
Et les naseaux souillants, les pieds fouillant le sol,
Des taureaux monstrueux ascendent les génisses.

Alors vautrés aussi dans leur rut d’alcool,
Le sang battant leur cœur et leurs tempes blêmies,
Le gosier desséché de spasmes étouffants,
Et cherchant à tâtons leurs femmes endormies,
Eux, les fermiers, les vieux, font encor des enfants.