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Les Peaux-rouges (Duplessis)/Les Peaux-rouges

La bibliothèque libre.
Alexandre Cadot (p. 5-229).

LES PEAUX-ROUGES.


I

L’histoire que je vais raconter, car ceci n’est point un conte inventé à plaisir, mais bien une véritable histoire, s’est réalisée il y a un an à peine.

Il ne s’agit ici ni d’enfants méchants et punis, ni de fées, ni d’aventures de vacances, c’est tout simplement le récit touchant des travaux et des peines incroyables qu’accomplit et supporta un enfant pour obéir à son devoir. Cette histoire s’est passée loin, bien loin de France, dans un pays dont la plupart de mes lecteurs n’ont probablement jamais entendu parler : au Mexique.

On me pardonnera donc avant d’en commencer le récit, d’entrer dans quelques explications indispensables pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Il y a à peine trois cents ans que le monde était divisé, par les géographes, en trois parties : l’Europe, l’Asie et l’Afrique, lorsque vint un homme de génie, Christophe Colomb, qui découvrit au delà du grand Océan, que les anciens croyaient sans rivages et sans fin, un nouveau monde que nous appelons aujourd’hui l’Amérique. Cette découverte fit grand bruit, comme on le pense, et réjouit extrêmement le cœur du roi d’Espagne ; car Christophe Colomb étant au service de ce monarque, toutes les terres découvertes par son sujet lui appartenaient de droit. Le roi d’Espagne envoya donc aussitôt des troupes en Amérique pour conquérir ce que l’on venait de découvrir. Les Amériques étaient alors peuplées de races guerrières ; les habitants se nommaient les Indiens. Ces troupes excitées par le désir de s’approprier l’or que les Indiens possédaient en grande quantité, leur firent une guerre cruelle, implacable, les égorgèrent en grande partie et s’emparèrent ensuite des villes dont les Indiens s’étaient enfuis pour se soustraire à la mort. Les Indiens, dans leur crainte des Espagnols, s’en furent au fond des déserts, dans les forêts, où, depuis trois cents ans, ils sont toujours restés. Seulement, le souvenir des souffrances endurées par leurs ancêtres s’est conservé dans leur cœur, et ils continuent toujours la guerre contre les Européens, qu’ils appellent les faces pâles ; car il est bon de dire, en passant, que les Indiens ont le corps et le visage d’un rouge luisant, au lieu d’être blancs comme nous, ce qui fait qu’on les a surnommés les Peaux-Rouges.

Le Mexique, qui fait partie de l’Amérique, de même que la France fait partie de l’Europe, est un pays tellement étendu et si peu peuplé que l’on y rencontre partout de vastes déserts, d’immenses solitudes. Les habitants qui demeurent loin de toutes les villes au milieu de ces solitudes, sont souvent attaqués par les Indiens qui, devenus féroces à leur tour, les massacrent avec des raffinements de cruauté épouvantables. En outre, les Indiens, rendus furieux par la vie de misère et de privations qu’ils mènent, et ne se sentant pas assez nombreux pour opposer la force à la force, ont inventé des ruses incroyables et diaboliques pour suppléer à leur faiblesse.

L’on n’a pas d’exemple qu’ils aient jamais fait grâce au malheureux tombé dans leurs pièges.

Comme ces Indiens, ainsi que je l’ai déjà dit, sont toujours errants et n’ont plus de villes, ils demandent parfois des trêves aux Mexicains, qui, n’ayant rien à gagner à la guerre, s’empressent, comme on le conçoit, de les accorder. Alors, pendant ces intervalles de paix, les Indiens viennent échanger les peaux des animaux qu’ils ont tués à la chasse, contre de la poudre, du plomb, des couvertures et de l’eau-de-vie, Pendant quelque temps, tout va bien ; mais voilà qu’un beau jour les Indiens, ayant achevé de faire leurs échanges, se donnent le mot entre eux, prennent le premier prétexte venu pour recommencer la guerre, et, la même nuit, incendient les fermes, en égorgent tous les habitants sans pitié, et, le lendemain matin, retournent, chargés de dépouilles et de vols, dans leurs déserts où l’on ne peut les poursuivre.

Jamais, quand une ferme est ainsi pillée et brûlée par les Indiens, ceux-ci n’en épargnent les habitants : hommes, femmes, vieillards, tout est égorgé. Il n’y a que les enfants auxquels on fait grâce de la vie ; mais le sort de ces pauvres malheureux n’est guère plus à envier pour cela, car les Indiens les emmènent avec eux, leur apprennent à parler leur langue, à vivre selon leurs usages, et finissent enfin par en faire de vrais sauvages.

À présent que nous avons donné ces détails, peu connus du reste jusqu’à ce jour, rien ne nous empêche de raconter notre histoire.

L’année dernière, par une belle soirée d’été, dans une ferme du Mexique, une femme assez âgée était occupée à préparer le repas du soir ; près d’elle se tenait, attentive à ses moindres mouvements, sa fille, charmante enfant de douze à treize ans.

— Mariquita, dit la vieille femme qui était la maîtresse de la maison, en s’adressant à l’enfant, es-tu bien certaine de n’avoir point vu aujourd’hui notre domestique Gabilan ?

— Oh ! très-certaine, chère petite mère, je l’ai même cherché pendant longtemps, pour me dénicher un nid d’oiseaux, répondit la jeune Mariquita.

— Cela est étrange ! dit la mère, et je n’y conçois rien.

— Du reste, qu’est-ce que cela vous fait, bonne mère, que Gabilan se soit en allé, ajouta la petite Mariquita, vous le remplacerez par un autre. Quant à moi je ne demande pas mieux que de ne jamais plus le revoir.

— Pourquoi cela, mon enfant, tu n’aimais donc pas Gabilan ? Il était cependant bien bon pour toi.

— Oui, maman, mais il me faisait peur, malgré moi. Et puis Gabilan était un peau-rouge, et les Indiens ne deviennent ou ne restent jamais bons.

— Hélas ! Mariquita, cela n’est ordinairement que trop vrai, mais Gabilan, quoique Indien, a été élevé depuis sa plus tendre jeunesse parmi nous, et il n’a pu conserver la férocité de ses semblables.

La mère de Mariquita regarda alors une vieille horloge, accrochée au mur ; horloge qui, dans ces pays lointains et déserts, passait pour un objet de grand luxe, et qu’on venait voir, par curiosité, de vingt lieues à la ronde.

— Déjà huit heures, dit-elle, et ton frère Pedro n’est pas encore venu, c’est extraordinaire. Tout le monde est donc en retard aujourd’hui.

— Mais, maman, répondit Mariquita, vous savez bien que mon frère est parti ce matin, au lever du soleil, avec nos serviteurs, pour aller visiter les troupeaux, et que, quand il va ainsi en expédition, il ne rentre ordinairement que très-tard.

— C’est vrai, mon enfant, mais je suis inquiète.

— Bah ! ne vous tourmentez pas ainsi, chère mère, dit Mariquita en embrassant tendrement sa mère, vous n’avez jamais fait que du bien toute votre vie, pourquoi voudriez-vous que Dieu, qui est si bon, permit qu’il vous arrivât un malheur ?

Une nouvelle heure se passa encore pendant laquelle la mère et la fille s’occupèrent de nouveau, sans parler, du repas préparé pour le retour de Pedro et des serviteurs ; enfin la vieille dame rompit de nouveau le silence :

— Et notre malade ? demanda-t-elle à sa fille, comment se porte-il ?

— Bien, très-bien. Il voulait même partir ce matin, mais je l’en ai empêché en lui faisant observer qu’un jour de plus de repos le guérirait tout à fait. Il m’a remerciée les larmes aux yeux. Je ne sais pas comment cela se fait, chère mère, ajouta la petite Mariquita ; mais j’aime beaucoup cet homme-là, et cependant il a de gros vilains favoris, une figure bien sévère, et il ne rit jamais, tandis que je ne puis pas souffrir Gabilan qui rit toujours et fait tout son possible pour me plaire et pour m’amuser.

— En effet, ma fille, ce pauvre malade, malgré sa figure rude et désagréable, me semble un brave homme. — Il y a dans ses yeux, quand on le considère avec attention, une expression de douceur et de bonté qui prévient en sa faveur. — Du reste qu’il soit bon ou méchant, notre devoir était de le secourir, — On ne vient pas en aide à son prochain parce qu’il vous plaît, mais bien parce que Dieu l’ordonne.

— Et c’est mon bon, mon excellent frère Pedro qui l’a sauvé, chère mère. — Ce pauvre Antoine, — c’est le seul nom, je crois, que le malade nous a donné ; — ce pauvre Antoine, quand Pedro le trouva au milieu de la forêt, était prêt à rendre le dernier soupir. — Du reste, quel homme courageux que cet Antoine ; voyageant seul sans crainte de se perdre, à travers les déserts et les bois, il exerce son métier de chasseur jusque dans les endroits qui sont peuplés d’Indiens sauvages. — Lui aussi n’aimait pas Gabilan, — il me l’a dit encore hier.

Madame Urraca, — c’était le nom de la mère de Mariquita, — n’écoutait plus ce que lui disait sa charmante fille : de plus en plus inquiète, la vieille dame se mettait à tout instant à la fenêtre, afin de voir si son fils Pedro ne venait pas ; enfin, n’y pouvant plus tenir, elle s’écria :

— Ma petite Mariquita, je m’en vais au-devant de ton frère ! surveille en m’attendant le souper, je serai de retour bientôt.

— Oh ! maman, je vous en supplie, s’écria Mariquita en retenant madame Urraca par sa robe, ne vous en allez pas ; — nous sommes à présent en paix avec les Indiens, mais cependant ces hommes-là sont si méchants que, s’ils vous rencontraient toute seule dans un endroit isolé, ils seraient capables de vous tuer… Oh ! je vous en conjure, ne sortez pas !

— Ne crains rien, mon enfant, mais n’essaie pas de me retenir, l’inquiétude m’est bien plus pénible que tout ce qu’il pourrait m’arriver de plus fâcheux ; il faut que je revoie mon fils, ton frère Pedro… peut-être est-il tombé de cheval en courant après les troupeaux… peut-être bien est-il mort ! s’écria avec force la dame Urraca, — laisse-moi… j’irai seule.

En parlant ainsi, la pauvre mère désolée se précipitait vers la porte, lorsque la porte s’ouvrant d’elle-même, un homme parut sur le seuil, tenant un grand fusil à la main. — Cet homme était le malade Antoine.

— Madame Urraca dit-il, j’ai entendu, en passant ici près, les derniers mots de votre conversation. — Votre aimable fille a raison de ne pas vouloir vous laisser sortir seule, et vous avez aussi raison de désirer aller à la rencontre de votre fils.

Si vous voulez me permettre de vous accompagner, nous allons partir tout de suite ensemble… du moins ainsi votre excellente petite fille ne craindra aucun danger pour vous…

— Merci, merci, mon bon Antoine, merci, dit Urraca, j’accepte avec bonheur votre appui. Venez.

La dame Urraca embrassa avec effusion Mariquita, qui ne pouvait retenir ses larmes, quoiqu’il lui eût été bien difficile d’expliquer au juste le sujet de sa tristesse.

— À bientôt, peut-être dans quelques minutes, chère enfant, lui dit-elle, — Mais je t’en prie, à mon tour, ne pleure point ainsi. Va, tu l’as dit, Dieu est bon, nous le prions chaque jour, il ne doit être arrivé rien de fâcheux à ton frère. À revoir.

Madame Urraca, suivie d’Antoine, sortit après avoir dit ces paroles, et Mariquita se trouva seule dans la ferme.

II

Si l’on eût demandé naguère à Mariquita pourquoi elle pleurait en voyant partir sa mère pour quelques instants, comme s’il se fût agi d’un long voyage, j’ai déjà dit qu’il lui eût été impossible de répondre d’une façon raisonnable à cette question, de même qu’une fois sa mère partie, elle n’eût pu également expliquer l’effroi, sans motif, qu’elle ressentit. En effet, la pauvre enfant tremblait de peur et regardait de tous côtés d’un air effaré ; il lui semblait qu’elle allait découvrir un danger caché, qui la menaçait. Ces craintes et ces douleurs non motivées, dont on ne peut se rendre compte, et que l’on subit néanmoins, quoique le raisonnement vous prouve qu’elles sont déraisonnables, se nomment, on le sait, pressentiments. C’est Dieu, probablement, qui, dans sa bonté infinie, vous envoie ces pressentiments, afin de vous préparer à l’approche d’un danger que vous ne soupçonnez pas, et vous éviter ainsi le coup terrible que vous ferait éprouver une brusque surprise.

Toujours est-il que Mariquita ne pouvait se retirer de la fenêtre, et qu’elle regardait la campagne de toute la force de son regard, dans l’espoir de revoir plus tôt sa mère. Tout à coup, les yeux de la jeune fille s’animèrent, ses joues se colorèrent d’une légère rougeur, tandis qu’elle tendait le col pour mieux écouter, — Ah ! merci mon Dieu ! voici mon frère et nos serviteurs qui reviennent, s’écria-t-elle peu après ; j’entends le galop de leurs chevaux.

En effet, un bruit évidemment produit par une nombreuse troupe de cavaliers, allant au grand galop, résonnait dans le lointain. Mariquita jeta alors un dernier coup d’œil sur le repas du soir, et, voyant que tout était préparé et en ordre, elle se précipita vers la porte qui donnait sur la campagne, pour aller ouvrir.

— Bonjour, mon bon Pedro ! dit Mariquita en tirant la porte à elle… Mais, ô désespoir et terreur, ce ne furent ni sa mère, ni son frère, ni les serviteurs, qui entrèrent, mais bien une bande affreuse et sauvage de Peaux-Rouges… Mariquita poussa un cri déchirant.

— Pas de bruit, lui dit le sauvage qui commandait la troupe, ou je vous tue.

— C’est toi, Gabilan ! s’écria Mariquita en reconnaissant, dans le chef des Indiens, leur ancien domestique.

— Je ne suis pas Gabilan ! dit-il, et si tu tiens un peu à la vie, ne prononce plus ce nom qui me rappelle que j’ai été obligé de servir les Faces-Pâles. Je suis à présent un guerrier Indien.

— Mais, mon bon Gabilan…

— Plus de Gabilan, te dis-je ! s’écria Indien en levant sur la tête de la pauvre Mariquita sa massue de bois de fer, je me nomme à présent Yaki-le-Terrible. Yaki, puisque tel était le nouveau nom de l’ingrat Gabilan, méritait, on ne peut mieux, à en juger par son aspect, le surnom de Terrible. Sa tête rasée, selon l’usage des sauvages, ne conservait qu’une mèche de cheveux au sommet de la tête ; sur sa figure étaient peints de hideux scorpions, son corps et ses bras à moitié nus disparaissaient sous une couche de couleurs bigarrées ainsi qu’une peau de serpent ; son nez épaté, sa grande bouche, garnie de dents aiguës comme celle d’un loup, et par-dessus tout ses yeux brillants de méchanceté et de férocité, en faisaient un véritable monstre. Quant aux autres Indiens qui composaient le reste de la troupe, ils étaient tous aussi affreux à voir que leur chef. Riant, gesticulant et gambadant de joie d’avoir ainsi surpris la ferme de madame Urraca, ils ressemblaient à une bande de démons. La pauvre petite Mariquita crut un moment qu’elle avait le cauchemar, et que tout ce qu’elle voyait n’était qu’un songe. Une main brutale qui s’abattit lourdement sur son épaule et la fit tomber à genoux, vint bientôt lui prouver sans réplique qu’elle n’était malheureusement que trop bien éveillée et qu’elle ne rêvait pas. Cette main était celle d’un Indien qui s’écria tout aussitôt d’une voix rauque et tout en brandissant son large coutelas :

— Eh bien ! Yaki, pourquoi perdre ainsi notre temps, lorsque, d’un moment à l’autre, l’on peut se mettre à notre poursuite et nous surprendre. Il n’est pas question ici de parler, mais bien d’agir.

— Soit, répondit Yaki à l’Indien, tu as raison ! Agissons donc, et d’abord commençons par piller la ferme.

— Ne vaudrait-il pas mieux, chef, en finir d’abord avec cette Face-Pâle ? reprit l’Indien eu désignant du doigt l’infortunée Mariquita, que cette scène rendait muette de terreur ; car la pauvre enfant, habituée depuis sa plus tendre jeunesse à voir les Indiens, avait fini par apprendre leur langue, et comprenait tout ce qui se disait en ce moment devant elle. Cette question qui lui était adressée sembla inquiéter Yaki, car sa figure grimaça de colère et il répondit brusquement :

— Et comment veux-tu en finir avec cette Face-Pâle ?

— Mais d’une façon bien simple, dit l’Indien en brandissant de nouveau en l’air son coutelas, tandis qu’un affreux sourire rendait sa figure plus hideuse encore, — mais d’une façon bien simple, en l’égorgeant.

— Je ne le veux pas ! et malheur à qui osera même la menacer ! s’écria Yaki.

— Oh ! oh ! quelle chaleur tu mets à défendre une Face-Pâle, reprit l’Indien ; prends garde, Yaki, prends garde ! Nous l’avons nommé notre chef, c’est vrai, parce que nous espérions que le souvenir des injures dont tu avais à punir les Faces-Pâles te rendrait plus cruel et plus impitoyable que tout autre ; mais, je te le répète, prends garde… De même que nous t’avons donné le pouvoir, nous pouvons te le retirer… et alors malheur à toi, deux fois malheur, car nous aurons à nous venger de notre confiance trompée… et tu deviendras notre victime.

L’Indien, tandis qu’il parlait, regardait en face son chef Yaki, pour voir l’effet que produisaient ses paroles. Après avoir fini, il jeta les yeux autour de lui pour juger, par leur contenance, si le reste de ses compagnons partageait son opinion, mais il ne vit qu’une personne : les Indiens, attirés par l’odeur qu’exhalait le souper préparé pour Pedro et ses serviteurs, s’étaient tous rendus dans la salle à manger.

Le Peau-Rouge, se voyant seul en face de Yaki, jugea à propos de s’en aller, mais ce ne fut toutefois qu’après lui avoir lancé un farouche regard, tout rempli de menaces.

Mariquita, en se trouvant seule avec l’ingrat Gabilan, actuellement le chef Yaki, sentit naître en son cœur une légère espérance.

— Yaki, lui dit-elle de sa voix la plus douce et en accompagnant ses paroles d’un regard suppliant, Yaki, je t’en conjure, toi qui as toujours été si bon pour moi, et qui es resté si longtemps à la ferme, vivant parmi nous en ami, viens à mon secours, donne-moi le moyen de rejoindre ma mère… et sauve-moi de tes terribles compagnons, qui veulent me tuer. et pourtant Dieu sait que je n’ai jamais fait de mal à personne.

— Tais-toi ! s’’écria Yaki d’une voix rude, tais-toi, Face-Pâle ! J’étais le valet ce matin, mais je suis devenu ce soir le maître… et l’on doit m’obéir… Ne prononce plus une parole, cela ne pourrait que hâter ta mort.

Yaki s’assit alors sur un fauteuil de bois placé en face de la chaise de Mariquita ; ses jambes croisées, et la tête appuyée entre ses mains, il parut se plonger dans de graves réflexions et garda un profond silence.

Une demi-heure, qui parut aussi longue qu’une année à la pauvre Mariquita, s’écoula ainsi, Yaki, toujours immobile, réfléchissait. Tout à coup une épouvantable clameur s’éleva au milieu du silence, et la bande des Peaux-Rouges se précipita de nouveau dans la pièce où se trouvait Mariquita, en poussant des hurlements affreux. Quelqu’épouvantable que fût l’aspect des Indiens lorsqu’ils entrèrent d’abord dans la ferme, leur première apparition était pour ainsi dire inoffensive, en comparaison de la seconde. Les Peaux-Rouges, après avoir soupé, ayant trouvé un tonneau plein d’eau-de-vie, l’avaient défoncé, puis, se mettant à boire avec avidité, car les Indiens aiment l’eau-de-vie par-dessus toute chose, ils n’avaient pas tardé à tomber dans une complète ivresse, Or, l’Indien pris de boisson ne respire que sang et carnage. Mariquita fit un signe de croix, murmura une courte prière, puis fermant ses beaux yeux, à travers les paupières desquels filtraient quelques larmes, elle attendit la mort.

— Yaki ! s’écria le même Indien qui déjà avait pris la parole pour demander la mort de Mariquita et que l’eau-de-vie rendait en ce moment plus furieux encore, — il s’agit à présent de savoir si tu as droit à notre obéissance, comme un chef dévoué à ses devoirs, ou si tu mérites d’être puni comme un traître.

— Eh bien ! parle, dit Yaki qui se leva de dessus son fauteuil et vint se mettre debout, les bras croisés, en face de l’Indien, près de la chaise sur laquelle Mariquita était assise.

— Oui, oui, parle, parle, s’écrièrent les Peaux-Rouges en formant un cercle autour de Yaki et de son accusateur.

Ce dernier, ainsi encouragé et de plus en plus excité par l’eau-de-vie qui fermentait dans son corps, reprit avec véhémence.

— Yaki, il est un souvenir que nul parmi nous ne peut oublier, c’est celui des souffrances qu’ont endurées nos ancêtres, lorsque les Peaux-Blanches sont venues de leur lointain pays nous voler nos villes, et nous forcer de chercher un asile dans les bois et les déserts. Il y a également parmi nous une règle, un devoir que nul ne peut enfreindre, c’est de mettre à mort toute Peau-Blanche que le dieu de la guerre fait tomber entre nos mains. À présent, continua l’Indien, désignant avec un geste de fureur Yaki impassible devant lui, dites-moi si cet homme n’a pas manqué à ce souvenir et à ce devoir, en voulant soustraire une face blanche à notre colère ?

— Qu’il parle ! dirent les Indiens tout d’une voix, et ensuite nous le jugerons.

C’est ici le cas d’observer que les Indiens, malgré leur férocité abominable, leur manque complet d’éducation et leurs vices sans nombre, observent une scrupuleuse justice en eux.

— Amis, dit à son tour Yaki d’une voix ferme, cet homme a raison, seulement la Peau-Blanche ne mourra pas !

— Alors, tu es un traître ! s’écria l’Indien.

— Nullement, reprit Yaki d’une voix toujours aussi tranquille. Je ne suis pas un traître, et la jeune fille, je le répète, sera respectée.

En entendant Yaki prendre ainsi sa défense, l’espoir revint un peu à la pauvre Mariquita qui ouvrit les yeux.

— Et comment feras-tu pour la sauver ? demandèrent les autres Peaux-Rouges.

— Comment ? répéta Yaki, eh bien ! j’invoquerai une autre loi, respectée de nous tous, qui dit : « Que toute jeune fille qui abandonne sa religion et suit un de nous comme sa femme, devient notre sœur, et a droit à notre protection. »

— C’est vrai ! s’écrièrent les Peaux-Rouges, la loi le dit.

— Mariquita, reprit Yaki en s’approchant de l’infortunée enfant, tu l’as entendu ; il ne te reste que deux partis à prendre : abandonner ta religion et me suivre dans nos déserts, puis, lorsque tu seras grande, devenir ma femme ; ou bien te préparer à la mort.

Un silence terrible se fit alors. Mariquita, par un effort qui semblait au-dessus de son âge et de ses forces, se leva et, fixant d’un regard inspiré un crucifix suspendu à la muraille, s’écria d’une voix ferme :

— Que votre sainte volonté s’accomplisse, ô mon Dieu !

Puis se tournant vers les Peaux-Rouges, que cette action pleine d’une sublime simplicité avait rendus muets d’étonnement, car la vertu agit, malgré eux, sur ceux qui veulent la méconnaître, elle ajouta en souriant tristement :

— Je vous en prie, ne me faites point trop souffrir !

Furieux de s’être laissé un moment attendrir, les Peaux-Rouges se précipitèrent en brandissant leurs armes vers Mariquita.

— Malheureuse ! rien ne peut plus à présent la sauver, s’écria Yaki en se couvrant le visage de ses mains.

Nous ne demanderions pas mieux que de raconter tout de suite, afin de n’avoir plus à revenir sur un aussi triste sujet, la scène atroce qui suivit ces paroles de Yaki ; mais il y a dans un récit certaines règles à observer et que l’on ne peut enfreindre, c’est ce qui fait que nous sommes obligé de laisser là Mariquita, pour retourner à madame Urraca partie, on s’en souvient, en compagnie du brave Antoine, à la recherche de son fils Pedro.

III.

Madame Urraca et Antoine marchèrent, après leur sortie de la ferme, une bonne heure sans s’arrêter et sans prononcer une seule parole. Habitué à parcourir les plus vastes déserts à pied, et joignant à cette habitude un grand corps et de longues jambes, Antoine allait vite, tellement vite même, que si la brave dame Urraca n’eût point été soutenue par la force qu’elle puisait dans son amour maternel, elle n’eût jamais pu le suivre ; grâce, au contraire, à ce sentiment si noble et si beau, et qui a si souvent permis à des mères d’accomplir, sans effort, des prodiges, l’excellente Urraca ne perdait pas un pouce de terrain, et marchait presque sur les talons d’Antoine. Après une heure de course, celui-ci s’arrêta brusquement.

— Eh bien ! Antoine, lui demanda madame Urraca avec inquiétude, pourquoi donc n’avancez-vous plus ?

Antoine, au lieu de répondre à cette question, se mit à genoux, et commença à examiner le sol avec une attention extrême.

— Mais, Antoine, pourquoi donc perdez-vous ainsi du temps ? Les moments sont précieux ! s’écria la dame Urraca en piétinant d’impatience.

— Madame Urraca, — répondit Antoine sans paraître ému du reproche qu’on lui adressait, car Antoine, remarquons-le en passant, gardait toujours un visage paisible et ne s’étonnait de rien ; — madame Urraca, répondit-il, votre fils et vos serviteurs étaient à l’endroit où nous nous trouvons maintenant nous-mêmes, il n’y a pas un quart d’heure. Vous voyez que je n’ai point perdu mon temps.

— Serait-il possible, mon bon, mon excellent Antoine ! s’écria la dame Urraca avec un élan de joie impossible à décrire. Mais au nom du ciel ! comment pouvez-vous savoir cela ? Peut-être bien vous trompez-vous ?

— Non, madame, je ne me trompe point, répondit tranquillement Antoine, et je vous répète que votre fils Pedro se trouvait ici même avec vos serviteurs, il y a à peine un quart d’heure. À présent, comme rien ne nous presse, puisque votre inquiétude doit être à peu près apaisée, je vais vous dire comment je suis certain de ne point être dans l’erreur. Vous savez, chère dame Urraca, continua Antoine, la vie que je mène, vie d’aventures et de dangers. Toujours dans les forêts et dans les déserts, sans soutien, sans appui, et ne pouvant compter que sur moi-même, j’ai dû exercer les sens et l’intelligence que Dieu m’a donnés, bien autrement que ne les cultivent les habitants des villes, qui, assurés, grâce au moindre travail, de leur existence, et ne redoutant aucun péril, s’endorment dans leur sécurité. Les habitants des villes, rassasiés de spectacles et de curiosités, remarquent aussi à peine ce qui a lieu autour d’eux, et il n’y a peut-être pas deux personnes, dans une capitale, qui en connaissent tous les magasins. Moi, c’est différent, il n’y a pas un arbre, à vingt lieues à la ronde, dont je ne connaisse toutes les branches ; pas un souffle ne passe dans l’air sans que je l’étudie pour savoir s’il m’annonce le beau temps ou la tempête ; pas un brin d’herbe ne frissonne sans que j’examine avec soin si c’est un insecte inoffensif ou bien un reptile dangereux qui la fait mouvoir… C’est grâce à ces observations sans cesse répétées, que je suis parvenu à suivre jusqu’au fond des forêts, impénétrables pour tout autre que pour moi, le gibier que je poursuis. Quelque vifs et rapides que soient le chevreuil et le daim, dans leur course, et quelque imperceptible que semble La trace de leurs pas, cette trace me suffit cependant pour les atteindre. C’est par ce moyen qu’en examinant tout à l’heure la terre, j’ai remarqué de fraîches empreintes de pieds de chevaux, et que j’ai reconnu dans ces empreintes les fers dont se servent vos serviteurs pour leurs montures.

— Merci, merci, mille fois, pour ces explications qui me rassurent sur le sort de mon bien-aimé Pedro ! s’écria la dame Urraca, Puis, après un moment de silence, la brave dame ajouta : Vraiment, Antoine, vous êtes un homme extraordinaire. Je parierais qu’il ne s’en trouve pas un second aussi bon que vous dans le monde entier.

— Vous perdriez votre pari, madame, répondit Antoine. Dieu a donné à l’homme, je vous le répète, une intelligence infiniment supérieure à celle de tous les êtres animés qui l’entourent, afin qu’il mette à profit cette même intelligence pour son propre bonheur. L’homme paresseux et indifférent est plus à plaindre, selon moi, qu’à blâmer, car sa paresse et son indifférence le conduisent inexorablement à perdre des jouissances certaines, et à subir des malheurs inévitables. On pourrait presque dire que ce n’est pas seulement la bonté qui conseille à l’homme de faire son devoir, mais bien aussi l’égoïsme ; car le bonheur se trouve au bout du devoir.

Après avoir parlé ainsi, Antoine plaça son fusil sur l’épaule et se remit en route. Dix minutes plus tard, il s’arrêtait de nouveau et faisait signe à madame Urraca de rester tranquille à sa place.

— Qu’y a-t-il encore, bon Antoine ? s’écria la vieille dame toujours prompte à s’inquiéter.

Antoine, au lieu de répondre, examina avec soin la batterie de son fusil, puis s’avança avec précaution en essayant de se cacher derrière les arbres.

Ces précautions dont s’entourait Antoine et que rien ne semblait motiver, n’étaient cependant pas inutiles ; car, à peine avait-il fait cent pas en rampant sous les arbres, que vingt canons brillants de fusils sortirent d’un fourré d’arbres, et se dirigèrent sur lui. Antoine, au grand étonnement de madame Urraca, qui assistait de loin à cette scène, se leva aussitôt en poussant un cri de joie.

— Venez, venez ! s’écria-t-il en faisant des signes d’amitié aux gens cachés dans le fourré.

Aussitôt vingt cavaliers apparurent montés sur de fougueux chevaux.

Madame Urraca poussa un cri de joie ; elle venait de reconnaître ses serviteurs et son fils Pedro.

Pedro, qui pouvait avoir à peu près quatorze ans, était bien plus grand et bien plus fort qu’on ne l’est ordinairement à cet âge, Habitué à de rudes travaux et à une vie active (car Pedro, tout jeune encore, ayant perdu son père, se trouva presque enfant le chef de la famille), il devait à cette existence d’homme une précoce virilité. Pedro, du reste, était, dans toute l’acception du mot, un vrai cœur d’or, et ses serviteurs le chérissaient. Quant à madame Urraca et à Mariquita leur amour pour leur fils et leur frère était un vrai culte. Inutile de dire que Pedro, de son côté, éprouvait une véritable adoration pour sa mère et sa sœur. Aussi, en voyant madame Urraca, placée à cent pas en arrière d’Antoine, se jeta-t-il à bas de son cheval, et se mit-il à courir vers sa mère qu’il prit dans ses bras comme il eût fait d’un enfant, et qu’il embrassa de toutes ses forces.

Une fois les premiers moments d’expansion passés, Pedro demanda à sa mère pourquoi elle se trouvait ainsi, au milieu de la campagne et presque à deux lieues de la ferme. Madame Urraca lui raconta l’inquiétude que lui avait causée son absence et comment, n’y pouvant plus tenir, elle était partie pour venir à sa rencontre.

— Ma foi, chère mère, répondit Pedro après avoir embrassé de nouveau la bonne dame pour cette dernière preuve d’amour maternel, ma foi, chère mère, vos inquiétudes étaient à moitié fondées. Figurez-vous que nous avons été attaqués par quelques Indiens isolés, à la poursuite desquels nous avons, du reste, passé toute notre journée, sans pouvoir les atteindre. Il paraît que la guerre avec ces maudits Peaux-Rouges va recommencer. Aussitôt de retour à la ferme, je compte prendre toutes les précautions nécessaires à notre sûreté.

— Eh bien ! retournons de suite à la ferme, Pedro, dit la dame Urraca ; tu dois, mon pauvre enfant, mourir de faim, et voici, du reste, le temps qui se couvre et nous menace d’un orage.

— Il fait, au contraire, un temps magnifique, chère mère, répondit Pedro en riant, et je ne sais vraiment où vous voyez des signes d’orage.

— Mais dans ces gros nuages noirs qui montent là-bas, à l’horizon, répondit la dame Urraca en étendant le bras.

Antoine qui, pendant toute la durée de cette conversation, s’était amusé à examiner les ressorts de son fusil, ayant suivi des yeux la direction indiquée par le bras de la dame Urraca, changea, lui toujours si calme et si impassible, de visage. Une affreuse pâleur couvrit ses joues, tandis que ses yeux, d’ordinaire pleins de douceur, brillaient semblables à des yeux de tigre.

— À cheval ! à cheval ! s’écria-t-il d’une voix que la rage faisait trembler ; à cheval, au nom du ciel ! Pedro, prenez votre mère en croupe.

Antoine, en parlant ainsi, sauta sur son cheval sans selle et sans bride.

— Qu’y a-t-il donc, Antoine ? dit madame Urraca tremblante.

— Ce qu’il y a, madame Urraca ! s’écria Antoine blême de fureur, il y a que si des Peaux-Rouges ont attaqué dans la journée votre fils, c’était pour l’éloigner, ainsi que tous vos serviteurs, de la ferme… Il y a que ce que vous prenez pour des nuages… là-bas à l’horizon, est une épaisse fumée produite par l’incendie de votre ferme… de votre ferme où vous avez laissé seule et sans défense votre pauvre Mariquita…

À cette terrible révélation, que l’expérience reconnue d’Antoine rendait certaine, Pedro poussa un rugissement de fureur ; puis, prenant sa mère évanouie qu’il plaça devant lui sur son cheval, il se précipita, suivi par ses serviteurs, dans la direction de la ferme.

IV

La distance que madame Urraca avait mis près de deux heures à parcourir en compagnie d'Antoine, fut franchie en quelques minutes par Pedro et ses serviteurs. À mesure qu'ils approchaient de la ferme, ils distinguaient de mieux en mieux d’épaisses colonnes de fumée, puis enfin, lorsqu'ils arrivèrent haletants, et leurs chevaux couverts de sueur, ils se trouvèrent en face d’un horrible spectacle. L’incendie, ne rencontrant aucun obstacle à ses progrès, avait fini par envelopper la ferme entière ; les poutres embrasées craquaient avec bruit et les murs se fendaient de toutes parts.

— Mariquita, Mariquita ! ma sœur ! s’écria Pedro d’une voix tellement éclatante de désespoir, qu’elle couvrit le bruit occasionné par les sifflements de la flamme et par les désastres de l’incendie.

Pedro attendit un moment avec anxiété. — Mais aucune voix ne répondit à son appel déchirant. Elle n’est peut-être qu’évanouie, dit-il en cherchant à conserver un reste d’espoir ! — Qui sait ! peut-être même est-il encore temps de la sauver !

Pedro en parlant ainsi appliqua une échelle au mur ; puis, avant que personne pût songer à s’opposer à son projet, le courageux enfant se précipita dans la ferme incendiée. Un cri poussé par toutes les personnes présentes retentit jusqu’au ciel, tandis que madame Urraca tombait évanouie, comme si elle eût été morte.

Une minute, qui parut aussi longue qu’un siècle aux spectateurs, s’écoula dans un lugubre silence ; Pedro ne revenait pas. Enfin l’on vit le sublime enfant apparaître à la fenêtre ! Ses vêtements et ses cheveux étaient à moitié brûlés, mais lui, calme et héroïque, ne semblait pas se soucier du danger.

— Au rom du ciel et de votre mère, Pedro, descendez, lui cria Antoine. La flamme a gagné votre échelle, et, si vous tardez encore, rien ne pourra plus vous sauver.

L’avertissement donné par Antoine n’était pas en effet à dédaigner ; car, à peine Pedro fut-il arrivé à moitié de l’échelle, qu’elle se rompit eu deux, et qu’il tomba lourdement à terre.

On se précipita vers lui pour lui porter secours ; mais Pedro, insensible à la douleur comme il venait de l’être au danger, se leva d’un bond.

— Ma sœur ! ma sœur !… s’écria-t-il avec désespoir. — Elle est morte… morte… à mon Dieu. Cette scène s’était passée en dix fois moins de temps que nous en avons mis à la raconter.

Les serviteurs de la ferme, guidés par Antoine, s’occupèrent alors à combattre les progrès de l’incendie, ce qu’ils firent avec un tel zèle et une telle ardeur que l’on vit bientôt les flammes diminuer peu à peu de hauteur, et puis enfin s’éteindre. — Cependant une nouvelle heure s’était écoulée pendant ces travaux, et l’on ne pouvait plus raisonnablement conserver l’espoir de revoir jamais la pauvre Mariquita, — Madame Urraca, rappelée à la vie par la fraîcheur de la nuit, pleurait silencieusement auprès de son fils Pedro. Quant à ce dernier, le désespoir semblait l’avoir rendu fou ; ses yeux secs, son regard inintelligent et fixe, et surtout l’abattement que décelait sa pose, faisaient comprendre que la douleur avait atteint chez lui son paroxysme.

— Monsieur Pedro, — dit un des serviteurs en s’approchant de son jeune maître, — consolez-vous, — je vous en conjure, — le mal est moins grand qu’on ne le croyait d’abord.

— Ma sœur serait-elle sauvée ? s’écria Pedro, en se levant brusquement, et en interrogeant d’un regard suppliant son serviteur.

— Hélas ! nous n’avons pas de nouvelles de notre jeune maîtresse, répondit celui-ci ; mais je venais vous annoncer que l’incendie n’a endommagé qu’un corps de bâtiment, et que le reste de la ferme est à peu près intact. — La violence des flammes était occasionnée surtout par plusieurs tonneaux d’eaux-de-vie qui avaient pris feu. — Au total, je vous le répète, mon maître, les dégâts seront bien moins grands qu’on ne le supposait d’abord.

— Que m’importe ! répondit Pedro en retombant dans son désespoir.

J’ai déjà dit que l’incendie était éteint, mais j’ai oublié d’ajouter qu’une vieille écurie, contenant de grandes provisions de paille et de foin, brûlait encore. — Comme ce bâtiment se trouvait trop éloigné de la ferme pour qu’on eût à craindre qu’il n’y communiquât le feu, et qu’il eût été, du reste, dangereux d’en approcher, on le laissait se consumer sans y porter secours. — Les gerbes de flammes qui en sortaient et s’élevaient semblables à de colossales fusées vers le ciel, éclairaient d’un sinistre éclat la campagne. — Les serviteurs, formant un groupe morne et désolé, regardaient tristement ce dernier effort de l’incendie, et gardaient un lugubre silence, lorsque tout à coup retentit un cri qui les fit tressaillir, — Ce cri qui n’avait rien d’humain et que l’on eût pu prendre pour le rugissement d’un lion, venait d’être poussé par Antoine.

— Pedro ! Pedro ! s’écria le chasseur en se précipitant vers le fils de madame Urraca, Pedro… remerciez Dieu… votre sœur n’est pas morte !

Antoine, en parlant ainsi, sautait de joie, se frappait la tête de ses mains en signe d’allégresse, enfin paraissait fou.

— Que dites-vous, Antoine ! s’écria Pedro à son tour en se levant vivement, ma sœur n’est point morte !… Oh ! je vous en conjure… au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, ne jouez point avec ma douleur, et n’essayez pas de la calmer par de fausses espérances !

— Je n’ai jamais menti, Pedro, répondit Antoine lorsqu’il fut parvenu à modérer un peu ses transports de joie, et je vous répète que votre sœur n’est point morte. Je viens de retrouver la trace de ses pas sur la terre, et je ne puis me tromper. Votre sœur, cela est, il est vrai, un grand malheur, a été emmenée par les Peaux-Rouges ; mais du moins elle vit, et tout espoir n’est pas perdu !

Pedro, pour toute réponse, se jeta au cou d’Antoine et l’embrassa en sanglotant ; puis il courut vers la ferme sans prononcer une seule parole. Quant à madame Urraca, elle était tombée à genoux et elle priait avec ferveur.

À peine quelques minutes s’étaient-elles écoulées que Pedro revint toujours en courant. Il portait sur son dos une petite valise en cuir, et à la main sa bonne carabine de chasse.

— Adieu, ma mère, et vous aussi, adieu, mes bons amis, dit-il en s’adressant à ses serviteurs ; je pars.

— Où donc veux-tu aller, Pedro, mon fils bien-aimé ? s’écria madame Urraca en pâlissant.

— À la recherche de ma pauvre sœur, ma mère !

— Mais c’est t’exposer à une mort certaine, à mon Pedro, dit la dame Urraca en serrant avec force son fils dans ses bras, comme si elle eût craint de le voir s’enfuir.

— C’est possible, ma mère, dit Pedro ; mais avant tout le devoir. — Adieu… adieu.

— Tu ne partiras point, je le défends, entends-tu ! s’écria madame Urraca. — Antoine, continua la brave dame, en s’adressant au chasseur, vous êtes un homme aussi brave que bon, venez donc à mon secours, et dites à mon fils que partir c’est courir à une mort inévitable.

Antoine, ainsi interpellé, garda le silence.

— Mais, répondez donc, Antoine ! s’écria madame Urraca craignant toujours de voir Pedro lui échapper.

— Madame Urraca, répondit gravement Antoine, je dois avouer, qu’il est vrai, selon toute probabilité, que si votre fils se met en route, vous ne le reverrez plus jamais… mais M. Pedro l’a dit, et je pense comme lui, le danger, quelque terrible qu’il soit, ne doit jamais détourner un honnête homme de faire son devoir…

— Vous l’entendez, ma mère ! s’écria Pedro en se dégageant doucement des bras de la pauvre dame Urraca…

Le courageux enfant voulut profiter de l’accablement dans lequel la réponse d’Antoine venait de faire tomber sa mère ; pour s’en aller aussitôt et avant qu’elle songeât de nouveau à s’y opposer ; mais ce fut Antoine, cette fois, qui le retint.

— Attendez un moment, je vous en prie, Pedro, lui dit-il ; donnez-moi le temps d’aller prendre de la poudre et quelques provisions.

— Merci, Antoine, répondit Pedro, j’ai tout ce qu’il me faut.

— Vous, c’est possible, mais moi, je ne l’ai pas.

— Comment, vous !

— Mais certes, moi ! Ah çà ! croyez-vous donc par hasard, Pedro, répondit Antoine, que je vous laisserai partir seul ? Vous me prenez donc pour un monstre d’ingratitude ! Vous m’avez une fois déjà sauvé de la mort, et ma vie vous appartient ; n’est-il donc pas très-naturel que je la consacre à votre service. Je veux vous accompagner dans votre expédition.

Antoine, sans attendre une réponse, s’en fut aussitôt à la ferme. Il revint au bout de quelques minutes. Il portait, ainsi que Pedro, une petite valise en cuir sur ses épaules.

— À présent, dit-il, partons, les moments sont précieux.

Madame Urraca, comprenant qu’elle ne pouvait raisonnablement pas s’opposer à la volonté de son fils, faisait tous ses efforts pour retenir ses larmes.

— Avant que nous nous mettions en route, dit Antoine, bénissez-nous, bonne dame Urraca.

Antoine, en parlant ainsi, prit Pedro par la main, et tous deux s’agenouillèrent devant la pauvre mère désolée.

— Je vous bénis, mes enfants, s’écria la triste Urraca ; que Dieu vous protège et ait pitié de moi ! car si vous ne reveniez pas, je mourrais de douleur.

— Merci, madame, dit Antoine en se relevant, à présent nous ne sommes plus seuls pour terminer notre périlleuse entreprise… Vous venez de nous donner Dieu pour allié…

Pedro embrassa alors tous ses serviteurs les uns après les autres, leur recommanda vivement sa mère ; puis, se tournant vers Antoine :

— Je suis prêt, excellent ami, lui dit-il.

— Partons ! répondit Antoine.

Et, se prenant tous les deux par le bras, ils s’éloignèrent à grands pas. À la lueur projetée par l’incendie de l’écurie en flammes, madame Urraca et ses serviteurs suivirent longtemps les deux courageux aventuriers du regard. L’attendrissement causé par cette scène était tel que personne ne prononça une parole ; chacun sentait que, s’il eût voulu parler, sa voix se serait éteinte dans des sanglots.

Antoine et Pedro, après avoir traversé une prairie qui s’étendait devant la ferme, arrivèrent à la lisière d’une sombre forêt ; madame Urraca les vit alors se retourner de son côté et agiter leurs chapeaux en signe d’adieu.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… protégez-les ! s’écria-t-elle avec ferveur en tombant à genoux.

Lorsque la brave dame se releva et regarda de nouveau la campagne, elle n’aperçut plus ni son fils ni Antoine ; tous les deux avaient disparu dans les sombres profondeurs de la forêt.

V

Nous demanderons à présent la permission à nos jeunes lecteurs, de les conduire dans un de ces vastes déserts si communs au Mexique, déserts sillonnés seulement par les Indiens sauvages, les bêtes féroces et les daims, et dont il a déjà été plusieurs fois question depuis le commencement de cette histoire. Aussi loin que le regard peut atteindre, on n’aperçoit qu’une grande plaine unie, recouverte de grandes herbes desséchées par le soleil ; ces herbes d’égale hauteur qu’aucun souffle dans l’air n’agite, et qui couvrent la terre jusqu’à perte de vue, ressemblent de loin, à s’y méprendre, à la mer lorsqu’elle est calme. Le soleil brillant d’un vif éclat, car il est à peine une heure, rend l’atmosphère brûlante. Les animaux énervés par cette température de fournaise, se blottissent au milieu des touffes d’herbes les moins desséchées, dans l’espoir d’y trouver un peu de fraîcheur. Tout se tait dans la nature, et un silence solennel et imposant règne sur ces vastes déserts.

Antoine se tient debout, appuyé sur sa carabine ; Pedro est couché par terre devant lui ; il y a cinq jours que les deux héroïques aventuriers ont quitté la ferme de madame Urraca, pour se mettre à la recherche de Mariquita, et, quoique cet espace de temps soit bien court pour l’homme oisif des villes, il a suffi néanmoins pour amener de grands changements chez nos deux personnages. Antoine porte toujours la même expression de tranquillité sur son visage, mais son visage est devenu plus pâle et amaigri ; quant à Pedro, ses paupières sont bordées de rouge, comme s’il avait beaucoup pleuré, et ses yeux brillent d’un éclat qui n’est pas naturel et qui fait deviner qu’une fièvre violente le consume, Antoine, avons-nous dit, se tient debout appuyé sur sa carabine ; il considère d’un air attendri son jeune compagnon de voyage.

— Eh bien ! Pedro, lui demanda-t-il enfin, comment vous trouvez-vous, à présent ?

— Bien, très-bien, mon cher Antoine, répond Pedro, nous allons nous remettre de suite en route. Cette halte d’une heure m’a reposé tout à fait, et je me sens on ne peut mieux.

En parlant ainsi, le pauvre Pedro essaye de se lever ; mais, malgré ses courageux efforts, il chancelle et retombe à sa place.

— Ce n’est rien, Antoine, ne faites pas attention ; j’ai la jambe un peu engourdie, voilà tout, dit-il en essayant de sourire…

Mais on voit qu’il souffre horriblement.

Ce ne sont pas seulement la douleur et la fatigue qui ont ainsi brisé ce malheureux enfant ; il ressent en ce moment les douleurs les plus épouvantables qu’un homme puisse éprouver… Il se meurt de soif ! La soif est, en effet, pour le voyageur qui ose s’aventurer dans les arides déserts du Mexique, un ennemi bien autrement terrible et cruel que ne le sont les Peaux-Rouges et les hôtes fauves. On peut tuer le tigre, combattre l’Indien ; mais comment éviter la soif ? Depuis cinq jours qu’ils sont partis, Pedro et Antoine n’ont parcouru que des terrains brûlés par Le soleil, sans rencontrer un seul ruisseau. La faible provision d’eau qu’ils avaient emportée avec eux n’a pas tardé à s’épuiser, et ils se sont trouvés en proie à toutes les angoisses de la soif.

Antoine, en voyant l’inutile effort que vient de faire le fils de madame Urraca pour se lever, jette un regard désolé sur une gourde vide qui pend attachée à sa ceinture.

— Allons, mon cher Pedro, lui dit-il, ne vous désolez point. J’aperçois à cinq cents pas devant nous une espèce de petit bois, et je vais m’y rendre ; peut-être y trouverai-je quelque fruit pour apaiser la soif qui vous dévore.

— Non, non, Antoine, c’est inutile, répond Pedro, cela nous ferait perdre du temps, et chaque minute qui s’écoule et m’éloigne encore de ma pauvre sœur, me pèse comme un remords. Je vous assure que je me sens très-bien et me trouve très-capable de me remettre en route. En effet, Pedro fait un nouvel effort désespéré pour se redresser, mais sa faiblesse trahit son courage, et il ne peut y réussir.

— Reposez-vous encore un peu, lui dit Antoine.

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que de temps perdu…

Lâche que je suis ! s’écria le pauvre enfant avec désespoir, et des pleurs amers et silencieux inondent ses joues.

Antoine se détourne pour cacher une larme qui tremble dans ses cils.

— Dites-moi, Antoine, répond Pedro en essayant de maîtriser sa douleur, êtes-vous bien certain que nous sommes sur les traces des Peaux-Rouges qui ont enlevé Mariquita… Peut-être, pendant ces cinq jours, nous sommes-nous trompés de route… Cette idée m’épouvante et me brûle le sang.

— Oh ! quant à cela, soyez sans inquiétude, répondit Antoine ; depuis cinq jours je suis leurs traces pas à pas, et vingt fois par jour je retrouve des marques de leur passage… Ici, c’est l’empreinte d’un pied ; là, une branche d’arbre cassée ; plus loin, une gerbe d’herbe ployée où foulée !… Oh ! ne craignez rien, je n’ai point dévié d’un pouce du chemin que nous avions à suivre.

— Et vous croyez toujours que Gabilan est l’auteur de cette affreuse catastrophe ?

— C’est-à-dire que cela ne fait pas un doute dans mon esprit.

— L’infâme et l’ingrat ! s’écrie Pedro en fermant le poing avec rage. Oh ! que Dieu me prête vie… et je saurai bien le punir. Ce mouvement d’indignation et de colère que vient d’éprouver Pedro lui a donné un moment de force factice ; il veut en profiter pour essayer encore de se lever, lorsqu’il pousse tout à coup un cri déchirant et retombe en se roulant sur le sol.

Antoine, aussi effrayé qu’étonné, se précipite au secours de Pedro sans pouvoir se rendre compte de la cause de ce cri et de la douleur qu’il semble éprouver, lorsqu’il voit les herbes s’agiter en tous sens, et qu’il entend presque sous ses pieds un bruissement sinistre. Antoine, par un mouvement aussi rapide que la pensée, saisit la baguette de fer de sa carabine, puis deux fois la fait siffler dans l’air et en frappe la terre. Il vient de tuer un serpent qui a mordu l’infortuné Pedro.

Antoine se penche alors vers le reptile étendu sans vie devant lui, et, le poussant du pied, il l’examine avec attention.

— C’est un serpent à sonnettes[1], se dit-il à demi-voix avec désespoir ; il n’y a pas moyen de sauver Pedro, avant une heure d’ici il sera mort.

Quant à l’infortuné fils de madame Urraca, quoiqu’il soit d’une pâleur mortelle et qu’il doive affreusement souffrir, il essaye cependant de sourire au fidèle et désolé Antoine.

— Mon bon ami, lui dit-il en appuyant sa tête sur ses genoux (car Antoine est agenouillé près de lui), mon bon ami, je sens que je n’ai plus longtemps à vivre… jurez-moi qu’une fois que je serai mort, vous n’abandonnerez pas pour cela la généreuse entreprise dans laquelle vous êtes entré, et que vous continuerez à faire tous vos efforts pour délivrer ma pauvre sœur… ma bien-aimée Mariquita… Jurez-moi cela, et je quitterai la vie heureux et sans me plaindre…

Antoine, on le sait déjà, est ordinairement calme et impassible ; mais, cette fois, la douleur l’a brisé, et il pleure à sanglots, tout en serrant Pedro dans ses bras.

— Non, vous ne mourrez pas ! s’écrie-t-il enfin ; non ! non ! cent fois non !… Vous vivrez et vous reverrez même bientôt votre chère sœur… Et pourquoi donc mourriiez-vous ? parce que vous avez été mordu par un serpent ? Mais j’ai déjà été mordu deux fois moi-même à la jambe, et vous voyez bien que je n’en suis pas moins bien portant pour cela… Il ne s’agit, mon cher Pedro, que d’avoir du calme et du sang-froid, Je vais fendre, avec mon couteau, la place où vous avez été blessé, pour y faire brûler de la poudre. Cela retirera tout le venin, et vous n’aurez plus rien à craindre… Ah ! auparavant, laissez-moi lier fortement, avec le boyau qui me sert à porter ma poudrière, les deux endroits que se trouvent avant et après la place de votre morsure, cela empêchera le poison de se répandre dans votre corps, et vous serez guéri de suite. C’est une petite souffrance à supporter, c’est vrai ; mais il n’y a pas de danger. Voyons où vous a mordu le serpent à sonnettes ?

— Merci, mon bon Antoine, répondit Pedro d’une voix faible, merci mille fois pour la peine que je vous donne ; mais tous vos soins seraient inutiles, et je dois mourir… le serpent m’a mordu à la tête…

— À la tête ! répéta Antoine avec stupeur.

Ce que venait de dire Pedro n’était que malheureusement trop vrai : c’était derrière la tête, juste au-dessus du col, que le serpent lui avait enfoncé sa dent à crochet. C’est ici, du reste, le cas de rectifier une erreur fort généralement répandue, c’est-à-dire que les serpents piquent avec un dard. D’abord, les serpents n’ont point de dard ; ce qui a donné lieu à cette méprise est leur langue, séparée en deux comme une fourche, et fort pointue, qu’ils lancent vivement pour prendre des insectes ; ensuite ils ne piquent pas, mais plutôt ils mordent avec une dent fort aiguë et recourbée en forme de crochet, dent creuse et dans laquelle se trouve une espèce de petit sac plein de poison ou de venin, qui crève lorsque le serpent vous mord et se répand ainsi dans la blessure.

Antoine, à la terrible déclaration que venait de lui faire Pedro, et qui ne lui laissait plus d’espoir, leva au ciel ses yeux baignés de larmes et des mains suppliantes :

— Mon Dieu ! s’écria-t-il avec une résignation sublime, que votre volonté soit faite, vous êtes immuable dans votre justice, et ne pouvez vous tromper. Si Pedro doit mourir d’une aussi affreuse manière… je souffrirai sans me plaindre et sans accuser votre justice… Mais si vous devez lui venir en aide… ô mon Dieu !… ne tardez pas plus longtemps, je vous en conjure, à témoigner votre volonté… car je suis faible ; la douleur m’accable… et j’ai peur de devenir fou !

Antoine, nous l’avons déjà dit, n’était rien moins que beau de figure ; cependant, qui l’eût vu alors avec son visage sur lequel brillaient la résignation et la bonté, n’eût pu s’empêcher de l’admirer et l’eût trouvé cent fois mieux que le plus joli homme du monde.

À peine venait-il de prononcer sa prière qu’un oiseau d’un gris-bleu foncé, de la grosseur à peu près d’un pigeon, passa en volant par-dessus sa tête, et vint s’abattre sur un arbre, dans un petit bois dont nous avons parlé au commencement de ce chapitre, et qui était situé à cinq cents pas à peu près de l’endroit où se trouvaient nos deux aventuriers. À peine posé sur son arbre, l’oiseau bleu-gris fit retentir les airs du cri de : Ouaco, ouaco, ouaco !

À ce cri, Antoine releva vivement la tête, et une expression de joie indicible se refléta sur ses traits.

— Oh ! merci, merci, mon Dieu ! s’écria-t-il en joignant ses mains avec force. Vous m’avez entendu, Pedro est sauvé ! Ne craignez plus rien, mon cher Pedro, reprit Antoine en s’adressant au pauvre blessé !… je réponds à présent de vous.

Puis Antoine, sans ajouter une parole, se mit à courir à toutes jambes vers le bois où venait de se percher l’oiseau bleu-gris qui continuait toujours à faire entendre son cri de : Ouaco, ouaco, ouaco !

VI

Le bois vers lequel courait Antoine étant situé, on le sait, à une distance d’à peu près cinq cents pas, le brave homme y arriva en une minute. Une fois arrivé, il s’arrêta un moment ; puis, regardant les arbres avec soin, il ne tarda pas à découvrir l’oiseau gris-bleu qui poussait toujours son cri de : Ouaco, ouaco !

— Pourvu qu’il trouve un ennemi ! se dit Antoine à lui-même.

Tout à coup l’oiseau se tut, puis, abandonnant la branche sur laquelle il était perché, il se mit à planer dans l’air.

— Oh ! tout me réussit maintenant à souhait ! murmura Antoine en mettant sa main sur son cœur qui battait avec force, le Ouaco va combattre.

L’oiseau, après avoir plané quelque temps en l’air, volait alors en faisant des cercles rapides et qui se rapetissaient de plus en plus. Tout à coup il se précipita sur la terre avec la rapidité d’une flèche.

— Victoire ! s’écria Antoine en se frappant les mains de joie, cette fois Pedro est sauvé !

Antoine, après avoir poussé cette exclamation, entra tout à fait dans le bois et se dirigea rapidement vers l’endroit où il avait vu l’oiseau s’abattre. Un spectacle étrange l’y attendait. L’oiseau bleu, les ailes étendues, les plumes hérissées et frémissantes, le bec démesurément ouvert, marchait, sautait, voltigeait autour d’un long serpent, tout en essayant de le frapper avec son bec. Le reptile, replié sur lui-même, ainsi que ces cordages que l’on voit systématiquement rangés sur un pont de navire, s’élançait par moments contre son ennemi pour le mordre ; mais l’oiseau évitait avec une rare adresse ses atteintes dangereuses et n’en continuait son attaque qu’avec plus d’acharnement.

Cette lutte incroyable dura cinq minutes : au bout de ces cinq minutes, l’oiseau poussa un ouaco retentissant ; il venait d’être mordu… Mais le serpent était mort.

L’oiseau resta un moment immobile à contempler le cadavre de son ennemi, car le courageux et intelligent animal comprenait et savourait, sans aucun doute, la gloire de son triomphe ; puis, après avoir, pour surcroît de précaution, donné quelques derniers vigoureux coups de bec sur la tête du reptile, il s’envola de nouveau. Antoine, toujours à l’affût de ses mindres mouvements, le vit peu à peu se poser sur un arbre et se mettre à manger avec avidité d’une plante grimpante et parasite, qui montait le long de ce même arbre et l’entourait d’une ceinture de verdure.

Sans perdre une minute, Antoine se mit à arracher des poignées de cette plante parasite et à en bourrer son chapeau.

— À présent, allons retrouver mon pauvre Pedro, murmura-t-il en se dirigeant vers la lisière du bois.

Mais à peine avait-il fait quelques pas qu’il s’arrêta brusquement et se mit à considérer, avec la plus grande attention, une branche cassée qu’il trouva par terre.

— Tiens, dit-il, il y a peu de temps que cette branche a été séparée de l’arbre, car la sève humecte encore l’endroit par où elle était attachée… Qui a pu la casser ? Un animal en courant ? cela est impossible… Sa grosseur me prouve qu’elle devait se trouver à quatre ou cinq pieds au-dessus du sol.

L’orage ? Voilà plus d’un mois qu’il fait un temps magnifique… Ah ! s’écria tout à coup Antoine, voici par terre l’empreinte toute fraîche de plusieurs pieds de Peaux-Rouges… Nos ennemis doivent être près de nous. Mais non, je ne me trompe pas, reprit-il après avoir regardé encore de tous côtés dans l’intention de découvrir de nouvelles traces… Voici devant moi un palmier… Que Dieu soit béni ! cette découverte est en ce moment plus précieuse pour nous que ne le serait celle d’une riche mine d’or.

Et Antoine, jetant par terre son chapeau rempli de la plante qu’il avait paru si joyeux naguère de cueillir, se mit à monter, avec la légèreté d’un chat, le long du tronc droit et uni du palmier. Parvenu au sommet de l’arbre, Antoine remplit sa gourde avec de l’eau claire et excellente, qu’il trouva contenue dans les feuilles larges et épaisses d’une espèce de choux monstre que produit le palmier, puis, après avoir arraché le choux lui-même, il se laissa glisser à terre, reprit son chapeau et ses feuilles et se mit à courir dans la direction où il avait laissé Pedro, qu’il trouva souffrant d’horribles douleurs.

— Tenez, mon cher enfant, lui dit-il en lui présentant sa gourde, voici de l’eau.

Pedro s’en saisit d’une main tremblante et but avidement.

— À présent, continua Antoine en lui donnant une poignée de la plante parasite dont avait mangé l’oiseau gris-bleu après son combat avec le serpent, à présent, mâchez ces feuilles en toute confiance.

Pedro obéit aussitôt, et, ô miracle ! à peine une demi-heure s’écoula-t-elle qu’un changement extraordinaire s’opéra en lui, Sa gorge se dégonfla, son pouls devint plus fort, sa respiration plus aisée, et toute la douleur disparut.

— Antoine, Antoine, vous êtes mon sauveur ! finit-il par s’écrier. Merci à vous, qui venez de me conserver la vie ; car j’espère encore pouvoir délivrer ma sœur.

— Allons, Pedro, moins d’enthousiasme, répondit Antoine. Il ne s’agit plus à présent pour vous que de prendre un peu de repos, et vous serez tout à fait remis.

— Non, point de repos ! s’écria Pedro ; remettons-nous en route tout de suite ! Je me trouve aussi fort et aussi bien portant que j’aie jamais été. Mais, dites-moi, Antoine, je vous en prie, quelle est donc cette merveilleuse plante qui vient d’opérer un pareil miracle ?

— Oh ! quant à cela, c’est tout une histoire… et une histoire que je ne vous raconterai qu’autant que vous consentirez à vous reposer un peu.

— Eh bien ! puisqu’il le faut et que vous le voulez absolument, je vous écoute, répondit Pedro en se couchant de nouveau sur l’herbe.

— Vous saurez, mon cher Pedro, dit Antoine en s’asseyant à côté de son jeune compagnon, que Dieu, dans sa miséricorde infinie, a voulu qu’à côté du mal se trouvât toujours le bien. Dans les pays où règnent toujours les fièvres terribles et meurtrières, pousse le quinquina, qui guérit ces mêmes fièvres, de même que, dans les endroits infestés de bêtes venimeuses, l’on trouve toujours des plantes qui neutralisent les dangereuses morsures que peuvent faire ces affreux animaux, La plante dont je me suis servi pour vous sauver a été découverte d’une façon bizarre.

Les Indiens avaient souvent remarqué qu’un oiseau qu’ils nommaient, à cause du cri qu’il pousse, Ouaco, attaquait les serpents, et que, chaque fois qu’il était mordu pendant le combat, il s’envolait tout de suite après la mort de son ennemi, et cherchait avec inquiétude, jusqu’à ce qu’il l’eût trouvée, une certaine plante dont il se mettait aussitôt à manger avec avidité. Cela fit penser aux Indiens que cette plante, qui arrêtait chez un oiseau l’effet du poison, pourrait bien produire les mêmes résultats sur les hommes. Ils en firent l’expérience, et l’expérience leur montra qu’ils ne s’étaient pas trompés dans leur conjecture. Cette plante, nommée, à cause de l’oiseau qui l’a découverte, ouaco, est justement celle que j’ai été assez heureux pour me procurer tout à l’heure, et qui vous a mis hors de danger.

— Merci de votre histoire, Antoine ; mais, ajouta Pedro, une chose m’étonne.

— Laquelle, Pedro ?

— C’est que Dieu qui a mis, du moins le dites-vous, le bien toujours à côté du mal… n’ait point préféré retirer le mal et laisser le bien… Cela me semblerait préférable.

— Notre intelligence est bien bornée en regard des œuvres de Dieu, Pedro, répondit Antoine avec gravité, et nos jugements ne peuvent être que téméraires, Cependant je crois pouvoir expliquer, en peu de paroles, quelle a été l’intention de Dieu, en agissant ainsi !

Il a voulu, par l’existence du mal, nous faire mieux sentir et apprécier le bien. Ainsi, un homme qui à travaillé tout une journée avec ardeur jouit-il avec délice du repos, tandis que celui qui a été inoccupé et n’a point ressenti de fatigue, ne peut se procurer le même avantage. Le mal n’est presque toujours que le complément du bien.

— Vous avez encore raison, Antoine, répondit Pedro, en essayant de tenir ses yeux ouverts car, après la violente secousse qu’il venait de recevoir, il éprouvait une grande envie de dormir.

— Prenez une heure où deux de sommeil, dit Antoine, cela vous remettra tout à fait.

Pedro voulut faire quelques objections : mais la fatigue fut plus forte que sa volonté, et il ne tarda pas à s’endormir.

Deux heures plus tard, lorsque Pedro se réveilla, il sentit que ses forces étaient revenues, et il se leva aussitôt.

— En route, en route, bon Antoine ! dit-il vivement.

Antoine examina si sa carabine et celle de Pedro étaient en état ; son examen ayant été favorable, il suivit son jeune compagnon, qui déjà avait pris les devants.

À mesure qu’ils marchaient, les deux braves piétons trouvaient les traces laissées par les Indiens de plus en plus fraîches et distinctes. — Un peu même avant le coucher du soleil, il devint évident pour Antoine, que les Indiens avaient dû passer, il y avait à peine quelques heures, à ce même endroit.

— Reposons-nous, dit-il, car voici la nuit, et nous ne pourrions distinguer le chemin à suivre… Et puis nous aurons probablement besoin demain de toute notre force et de tout notre courage.

Tous les deux se couchèrent alors sur la terre… Antoine rêvant aux dangers qui l’attendaient, et Pedro à sa pauvre sœur.

VII

La nuit se passa paisible et sans accident pour nos deux aventuriers ; Pedro surtout, épuisé par les émotions de la journée, dormit profondément et sans se réveiller, jusqu’au matin. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit Antoine, debout devant lui, qui le considérait d’un air paternel. Ce brave Antoine, avec son cœur sensible et bon, avait un corps de fer qui semblait braver impunément la fatigue.

— Voici déjà l’aurore qui blanchit l’horizon, cher Antoine, lui dit Pedro, pourquoi donc m’avez-vous laissé dormir si longtemps.

— Parce que, ainsi que je vous en avais averti hier soir, en nous couchant, il est probable que nous aurons aujourd’hui besoin de toute notre force et de tout notre courage, et que le repos avant le combat peut donner la victoire ; mais puisque vous voilà prêt, partons.

Pedro, sans répondre, se mit aussitôt à genoux, puis, après avoir prononcé à demi-voix sa prière, prière dans laquelle le nom de Mariquita revint plusieurs fois, il se leva et se mit à suivre Antoine.

À mesure qu’ils avançaient, Antoine et Pedro remarquaient un grand changement dans le paysage.

De nombreux bouquets d’arbres disséminés dans le désert brillaient au soleil, semblables à de riches émeraudes ; les herbes, moins desséchées, ne penchaient plus leurs têtes brûlées et fanées vers le sol ; au contraire, elles présentaient au regard une couleur d’un vert tendre, qui le reposait un peu de l’éclat éblouissant du soleil.

Vers midi, ils arrivèrent à un petit bois dont la végétation riche et forte rappela à Pedro les belles forêts qui entouraient la ferme de sa mère, la brave Urraca.

Ce souvenir le fit soupirer.

— Allons, du courage lui dit Antoine.

— Oh ! ce n’est point le courage qui me man- que, répondit Pedro ; si je soupire, c’est que je pense à tous les maux qu’a déjà dû souffrir ma pauvre Mariquita.

— Elle n’en ressentira que plus vivement le bonheur de revoir sa mère, lorsque nous l’aurons délivrée, dit Antoine ; le bonheur n’est complet, Pedro, vous le savez, qu’autant qu’il succède au malheur.

— Oui, si nous la délivrons… dit Pedro en poussant un nouveau soupir.

— Et pourquoi ne la délivrerions-nous pas ? reprit vivement Antoine, La justice est pour nous, et nous allons combattre pour accomplir un devoir. Dieu nous viendra en aide.

À peine Pedro achevait-il de prononcer ces paroles, qu’une détonation retentit dans le désert.

— Un coup de fusil !… s’écria Pedro.

— Oui, c’est un coup de fusil ! répéta Antoine.

C’est certain, tenez, voyez la fumée blanche qu’il a produite, qui s’élève dans l’air et se découpe sur le ciel bleu.

— En avant ! s’écria Pedro que l’espoir de revoir bientôt sa sœur fit pâlir d’émotion.

— Restez ici, au contraire, et ne bougez point, dit Antoine à voix basse, mais avec un tel accent d’autorité que Pedro s’arrêta aussitôt. — À présent, continua le chasseur, cachons-nous dans ce fourré de plantes qui se trouve sur la lisière du bois… Bien, c’est cela… d’ici, nous pouvons surveiller toute la plaine, en restant nous-mêmes invisibles à tous les regards. Le courage, sans l’adresse, au lieu d’être une qualité, devient un défaut.

En effet, la position choisie par Antoine était excellente : blottis dans leur cachette de feuillages, les deux braves aventuriers embrassaient du regard un immense horizon. — Une heure se passa sans que rien ne troublât de nouveau le silence imposant qui régnait sur ces vastes solitudes. Pedro faisait des reproches à voix basse à Antoine, sur ce qu’il l’avait empêché de courir du côté d’où était parti le coup de fusil, et Antoine, pour toute réponse, se contentait de sourire.

Bientôt un bruissement d’herbes fit encore baisser la voix à Pedro.

— Attention, Pedro, lui dit Antoine à l’oreille, armez votre carabine. Mais avant tout, jurez-moi que, quoi qu’il arrive, vous ne ferez point feu sans ma permission.

— Je vous le promets, répondit Pedro de même.

— Très-bien ; plus un mot, et restez immobile comme un arbre.

Pedro et Antoine virent les herbes s’agiter en tous sens… Puis, peu après apparut un jeune cheval sauvage. Le gracieux animal gambadait en folâtrant.

— Ce n’est qu’un cheval, dit Pedro avec désappointement, nos précautions n’étaient guère utiles.

Antoine, pour toute réponse, serra fortement le bras de Pedro dans sa main droite, tandis qu’il mettait de la gauche un doigt devant sa bouche en signe de silence.

Pedro étonné, mais plein de confiance dans l’expérience de son compagnon, n’ajouta plus une parole, se mit à suivre des yeux, n’ayant rien de mieux à faire, tous les mouvements du jeune cheval.

C’est un troupeau de chevaux sauvages dont il fait partie et qu’il attend, pensa-t-il. Justement, voilà encore là-bas, dans le lointain, les herbes qui se courbent et remuent.

Au lieu du troupeau de chevaux que Pedro attendait, ce fut une troupe de daims qui se montra. En les voyant se diriger vers l’endroit où il se trouvait, le jeune cheval ne parut nullement étonné, et continua ses joyeuses évolutions. Quant aux daims, surpris un moment par la présence d’un animal étranger, ils s’arrêtèrent d’un air craintif et soupçonneux, mais n’ayant point tardé à reconnaître que ce qu’ils avaient pris d’abord pour ennemi n’était rien qu’un cheval, ils n’y firent plus attention et continuèrent à avancer tout en broutant les herbes les plus fraîches de la prairie.

Un daim qui marchait en tête de la troupe, dont il semblait le chef, et qui était en effet plus gras, plus fort, plus magnifique que tous ses compagnons, ne tarda pas à se trouver à une cinquantaine de pas du cheval… Lorsque, ô surprise… le cheval se leva sur ses jambes de derrière, ajusta le daim avec une carabine, et lui envoya une balle dans le cœur.

Pedro étonné au-delà de toute expression par cet événement inouï, fantasque, extraordinaire, allait pousser un cri d’étonnement, quand Antoine lui appuya sa main sur la bouche.

— Regardez, lui dit-il tellement à voix basse que ce fut à peine si Pedro l’entendit, regardez, mais pas un mot. Le silence est à présent pour nous une question de vie ou de mort.

Pedro vit alors sortir de dessous la peau du cheval un Indien nu, qui se mit à courir vers le daim qu’il venait de tuer.

— Oh ! Gabilan ! Gabilan ! s’écria Pedro hors de lui, qui oublia la recommandation si ferme d’Antoine, en reconnaissant dans cet Indien le Peau-Rouge qui avait enlevé sa sœur.

Joignant l’action à la parole, Pedro se saisit de sa carabine et voulut tirer sur Gabilan.

— Et votre serment ? lui dit-il.

— Mais ce Peau-Rouge, c’est Gabilan, l’infâme Gabilan ! s’écria Pedro avec fureur.

— Qu’importe ! un serment est un serment, et vous m’avez juré que vous ne ferez point feu sans ma permission, Et puis, voyons, mon cher Pedro, ajouta Antoine avec douceur, est-ce que vous croyez que je n’ai point aussi envie de délivrer votre chère sœur, moi ? Je ne vous recommande que ce que je crois utile à la réussite de notre entreprise.

— Mais Gabilan va nous échapper !

— Oh ! ne craignez rien. D’abord, qu’il ne soupçonne pas notre présence ; car c’est là le point essentiel pour le succès de nos projets ; ensuite, je me charge de ne plus le perdre de vue pendant plus d’une heure.

— Et moi qui l’ai pris d’abord pour un jeune cheval !

— Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Les pauvres daims s’y sont bien trompés eux-mêmes. Du reste, je ne suis pas fâché que vous ayez assisté par vous-même à une ruse d’Indien. Cela vous donnera une idée de leur perfidie et de leur adresse. Les Indiens, ne pouvant atteindre les animaux qu’ils chassent en plaine, car rien ne les abrite, et le gibier qui les voit de loin prend la fuite à leur approche, ont imaginé de se déguiser en animaux pour pouvoir parvenir jusqu’à lui, sans éveiller ses craintes. Tantôt affublé d’une peau de taureau, tantôt de celle d’un cheval, ainsi que vous venez de le voir, quelquefois même d’une dépouille de daim, l’Indien, qui imite à s’y méprendre les différentes allures des animaux qu’il contrefait, se glisse, grâce à ce moyen, jusqu’au gibier qu’il veut tuer. Il est rare que cette ruse ne lui réussisse pas.

— Et Gabilan ? Je ne le vois plus ! Que fait-il ? s’écria Pedro qui craignait, en perdant le Peau-Rouge de vue, de perdre également la trace des ravisseurs de Mariquita.

— Il est en train de dépecer le daim qu’il vient de tuer, répondit Antoine, afin d’en emporter les meilleurs morceaux avec lui.

— Ah ! oui, je l’aperçois… il se lève… Oh ! mon bon Antoine, comme il faut que ma confiance en vous soit grande pour que je résiste au plaisir de lui envoyer une balle, s’écria Pedro. Oh ! mais regardez donc, Antoine, reprit-il, l’inquiétude qui se peint sur le visage de cet infâme Gabilan… Voyez donc comme il écoute avec attention… peut-être vient-il de nous découvrir… Oui, c’est cela, car le voici qui se sauve à toutes jambes.

Antoine, depuis un moment, ne prêtait plus aucune attention aux paroles de son jeune compagnon. L’oreille collée contre terre, le cou tendu, l’œil inquiet et réfléchi, il semblait avoir concentré toutes ses facultés dans son ouïe, lorsque, se levant tout à coup d’un bond :

— Pedro, s’écria-t-il, montez vite dans cet arbre ! vite, vite, au nom de votre mère et de votre sœur… il s’agit de la vie !

Antoine, voyant que Pedro se hâtait d’obéir, embrassa lui-même de ses bras nerveux un arbre qui se trouvait près de lui et se mit à y grimper avec la légèreté que nous lui connaissons.

VIII

Les deux arbres sur lesquels ils s’étaient réfugiés se trouvant placés l’un près de l’autre, Antoine et Pedro purent comprendre leur conversation à voix basse.

— Quel est donc ce phénomène, Antoine ? dit Pedro. Il n’y a pas un nuage au ciel, et cependant j’entends gronder dans le lointain le tonnerre.

— Ce n’est point le tonnerre que vous entendez, répondit Antoine.

— Mais je vous assure que oui, dit Pedro après avoir écouté de nouveau ; c’est précisément bien le tonnerre, il augmente de force.

— Ce que vous prenez pour des éclats de la foudre est tout bonnement le bruit produit par un troupeau de bisons que l’on poursuit, répondit Antoine.

— Est-ce possible ? Il faut alors que ce troupeau soit bien nombreux.

— Il compte peut-être quatre ou cinq mille bisons, dit Antoine ; souvent même, j’ai rencontré, pendant mes chasses dans les déserts, ces animaux en plus grand nombre encore. Vous ne sauriez, du reste, vous imaginer, Pedro, l’adresse et le courage que déploient les Indiens lorsqu’ils poursuivent ces dangereux animaux ; car le bison, qui est plus grand, plus fort et tout aussi courageux que le taureau, ne se laisse pas vaincre sans résistance. La tactique des Indiens, lorsqu’ils chassent un grand nombre de bisons, consiste à se lancer de tous côtés sur eux, au galop de leurs chevaux, tout en poussant des cris, des sifflements et des hurlements épouvantables. Les bisons, épouvantés bien autrement par ces vociférations et par ces cris qu’ils ne l’eussent été par suite d’une attaque franche et silencieuse, ne tardent guère à prendre la fuite, poursuivis par les Indiens qui les dirigent perfidement vers quelque précipice. Arrivés à l’endroit fatal, les premiers bisons, se trouvant poussés par tout le troupeau qui est derrière eux, ne peuvent plus s’arrêter et roulent au fond de l’abîme. On a vu parfois une vingtaine d’Indiens détruire ainsi, en quelques heures, un troupeau de deux ou trois mille bisons.

— Mais pourquoi m’avez-vous fait monter sur cet arbre, Antoine ? demanda Pedro.

— Parce qu’ainsi que je viens de vous le dire, rien ne pouvant arrêter un troupeau de bisons dans sa fuite brutale et désordonnée, ils nous eussent peut-être foulés sous leurs pieds en passant par ici, répondit Antoine. C’est là un des plus grands dangers que puisse courir le voyageur qui s’aventure dans les déserts. Dieu veuille même, Pedro, ajouta Antoine, qu’ils n’entrent point dans ce bois-ci ; car ils déracineraient peut-être bien, dans leur irrésistible élan, les arbres sur lesquels nous venons de chercher un refuge.

— Mais, vous vous trompez, Antoine, je vous assure, dit Pedro après quelques minutes de silence… C’était bien le tonnerre que nous entendions… Regardez donc comme l’horizon se couvre de nuages noirs et épais… c’est un violent orage qui va éclater…

Antoine sourit.

— Ce que vous prenez pour des nuages, dit-il, est une autre curiosité du désert… Ces prétendus nuages sont tout bonnement une bande de pigeons sauvages et voyageurs… Remarquez, Pedro, leurs évolutions rapides, leurs changements soudains de direction et l’ensemble admirable qui règne dans tous leurs mouvements… Ces pigeons, qui obéissent à des chefs qu’ils se sont choisis parmi eux, présentent un grave enseignement et montrent la sollicitude de Dieu pour tout être animé faisant partie de la création… Le faucon, l’aigle et les mille autres oiseaux, y compris l’inoffensive mésange et le moineau chétif et effronté, qui vivent seuls et isolés, se font remarquer par leur instinct d’égoïsme et d’indépendance… Tandis que le pigeon, qui vit en bandes nombreuses, se distingue par un esprit d’obéissance et d’association qui fait sa force et assure son existence… Si Dieu ne leur avait pas donné cet instinct d’association, les pigeons, qui dévorent en passant tout ce qui peut servir à leur subsistance, en seraient réduits à se combattre entre eux pour se disputer leur nourriture, tandis que, grâce à cet instinct, ils observent dans leurs immenses bandes une certaine discipline qui donne à chaque membre une existence assurée. Comme les premiers rangs trouvent nécessairement la plus grande abondance, et que l’arrière-garde n’a plus que peu de chose à glaner, aussitôt qu’un rang se trouve le dernier, il se lève, passe par-dessus toute la troupe et prend place en avant, le rang suivant en fait autant à son tour, et, de cette manière, les derniers devenant continuellement les premiers, toute la bande participe successivement aux grains.

— Ce que vous venez de me raconter m’a vivement intéressé, Antoine, dit Pedro… En effet, ce sont bien des pigeons… je distingue à présent leur couleur d’or et d’azur qui varie à chaque instant, selon que le soleil frappe sur leur dos, leur poitrine ou la partie inférieure de leurs ailes… Ils se dirigent de notre côté…

— Probablement, répondit Antoine, ils sont attirés par cet espace de terrain recouvert de plantes aux graines oléagineuses ou grasses qui se trouve devant nous…

Dans ce cas-là, ils ne manqueront pas de s’abattre sur les arbres de ce bois et nous pourrons en tuer quelques-uns à coups de baguette de carabine… cela nous servira pour notre repas du soir… Car, à présent que nous ne sommes plus loin des Peaux-Rouges, il faudra bien nous garder de tirer des coups de carabine qui pourraient nous faire découvrir.

Pendant que Pedro et Antoine causaient ainsi, les pigeons volaient toujours dans leur direction avec une merveilleuse vélocité. Bientôt, selon les prévisions d’Antoine, ils s’abattirent sur le champ de grains et sur les arbres du bosquet. Ces pigeons étaient en si grande quantité que plusieurs branches d’arbres se cassèrent sous leur poids. Quant à Antoine, il en tua cinq ou six, ainsi qu’il se l’était promis, avec la baguette de sa carabine.

— Antoine ! Antoine ! voyez donc, s’écria tout à coup Pedro, voici les bisons qui arrivent ; la masse noire et compacte de leur troupeau couvre la plaine ; on dirait une véritable armée… Quels vilains animaux !…

— Cachons-nous avec plus de soin que jamais dans les branches, répondit Antoine ; car il est probable que ces bisons sont poursuivis par des Peaux-Rouges, et nous pourrions être découverts… C’est un triste moment que nous allons passer, Pedro… Que Dieu nous protège !…

Nos deux braves aventuriers ramenèrent vers eux toutes les branches qui se trouvèrent à leur portée, afin de s’en faire un rempart de verdure qui les mît à l’abri de tous les regards.

Les bisons avançaient toujours avec une grande rapidité ; la terre, desséchée par le soleil, et par conséquent d’une grande sonorité, retentissait, sous leurs pas, d’un bruit semblable au tonnerre, Pedro, blotti derrière les branches, ne pouvait s’empêcher de ressentir un léger effroi en considérant cette armée effrayante et hideuse ; car le bison est probablement de tous les animaux celui dont l’aspect est le plus propre à inspirer de la terreur. Plus grand et plus haut qu’un taureau, même de la plus grande espèce, le bison joint à cette taille gigantesque une épaisse crinière noire et touffue qui retombe sur ses flancs. Sa tête, d’une expression féroce et d’une grosseur prodigieuse, est armée de deux cornes recourbées et pointues. Quant à ses yeux, ils brillent de toute la férocité intelligente du tigre unie à l’indomptable brutalité du taureau.

Le troupeau de bisons qu’Antoine et Pedro regardaient venir, non sans crainte, du haut de leurs arbres, semblait en proie à une panique complète, à une frayeur sans nom. Haletants, couverts de sueur et de poussière, ils se jetaient les uns sur les autres, afin d’aller plus vite, et se frappaient, dans leur effroi, de coups de cornes redoublés.

Lorsqu’ils ne furent plus qu’à une distance d’environ mille pas de l’endroit où se trouvaient nos deux braves voyageurs, Antoine s’adressant à voix basse à Pedro, lui dit d’un air joyeux et satisfait :

— Voici la moitié du danger évitée… Les bisons n’entreront point dans le bois.

En effet, deux minutes plus tard le troupeau de bisons roulant, semblable à une avalanche, effleurait dans sa course rapide et désordonnée les arbres sur lesquels nos deux héros s’étaient réfugiés.

Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles Antoine parcourut en tous sens, d’un regard inquiet, la vaste étendue du désert.

— C’est bien ici le cas d’avouer que l’homme ne se trouve jamais satisfait, cher Pedro, dit-il ; enfin nous venons d’échapper à un grand danger, et, au lieu de m’en réjouir et d’en remercier Dieu, je me sens troublé et plein d’inquiétude.

— Il faut qu’un autre danger nous menace, bon Antoine, répondit Pedro, car j’ai appris à vous connaître par vos actions, et je sais que vous n’êtes point homme à vous alarmer sans motif…

— C’est vrai, Pedro ; je vous avouerai que j’ai une arrière-pensée en parlant ainsi. Voici le fait : les bisons, qui sont des animaux très-courageux, ne prennent jamais la fuite que devant les Peaux-Rouges, qui savent les effrayer par leurs cris et leurs sifflements. Mais, aux Indiens près, ces bisons ne craignent rien, ni le tigre, ni la panthère, ni les loups… Comment peut-il donc se faire que nous venions de voir passer ce troupeau de bisons qui semblait en proie à une grande épouvante, sans que nous ayons aperçu aucun Indien à leur poursuite ?…

— En effet, Antoine, cela est bizarre.

— Plus que bizarre, inquiétant, répondit Antoine.

Une supposition s’offre bien à mon esprit, mais ce serait-là un fait si extraordinaire que je n’ose m’y arrêter.

— Dites toujours.

— Il y a dans ces déserts, reprit Antoine, un animal aussi rare heureusement qu’il est redoutable. C’est l’ours gris[2].

En effet, Antoine, j’en ai souvent entendu parler par les Indiens, chez ma pauvre mère ; ils ne prononçaient même ce nom qu’avec terreur.

— Et ils avaient raison, continua Antoine, car l’ours gris des déserts du Mexique est le seul de tous les animaux féroces qui attaque l’homme sans y être poussé par la faim. L’ours gris joint, à la stupidité de l’ours blanc. la férocité du jaguar, le courage du tigre et la force du lion. Sa taille énorme atteint communément huit à dix pieds de hauteur. C’est le plus farouche et le plus terrible des animaux, et la nature lui a donné en excès toutes les affreuses qualités qui inspirent l’épouvante. Sa physionomie est horrible, son agilité égale sa force prodigieuse ; sa cruauté surpasse toutes les cruautés ensemble, et son indomptable courage est d’autant plus à craindre qu’il tient toujours de la fureur, et prend sa source dans une brutale conscience de sa supériorité. Aussi l’ours gris domine-t-il en maître sur les animaux du désert, et exerce-t-il sur eux son impitoyable tyrannie, Les daims et les cerfs sont attendus par lui ; de son embuscade il s’élance sur sa proie, la terrasse et la dévore : l’ours blanc lui-même le craint et fuit sa présence. Quelquefois des troupeaux de bisons surpris par un ours gris ont essayé de se défendre ; vainement ils se pressent les uns contre les autres, et présentent à l’ours un rang serré de fronts menaçants et de cornes redoutables, l’ours se précipite au milieu d’eux, les disperse, les poursuit : d’un bond il s’élance sur leur dos, les presse dans ses bras de fer, leur brise le crâne avec ses dents, et souvent en tue plusieurs par plaisir avant d’en dévorer un. Le plus grand exploit que puisse accomplir un Peau-Rouge, exploit dont la renommée, lorsqu’il a lieu, franchit les déserts et se répand jusqu’aux endroits habités, est de tuer un ours gris. Mais cet exploit n’arrive pas une fois en vingt ans. Or, ce que je crains, Pedro, c’est que ce troupeau de bisons, que nous venons de voir, ne soit poursuivi par un ours gris, et alors…

— Antoine ! Antoine ! dit vivement Pedro à voix basse en interrompant son Compagnon, regardez !…

Antoine suivit des yeux la direction que lui désignait le doigt de Pedro, et devint, malgré son courage à toute épreuve, d’une pâleur de mort.

À vingt pas devant eux, il venait d’apercevoir un monstrueux ours gris, qui les regardait de ses yeux féroces et injectés de sang.

IX

Antoine, malgré l’empire extrême qu’il savait exercer sur sa personne et sur ses émotions, pâlit horriblement, avons-nous déjà dit, à la vue de l’ours gris. Cependant, son visage n’en conserva pas moins un air d’audace tranquille et inébranlable.

— À présent, Pedro, dit-il rapidement à voix basse, il s’agit de ne point perdre la tête, et d’agir avec accord, Avant tout, je vous recommande de nouveau de ne point faire feu sans mon autorisation. Peut-être bien cet ours gris ne nous attaquera-t-il pas ; mais en tout cas, s’il nous attaque, il n’y a qu’un seul moyen de le tuer, c’est de lui tirer un coup de carabine à bout portant dans l’oreille. Quant à le viser dans le corps, ce serait parfaitement inutile : la balle s’amortirait contre sa fourrure… et le coup ne ferait que le rendre plus furieux.

— Le voici qui s’avance vers nous ! dit Pedro d’une voix émue.

En effet, le monstrueux et féroce animal marchait, les yeux toujours fixés sur Pedro et sur Antoine, vers le petit bouquet de bois. Arrivé au pied de l’arbre sur lequel était Antoine, il prit son élan et s’élança d’un bond terrible vers le chasseur. Heureusement que l’arbre était assez élevé, ce qui fit que l’ours n’atteignit pas même au quart de sa hauteur, et qu’il retomba par terre en poussant un rugissement de fureur.

— À présent, Pedro, dit Antoine, il ne nous est plus permis de conserver un doute, nous allons avoir un combat terrible à livrer. Tout à l’heure encore, j’éprouvais une lueur d’espoir, car j’espérais que le monstre n’abandonnerait pas la poursuite des bisons ; mais, à présent qu’il s’est arrêté devant nous et qu’il a déjà commencé l’attaque, il ne s’en ira plus qu’après nous avoir dévorés.. À moins toutefois que nous soyons assez heureux pour le tuer nous-mêmes… Mais je vous le répète, Pedro, on tue un ours gris tous les vingt ans… tandis que tous les jours les ours gris font des victimes…

— Et ma pauvre sœur, ma chère Mariquita ! que deviendra-t-elle si nous succombons dans cette lutte ! s’écria douloureusement Pedro.

Cette exclamation du jeune fils de madame Urraca, sublime en ce moment suprême, où, oubliant pour lui-même les épouvantables conséquences du danger qui le menaçait, il ne songeait qu’au soutien que sa mort allait enlever à sa sœur, fit venir une larme aux yeux d’Antoine.

— Pedro ! Pedro ! dit-il avec feu, ce cri, parti du fond de votre âme, ne se perdra point dans le silence et l’immensité du désert. C’est mon cœur qui l’a recueilli, et j’en jure devant Dieu, Pedro, tant qu’un souffle de vie animera mon corps, j’emploierai toute mon énergie et tout mon courage à me dévouer pour vous et à vous sauver !

— Non ! non ! Antoine, ne parlez pas ainsi, s’écria Pedro, je refuse votre dévouement… Mon Dieu ! à quoi donc me servirait de vivre si vous étiez mort ? Est-ce que je parviendrais jamais à délivrer ma pauvre Mariquita si je me trouvais réduit à mes propres ressources ?… Ne suis-je pas, à mon âge, plein d’inexpérience et de faiblesse ?… Non, Antoine, je vous le répète, je n’accepte pas votre sacrifice. Il serait même mieux que j’allasse combattre à pied l’ours, moi seul… Peut-être que le féroce animal, satisfait de ma mort, s’éloignerait sans plus songer à vous…

— Ne dites point de pareilles choses, Pedro, interrompit Antoine, vous me brisez le cœur ! Ce que nous avons de mieux à faire, c’est de bien réunir tout notre courage, et de nous en remettre entièrement entre les mains de Dieu pour notre salut… Ne venons-nous point, grâce à sa bonté infinie, d’éviter un troupeau de bisons ? Ne m’a-t-il pas fait trouver un ouaco au moment même où vous alliez succomber sous la morsure d’un serpent à sonnettes ?… Pourquoi donc Dieu, après nous avoir fait sortir victorieux de ces épreuves, nous abandonnerait-il à l’instant où nous avons le plus besoin de son appui, et lorsque notre confiance en lui est toujours aussi grande et aussi entière ?… Et puis, Pedro, ajouta Antoine après un court silence, ne vous ai-je pas dit qu’on tuait un ours gris tout les vingt ans ?…

— Oui, Antoine… seulement tous les vingt ans !

— Et pourquoi ne serait-ce pas aujourd’hui le dernier jour de la vingtième année depuis que l’on n’en a pas tué ? reprit Antoine en souriant tristement.

Du reste, je vous le répète, ajouta le brave chasseur, ce que nous avons de mieux à faire c’est de suivre le proverbe : Aide-toi, le ciel t’aidera. Commencez donc par vous tourner à gauche, tandis que moi je vais me placer à droite ; de cette façon, surveillant chacun un côté du bois, nous ne serons pas surpris brusquement par l’ennemi, et, de quelque côté qu’il nous attaque, nous le verrons du moins venir, et il ne pourra nous prendre sans combat.

Antoine et Pedro, exécutant aussitôt la manœuvre que le premier venait d’imaginer, se mirent dos à dos, chacun sur leur arbre, et commencèrent à fouiller d’un regard attentif et inquiet les buissons et les touffes d’herbes qui se trouvaient sous leurs pieds ; car l’ours gris, après son infructueuse tentative contre Antoine, avait disparu dans les taillis.

Deux ou trois minutes — de ces minutes terribles qui comptent pour dix ans dans la vie d’un homme — s’écoulèrent dans un profond silence. Antoine et Pedro gardaient une telle immobilité, par suite de l’extrême attention qu’ils mettaient à leur examen, qu’à les voir de loin ont les eût pris pour ces mannequins de fantaisie qu’on place sur les arbres fruitiers, afin d’effaroucher les oiseaux voleurs. Dieu sait cependant que leurs cœurs battaient bien fort !

— Eh bien, Pedro ! ne voyez-vous rien ? dit enfin Antoine, de cette même voix basse et sourde qu’il employait toujours de peur de surprise.

— Rien, répondit Pedro, le monstre n’est point de mon côté.

— C’est extraordinaire, Pedro, car je puis en dire autant du mien ; il n’y a pas une feuille qui ait échappé à mon examen et à mon regard, et je n’ai rien, rien aperçu.

Un animal d’une si prodigieuse grandeur ne se cache pourtant pas sous une tige d’arbrisseau… Peut-être que moins habitué à la chasse que je ne le suis moi-même, n’avez-vous pas découvert l’ours gris, qui ne peut positivement se trouver que dans la direction que vous êtes chargé de surveiller. Laissez-moi voir !…

Antoine, en parlant ainsi, se retourna du côté de Pedro, puis poussa tout à coup un cri terrible qui retentit d’échos en échos jusqu’au fond du désert. L’ours gris que l’un cherchait à droite et l’autre à gauche, chacun s’étonnant de ne pas l’apercevoir, avait rampé jusque sous leurs pieds, et, au moment où Antoine se retournait, il était déjà parvenu à plus de la moitié de la hauteur de l’arbre sur lequel se tenait Pedro, et qu’il escaladait avec la légèreté d’un chat. Pedro, en entendant le cri poussé par Antoine, arma vivement sa carabine, puis baissant les yeux à son tour, il vit l’ours qui n’était plus qu’à quelques pas de lui. Le féroce animal, tout en grimpant avec ardeur, ouvrait son énorme gueule, et passait, en signe de désir et de joie, sa grosse langue sur son museau, car il voyait bien que sa proie ne pouvait plus lui échapper, et l’idée du bon repas qu’il allait trouver au haut de l’arbre, dans la personne de Pedro, réveillait tous ses instincts sanguinaires. Pedro, nous avons déjà eu maintes occasions de le remarquer, était, pour un jeune homme, on pourrait même dire pour un enfant, d’une bravoure bien plus qu’ordinaire ; cependant, en sentant presque arriver jusqu’à son visage le souffle enflammé du monstre, un éclair lui passa devant les yeux, et il crut qu’il allait se trouver mal ; son cœur battit à se rompre ; ses bras se détendirent et sa carabine s’échappant de sa main, tomba du haut de l’arbre par terre. Au moment même où l’ours étendait sa monstrueuse patte pour saisir Pedro par la jambe, un coup de carabine retentit et le tronc de l’arbre se teignit de sang. Ce coup de carabine, tiré avec un sang-froid extraordinaire par Antoine, avait atteint l’ours dans le ventre, endroit où, sa fourrure et sa peau étant bien moins épaisses, une balle pouvait pénétrer. Dire la stupéfaction et la rage du monstre, en se sentant blessé, serait chose impossible : le hurlement de douleur et de rage qu’il poussa, eût suffi pour mettre tous les sauvages Peaux-Rouges du désert en fuite. Connaissant très-bien sa propre force, et comprenant par instinct, malgré son peu d’intelligence, que, pour oser l’attaquer, il fallait qu’un ennemi fût redoutable, l’ours resta un moment indécis, regardant couler son sang, pour ainsi dire avec stupeur.

Du reste, cette indécision dura peu ; relevant bientôt sa tête hideuse, rendue plus hideuse encore par la rage et par la souffrance qu’il éprouvait, l’ours ne tarda pas à apercevoir Antoine, et, poussant un nouveau rugissement plus épouvantable que le premier, il voulut d’abord s’élancer sur lui. Heureusement pour le brave chasseur que son arbre était assez écarté de celui où s’était réfugié Pedro, l’ours se trouva impuissant à franchir cet espace dans le vide, Vaincu par cet obstacle, le féroce animal sembla vouloir revenir à son premier projet, et regarda pour la seconde fois Pedro d’un air de convoitise. Lu jeunesse du pauvre fils de madame Urraca décida enfin l’ours ; c’était là, en effet, un repas friand et qu’il ne rencontrait pas tous les jours, une occasion à ne point dédaigner. Il allongea donc sa formidable patte pour saisir Pedro, lorsque Antoine, dans un moment de désespoir suprême, lui lança sa carabine à la tête… L’arme vint justement frapper l’animal en plein museau, c’est-à-dire au seul endroit à peu près qu’il eût de sensible. Cette dernière provocation d’Antoine changea du tout au tout les intentions du monstre ainsi que la position de Pedro. De tous les animaux féroces, l’ours est sans contredit le plus rancunier et le plus susceptible de caractère. Il pousse même la susceptibilité à un tel point que cela a donné lieu à l’histoire suivante. Un ours furieux ravageait un canton de la Suisse : plusieurs chasseurs qui avaient voulu le combattre, avaient été dévorés par lui, lorsqu’un jour un pauvre laboureur, revenant de ses travaux, se trouva nez à nez avec le monstre. La frayeur du brave homme fut tellement grande, qu’il perdit tout-à-coup la tête, et ne trouva rien de mieux, dans le moment, que de faire un profond salut. L’ours extrêmement satisfait et flatté de cette politesse, fit entendre un grognement de joie, et s’en fut aussitôt sans songer à faire le moindre mal à l’honnête laboureur. Cette histoire, dont je puis garantir la vérité, prouve cependant qu’il est généralement reconnu que l’ours est susceptible. On comprendra donc facilement de quelle rage fut saisi le monstre lorsque la lourde carabine d’Antoine vint frapper violemment son museau, Son premier mouvement fut de regarder son audacieux provocateur d’un air terrible ; mais ses yeux brillants rencontrèrent ceux d’Antoine fixés sur lui avec non moins d’audace et de résolution ; sa seconde action fut de se laisser glisser le long de l’arbre jusqu’à terre, manœuvre qu’Antoine imita aussitôt avec une telle légèreté, que son pied toucha le sol avant que l’ours gris n’y fût parvenu. Ce fut alors un moment terrible et solennel, un spectacle étrange et saisissant, à faire pâlir les plus braves ! Le monstre farouche, comprenant par instinct qu’il avait devant lui un adversaire digne de sa colère, s’arrêta un instant immobile à le considérer. Un moment même le gigantesque animal trembla presque devant le regard impérieux d’Antoine, et sembla, effrayé par l’intelligence énergique qu’il reflétait, disposé à prendre la fuite. Ce triomphe de l’intelligence sur la force brutale n’est, du reste, pas sans exemple. L’on cite de nombreux cas d’animaux féroces qui, domptés par le regard d’un homme, se sont livrés à lui sans résistance, sans combat, et lui ont obéi, depuis ce moment, avec une fidélité aussi complète et aussi craintive que celle d’un chien. Martin et Carter, les fameux dompteurs d’animaux féroces, ont renouvelé ce prodige maintes et maintes fois pendant leur dangereuse carrière. Si Antoine eût eu affaire à un tigre ou à un lion, peut-être bien que sa froide intrépidité l’eût sauvé ; mais il avait, hélas ! devant lui un ours gris, le seul animal que l’on n’ait jamais pu dompter, et son triomphe dura peu. L’ours revenu bientôt de sa surprise, se leva sur ses jambes de derrière et se précipita sur Antoine, qui, toujours immobile comme un roc, l’attendait son large et fort coutelas de chasse à la main. Antoine, lorsque l’ours ne fut plus qu’à un pas, au lieu de songer à prendre la fuite, se jeta d’un bond sur le monstre, lui enfonça son coutelas tout entier dans le ventre ; puis se serrant le plus possible contre lui, afin que l’ours ne pût ni le mordre ni le déchirer avec ses griffes, il essaya de le faire tomber par terre. Quoique le sang qu’il perdait en abondance l’affaiblit beaucoup, l’ours était cependant d’une force tellement merveilleuse, que bientôt Antoine, serré dans ses bras de fer, commença à étouffer. Le sang lui monta au visage, un brouillard s’étendit sur sa vue, et il lui parut que ses os craquaient sous la formidable étreinte du monstre. Pendant quelques secondes Antoine lutta encore pour l’acquit de sa conscience ; mais sentant enfin que ses forces étaient épuisées et qu’il fallait mourir, il réunit, par un sublime et dernier effort, le souffle qui allait lui manquer, puis s’écria, en fermant les yeux et en laissant retomber ses bras : « Pedro ! Pedro ! sauvez-vous ! sauvez-vous !… » Cette lutte et cette scène s’étaient passées ainsi, du reste, que se passent les choses violentes, en dix fois moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour les raconter. Pedro, revenu de la défaillance que lui avait fait éprouver l’apparition inattendue de l’ours à quelques pieds de lui, était à son tour descendu de son arbre pour venir au secours d’Antoine qui se dévouait aussi généreusement pour le sauver. Au moment même où la voix de celui-ci poussait ce dernier cri d’abnégation sublime : « Pedro ! Pedro ! sauvez-vous ! sauvez-vous !… » Pedro venait justement, après avoir ramassé sa carabine, qu’on doit se rappeler qu’il avait laissé tomber dans son effroi, d’en introduire le canon dans l’oreille de l’ours et de faire feu. Pendant quelques secondes le monstre resta encore debout et serrait toujours Antoine dans ses bras, peu à peu un tressaillement convulsif agita ses muscles puissants, puis il tomba enfin lourdement à terre en entraînant Antoine avec lui.

X

Pedro, sans même réfléchir que l’ours pourrait bien n’être pas mort, se précipita vers Antoine, qu’il retira tout sanglant de la terrible étreinte du monstre, Du reste, hâtons-nous de dire que l’ours gris était parfaitement mort : la balle de Pedro lui avait fracassé le crâne.

— Antoine, mon bon Antoine, êtes-vous encore vivant ! s’écria Pedro avec désespoir, en soutenant dans ses bras le corps inerte de son ami.

Un moment, le fils de madame Urraca crut que tout était fini, et qu’Antoine n’était plus qu’un cadavre, Cependant, après un examen plus attentif, il s’aperçut que le visage pâle d’Antoine se teignait de légères couleurs.

— Oh ! merci, mon Dieu ! s’écria-t-il avec un mouvement de joie. Voici la plus grande grâce que vous m’ayez jamais accordée. Antoine n’est point mort !

En effet, Antoine ouvrit bientôt les yeux ; puis, d’une voix encore faible et éteinte :

— Où suis-je ? demanda-t-il en regardant autour de lui d’un air effaré.

— Avec moi, Pedro, votre ami, lui répondit l’excellent enfant en le serrant dans ses bras.

Antoine passa lentement sa main sur son front, comme cherchant à se rappeler un souvenir confus ; car la commotion terrible que lui avait fait éprouver son combat avec l’ours l’avait brisé.

— Et l’ours gris ? demanda-t-il, lorsque l’image de la lutte qu’il venait de soutenir se présenta enfin à son esprit.

— Le voici, là, mort, et bien mort, répondit Pedro. Antoine retourna la tête, puis contempla un instant avec attention le formidable ennemi qu’il venait de combattre. Cette vue le rappela tout à fait à la raison, car il se jeta aussitôt au cou de Pedro, et le pressa avec effusion contre son cœur.

— Oh ! je me rappelle tout à présent, s’écria-t-il… C’est à vous, Pedro, que je dois la vie !

— Oui, je vous conseille de me remercier, dit Pedro attendri ; il y a de quoi ! N’est-ce pas à cause de moi et pour me sauver, que vous avez osé affronter ce monstre affreux ? Quant à moi, Antoine, je ne l’oublierai jamais, et je vous en garderai une éternelle reconnaissance… Mais, dites-moi, reprit Pedro, n’êtes-vous point blessé ? Vous êtes tout couvert de sang.

— Ce sang est celui de l’ours, et non le mien, dit Antoine ; il provient d’une blessure au ventre que je lui ai faite avec mon coutelas.. Du reste, pour vous rassurer tout à fait, ajouta-t-il, regardez vous-même !

Antoine, en parlant ainsi, ouvrit sa veste et sa chemise.

— Oh ciel ! je ne m’étais point trompé ! s’écria Pedro avec effroi. Vous êtes blessé, et même affreusement blessé. Mon Dieu ! que faire ? que devenir ?

Antoine, à cette nouvelle, ne se montra que fort médiocrement ému.

— Bah ! dit-il, si cette blessure était mortelle, je le sentirais bien. Soyez assez bon, Pedro, pour me passer d’abord ma gourde d’eau et mon flacon d’eau-de-vie que j’ai laissés tomber par terre. Ensuite nous verrons.

Antoine, après avoir bu avec bonheur, se trouvant tout à fait rétabli, consentit enfin à examiner sa blessure, Elle partait du haut de sa poitrine et descendait jusqu’à l’estomac.

— Tiens, dit-il tranquillement, c’est l’ours en tombant qui m’aura donné un furieux coup de griffe.

— Mais, Antoine, s’écria Pedro tout effrayé, cette blessure est affreuse !…

— Au contraire… c’est la moindre des choses. Aucun organe n’est attaqué, il n’y a que la chair de déchirée.

Un bon bandage, en arrêtant le sang et en empêchant l’hémorragie, me tirera d’affaire…

— C’est possible ; mais où trouverez-vous ici un bandage, Antoine ? demanda Pedro.

— Au pied du premier arbre venu, j’en ai vu par milliers, depuis que nous sommes dans ce bois.

En entendant ainsi parler Antoine, le brave enfant crut que la fièvre le faisait déraisonner.

— Trouver des bandages par milliers, au pied des arbres, répéta-t-il à demi-voix, tout en considérant son compagnon avec crainte ; la raison n’y est plus et le transport s’est emparé de lui.

Antoine sourit d’une façon qui prouvait qu’il devinait les pensées de Pedro. Puis, se levant aussitôt sans faire de réponse, il se mit à parcourir le bosquet, se baissant de temps en temps pour ramasser certains objets que le fils de madame Urraca ne distinguait pas, et que lui, Antoine, renfermait avec soin dans son mouchoir. Après avoir exécuté, pendant une minute ou deux, cette manœuvre, le chasseur revint, toujours souriant, vers son jeune compagnon :

— Eh bien ! lui demanda celui-ci, avez-vous trouvé votre bandage ?

— Oui ! répondit-il, j’ai tout ce qu’il me faut.

Antoine entr’ouvrit alors son mouchoir avec précaution, et Pedro y ayant jeté un coup d’œil curieux, vit qu’il était plein de longues fourmis rouges.

— Que veut dire cela, Antoine ? s’écria-t-il avec étonnement.

— Cela veut dire, Pedro, que vous aviez tort de me croire tout à l’heure en délire. Du reste, vous n’avez qu’à me regarder faire et vous en saurez bientôt tout autant que moi.

Antoine imbiba son mouchoir d’eau, puis, ayant étanché avec soin le sang qui coulait de sa plaie, il en rapprocha fortement les deux lèvres ; prenant alors entre ses doigts une de ces longues fourmis rouges qu’il avait rapportées de son excursion, il l’appliqua à l’extrémité supérieure de sa blessure. Lorsque les deux antennes ou tenailles dont la tête de ces fourmis est garnie, se furent enfoncées de côté et d’autre, Antoine sépara avec les deux ongles le corselet de l’insecte à l’endroit où il se joint à la partie postérieure du corps. La fourmi, en expirant, enfonça plus profondément encore ses tenailles, qui restèrent ainsi fixées sur l’une et sur l’autre lèvre de la blessure. Trente fois de suite, Antoine recommença la même opération avec trente fourmis différentes ; bientôt sa blessure renfermée, ou, pour mieux dire, cousue par ces trente petites tenailles, ne laissa plus tomber une goutte de sang.

— Eh bien ! que pensez-vous à présent de mon bandage ? demanda-t-il à Pedro.

— Ma foi, mon cher Antoine, vous me voyez encore tout ébahi !… Je n’aurais jamais imaginé une pareille chose !

— Je le crois. Que voulez-vous ? rien ne développe l’invention chez l’homme comme la nécessité… Le remède que vous venez de me voir employer est en vigueur depuis des siècles parmi les Peaux-Rouges, et c’est à eux qu’en revient tout le mérite. Mais à présent que me voilà fort et dispos, tout comme si un ours gris ne m’avait pas embrassé un peu trop rudement, causons un peu de nos affaires. Je vais d’abord accommoder les pigeons que j’ai tués tantôt avec la baguette de ma carabine ; puis ensuite nous déjeunerons.

— Comment, déjeuner ? Mais cela va nous faire perdre encore du temps… Ne vaudrait-il pas mieux nous remettre tout de suite en marche ? dit Pedro.

— Mon cher enfant, j’aime votre impatience… mais je ne m’y associe pas… Il est probable que ce repas est le dernier que nous prendrons d’ici à notre rencontre avec les Peaux-Rouges ; car à présent nous ne pourrons plus faire de feu, sous peine de trahir notre présence… et nous avons besoin de conserver toutes nos forces. Déjeunons donc, croyez-moi !

Après un repas d’à peu près une heure, les deux braves piétons ayant déjeuné se remirent en route.

À mesure que la journée s’écoulait, le paysage prenait un aspect différent.

— Voyez tous ces beaux bosquets verts, disséminés çà et là, dit Antoine à Pedro, cela vous prouve que nous devons approcher d’une rivière… Or, vous le savez, Pedro, les Peaux-Rouges ne campent qu’au bord de l’eau. Que Dieu bénisse pour nous la fin de cette journée, car il est probable que nous nous trouverons avant la nuit en présence des ravisseurs de Mariquita.

Pedro, les yeux brillants, et serrant avec force dans sa main le bois de sa carabine, se mit, pour toute réponse, à hâter le pas.

Vers les quatre heures de l’après-midi, Antoine arrêta par le bras Pedro, qui marchait de plus en plus vite.

— Voyez, lui dit-il, en lui montrant l’horizon.

Pedro regarda l’endroit que lui indiquait son compagnon, et il vit plusieurs filets de fumée s’élever dans l’air.

— Ce sont des Peaux-Rouges, dit Antoine.

— Enfin, ce n’est pas malheureux ! s’écria Pedro avec bonheur.

En effet, une demi-heure s’écoula à peine, que les deux braves aventuriers se trouvaient à cinq cents pas au plus des huttes construites par les Peaux-Rouges, Inutile de dire que, pendant cette dernière demi-heure, Antoine et Pedro avaient redoublé de précaution pour dissimuler leur marche.

Cachés derrière un bouquet d’arbres, ils virent les sauvages occupés les uns à tirer à l’arc, les autres à figurer, en danses, des images de guerre.

— Et ma sœur ! Et ma sœur !… dit Pedro à voix basse tout en mettant sa main sur son cœur pour en comprimer les battements désordonnés, je ne l’aperçois pas !

— Silence, au nom de votre sœur elle-même, Pedro, lui murmura Antoine à l’oreille ; la mort est à cent pas de nous, et la moindre imprudence peut nous tuer tout aussi bien que nous tuerait une balle de carabine ou un coup de poignard.

XI

Nos deux téméraires voyageurs restèrent encore une heure ou deux, c’est-à-dire jusqu’à la fin du jour, blottis dans leur cachette. Ce ne fut que lorsque la nuit les enveloppa de ses ombres qu’ils s’éloignèrent des huttes des Peaux-Rouges, non sans user toutefois des mêmes précautions à leur départ qu’à leur arrivée.

— Eh bien ! Pedro, dit Antoine lorsqu’ils se trouvèrent à un quart de lieue à peu près du campement des sauvages, voici enfin le moment fatal et décisif venu ! Vous comprenez, mon cher ami, que nous ne pouvons rester plus longtemps à rôder ainsi autour de nos ennemis sans compromettre le succès de notre entreprise. Il faut absolument que nous convenions, dès cette nuit, de notre plan d’attaque et que nous nous arrêtions à un parti définitif.

— Vous avez raison, répondit Pedro, il faut en finir sans plus tarder. Quant au meilleur plan à suivre, je m’en rapporte complètement à votre expérience, et vous promets de m’y conformer avec une obéissance passive.

— Il faudrait avant tout savoir, Pedro, dans quelle hutte se trouve votre pauvre sœur ?

— Pourvu toutefois qu’elle vive encore ! s’écria Pedro en retenant ses larmes : ne trouvez-vous pas étrange, Antoine, que pendant deux heures que nous sommes restés en embuscade nous n’ayons point aperçu Mariquita ?

— Nullement, Pedro. Elle aura préféré rester dans sa hutte, au lieu de se mêler aux jeux des Peaux-Rouges ; cela me semble au contraire très-naturel.

— Oh ! je sais bien que vous ne pensez pas ce que vous dites, et que vous n’osez dire ce que vous pensez, répondit Pedro ; mais je suis persuadé qu’en vous-même vous partagez mes craintes.

— Pas le moins du monde, Pedro, dit Antoine avec une certaine hésitation ; mais revenons à notre plan d’attaque, Voici, je crois, celui qui nous offre le plus de chances de succès. Nous allons, pendant la nuit, nous rapprocher des Indiens, de manière à ce que nous soyons demain matin, dès le lever du soleil, les témoins invisibles de toutes leurs actions et que pas un seul de leurs gestes ne puisse nous échapper. Il est extrêmement probable que nous verrons enfin Mariquita ; si votre pauvre sœur cependant restait toujours invisible, nous entrerions hardiment dans le campement des Peaux-Rouges, vers les midi, et nous la chercherions dans toutes les huttes.

— Mais, dit Pedro en interrompant Antoine, en entrant dans les huttes des Peaux-Rouges, nous nous ferons massacrer à coup sûr.

— Oh ! quant à cela, ne craignez rien, Pedro. À midi les sauvages seront tous partis pour la chasse, et nous ne trouverons dans leurs huttes que les femmes, des vieillards et des enfants… Je réponds de mon projet… Une fois que nous aurons découvert Mariquita, nous n’attendrons pas, vous le comprenez, pour prendre la fuite, que les Indiens soient à notre poursuite…

— Pardon, Antoine, dit Pedro en interrompant de nouveau son compagnon, voici une chose à laquelle je n’avais pas réfléchi, et qui est terrible… c’est que quand bien même nous aurions le bonheur de retrouver et d’emmener notre chère Mariquita, les Peaux-Rouges, qui sont montés sur d’excellents chevaux, tandis que nous sommes à pied, ne tarderaient pas à nous atteindre.

— Croyez-vous donc, Pedro, répondit Antoine, que depuis que nous sommes en route je n’aie point réfléchi à nos chances de succès et pesé également les hasards que nous avons à craindre… Or, l’inconvénient dont vous venez de vous apercevoir à présent ne m’avait pas non plus échappé… mais voici de quelle façon je comptais, et je compte, du reste, encore l’éviter : les vents qui règnent dans le désert ne changent, pour ainsi dire, qu’à des époques fixes et prévues. Je savais d’avance que, lorsque nous arriverions au campement des Peaux-Rouges, le vent soufflerait de leur côté… À présent mon projet est, dès que nous nous serons emparés de Mariquita, de mettre le feu aux hautes herbes de la prairie qui, desséchées par un soleil brûlant, s’embraseront comme de la poudre… L’incendie qui en résultera, et dont nous n’aurons rien à redouter, portera seulement sur les Peaux-Rouges qui se trouvent sous le vent… Or, pendant que ces derniers anticiperont d’un peu leur entrée en enfer, en brûlant sur la terre, nous nous retirerons fort tranquillement et sans être nullement inquiétés… Voilà, Pedro, quel est encore mon plan, dites-moi, à présent, si vous partagez mon avis ?…

— Comment pourrait-on émettre une opinion contraire à la vôtre, Antoine ? tous vos bons projets et toutes vos actions ne sont-ils pas marqués au coin de la sagesse… J’approuve, certes, votre plan de tout mon cœur… Mais, à votre tour, Antoine, permettez-moi de vous soumettre une idée, ou, pour mieux dire, un désir qui s’est emparé de mon esprit, et que je ne puis surmonter.

— Parlez, Pedro, dit Antoine, je vous écoute avec la plus grande attention.

— Eh bien ! continua Pedro, ce désir fort naturel, vous ne pourrez le nier, est de ne pas attendre à demain pour essayer de revoir ma chère sœur, et de me mettre dès ce soir à sa recherche.

— Comment cela ?

— Ma foi, je l’ignore. Vous m’avez souvent répété, Antoine, que Dieu protège toujours ceux dont les intentions sont pures et honnêtes… Dieu m’inspirera.

— La confiance en Dieu est une belle et bonne chose ; mais il ne faut pas toutefois qu’elle s’unisse à l’imprudence et à la légèreté. Dieu nous a donné l’appréciation du bien et du mal. Ainsi donc nous ne devons invoquer son appui que lorsque la conscience nous dit que nous avons fait tout ce qui dépendait de nous pour réussit.

— Tout cela est vrai, Antoine, j’en conviens : mais que voulez-vous ? Je ne puis, me sachant près de ma chère Mariquita, rester tranquillement à attendre demain. Mon impatience est telle que cette nuit me semble éternelle et ne jamais devoir finir.

— L’impatience est, après l’envie, le plus grand ennemi que l’homme ait à combattre, dit Antoine… Qu’est-ce qui fait que l’harmonie de la nature est une chose tellement belle et sublime, qu’elle force l’orgueilleux incrédule à s’avouer à lui-même l’existence de Dieu ? C’est que le désordre et l’impatience étant exclus de la création lui laissent un cachet immuable et divin au-dessus de la puissance humaine.

— C’est vrai, c’est vrai, Antoine ; vous avez raison, toujours raison, répondit Pedro d’une voix agitée. Je sais que je suis dans mon tort en vous parlant ainsi que je le fais. Mais, je vous le répète, ajouta-t-il avec l’accent d’une résolution ferme et inébranlable, rien ne me détournera de mon projet. Je veux, dès ce soir même, me mettre à la recherche de ma sœur.

— Faites ainsi qu’il vous plaira, mon cher Pedro, dit Antoine. Pourquoi vous adresserais-je des remontrances inutiles et qui ne pourraient que vous chagriner, puisque votre parti est pris ?

— Oh ! vous êtes aussi bon que vous êtes sage et prudent, mon excellent Antoine ! s’écria Pedro attendri. Je vous demande encore de nouveau pardon de ma désobéissance… mais, le temps s’écoule… Adieu !

— Un moment ! s’écria Antoine en retenant Pedro jar le bras, puisque vous êtes bien décidé à commettre votre imprudence, il est superflu de revenir sur ce sujet ; mais au moins dois-je tâcher d’ôter à cette imprudence une partie du danger qu’elle présente dans son accomplissement… Remarquez bien le ciel, Pedro, continua Antoine en élevant la main ; au-dessus de ma tête brille la constellation du Chariot, ne perdez pas de vue ce point lumineux dans l’espace afin qu’il vous serve, si vous êtes poursuivi, à venir chercher un abri près de moi. À présent, à revoir !…

Les deux amis se serrèrent la main sans prononcer un seul mot ; puis Pedro, ayant examiné sa carabine, et changé l’amorce du bassinet, disparut bientôt dans la direction du campement des sauvages.

Nous demandons à présent la permission au lecteur d’abandonner pour un instant Antoine, ce qui ne nous était guère encore arrivé depuis le commencement de cette histoire, afin de suivre Pedro dans la périlleuse exploration qu’il vient d’entreprendre. Après avoir marché pendant dix minutes à peu près, avec une précaution extrême, il aperçut, à une très-petite distance devant lui, les feux que les Peaux-Rouges avaient allumés pour éloigner les bêtes féroces. Cette vue inspira une prudence plus grande encore à Pedro, qui, sa carabine armée et le doigt placé sur la détente, prêt à faire feu, se mit à ramper, pour ainsi dire, dans les herbes, ainsi qu’un serpent. Grâce à cette précaution, et excité par le violent désir qu’il éprouvait de revoir sa sœur chérie, il finit par arriver à quelques pas seulement des huttes des Peaux-Rouges. En ce moment, un bruit bizarre et extraordinaire vint frapper ses oreilles ; s’élevant doucement sur ses genoux et toujours caché dans les herbes, il allongea le cou pour mieux entendre. C’étaient des cris sauvages, entremêlés de gémissements, de rires et de chansons… Puis, par instant, cris, gémissements, rires et chansons se taisaient, pour faire place à une espèce de bruit sourd que l’on eût pu prendre pour le bruit produit par une ronde infernale donnée par des sorcières au milieu de la nuit. Quoique Pedro fût incontestablement brave, et même plus que brave, pour un enfant de son âge, et qu’il ne se troublât pas devant un danger réel, mais du moins visible et connu, il éprouva, en entendant ce bruit étrange et inexplicable, un vif mouvement de frayeur. Longtemps il prêta une oreille attentive, tout en cherchant dans son esprit quelles pouvaient être les causes de ce mystère. Mille pensées plus extravagantes les unes que les autres lui passèrent par le cerveau.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-il tout à coup à demi-voix, en répondant à une de ses pensées, quel affreux soupçon se présente à moi ?… ces cris, ces sanglots, ces chansons et cette danse, j’y réfléchis à présent, font partie des coutumes des Peaux-Rouges lorsqu’ils célèbrent la mort d’un enfant… je ne sais quel funeste pressentiment m’agite… quelle clarté vient de luire à mes yeux… Mariquita, ma pauvre sœur, est morte !… Morte !… oh ! j’en suis certain !…

Pedro, en proie à un violent désespoir, se leva aussitôt, bien déterminé à ne pas rester plus longtemps dans cette épouvantable incertitude et décidé, s’il le fallait, pour en sortir, à pénétrer parmi les Peaux-Rouges. À peine avait-il fait cependant quelques pas qu’il s’arrêta subitement, puis se laissa glisser doucement et sans faire de bruit par terre ; il venait d’apercevoir, presque à la portée de son bras, deux Peaux-Rouges debout devant lui et qui causaient entre eux :

— Ta chasse a-t-elle été heureuse, frère ? disait l’un d’eux.

— Elle l’a été, et j’aurais tué bien plus de gibier encore si j’eusse pu rester jusqu’à demain, répondit l’autre ; mais j’ai dû revenir à nos tentes pour assister aux funérailles de la jeune fille que vient de perdre notre tribu… Quel malheur que cette mort !… Cette enfant promettait de devenir si belle !… elle eût fait la digne femme d’un chef. Yaki, je crois, l’aimait.

Pedro, qui comprenait parfaitement la langue indienne, entendit les paroles prononcées par les Peaux-Rouges. Ces paroles étaient tellement claires, précises, certaines, qu’elles ne lui laissèrent pas le moindre doute sur le sort de sa pauvre et bien-aimée Mariquita. Le choc que lui causa cette fatale nouvelle fut si violent qu’il poussa un cri étouffé de douleur et tomba évanoui.

Le bruit causé par la chute de Pedro, quoiqu’il fût tombé sur du gazon et que ce bruit eût été à peine sensible, éveilla cependant l’attention de l’un des deux Peaux-Rouges.

— Ne viens-tu pas d’entendre quelque chose ? demanda-t-il à son compagnon.

— Non, répondit celui-ci.

— Cela est étrange ! Je suis certain cependant d’avoir entendu les herbes remuer.

— C’est quelque serpent en chasse… ou un oiseau de nuit.

— Au fait, ce ne peut être autre chose, dit l’Indien. Allons-nous-en, frère, voir la jeune fille morte et lui faire nos derniers adieux.

Les deux Peaux-Rouges s’éloignèrent aussitôt. Toutefois, celui des deux qui avait remarqué le bruit produit par la chute de Pedro, se retourna à plusieurs reprises, d’un air soupçonneux, avant de se remettre en route.

Pendant la première heure qui suivit le départ de Pedro, Antoine ne ressentit qu’une légère inquiétude. Il s’attendait à voir revenir à chaque moment son jeune ami. L’heure passée et Pedro n’apparaissant pas, Antoine commença à éprouver un certain serrement de cœur que nous pourrions à la rigueur qualifier de crainte. Le temps s’écoulant toujours sans amener aucun changement, le brave chasseur finit par s’avouer qu’il était extrêmement inquiet et se mit à se faire des reproches à lui-même, afin de se soulager un peu de sa mauvaise humeur. Tout cela est de ma faute, se disait-il avec dépit ; je n’aurais point dû consentir à son départ, ou du moins j’eusse dû l’accompagner… J’y avais bien pensé d’abord ; mais ce qui m’a retenu, c’est que j’ai craint que, si cette imprudence nous faisait découvrir, nous ne tombions tous les deux entre les mains des Peaux-Rouges, et que cette pauvre Mariquita ne restât sans appui… Enfin, peut-être va-t-il revenir ?

Une nouvelle heure s’écoula encore sans que Pedro donnât signe de vie. Cette fois, Antoine, n’y pouvant plus tenir, se leva, et prenant sa carabine :

— Ma foi, à la grâce de Dieu, murmura-t-il ; mais cette incertitude est plus forte que ma raison, et je ne puis la supporter plus longtemps.

Antoine se dirigea aussitôt du côté où il avait vu disparaître Pedro, et, quoique la nuit fût assez obscure, il ne tarda pas, grâce à son extrême sagacité, à découvrir ses traces. N’avançant que fort doucement, mais du moins sans dévier de la route que Pedro avait suivie, Antoine tâtait la terre avec ses mains, et, reconnaissant les endroits où les herbes avaient été foulées, trouvait ainsi son chemin. Après plus d’une heure de recherches, Antoine heurta du pied un corps gisant par terre… C’était le corps de Pedro évanoui.

— Oh ! mon Dieu, pensa Antoine dont le cœur battit à se briser, le pauvre enfant est mort.

S’agenouillant aussitôt près de lui, il souleva sa tête, et, l’appuyant sur un de ses bras, il se mit à lui frotter les tempes avec de l’eau-de-vie.

— Ce n’était qu’un évanouissement, s’écria-t-il bientôt le cœur rempli de joie ; le voici qui vient de pousser un soupir.

En effet, Pedro ne tarda pas à reprendre connaissance.

XII

La commotion qu’avait éprouvée Pedro, en apprenant la mort de sa sœur, avait été tellement violente que le pauvre enfant, en revenant à lui, resta pendant quelques minutes sans pouvoir prononcer une parole. Bien que ses yeux fussent ouverts et qu’il eût la conscience de son existence, il sentait néanmoins un grand vide dans son cerveau et une grande confusion dans ses idées. Peu à peu, cependant, la fraîcheur de la nuit unie à quelques gouttes d’eau-de-vie que lui fit prendre Antoine, le rétablirent tout à fait. Il regarda alors autour de lui d’un air effaré et hagard ; puis, reconnaissant enfin Antoine dont la vue le rappela tout à fait à la réalité, il poussa un cri déchirant et tomba dans les bras du brave chasseur en versant un torrent de larmes.

— Elle est morte !… morte !… Antoine !… s’écria-t-il d’une voix éclatante. Elle est morte, ma bien-aimée Mariquita !

— Plus bas, au nom du ciel ! dit Antoine en lui pressant fortement le bras. Plus bas donc, Pedro, ou vous allez nous trahir… Peut-être même est-il déjà trop tard, et vos cris ont-ils été entendus par les Peaux-Rouges !…

— Et que m’importe à présent la vie ? répondit Pedro, ma sœur est morte. Et je veux mourir pour aller la rejoindre au ciel… Je ne désire autre chose que d’être pris par les Peaux-Rouges… du moins ils me tueront.

— Et votre mère ? dit Antoine d’un ton de reproche, et moi-même, Pedro, qui me suis exposé pour vous ? Ne comptez-vous donc pour rien la peine que vous pourriez lui causer et le mal qui pourrait m’arriver ?

— Oh ! pardon, Antoine, dit Pedro rappelé à lui par ces simples paroles, vous qui êtes si indulgent, excusez-moi, je vous en prie… La douleur m’égare, et je ne sais ce que je dis.

— Vous n’ignorez point, mon cher ami, répondit Antoine, que j’ai pour principe de ne jamais perdre mon sang-froid, et de commander, autant toutefois que cela est en mon pouvoir, à mes propres sensations, C’est là le meilleur moyen que Dieu ait donné à l’homme, non-seulement pour se retirer du danger, mais bien encore pour l’éviter. Domptez donc votre douleur, rappelez à vous toute votre énergie ; puis, lorsque vous serez plus maître de vous-même, nous examinerons plus froidement notre position. Peut-être bien la trouverons-nous moins triste que vous ne le supposez.

— Mais, puisque je vous dis qu’elle est morte ! répondit Pedro avec plus de modération et tout en essayant de retenir ses larmes.

— Vous me le dites, c’est vrai ! mais en voyant le peu d’empire que vous exercez sur vous-même, ainsi que la vivacité, pour ne pas dire l’exagération de votre douleur… je ne suis point disposé à vous croire…

— Comment cela, Antoine ? Supposez-vous donc que j’oserais mentir sur un pareil sujet ?

— Non… Dieu m’en garde !… Mais une vivacité irréfléchie conduit ordinairement à l’erreur, et j’aime à croire que vous vous êtes trompé, et que la nouvelle que vous m’annoncez n’est point vraie. Du reste, racontez-moi d’abord tout ce qui vous est arrivé depuis que vous m’avez quitté.

Pedro obéit immédiatement au désir que venait d’exprimer Antoine, et lui rapporta la conversation des deux Peaux-Rouges qu’il avait entendue, et à la suite de laquelle il était tombé évanoui.

— Eh bien ! mon cher ami, j’avais raison, dit Antoine après avoir écouté avec une extrême attention le récit de son jeune compagnon. Rien de tout cela ne prouve que votre sœur soit morte, et votre évanouissement a été superflu.

— Comment, vous espérez encore ? s’écria Pedro qui, reconnaissant la sagesse d’Antoine, sentit l’espoir lui revenir au cœur.

— Je fais plus qu’espérer, je n’éprouve aucune crainte. Comprenez-donc, Pedro, que, s’il se fût agi de votre sœur, les deux Peaux-Rouges que vous avez entendus ne se seraient pas dérangés de leur affaire et n’auraient point abandonné leur chasse pour venir lui rendre les derniers devoirs ; car Mariquita n’eût été pour eux qu’une étrangère et non point une enfant de leur tribu. La conversation des deux Peaux-Rouges, soyez-en certain, ne se rapportait qu’à quelque jeune Indienne.

— Mais c’est que tout ce que vous me dites-là me semble extrêmement naturel, cher Antoine ! s’écria Pedro impuissant alors à modérer sa joie.

— Silence donc ! ou parlez plus bas, dit impérieusement Antoine. Pedro, vous nous perdrez.

— Oh ! que vous avez raison de me recommander le calme et la modération, dit le fils de madame Urraca ; que d’angoisses j’aurais évitées depuis une heure, si, maître de moi-même, j’eusse commencé par réfléchir, au lieu de me désespérer tout d’abord ; sans compter que je n’aurais point poussé ce cri et ces éclats de voix que vous venez de me reprocher si justement, et qui ont manqué de nous compromettre…

— Si toutefois ils ne nous ont déjà pas compromis, dit Antoine d’une voix sourde et en interrompant Pedro. J’entends remuer les herbes autour de nous, poursuivit-il en baissant tellement la voix qu’on eût dit un souffle. Il y a dix à parier contre un que nous nous sommes découverts, Au nom du ciel ! quoi qu’il arrive, restez immobile et comme si vous étiez mort… Quoi qu’il arrive, retenez bien cela, ajouta Antoine, c’est là peut-être la dernière recommandation que je vous ferai ; ainsi observez-la. À présent, plus un mot.

Antoine, après avoir prononcé ces paroles, ne fit plus un mouvement et retint pour ainsi dire son haleine.

Quant à Pedro, désirant réparer son étourderie passée, on aurait dit, à le voir, une véritable statue.

Le chasseur ne s’était malheureusement pas trompé dans ses conjectures, ils étaient découverts ; c’est du moins ce que leur prouva bientôt un bruit confus de pas et de voix qui se rapprochaient de plus en plus d’eux avec une rapidité menaçante. Quelques secondes après, ils virent briller à travers les herbes, les feux produits par des torches enflammées que portaient les Peaux-Rouges ; il n’y avait plus pour les malheureux aventuriers aucune espérance de salut. Éloignés de plus de cent lieues de distance de toute habitation, et ne pouvant raisonnablement songer à se défendre avec la moindre chance de succès, contre une horde composée de plus de trois cents sauvages, il n’y avait plus que Dieu qui pût les sauver de la mort… Mais, comme l’avait dit Antoine, on ne doit compter avec une entière confiance sur Dieu, que lorsque l’on n’est pas soi-même la cause de son propre malheur… Et, cette fois, c’était bien Pedro qui, par sa précipitation et son manque de réflexion, avait donné l’éveil aux soupçons des Peaux-Rouges.

Ce qui pouvait racheter, jusqu’à un certain point, la faute qu’il avait commise, était l’extrême résignation de Pedro, et la complète obéissance qu’il montrait alors pour les ordres d’Antoine. Quoique le terrible danger qui le menaçait ne fût plus qu’à quelques pas de lui, le courageux enfant, fidèle à la recommandation de son compagnon, gardait toujours la même immobilité, et ne songeait même pas à relever la tête.

— Pedro ! mon cher Pedro ! murmura Antoine à son oreille, voici le moment de nous quitter venu. N’oubliez point, je vous en conjure, au nom de tout ce que vous avez de plus sacré, au nom de votre mère et de votre sœur, n’oubliez point ma recommandation dernière… Quoi qu’il arrive, et quels que soient les faits dont vous serez témoin, restez immobile et ne bougez point… À présent, Pedro, si je meurs bientôt, comme cela n’est que trop probable, ma dernière parole s’élèvera vers Dieu pour le prier de vous venir en aide, à vous et à votre sœur. Adieu, adieu, Pedro…


Antoine, après avoir prononcé ces paroles, serra énergiquement la main de Pedro en guise d’adieu ; puis, se levant d’un seul bond, il se mit à courir au devant des Peaux-Rouges qui le cherchaient. La vue d’Antoine, qui, loin de se cacher, redressait au contraire sa grande taille, fit pousser un hurlement de joie féroce à ses farouches ennemis.

— Voici la Face-Pale ! s’écrièrent-ils tous d’une voix en accourant vers lui.

Antoine, au moment où vingt bras s’allongeaient pour le saisir, se laissa brusquement tomber à terre ; puis, se mettant à courir sur ses genoux et sur ses mains, il se prit à imiter avec fureur les aboiements d’un chien, et à mordre à belles dents les jambes nues des Peaux-Rouges.

Les sauvages, étonnés au-delà de toute expression par cette action d’Antoine, s’arrêtèrent à le regarder ; Antoine n’en redoubla qu’avec plus d’acharnement ses aboiements et ses morsures.

Cette scène dura pendant quelques minutes, au grand amusement des Peaux-Rouges, qui y trouvaient un divertissement imprévu, tout à fait dans leurs goûts et dans leurs mœurs ; mais comme les Peaux-Rouges sont, ainsi que nous l’avons déjà dit plusieurs fois, extrêmement soupçonneux et rusés, ils finirent bientôt par craindre que cette espèce de comédie ne fût une ruse mise en avant par Antoine, pour reconquérir sa liberté, et se jetant sur lui, ils le forcèrent à se lever ; puis, le saisissant par les bras et le cou, ils l’emmenèrent avec eux.

Antoine, par une précaution sublime et pleine de dévouement, avait eu soin, tout en jouant la scène bizarre que nous venons de raconter, d’éloigner les Peaux-Rouges de l’endroit où Pedro était caché ; de sorte que les sauvages, en l’entraînant avec eux vers leur campement, prirent une direction tout opposée à celle où se trouvait le malheureux fils de madame Urraca et ne purent l’apercevoir dans sa cachette.

À la lueur sinistre projetée par les torches enflammées que portaient les sauvages qui emmenaient Antoine, Pedro suivit des yeux jusqu’au dernier moment son excellent ami.

— Oh ! mon Dieu ! pensait-il, en se déchirant la poitrine avec ses ongles, c’est ma faute, ma propre faute, si Antoine est tombé aux mains de nos ennemis… Pauvre Antoine ! son malheur est aussi grand que possible ! S’il avait du moins sa raison à lui, je pourrais peut-être encore espérer qu’il trouverait un moyen pour échapper à ses ennemis… Mais, hélas ! mon pauvre compagnon n’a pu, malgré toute son énergie, résister à de telles secousses… et il est devenu fou ! car, comment m’expliquer autrement la scène extraordinaire que je lui ai vu jouer, si ce n’est par la folie ?… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de nous !

Pedro passa le reste de la nuit livré à de bien pénibles réflexions, et sans pouvoir goûter un instant de sommeil. Des pleurs amers inondaient son visage, pleurs versés autant par désespoir que par remords. Enfin, le soleil se leva radieux sur la nature, et Pedro regarda avidement les huttes des Peaux-Rouges, qui renfermaient tout ce qu’il aimait au monde, après sa mère, c’est-à-dire sa sœur et Antoine.

XII

Quoique l’usage des Peaux-Rouges soit de partir chaque matin pour la chasse, avant le lever du soleil, il faisait cependant déjà grand jour, depuis plus d’une heure, le lendemain de la nuit pendant laquelle Antoine avait été capturé, et pas un seul Indien n’était encore sorti de sa hutte. Cette dérogation à leurs habitudes avait une cause, et cette cause la voici : les guerriers de Yaki-le-Terrible avaient passé la nuit debout à discuter entre eux, ils avaient besoin de repos ; de plus, ils comptaient sur un spectacle atroce et hideux pour la journée, et pas un seul d’entre eux n’eût voulu se priver d’un pareil plaisir. En effet, le conseil des guerriers avait décidé, à l’unanimité, que la Face-Pâle, c’est-à-dire notre pauvre Antoine, serait attaché au poteau. Or, cette phrase : « Attacher au poteau, » qui ne présente pas, en français, un sens bien terrible, acquiert une épouvantable portée dans le langage indien. Voici pourquoi : L’usage chez les Peaux-Rouges, nous l’avons déjà dit, est non-seulement de ne jamais faire grâce de la vie à un prisonnier, mais bien encore de le faire mourir, au milieu des plus affreux supplices, avec tous les raffinements d’une cruauté bien au-dessus de celle du tigre ou de la hyène. Ce supplice, — que nous ne décrivons qu’avec horreur et dégoût, et seulement pour dire toute la vérité, — consiste à attacher le condamné à un poteau fortement planté dans la terre… Une fois le malheureux lié au poteau, les guerriers Indiens, sur un signal donné par leur chef, se précipitent sur lui, et lui font endurer toutes les tortures que peut inventer leur imagination sanguinaire. L’un lui coupe les paupières, afin que ses yeux ne soient plus garantis de l’éclat blessant du soleil ; l’autre, armé d’un fer rouge, le lui introduit jusqu’aux os ; un troisième s’amuse à lui scier avec un mauvais couteau les doigts des mains et des pieds, ou bien à lui en arracher les ongles, tandis qu’un quatrième éprouve un plaisir extrême à lui casser les dents les unes après les autres, au moyen d’un caillou, ou d’un morceau de fer… et ainsi de suite… Voilà ce que les Indiens appellent « attacher au poteau, » et tel était le supplice auquel Antoine se trouvait irrévocablement destiné.

Pedro, malgré la dernière recommandation d’Antoine, poussé par un irrésistible sentiment de curiosité, profita de l’absence des Peaux-Rouges pour se traîner, en rampant, jusqu’à une très-petite distance de leurs campements. Replié sur lui-même, ainsi qu’un tigre à l’affût, au milieu d’une épaisse touffe de plantes à larges feuilles, il était non-seulement placé de façon à ne pas perdre un seul mouvement des Peaux-Rouges, mais bien à entendre aussi jusqu’à leurs moindres paroles.

Il pouvait être cinq heures du matin, lorsque Pedro vit les premiers Peaux-Rouges sortir de leurs huttes. Réunis par petits groupes, les Indiens causaient entre eux avec une grande animation, et semblaient, à en juger par leurs gestes, partagés d’opinion sur une question importante. Cette question était tout bonnement celle de savoir quel emplacement l’on devait choisir pour y planter le fatal poteau réservé à Antoine. Or, chaque Peau-Rouge demandait que ce fut près de sa hutte, afin que sa femme et ses enfants se trouvassent aux premières places pour assister à cette brillante représentation. La discussion s’échauffait de plus en plus, et déjà plusieurs Peaux-Rouges portaient la main au large coutelas suspendu à leur ceinture, quand l’arrivée d’un Indien couvert de riches fourrures, de plumes brillantes, et qui venait de sortir d’une hutte plus grande et mieux construite que les autres, arrêta toutes les conversations.

— Pourquoi donc mes guerriers crient-ils ainsi que des enfants en colère ? demanda-t-il d’un ton grave et impérieux. S’il existe un sujet de discorde parmi eux, qu’ils viennent consulter leur chef !

Les Peaux-Rouges écoutèrent, sinon avec plaisir, du moins avec respect, ces paroles. Quant à Pedro, la voix du chef indien éveilla en lui tout un passé de souvenirs confus.

— Je suis certain d’avoir déjà entendu le son de cette voix, se dit-il ; quel peut être cet Indien ?

Un des Peaux-Rouges, faisant partie du groupe où l’on discutait naguère si vivement, s’avança, après avoir consulté ses compagnons du regard, et prenant la parole :

— Notre chef est la justice même, dit-il, et sa sagesse ne peut manquer de nous mettre d’accord. Nous débattions l’emplacement que l’on doit choisir pour le supplice de la Face-Pâle que le Dieu de la guerre a fait tomber entre nos mains.

— Tout Peau-Rouge, ainsi que l’on nous appelle, doit être envieux de voir couler le sang d’un ennemi, répondit le chef. La Face-Pâle mourra donc au milieu du village, afin que chacun puisse assister à ses tourments et à son agonie.

— Où notre chef veut-il que l’on plante le poteau ? demanda un Indien.

— Ici, répondit le chef en désignant du doigt une espèce de monticule de terre qui s’élevait au milieu du campement.

Le Peau-Rouge, avant de faire cette réponse, s’était retourné, afin de choisir l’emplacement convenable ; ce mouvement permit à Pedro d’apercevoir son visage.

— Gabilan ! murmura-t-il en étouffant un cri de surprise que cette découverte allait lui arracher.

En effet, cet Indien était bien Gabilan, ou, pour mieux dire, Yaki-le-Terrible, nom sous lequel Pedro ne le connaissait pas ; et que nous lui conserverons jusqu’à la fin de ce récit, afin d’éviter toute confusion.

Yaki, voyant que personne ne songeait à contester l’ordre qu’il venait de donner, chargea quelques-uns de ses guerriers d’aller chercher le fatal poteau, afin que l’on pût, sans plus tarder, procéder au supplice de la Face-Pâle.

Ce second ordre plaisait trop aux Indiens pour qu’il souffrit du retard dans son exécution. Aussi, cinq minutes s’étaient-elles à peine écoulées, depuis cet ordre, que déjà le poteau était solidement fixé en terre sur le monticule désigné par Yaki.

On concevra sans peine combien chaque coup de marteau donné sur la tête du poteau, pendant qu’on l’enfonçait en terre, dut retentir douloureusement dans le cœur de Pedro. Ce fut bien pis encore quand il vit apparaitre Antoine lui-même, entouré par une garde de dix Peaux-Rouges qui l’escortèrent jusqu’à l’endroit du supplice. Antoine était, du reste, aussi calme et aussi tranquille que s’il se fût agi pour lui d’une simple promenade, ce que les sauvages remarquèrent avec joie ; car cette fermeté leur promettait une plus longue représentation du drame sanglant qui allait s’accomplir.

Avant d’attacher Antoine au poteau, on le conduisit devant Yaki-le-Terrible, car c’est encore un usage et même un usage fort en vigueur parmi les Peaux-Rouges, de ne jamais exécuter un prisonnier sans lui faire auparavant subir un interrogatoire et un jugement. Seulement, l’interrogatoire n’a lieu que pour la forme et le jugement, cela est connu d’avance, et se résume toujours invariablement par la peine de mort.

— Comment se fait-il que nous t’ayons trouvé ici, dans ce désert, Face-Pâle lâche et rusé ? lui demanda Yaki.

— Je chassais avec mon maître, répondit Antoine, et l’ayant perdu, j’ai continué de courir tout droit devant moi. Voilà pourquoi vous m’avez trouvé ici.

— Quel était ton maître ? reprit Yaki.

— Le fils d’une brave dame mexicaine, nommée Urraca, dit Antoine. Lui s’appelait Pedro.

— Tu dis ton maître, tu étais donc à son service. En quelle qualité ? comme domestique, sans doute ? Mais comment se fait-il que je ne t’aie point connu, moi qui ai demeuré aussi chez la femme Urraca ?

— Oui, certes, je me souviens de vous ! s’écria Antoine. Vous m’avez jeté assez de pierres et donné assez de coups de pied, pour que je n’aie point perdu votre souvenir.

— Qui es-tu donc alors ? s’écria Yaki impatienté.

— Mais je suis, vous le voyez bien, le chien de chasse favori de Pedro, Sultan ; ne me reconnaissez-vous donc pas ? répondit Antoine avec un grand sang-froid.

Cette réponse extravagante, qui confirma à Pedro la folie dont était atteint le pauvre Antoine, sembla produire une impression désagréable sur la foule des Peaux-Rouges qui assistaient à l’interrogatoire : Yaki lui-même parut un moment déconcerté. Cependant, il reprit bientôt :

— Ruse et mensonge. Tu es un chien pour la lâcheté, mais ton corps est celui d’un homme.

— Un homme ! s’écria Antoine, allons donc ; est-ce que je n’ai pas quatre pattes au lieu de deux jambes comme vous ?…

— Pourquoi donc, alors, te tiens-tu debout ? demanda Yaki très-sérieusement, et au grand étonnement de Pedro qui ne pouvait concevoir que le chef indien continuât plus longtemps un pareil interrogatoire.

— Parce que mon maître m’a appris, pour faire honneur au monde, à me tenir debout sur mes pattes de derrière ; mais cela me fatigue à la longue, et je ne suis bien qu’ainsi, à quatre pattes, dit Antoine en joignant l’action à la parole, et il se laissa tomber aussi sur ses genoux, et appuya ses deux mains devant lui sur la terre.

Cette nouvelle preuve de folie augmenta visiblement la mauvaise humeur de l’auditoire, et Pedro remarqua que les Peaux-Rouges se regardaient entre eux d’un air de désappointement. Yaki lui-même parut indécis et resta silencieux pendant quelques secondes, Enfin, reprenant son interrogatoire :

— Si tu es un chien de chasse, ainsi que tu le prétends, dit-il, comment se fait-il que tu parles la langue indienne ?

— Parce que mon maître me l’a apprise, se hâta de répondre Antoine. Du reste, ajouta-t-il, cela m’ennuie tout autant de parler indien, que de me tenir debout sur mes pattes de derrière me fatigue ; je préfère me servir de ma vraie langue.

Et tout aussitôt, après avoir fait cette réponse, Antoine se mit à aboyer avec une rare perfection, et un talent d’imitation sans pareil.

Cette fois Pedro, que cette scène extraordinaire et douloureuse étonnait et attristait de plus en plus, ressentit un indicible étonnement en remarquant l’embarras inexplicable qu’éprouvait la foule des Indiens, ainsi que le changement qui venait de s’opérer dans son attitude et dans son maintien. En effet, les Peaux-Rouges, qui naguère regardaient Antoine avec des yeux brillants de fureur et de méchanceté, et attendaient sa mort avec une fiévreuse et sanguinaire impatience, semblaient le considérer alors avec plus que du respect et de la bienveillance, avec de la vénération.

Quant à Yaki-le-Terrible, plongé dans une profonde méditation, il gardait une attitude recueillie et immobile, sans paraître daigner s’apercevoir que tous les regards de ses guerriers étaient fixés sur lui et l’interrogeaient avec inquiétude.

Le silence qui régnait parmi cette foule hideuse et féroce, d’ordinaire si bruyante et si désordonnée, présentait un tableau étrange et saisissant. Enfin, Yaki-le-Terrible, étendant le bras en signe de commandement, s’écria d’une voix qui retentit, ainsi qu’un glas de mort, aux oreilles de Pedro :

— Guerriers ! attachez la Face-Pâle au poteau, et que le supplice commence !

À peine cet ordre était-il donné, que vingt bras s’abattirent à la fois sur le malheureux Antoine, et l’entraînèrent vers le fatal poteau.

— Qu’on l’attache solidement, reprit Yaki, car le supplice sera long et douloureux.

Ce nouvel ordre fut exécuté avec autant de promptitude que l’avait été le premier. Seulement, Pedro remarqua que les Peaux-Rouges obéissaient plutôt à la voix de leur chef qu’à leur propre désir, et qu’ils semblaient ne plus éprouver, tout en attachant Antoine au poteau, la même impatience de voir arriver l’heure de son supplice.

Cependant, le cœur n’en battit pas moins fort pour cela à Pedro, quand, sur un signe de leur chef, les Peaux-Rouges qui entouraient Antoine s’éloignèrent de lui et qu’il vit son pauvre et vaillant ami, retenu par des liens serrés avec une infernale adresse, dans l’impossibilité de faire le moindre mouvement pour sa défense.

— À présent, guerriers ! s’écria Yaki, après s’être entretenu quelques instants à voix basse avec les Peaux-Rouges, à présent, guerriers, préludons par un divertissement aux apprêts de la mort de la Face-Pâle. Voyons, quel est celui d’entre vous qui passe pour être le meilleur et le plus exercé tireur d’arc ?

— C’est Négrito qui est le plus adroit archer de la tribu, répondirent les Peaux-Rouges tout d’une voix.

— Alors avance, Négrito, dit Yaki-le-Terrible.

Négrito, qui était un Peau-Rouge de l’aspect le plus féroce, sortit aussitôt des rangs de ses compagnons, et vint se placer près de Yaki.

— Voyons si tu es aussi adroit qu’on le prétend, dit ce dernier ; prends une flèche et visemoi la Face-Pâle aussi près de la tête que possible. Seulement, fais bien attention à ne pas le tuer… car cela nous priverait de la vue des tortures que nous lui ferons ensuite subir… et il faut savoir ménager ses plaisirs.

Négrito choisit avec soin une flèche, puis, bandant son arc avec une force prodigieuse, il resta un moment immobile comme un roc. Pedro sentit un frissonnement d’épouvante lui passer par le corps. Il n’eût certes pas été plus ému si la flèche du Peau-Rouge, au lieu de menacer le pauvre Antoine, eût été dirigée vers sa propre poitrine.

— Allons, tire, Négrito, dit Yaki au milieu du silence.

À peine le chef indien achevait-il de prononcer ces paroles, qu’un sifflement se fit entendre, et que la flèche de Négrito s’enfonça de plusieurs pouces, en tremblant, dans le poteau auquel était attaché Antoine, juste à deux pouces de distance de la tête de ce dernier. Un cri unanime et spontané d’admiration, poussé par les Peaux-Rouges, accueillit cette merveilleuse prouesse de Négrito.

Quant à Antoine, il se mit à aboyer d’une façon plaintive, qu’un caniche par sang n’eût point désavouée.

— À présent, Négrito, reprit Yaki, que tu viens de nous donner une preuve d’adresse incontestable, je veux t’en récompenser par une grande faveur. Prends une autre flèche, et vise-moi cette Face-Pâle au cœur. À toi l’honneur de sa mort.

Cet ordre de Yaki fit éclater de violents murmures parmi les Peaux-Rouges ; plusieurs guerriers s’avancèrent même vers lui d’un air presque menaçant, et l’interpellèrent avec une grande vivacité. Malheureusement, ils parlèrent à voix basse, malgré leur animation, ce qui fit que Pedro ne put saisir une seule de leurs paroles.

Il paraît, au reste, que les explications de Yaki leur semblèrent satisfaisantes, car ils retournèrent bientôt reprendre leurs premières places, et attendirent, dans une complète immobilité, la fin du drame qui se jouait devant eux. — Pedro pensa, avec quelque raison, que la colère des guerriers, en entendant l’ordre donné par Yaki, provenait de ce qu’ils ne voulaient point permettre qu’on tuât aussi promptement Antoine, ce qui les eût privés du spectacle hideux sur lequel ils comptaient, — L’explication entre Yaki et les guerriers terminée, Négrito choisit parmi son paquet de flèches celle dont le dard était le plus solide et le plus acéré, puis il se plaça juste en face d’Antoine.

XIV

Un grand silence se fit parmi les Peaux-Rouges lorsque Négrito, après avoir choisi sa flèche, se mit à viser l’infortuné prisonnier. Les Indiens semblaient, du reste, plus curieux d’observer la contenance d’Antoine que de regarder Négrito prêt à tirer. Un instant, Pedro songea à faire feu sur Négrito avec sa carabine, puis à se tuer ensuite lui-même avec celle d’Antoine, que celui-ci lui avait laissée quand il s’était livré aux sauvages ; la recommandation dernière de son malheureux ami, à laquelle il avait juré d’obéir, le retint dans l’accomplissement de son sinistre projet. Il ferma donc les yeux et attendit, dans une angoisse terrible, le cri qu’allait probablement pousser Antoine, en se sentant frappé à mort. Au lieu de ce cri suprême, ce fut la voix de Yaki qui rompit le silence.

— Ne tire point la flèche, Négrito, dit-il ; j’ai réfléchi que décidément cette mort serait trop prompte et trop douce pour la Face-Pâle. Que mes guerriers s’amusent plutôt de sa longue agonie. Je le livre à leur colère.

À peine cet arrêt venait-il d’être prononcé par Yaki, que les Peaux-Rouges se précipitèrent vers Antoine en brandissant leurs coutelas ou leurs massues. Antoine se mit à aboyer avec fureur, redoublant l’énergie de ses aboiements chaque fois qu’un Peau-Rouge semblait vouloir le frapper de son arme.

Cette scène, non-seulement bizarre, mais bien inexplicable pour Pedro, se termina d’une façon qu’il était loin d’espérer et surtout de prévoir. Sur un signe de Yaki-le-Terrible, les Indiens jetèrent bas leurs armes ; puis, s’approchant avec respect d’Antoine, s’empressèrent de rompre les liens qui l’attachaient au poteau. Antoine, se voyant libre, commença à courir en s’appuyant sur ses genoux et sur ses mains, poussant de temps en temps un aboiement joyeux ou bien exécutant une gambade.

— Respect et protection à l’Esprit visité par Dieu ! s’écria Yaki en désignant Antoine à ses guerriers ; qu’il soit sacré à vos yeux, et que chacun s’empresse de venir à son secours s’il le réclame.

Cette recommandation de Yaki parut inutile à Pedro, car déjà plusieurs Peaux-Rouges revenaient de leurs huttes, portant avec eux de la viande, du maïs et des fruits qu’ils avaient été y chercher pour les offrir à Antoine.

Cinq minutes plus tard, les Peaux-Rouges, y compris Yaki, partaient chacun de leur côté, les uns pour se rendre à la chasse, d’autres pour se livrer à la pêche, dans la rivière voisine, et Antoine se trouvait seul, — sauf, toutefois, les femmes, les vieillards et les enfants qui n’avaient pu accompagner les guerriers, et étaient restés au campement.

Pendant les trois ou quatre heures qui suivirent, c’est-à-dire jusque vers les neuf heures du matin, Antoine continua ses grotesques évolutions et ses aboiements de façon à contenter la curiosité des enfants indiens qui ne pouvaient se rassasier de la vue de ses folies ; puis, fatigué enfin de tout ce mouvement, il se coucha tranquillement par terre, et s’endormit presqu’aussitôt d’un profond sommeil. Les enfants s’éloignèrent alors de lui, et s’en furent chercher ailleurs un autre amusement.

Pedro, lui, pendant les trois heures qui venaient de s’écouler, avait passé son temps, d’abord à remercier Dieu du plus profond de son cœur, pour la délivrance d’Antoine, ensuite à essayer de s’expliquer d’une façon satisfaisante cette délivrance, ainsi que les événements extraordinaires dont il avait été témoin. Malgré tous ses efforts et son intelligence, il n’avait pu parvenir à s’expliquer cette énigme.

Une réflexion qui ne vint pas à la pensée de Pedro, ce qui dans sa position se comprend sans peine, mais que nous, simple narrateur, nous ne pouvons omettre, c’est combien l’homme s’exalte et se décourage aisément, combien le moindre événement, le plus petit changement de position bouleverse du tout au tout ses idées. La veille au soir, Pedro croyait que, après la perte de sa sœur, aucun malheur ne pouvait plus l’atteindre, tant il trouvait son cœur endurci par la douleur, et voilà que, quelques heures plus tard, malgré le nouveau malheur qui lui était survenu dans la folie d’Antoine, et n’ayant pas plus de motif d’espérance qu’auparavant de retrouver Sa sœur, voilà, dis-je, qu’il remerciait Dieu avec ferveur et se sentait le cœur inondé de joie, en songeant à la manière aussi miraculeuse que mystérieuse dont Antoine venait d’éviter la mort. Cela prouve combien la précipitation est une chose nuisible, combien le désespoir est impie, et combien sont terribles les conséquences que cette passion traîne à sa suite. Quelques heures plus tôt, Pedro ne se fût-il pas fait sauter la cervelle en voyant les Peaux-Rouges attacher Antoine au poteau, s’il n’eût écouté que son désespoir !

Toujours est-il que, quoique la position dans laquelle il se trouvait fût aussi mauvaise que possible, Pedro sentait renaître en lui le courage et l’espoir, la vue d’Antoine libre ne contribuait pas peu, du reste, à lui inspirer ces nouveaux sentiments, aussi ne quittait-il point son cher compagnon du regard. Il le vit donc jouer avec les enfants, puis, enfin se coucher et s’endormir ; seulement il crut remarquer que, une fois les enfants Indiens partis, le sommeil d’Antoine devenait moins profond… et que même il ne dormait pas tout à fait. L’observation faite par le fils de madame Urraca était vraie ; Antoine, dès qu’il fut seul, releva doucement la tête, tout en restant toujours couché, et dirigea ses yeux vers l’endroit où, la veille, il avait laissé Pedro.

— Ah ! je comprends à présent sa recommandation d’hier, pensa le jeune homme. Antoine, certain, grâce à sa présence d’esprit, de recouvrer promptement la liberté, m’ordonnait de ne point changer de place, afin de savoir où me retrouver.

Mais alors, se dit Pedro avec une émotion qui fit battre délicieusement son cœur, mais alors… Antoine n’a point perdu la raison… sa folie n’est qu’une ruse… Ah ! mon Dieu, soyez à jamais béni si je ne m’abuse pas !…

Cette nouvelle espérance, que venait de concevoir le pauvre enfant, qu’Antoine n’avait point perdu la raison, lui fit suivre encore avec plus d’intérêt et d’attention tous les mouvements de son compagnon d’infortune. Il le vit peu après étirant ses bras et ses jambes, ainsi qu’on fait souvent au sortir d’un profond sommeil, se lever sur ses genoux et sur ses mains, puis se mettre à courir ainsi, en aboyant de temps en temps, vers l’endroit où étaient réunis les enfants indiens. Ceux-ci, habitués déjà à la démence d’Antoine, et n’y trouvant plus un sujet suffisant d’amusement, continuèrent à se livrer à leurs jeux, sans faire la moindre attention à lui. Antoine profita de cette indifférence à son égard pour se diriger, tout en exerçant cent gambades et tout autant de détours, vers l’endroit où il avait laissé la veille au soir Pedro. Ce dernier, en voyant le douloureux étonnement qui se refléta sur le visage d’Antoine, lorsqu’il ne le trouva plus à cette place, se confirma de plus en plus dans l’idée que le brave chasseur avait toute sa raison… et que sa folie cachait un piège. Dieu sait ce qu’eût donné Pedro pour pouvoir lui crier : « Venez à moi, Antoine… Je vous attends… » Mais il comprit qu’une nouvelle imprudence eût été aussi dangereuse qu’impardonnable, et il se tut.

Antoine, fort inquiet de la disparition de Pedro, regagna lentement les huttes des sauvages, suivi toujours, sans qu’il s’en doutât, par le regard de ce dernier. Parvenu de nouveau au milieu des huttes indiennes, Antoine, qui avait continué de marcher sur ses genoux et sur ses mains, se leva tout à coup brusquement et ne put retenir une exclamation de surprise.

— D’où peut donc provenir cette émotion d’Antoine ? se demanda Pedro en regardant avec plus d’attention encore.

Mais voici que Pedro pâlit, et que ses yeux se voilent de larmes, tandis qu’une expression de bonheur ineffable se répand sur son visage.

— Oh ! soyez béni ! béni mille fois, mon Dieu, pour votre bonté infinie, murmura-t-il en élevant ses mains jointes avec ferveur vers le ciel. Oh ! le bonheur que je ressens m’étouffe, me fait presque mal ! Mais c’est qu’aussi ce bonheur est si vif, si complet… et surtout si imprévu… Oh ! merci encore, mon Dieu.

Ces actions de grâce que Pedro rendait au ciel, et qui tenaient presque du délire, étaient du moins plus que suffisamment motivées : il venait d’apercevoir Mariquita, Mariquita, sa sœur si tendrement aimée, qu’il avait pleurée naguère comme morte, et qu’il retrouvait pleine de santé et de fraîcheur. Elle était là, à cent pas tout au plus de lui, se promenant d’un air distrait et rêveur. Il fallut une force de volonté plus qu’humaine à Pedro pour rester immobile à sa place, et ne point courir vers elle pour la presser sur son cœur. La pauvre Mariquita, qui était certes bien loin de se douter que son frère se trouvait si près d’elle, venait de sortir d’une hutte ces sauvages, au moment où Antoine passait devant cette même hutte, et de là l’émotion extraordinaire et soudaine qu’avait éprouvée le brave chasseur. Heureusement que les enfants indiens étaient absorbés par l’attention qu’ils portaient à leurs jeux ; car, sans cela, le petit cri que poussa Mariquita à son tour en reconnaissant Antoine, ne leur eût point échappé et eût éveillé leur soupçon.

— Silence ! Mariquita, je vous en conjure au nom de votre mère, lui dit Antoine à voix basse et tout en exécutant une gambade magnifique. Suivez-moi, sans faire semblant de rien, et n’ayez point l’air de me reconnaître.

Mariquita était une fille aussi obéissante que courageuse et intelligente ; aussi comprit-elle de suite la gravité des recommandations d’Antoine et s’y conforma-t-elle de point en point. Elle reprit donc sa promenade à peine interrompue, de l’air le plus calme et le plus indifférent qu’il lui fut possible de prendre ; seulement, ses yeux si mornes et si abattus, un instant auparavant, brillaient alors de joie et d’espérance. Antoine, à force de parcourir les environs du campement, finit par arriver tout près de l’endroit où Pedro se tenait caché. Celui-ci allait se décider à l’appeler le plus doucement possible, quand les enfants indiens, fatigués probablement de leurs jeux et désirant s’amuser de nouveau de la folie d’Antoine, vinrent par leur présence l’empêcher d’accomplir son projet. Antoine, quoiqu’il dût être vivement contrarié par cette intervention, n’en laissa rien paraître, il se prêta de la meilleure grâce du monde à toutes les espiègleries plus ou moins désagréables des jeunes Peaux-Rouges.

— Tiens ! dit l’un d’eux ennuyé d’agacer Antoine et s’adressant à ses compagnons, si nous nous amusions à présent à chasser la Face-Pâle ?

— Oui ! oui ! s’écrièrent les autres, c’est cela, chassons la Face-Pâle.

Et tous les jeunes Peaux-Rouges, entourant Mariquita, se mirent à pousser des cris affreux tout en faisant semblant de tirer des flèches sur elle ; c’était là un jeu qui était fort de leur goût et auquel ils se livraient toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Ce qui faisait que la pauvre enfant n’osait presque jamais sortir de sa hutte. Cette fois, du moins, soutenue par la présence d’Antoine, elle ne parut pas même s’apercevoir de tout ce bruit, et elle se mit à sourire. Exaspéré par le calme et l’indifférence que montrait leur victime, un des jeunes Peaux-Rouges s’approcha d’elle et la saisissant brusquement par les cheveux, manqua de la faire tomber par terre. Au même moment l’Indien poussa un hurlement de douleur… Antoine, fidèle à sa folie, venait de lui mordre le mollet jusqu’au sang.

— Chassons donc la Face-Pâle pour de bon ! s’écria le jeune Peau-Rouge qui pouvait avoir douze ans, et que la morsure d’Antoine rendait furieux.

— Oui, oui, répétèrent en chœur ses compagnons tout aussi méchants que lui ; chassons-la pour de bon et tuons-la. Cela nous rendra des guerriers.

Les Peaux-Rouges en parlant ainsi s’armèrent de pierres ; mais celui qu’Antoine avait mordu, plus vif et plus emporté que les autres, les prévenant tous, se précipita vers Mariquita et la frappa violemment à la tête, avec un bâton qu’il portait à la main.

Mariquita étourdie par le coup, qui du reste n’était pas dangereux, ferma les yeux et laissa échapper un cri. L’affreux petit monstre allait se retourner vers ses compagnons pour recueillir leurs félicitations sur ce bel exploit, quand poussant lui-même un véritable rugissement de douleur, il alla tomber dix pas plus loin, couvert de sang et sans connaissance. C’était Pedro qui, oubliant toute prudence, en voyant frapper sa chère sœur, avait bondi hors de son buisson, et, d’un coup terrible de crosse de carabine donné à tour de bras, avait presque ouvert le crâne au jeune Peau-Rouge.

L’apparition de Pedro, à laquelle personne ne songeait, produisit ce qu’on appelle un vrai coup de théâtre. Mariquita, après un moment de délicieuse surprise, se jetait à son cou, tandis que les jeunes Peaux-Rouges, croyant voir le Diable en personne, se sauvaient de tous côtés avec les signes du plus violent effroi.

Quant à Antoine, oubliant tout à fait son rôle de bête, mais conservant toujours sa présence d’esprit, il s’écriait, en se mettant vivement sur ses pieds :

— À présent, que nous sommes découverts, Pedro, les secondes valent pour nous des années. Donnez-moi ma carabine et fuyons !

Prenant aussitôt Mariquita dans ses bras robuste Antoine rejeta sa carabine derrière ses épaules, puis partit en courant si rapidement, malgré ce fardeau, que Pedro, avec toute si jeunesse et toute son agilité, pouvait à peine le suivre.

Ils n’avaient pas encore fait mille pas, que déjà les Peaux-Rouges, avertis par les cris des jeunes Indiens, se mettaient à leur poursuite : heureusement que la plupart des guerriers étant absents, c’était seulement les infirmes et les vieillards qui les poursuivaient ; mais, d’un autre côté, les guerriers ne pouvaient plus tarder beaucoup à revenir, et la distance que nos malheureux amis avaient à parcourir avant de se trouver en sûreté, était tellement grande, — près de cent lieues, — qu’il leur restait bien peu d’espoir d'échapper à leurs cruels ennemis, qui, cette fois surtout, devaient être implacables.

XV

Antoine courut avec la même rapidité pendant environ une heure. Enfin, haletant, oppressé, il s’arrêta.

— Il n’y a plus de danger à craindre pour le moment, dit-il en déposant doucement Mariquita à terre et en respirant l’air à pleins poumons. Non-seulement nous avons pris l’avance sur les Peaux-Rouges qui nous poursuivaient, mais il est même fort présumable que, voyant l’inutilité de leur entreprise, ils seront retournés à leur campement. Nous avons donc quelques heures de sécurité devant nous, c’est-à-dire, jusqu’à ce que les guerriers indiens, apprenant notre fuite, à leur retour, se mettent en campagne pour nous reprendre.

— Et que ferons-nous alors, Antoine ? demanda Pedro.

— Si le vent continue toujours à souffler ainsi qu’à présent, nous incendierons les hautes herbes de la prairie, répondit Antoine, et nous élèverons une barrière de feu infranchissable entre nous et nos ennemis.

— Très-bien, très-bien, Antoine ! mais si le vent vient à tomber ?

— Nous n’aurons plus qu’à adresser à Dieu une dernière prière, puis à nous préparer à mourir en chrétiens, Pedro… car le vent cessant, il ne nous reste plus la moindre chance de salut.

— Mais je ne veux plus mourir à présent que j’ai retrouvé ma bien-aimée Mariquita, entendez-vous, Antoine ! s’écria Pedro en serrant sa sœur dans ses bras… Et puis notre mère nous attend, et notre mort la tuerait… Voyons, cherchez un autre moyen de salut, Antoine… cherchez-le avec soin et vous le trouverez, vous dont l’esprit possède tant de ressources.

— Je n’en vois pas d’autre, mon cher Pedro.

— Et croyez-vous, d’après l’aspect du temps, que le vent continuera à souffler toute la journée, Antoine ? demanda Pedro ; consultez l’horizon.

Antoine, pour obéir au désir de son jeune ami, leva sa main en l’air, afin de mieux juger de la force du vent, et se mit à examiner les nuages avec une grande attention.

— Eh bien ! lui demanda Pedro qui suivait tous ses mouvements avec un intérêt qu’on comprendra sans peine, eh bien ! Antoine, devons-nous craindre ou espérer ?

— Ma foi, je n’aime pas à dissimuler la vérité, répondit Antoine. Si vous êtes encore presque un enfant, par l’âge, vous êtes déjà un homme par le cœur, Pedro, et je ne crois pas devoir vous cacher que toutes les chances me paraissent contre nous. Si même je ne me trompe pas, le vent aura cessé d’ici avant une heure.

— Mon excellent Pedro, nous mourrons donc ensemble ! dit alors Mariquita qui, surprise par tous ces événements si imprévus, n’avait point encore prononcé une parole ; car, ajouta la jeune fille avec résolution, rien ne pourra plus me séparer de toi, à présent que je t’ai retrouvé d’une manière si miraculeuse.

— Oh ! ne crains rien, Mariquita, s’écria Pedro en serrant avec rage sa carabine entre ses mains ; il nous reste encore un moyen pour nous sauver, auquel Antoine n’a pas songé : la force. Soutenu par ta présence, je me sens capable d’affronter tout une armée d’Indiens… Mais, raconte-moi, ma sœur bien-aimée, comment ces féroces Peaux-Rouges sont parvenus à t’emmener avec eux ?

Mariquita fit alors le récit à Antoine et à Pedro des événements qui s’étaient passés à la ferme, après le départ de madame Urraca, événements que nous avons nous-même rapportés tout au long, au commencement de cette histoire. Lorsqu’elle fut parvenue à cet endroit de son récit où les sauvages, furieux de sa résistance à leurs ordres, se précipitèrent vers elle pour la tuer, Pedro, qui l’avait jusqu’alors écoutée avec une silencieuse attention, l’interrompit par un cri de colère.

— Oh ! que n’étais-je-là pour te défendre, ma pauvre sœur, dit-il en essuyant ses larmes. Et tiens, à présent que tu es près de moi, que je sais que tu as échappé à cette mort cruelle, je tremble et je pâlis, comme si elle te menaçait encore. Mais dis-moi donc vite comment Dieu t’a secourue dans ce terrible danger ?

— Je fermai les yeux, reprit Mariquita, et je perdis presque connaissance… aussi toute cette scène est-elle restée dans ma mémoire à l’état de rêve pour ainsi dire ; lorsque j’y songe parfois, il me semble même que c’est un affreux cauchemar dont je me rappelle, et je ne puis croire que tout cela ait eu lieu. La seule chose dont je me souviendrai toujours, c’est que j’entendis Gabilan reprocher à ses guerriers de vouloir me tuer trop vite.

« Réservons cette Face-Pâle pour lui faire subir plus tard, à loisir, tous les tourments qu’elle mérite, leur dit-il, plutôt que de la mettre à présent à mort. Elle a déjà presque perdu connaissance, et c’est à peine si elle sentirait le tranchant de nos couteaux. »

Cet avis de Gabilan fut goûté par ses guerriers, qui n’emmenèrent avec eux, après avoir mis le feu à la ferme… Voilà, cher Pedro et brave Antoine, le récit de ce qui m’est arrivé, ajouta Mariquita ; mais vous, dites-moi donc, je vous en supplie, comment il se fait que j’aie eu le bonheur de vous retrouver dans ces déserts, au moment où j’avais perdu jusqu’à ma dernière espérance ?

Pedro, sur la demande de Mariquita, lui raconta à son tour toutes leurs aventures et tous leurs travaux, On conçoit les émotions que dut éprouver la charmante enfant quand son frère arriva à la morsure du serpent à sonnettes et à leur combat avec l’ours gris : vingt fois elle interrompit ce récit par ses larmes, ses baisers, et vingt fois elle se jeta au cou d’Antoine pour le remercier de lui avoir conservé son frère ; puis, lorsque Pedro eut fini de parler :

— Crois-tu donc, mon cher frère, lui dit-elle, que Dieu après nous avoir protégés d’une façon aussi évidente, nous abandonnera au dernier moment. Quant à moi, je suis persuadée du contraire. Dieu est trop bon pour, après nous avoir fait passer par ces terribles épreuves, nous laisser ensuite succomber lorsque l’espérance est revenue dans nos cœurs, et nous rend la résignation plus difficile… Oh ! non, non, croyez-moi, Pedro et Antoine, Dieu ne nous abandonnera pas.

— C’est bien, ce que vous dites-là, ma chère demoiselle, répondit Antoine avec dame ; vos paroles nous porteront bonheur.

— Mais vous, Antoine, demanda à son tour Pedro, expliquez-moi donc, je vous en prie, l’étrange comédie que vous avez jouée vis-à-vis des Peaux-Rouges.

Tous ces derniers événements se sont succédés avec une telle rapidité que je n’ai pu trouver le temps de vous interroger à ce sujet. Savez-vous bien, mon cher Antoine, qu’un moment j’ai cru que vous étiez devenu fou !

— Je dois d’autant plus vous pardonner cette erreur, répondit Antoine en souriant, qu’elle a été partagée par les Peaux-Rouges eux-mêmes. Et, certes, ce n’est point chose facile de tromper de pareils démons… Si j’eusse faibli d’une seconde, dans le rôle que je m’étais tracé, ou que mon sang-froid m’eût abandonné, c’en était fait de moi, et je serais mort depuis plusieurs heures. À présent, vous me demandez, Pedro, d’abord pourquoi j’ai simulé cette folie, et ensuite comment il a pu se faire que les Peaux-Rouges m’aient détaché du fatal poteau ? rien de plus simple : la religion est une chose tellement nécessaire à l’homme et à la société, que les peuples sauvages qui en sont privés essaient de la remplacer par des superstitions. Or, parmi les mille et une superstitions qui existent chez les Indiens nomades, il en est une surtout qui jouit d’un grand crédit parmi eux, et à laquelle ils obéissent scrupuleusement : C’est que l’homme atteint de folie est l’élu de Dieu, son favori, presqu’un Dieu lui-même. La folie, parmi les Peaux-Rouges, au lieu d’être considérée comme un malheur, est donc regardée, au contraire, comme la plus éclatante faveur que Dieu puisse accorder à un mortel. Aussi n’y a-t-il point de soins, d’égards, de prévenances que ne témoignent les Peaux-Rouges à ceux qui sont atteints de folie… aux élus de Dieu, selon leur croyance. Voilà, Pedro, pourquoi, connaissant cette particularité, j’ai songé à me faire passer pour fou. Et vous avez pu voir que cette fameuse inspiration m’a sauvé la vie.

— Oh ! je reconnais bien là votre esprit inventif, Antoine, dit Pedro. Mais ça ne fait rien, vous m’avez causé une fameuse peur.

Antoine, Pedro et Mariquita, tout en se racontant mutuellement leurs aventures, avaient continué de marcher d’un bon pas. Partis vers les dix heures du matin du campement des sauvages, il y avait près de sept heures qu’ils s’étaient sauvés, et cet espace de temps leur avait suffi pour mettre entre leurs ennemis et eux une distance de près de dix lieues. Pedro et Antoine, ayant coupé plusieurs branches d’arbres, ils avaient fait une espèce de fauteuil, sur lequel la pauvre Mariquita s’asseyait de temps en temps, quand elle ne pouvait plus avancer. Son frère et le brave chasseur la portèrent ainsi jusqu’à ce qu’elle se trouvât assez forte pour marcher de nouveau, du moins de cette façon ne perdait-on pas de temps. Vers cinq heures, c’est-à-dire après sept heures de marche rapide et non interrompue, Antoine vit à l’altération des traits de Pedro, que le brave enfant, quoiqu’il ne se plaignit pas, et qu’il fît au contraire tous ses efforts pour cacher sa fatigue, n’avançait qu’avec une extrême difficulté.

— Arrêtons-nous ici, mon cher Pedro, lui dit-il, le plus important était de nous soustraire d’abord à nos ennemis, et de mettre entre eux et nous assez de distance pour attendre le vent. À présent, que Dieu nous soit en aide, nous avons fait tout ce qui a dépendu de nous.

Pedro et Mariquita s’étant étendus sur l’herbe, Antoine prit sa carabine, et s’éloigna de quelques pas. Une minute après, un coup de feu retentit, et Antoine revint bientôt après, portant dans sa main un dindon sauvage qu’il venait de tuer.

— Enfants, dit-il, dinons d’abord ; car, quels que soient les événements, nous aurons toujours besoin de force et de courage, soit pour nous défendre, soit pour souffrir.

Antoine creusa alors un trou dans la terre, y déposa son dindon tout plumé, puis il recouvrit le trou avec des branches sèches auxquelles il mit le feu. Une heure plus tard il retirait de ce four improvisé une excellente daube.

Comme la nature ne perd jamais ses droits, il en résulta que Pedro et Mariquita, malgré la position critique ans laquelle ils se trouvaient, firent honneur au dindon d’Antoine. Ils étaient arrivés à la moitié du repas, lorsque le brave chasseur se leva tout à coup en poussant une exclamation de surprise.

— Ce sont les Peaux-Rouges qui viennent, n’est-ce pas ? demanda Pedro avec le sang-froid du désespoir et en prenant sa carabine.

— C’est au contraire le vent qui s’élève, répondit Antoine, et cela contre toutes mes prévisions. Mariquita, ajouta-t-il en se tournant vers la sœur de Pedro, que l’annonce des Peaux-Rouges avait fait pâlir, ce vent, qui vient d’une façon si inespérée à notre secours, est presque un miracle, et ce miracle, je n’en doute point, est dû à la confiance en Dieu que vous avez témoignée tout-à-l’heure.

— Ainsi, mon bon Antoine, demanda Mariquita toute tremblante, vous entrevoyez à présent pour nous un moyen de salut ?

— Je fais plus que l’entrevoir, s’écria joyeusement Antoine, j’en suis presque certain. Seulement, il ne faut pas négliger pour cela, Pedro, la moindre précaution. Notre position, j’en conviens, n’est plus aussi désespérée qu’elle l’était il y a quelques minutes ; mais c’est justement parce que nous avons en ce moment une chance de succès, que nous devons redoubler de prudence et de sang-froid, afin d’en tirer tout le parti possible.

— Oh ! vous pouvez compter entièrement sur mon obéissance, répondit Pedro ; j’ai à réparer mes imprudences passées, qui ont déjà manqué de vous coûter si cher, et je vais faire en sorte de les racheter par une prudence et par un sang-froid à toute épreuve.

— Achevons d’abord de dîner, dit Antoine ; il est près de six heures, et la nuit ne va pas tarder à se faire.

Antoine, après avoir prononcé ces paroles, venait de se rasseoir à peine, qu’il se leva de nouveau avec vivacité sur ses genoux ; puis, collant son oreille contre la terre, il écouta attentivement.

— Cette fois-ci, ce sont bien les Peaux-Rouges, dit-il ; j’entends dans le lointain le bruit produit par leurs chevaux. Ils viennent vers nous au grand galop et semblables à une tempête ou à une avalanche. À l’ouvrage, Pedro ! à l’ouvrage, ne perdons point de temps !

— Que faut-il faire ? dit Pedro tout en embrassant sa sœur d’un air riant pour lui donner du courage.

— Prenez votre couteau et coupez toutes les herbes qui nous entourent, ainsi qu’on fait pour l’avoine et le blé ; seulement, au lieu de laisser l’herbe coupée à vos pieds, poussez-la devant vous afin d’en faire autour de nous une espèce de petit rempart.

Pedro se mit aussitôt à la besogne avec une ardeur qui, du reste, n’avait rien d’étonnant, car il s’agissait de la vie de sa sœur, de celle d’Antoine et de la sienne.

Quant à notre brave chasseur, armé de son large coutelas de chasse, il fauchait l’herbe avec une vitesse incroyable, et l’entassait ensuite en meules hautes d’environ trois à quatre pieds. Grâce à la prodigieuse et intelligente activité déployée par nos deux amis, une demi-heure ne s’était point encore écoulée que déjà l’herbe était rasée autour d’eux à plus de cent pas de distance.

Il avait fallu l’extrême finesse d’ouïe d’Antoine pour distinguer le bruit produit dans le lointain par le galop des chevaux des Peaux-Rouges, car ce ne fut qu’après plus d’une demi-heure que ce bruit devint sensible pour Pedro et pour Mariquita ; seulement, à partir de cet instant, il augmenta avec une merveilleuse rapidité.

— Les voici ! les voici ! s’écria enfin Pedro en étendant son bras vers l’horizon. Ils viennent sur nous, rapides comme la tempête.

En effet, le soleil, en se couchant, dorait de ses reflets la bande de Peaux-Rouges, qui, vue ainsi, ressemblait à une véritable troupe de démons horribles et furieux. Antoine, sans perdre de temps, alluma deux mèches soufrées qu’il avait emportées avec lui en partant, et en donna une à Pedro.

— Mon cher enfant, lui dit-il, aussitôt que je vous en donnerai l’ordre, vous mettrez le feu aux remparts et aux meules d’herbes que nous venons d’élever ; mais pas avant mon ordre : ne l’oubliez point.

Antoine prit alors Mariquita par la main et la conduisit au milieu de la place que Pedro et lui venaient de faucher :

— Restez ici tranquille et sans bouger, ma bonne petite Mariquita, lui dit-il, et surtout n’ayez pas peur, le vent portant du côté par où viennent les Peaux-Rouges, et l’endroit où vous vous trouvez n’offrant aucun aliment au feu, vous n’avez rien à craindre de l’incendie que nous allons allumer.

— Oh ! je ne crains que pour vous et pour Pedro, mon brave Antoine, dit Mariquita ; quant à moi, j’ai confiance dans mon bon ange gardien.

À peine Mariquita achevait-elle de faire cette réponse, qu’un cri épouvantable et qui la fit tressaillir, s’éleva dans les airs ; ce cri était poussé par les Peaux-Rouges, qui venaient d’apercevoir enfin leurs prisonniers.

— Le feu aux herbes, Pedro ! s’écria Antoine ; le feu aux herbes !… Vite ! vite ! dépêchez-vous !…

Antoine, joignant l’action à la parole, se précipita lui-même, sa mèche soufrée à la main, vers les meules qu’il avait élevées, et auxquelles il mit rapidement le feu, tandis que Pedro incendiait du côté opposé les remparts d’herbes sèches.

Il est impossible de se figurer, à moins que l’on n’ait été soi-même témoin d’un fait semblable, la rapidité fabuleuse avec laquelle l’incendie se communique dans les déserts du Mexique ; car les herbes et les plantes qui s’y trouvent, sans cesse desséchées par un soleil ardent, n’attendent qu’une étincelle pour s’enflammer. À peine Antoine et Pedro s’étaient-ils servis de leurs mèches, que déjà des tourbillons de flammes se dressaient en rugissant vers le ciel. Les Peaux-Rouges, surpris par cet incendie, auquel ils ne s’attendaient pas, hésitèrent un moment pour savoir s’ils devaient avancer ou reculer ; mais cette hésitation leur fut fatale, car, lorsqu’ils comprirent l’impossibilité où ils se trouvaient d’arriver jusqu’à leurs prisonniers et qu’ils songèrent à la retraite, l’incendie, dans toute sa fureur, se mit à les poursuivre avec une telle rapidité, qu’il devint évident que cette retraite ne pourrait plus les sauver de la mort. Quelque féroces et impitoyables que fussent ces Peaux-Rouges, Mariquita n’en éprouva pas moins un douloureux sentiment de compassion en entendant les hurlements de rage et de douleur poussés par ceux que l’incendie étreignait dans ses bras de flammes, et qui mouraient d’une si terrible façon.

Mais ce que ni Antoine, ni Pedro, ni Mariquita avaient remarqué, c’est qu’au moment de l’hésitation éprouvée par les sauvages, un Peau-Rouge qui se trouvait à leur tête avait bravement lancé son cheval en avant, en lui faisant exécuter un bond prodigieux, au milieu de l’incendie ; or, ce Peau-Rouge était Yaki-le-Terrible.

— Nous somimes maintenant sauvés, ma bien-aimée Mariquita, sauvés, sauvés ! s’écria enfin Pedro avec une joie délirante et en prenant dans ses bras sa sœur qu’il combla de caresses.

— Remerciez-en Dieu ! dit Antoine d’une voix grave en élevant au ciel ses yeux humides de larmes de reconnaissance.

— Dieu et vous, mon bon Antoine, répondit Pedro en courant vers le brave chasseur pour l’embrasser, Dieu et vous, je le répète, car c’est vous, Antoine, que Dieu nous a envoyé pour ange gardien.

Pedro étendait ses bras pour embrasser Antoine, lorsque celui-ci le repoussa si brusquement que le pauvre enfant trébucha sur ses pieds et alla tomber dix pas plus loin. Au même instant un coup de carabine retentit et Antoine roula aussi par terre. C’était Yaki qui venait de faire feu. Dire l’expression de joie féroce que refléta le hideux visage du chef Indien en voyant son ennemi abattu, serait chose impossible ; il faudrait pour cela disposer au lieu d’une plume, d’un pinceau.

— Victoire et vengeance ! s’écria-t-il d’une voix rauque et furieuse ; la grande Face-Pâle est tuée et je n’ai plus qu’un enfant à combattre.

Yaki se précipita aussitôt le couteau à la main sur Pedro ; mais le courageux enfant n’était pas aussi à dédaigner que l’avait supposé le Peau-Rouge, car, reculant d’un pas sans paraître le moins du monde effrayé, il leva sa carabine et fit feu. Yaki poussa un hurlement de rage et de douleur, il essaya de se jeter de nouveau sur Pedro, mais, malgré la fureur qui l’animait, il chancela, sans pouvoir avancer, et finit enfin par s’appuyer sur ses genoux. La balle de Pedro lui avait brisé la jambe. Yaki, dans cette position critique, ne perdit pas son sang-froid, car, saisissant de suite sa carabine qui était à ses pieds, il se mit à la recharger avec promptitude. Pedro s’empressa de l’imiter ; mais malheureusement pour lui Yaki avait pris l’avance, de façon que l’indien en était déjà à mettre l’amorce à son arme que Pedro n’avait pas encore chargé la sienne. Déjà Yaki ajustait son jeune et malheureux ennemi, quand un violent coup qu’il reçut sur son bras fit voler sa carabine à vingt pas et sauva la vie à Pedro. C’était Antoine qui, s’étant relevé, venait d’asséner au Peau-Rouge un furieux coup de crosse.


Yaki, en voyant Antoine qu’il croyait avoir tué, debout devant lui, éprouva un moment de frayeur inexprimable ; quant à Pedro, il poussa un cri de joie : — Êtes-vous blessé dangereusement, Antoine ? demanda-t-il.

— Ni légèrement, ni dangereusement, répondit celui-ci, je ne suis pas blessé du tout. La balle de cette bête féroce s’est aplatie sur ma poudrière, et c’est seulement la violence du coup qui m’a renversé. Mais, faites-moi un plaisir, Pedro, ajouta Antoine, éloignez-vous d’ici avec Mariquita ; j’ai un compte à régler avec cet infâme Gabilan, et je ne voudrais pour rien au monde que votre sœur fût attristée par la façon dont finira peut-être notre discussion.

— Mais ne craignez-vous point quelque nouvelle trahison de sa part ? demanda Pedro.

— Oh ! soyez tranquille, je ne le quitterai point de l’œil, dit Antoine ; seulement veillez ramasser sa carabine qui est à terre et l’emporter avec vous.

Pedro, après avoir ramassé l’arme du Peau-Rouge, prit sa petite Mariquita par le bras, puis s’éloigna sans ajouter la moindre réflexion, car Dieu sait s’il avait confiance dans Antoine !

— Écoute-moi avec attention, Gabilan, dit Antoine lorsqu’il se trouva seul avec le chef Indien. Je n’ai point de temps à perdre et mes paroles seront graves.

— Je t’écoute ; parle, répondit froidement Indien.

— Gabilan, ta conduite a été infâme. Elevé sous le toit hospitalier de madame Urraca, tu as reconnu les bienfaits dont elle t’avait comblé par la plus noire ingratitude : par l’incendie, le pillage et presque par l’assassinat. À mes yeux tu mérites la mort, Gabilan ; mais, comme un homme, à moins que ce ne soit pour sa défense, n’a point le droit de verser le sang de ses semblables, voici ce que je te propose : je vais te lier solidement les mains, puis je t’emmènerai avec moi jusqu’à ce que nous arrivions à quelqu’endroit habité, où je te livrerai à la justice. À présent si tu refuses ma proposition, et que tu ne veuilles pas affronter les chances d’un jugement, je trouve ma conscience à l’abri de tout reproche, et je te tue ici même, ainsi que je ferais pour un serpent on pour un tigre : choisis.

— Voici mes mains, répondit tranquillement Yaki, attache-les, et emmène-moi. La justice prononcera sur mon sort.

Antoine retira aussitôt le boyau qui lui servait à suspendre sa poudrière à son col, et approcha de Yaki, mais, au moment où il allait lui lier les mains, l’Indien poussa un cri de joie féroce et lui donna un coup de couteau.

— Assassin ! s’écria Antoine, qui, se tenant heureusement sur ses gardes, avait fait un saut en arrière et évité ainsi le coup mortel qui lui était destiné. Assassin ! j’ai fait ce que mon devoir m’ordonnait de faire. Àprésent, tu vas mourir.

Antoine, après avoir prononcé ces paroles d’un ton grave, presque solennel, leva sa lourde carabine, puis, la laissa retomber avec une si grande force sur la tête de Yaki, que le Peau-Rouge roula par terre comme sil eût été frappé par la foudre.

Le brave chasseur le considéra un moment en silence : il lui avait fendu la tête en deux et mis à jour la cervelle. Yaki était ainsi hideux à voir.

— Allons, dit-il après cette courte contemplation et tout en essuyant le crosse ensanglantée de sa carabine, il a bien mérité la mort, et je n’ai rien à me reprocher… Au total, je ne l’ai tué que pour ma propre défense.

Antoine s’en fut alors rejoindre Mariquita et Pedro, qui l’attendaient avec une grande impatience, et qui l’interrogèrent dès qu’ils l’aperçurent.

— Yaki est mort, répondit simplement Antoine, sans entrer dans aucun détail ; ne parlons plus de cela, je vous prie, et occupons-nous plutôt d’allumer du feu pour la nuit. — Ah ! à propos, Pedro, ajouta Antoine, je vous demande bien pardon de vous avoir bousculé si brutalement tout à l’heure, mais je venais d’apercevoir Yaki qui vous mettait en joue, et je n’ai eu que le temps de vous repousser pour prendre votre place et recevoir le coup qui vous était destiné ; ne m’en veuillez donc pas.

Pedro, pour toute réponse, sauta au cou d’Antoine et l’embrassa avec transport.

XVI

CONCLUSION.


Nous n’avons pas l’intention de raconter, jour par jour, le retour de nos personnages à travers les mêmes déserts qu’il avaient déjà parcourus une fois ; il nous semble également inutile d’ajouter que Pedro et Antoine eurent pour Mariquita tous les soins qu’elle eût pu recevoir de la plus tendre des mères. Aucun événement extraordinaire ou remarquable ne vint entraver la marche de nos amis ; seulement la faiblesse de Mariquita la rendit plus longue, et ce ne fut qu’après quinze jours de voyage qu’ils aperçurent enfin la ferme de madame Urraca. Dire l’impression profonde que leur causa cette vue, me serait impossible ; tous trois, sans se dire une parole, tombèrent d’un commun accord à genoux pour remercier Dieu.

À peine avaient-ils fait quelques pas, après leur prière, que Mariquita saisit avec force le bras de son frère, et lui désigna de la main, car elle était trop émue pour pouvoir parler, une femme qui, triste et pensive, se promenait à l’écart.

— Notre mère ! s’écria Pedro hors de lui.

Madame Urraca, car c’était bien elle, tressaillit à cette voix chérie, puis levant les yeux elle reconnut ses enfants. L’expression d’un bonheur surhumain se peignit sur son visage.

— Mariquita !… Pedro !… s’écria-t-elle en chancelant d’émotion !

Mariquita et Pedro, s’élançant vers elle, la reçurent dans leurs bras.

Antoine contempla en essuyant une larme furtive cet heureux groupe, composé de la mère et des enfants dont les bras s’entrelaçaient, et qui semblaient ne plus faire qu’une seule personne.

— Hélas ! je suis sans famille, moi ! pensa-t-il pour la première fois de sa vie avec désespoir.

Une heure plus tard, le bruit de l’arrivée de Pedro et de Mariquita s’était répandu à dix lieues à la ronde, et tous les fermiers des environs accouraient pour les voir. Mariquita était le premier exemple d’une victime arrachée aux Indiens. Aussi les compliments que l’on prodiguait à Pedro ne tarissaient-ils pas ; mais l’excellent enfant se contentait de répondre :

— Sans Antoine, je ne serais jamais revenu… C’est à lui seul que l’on doit la délivrance de ma sœur.

La troisième fois que Pedro répéta cette phrase, Antoine se leva, prit sa carabine ; puis, couvrant d’un même regard d’indicible tendresse toute l’heureuse famille :

— Adieu, chers enfants, s’écria-t-il, pensez quelquefois à moi ; je pars.

— Vous partez ! s’écrièrent Pedro et Mariquita atterrés. Et pourquoi donc, Antoine ?

— Parce que, pauvre enfant perdu que je suis, répondit Antoine, la vue de votre bonheur me fait mal, et me retire toute énergie et tout courage.

— Mais vous êtes mon fils, Antoine ! s’écria madame Urraca, en retenant le chasseur, et je ne vous laisserai pas partir.

— Mais vous êtes notre frère, Antoine ! dirent Pedro et Mariquita en lui sautant au cou.

Antoine, en proie à une émotion délicieuse et plus forte que sa volonté, laissa couler librement ses larmes.

— Eh bien ! oui, je serai pour vous un fils et un frère, dit-il d’une voix étouffée par la joie. Puis, levant les yeux au ciel, il ajouta avec une profonde expression de reconnaissance :

— Oh ! mon Dieu ! c’est trop de bonheur ! qu’ai-je donc fait pour le mériter ?

— Votre devoir, mon frère, dit Pedro ; or, souvenez-vous donc de ce que vous m’avez si souvent recommandé vous-même : que le bonheur se trouve toujours dans l’accomplissement du devoir.

FIN DES PEAUX-ROUGES.
  1. Le serpent à sonnettes est ainsi nommé parce qu’il a sous sa queue, qui est plate, des espèces d’ampoules en écaille qui, lorsqu’il rampe, font entendre un certain bruissement, assez semblable au son que produirait un grelot qu’on entendrait dans le lointain.
  2. Connu en histoire naturelle sous le nem de l’ours féroce. — Ursus ferox. — Ursus horribilis.