Les Petites Comédies du vice/Le Rôtisseur dans l’embarras

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Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 87-99).


L’AVARICE


LE RÔTISSEUR DANS L’EMBARRAS
(L’AVARICE.)

SCÈNE PREMIÈRE

MONSIEUR ET MADAME FRAICHOT
(La scène se passe, le lundi gras, dans l’arrière-boutique de M. Fraichot, le plus fort rôtisseur de son arrondissement. Ce digne commerçant est en train de compulser son grand-livre.)

M. Fraichot, lisant d’un ton larmoyant. — En 1865, la recette s’élevait à quatre mille cinq cent douze francs, les vingt pour cent de bénéfices se montent à neuf cents francs.

Mme Fraichot, avec un sanglot. — Quel malheur !

M. Fraichot, d’une voix lugubre. — Faisons maintenant le compte de 1866 !

518 oies grasses à cinq francs 2 590 fr.
244 poulets à trois francs 732
225 dindes à six francs 1 350
192 pigeons à deux francs 384

5 056 fr.

En ne tenant pas compte de la vente des « abatis » qui couvrent nos frais du jour, les vingt pour cent accusent un bénéfice net de mille francs. (Avec rage) Fatalité ! fatalité !

Mme Fraichot, que la douleur fait bégayer. — La moyenne par année est donc de neuf cent cinquante francs !!! (Elle éclate). Affreuse catastrophe !

M. Fraichot, avec désespoir. — La Providence s’est détournée de nous !

(Les deux époux pleurent en silence.)

Scène II

LES MÊMES, MADAME CAMBOURNAC

Mme Cambournac, entrant. — Que vois-je ! madame Fraichot, de l’eau plein les yeux ! Vous voulez donc y élever des poissons rouges ?

Mme Fraichot. — Ah ! mame Cambournac, ignorez-vous le malheur qui nous tombe dessus ?

M. Fraichot. — Vous savez bien, le vieux cousin qui vivait avec nous ?

Mme Cambournac. — Oui, ce vieux sans âge, et si laid que les juments pleines détournaient la tête. Eh bien ?

M. Fraichot, éclatant. — Défunt ! pour toujours !

Mme Cambournac. — Comment ! vrai ? il est mort !… et pourquoi ? Exprès alors ?

M. Fraichot. — Un caprice ! hier, tout doucement… au moment où le gazier tintait pour éteindre le gaz.

Mme Fraichot. — Il a fait comme ça : Pfuiii ! Moi, je croyais qu’il avait trop mangé ; pas du tout, il rendait son âme.

Mme Cambournac. — Ô le pauvre cher homme !

M. Fraichot. — Maintenant faut être juste et dire que, depuis l’âge de vingt ans, il était privé de toutes les joies de ce monde.

Mme Cambournac. — Il était eunuque ?

M. Fraichot. — Non, il était sourd, mais ça ne le gênait pas pour son état de dentiste.

Mme Cambournac. — Ça ne fait rien, je comprends que vous le pleuriez.

Mme Fraichot, avec un profond étonnement. — Oh ! mais vous n’y êtes pas, madame Cambournac ! les quinze cents livres de rentes qu’il nous laisse nous empêchent de le regretter ; vous n’y êtes pas (pleurant), ça n’est pas ça.

Mme Cambournac. — Quoi donc, alors ?

M. Fraichot. — Il est parti hier dimanche gras ; aujourd’hui les formalités ont lieu et il faudra l’enterrer demain mardi gras. Comprenez-vous maintenant, madame Cambournac ? MARDI GRAS !!! c’est-à-dire le meilleur jour de l’année pour notre commerce ! Une recette forcée !

Mme Fraichot. — Et il faudra fermer la boutique ! clore le four ! arrêter la broche ! (Avec désespoir.) Ah ! le ciel est sévère pour nous.

M. Fraichot. — Un jour qui, depuis six ans, nous donnait un bénéfice moyen de mille francs ? — et notez bien que j’oublie exprès 1858 où notre concurrent du carrefour, le matin même, eut le bonheur de se pendre, ce qui nous a donné une recette exceptionnelle que je n’espère plus ; car c’est une de ces chances qui ne se représentent pas deux fois dans la vie d’un homme !

Mme Fraichot. — Oui, mais nous payons bien ça aujourd’hui ! — Toutes nos provisions étaient faites, sans parler des vieux rôtis de la boutique qui patientaient toujours avec l’espoir de partir au mardi gras !

M. Fraichot. — Nous voici, jusqu’à Pâques, avec douze cents volailles sur le dos qui n’hésiteront pas à se défraîchir.

Mme Cambournac. — Si on demandait à retarder la cérémonie jusqu’à mercredi ?

M. Fraichot. — J’ai envoyé l’apprenti chez l’autorité, malheureusement on refusera ! Le pauvre cousin se dépêche trop. (Avec regret.) Il avait bien raison, le pauvre cher homme, quand, depuis trente ans, il nous disait que rien ne se conservait dans sa chambre !


Scène III

LES MÊMES, L’APPRENTI

L’apprenti. — Patron, l’autorité a dit qu’il fallait agir sans délais.

Les deux époux, avec désespoir. — Mille francs perdus !!!

M. Fraichot, avec sincérité. — Je ne suis pas un prodigue, moi ! mais je donnerais bien de grand cœur neuf cents francs pour sauver le reste ! Même neuf cent cinquante francs !

Mme Cambournac, s’écriant. — Ah ! ah ! il me vient une idée !

Tous. — Laquelle ?

Mme Cambournac. — Si on l’embaumait… Comme ça il pourrait temporiser, c’t homme — et on n’aurait rien à dire.

M. Fraichot, avec élan du cœur. — Ah ! madame Cambournac, vous êtes la manne qui nous tombe du ciel ! (À l’apprenti) Ne fais qu’un saut chez l’embaumeur !

(L’apprenti prend sa course.)

Scène IV

LES MÊMES, MOINS L’APPRENTI

Mme Fraichot. — Qu’est-ce que ça va pouvoir nous coûter ?

Mme Cambournac. — Je ne sais au juste, mais ça ne dépassera pas trois cents francs !

M. Fraichot. — Trois cents francs ! Ça me paraît cher !

Mme Cambournac. — Vous offriez tout à l’heure neuf cents et neuf cent cinquante francs !

M. Fraichot. — Je ne dis pas le contraire ; mais je ne suis pas prodigue, je le répète, et trois cents francs ça me paraît beaucoup d’argent… beaucoup trop d’argent !

Mme Cambournac, d’un ton froissé. — Ah ! dites donc, vous, je donne mon idée, moi, mais je ne gagne pas dessus.

M. Fraichot. — Je le sais, madame Cambournac ; seulement il n’est pas défendu d’aller à l’économie, n’est-ce pas ?

Mme Cambournac, avec colère. — Au fait, je suis bien bonne ! Faites-en ce que vous voulez de votre parent, je m’en bats l’œil (S’animant.) Pourquoi ne le mettez-vous pas tout de suite dans l’huile, comme les sardines… ou dans la graisse d’oie, ça conserve aussi ? Pendant que vous y êtes, monsieur Fraichot, employez le procédé pour conserver les légumes qu’on fait sécher au four.

M. Fraichot. — J’y pensais à l’instant ; mais si nous travaillons, nous aurons besoin de notre four…

Mme Cambournac, avec ironie. — C’est fort malheureux, ma foi ! Car sans ça vous empochiez vos fameux trois cents francs !

Mme Fraichot. — Il me semble, Hector, que madame vous a indiqué un prix raisonnable…

M. Fraichot, s’emportant. — Toi, Eudoxie, tu ferais mieux de te taire ! Elle a dit trois cents francs au hasard, comme elle aurait tout aussi bien dit deux cents ! Elle n’en connaît pas plus que nous là-dessus. — Ça n’en coûte peut-être que cinquante ; qu’en sais-tu ?… Avant de jeter l’argent par les fenêtres, au moins faut-il se rendre compte… Il n’y a pas de loi qui empêche de compter, il me semble !

L’apprenti, accourant. — Patron, v’là le saleur !

(Entrée de l’embaumeur, qui apporte son matériel.)

Scène V

LES MÊMES, L’EMBAUMEUR

L’embaumeur. — C’est bien ici qu’on a réclamé mes soins pour un sujet à perpétuer ? (À Fraichot) Monsieur est le parent ?

M. Fraichot. — Oui, docteur ; je voudrais savoir ce que…

L’embaumeur, l’interrompant. — Monsieur, nous avons d’abord l’embaumement historique pour souverains. Il est accompagné de procès verbaux sur parchemin et de monnaies au millésime qui suivent le corps. Il se fait avec solennité, en présence de nombreux et notables témoins. Les instruments injecteurs sont en argent. Son prix est de vingt mille francs. Ce n’est pas là, sans vous offenser, votre affaire.

Nous avons ensuite l’embaumement d’étagère, pour souverains de petits duchés et riches particuliers ; il est très demandé par les étrangers.

Le sujet, préparé avec soin, est placé sous un châssis en verre et peut rester ainsi exposé dans la galerie des ancêtres de son château, en ayant soin toutefois de lui éviter le soleil et les variations trop subites de température. Ce travail est du prix de trois mille francs. Ces deux manières de procéder forment le genre grandiose.

M. Fraichot. — Moi, je voudrais du petitdiose.

L’embaumeur. — Nous avons alors le travail fait en vue de l’inhumation. Il peut conserver trois siècles et plus. Moi je garantis la conservation et j’engage ma signature. C’est l’embaumement de confiance, du prix de mille francs. — Trois cents ans, songez-y ! — Ce genre vous plaît-il ?

M. Fraichot. — Oui, et si vous en donnez au détail, je vous en demanderai pour dix francs, attendu qu’il me faut un tout petit embaumement provisoire de trois jours.

L’embaumeur, avec raideur. — Je n’opère pas pour moins d’un an, et alors je prends cent francs.

M. Fraichot. — Je m’adresserai à un autre.

L’embaumeur, avec ironie. — Je n’avais qu’un collègue, et je l’ai embaumé ce matin. Vous décidez-vous pour cent francs ?

M. Fraichot. — C’est trop cher pour nos moyens.

Mme Fraichot, bas à son mari. — Vois-tu, Hector, à vouloir trop gagner, tu nous feras tout perdre.

M. Fraichot, bas. — Mêle-toi de ce qui te regarde. (Haut.) Docteur, est-ce votre dernier prix ?

L’embaumeur, qui se dirige vers la porte. — Oui, cent francs. À un prix plus bas j’y perds, surtout si vous tenez à avoir de l’acétate d’alumine.

M. Fraichot. — Mais je n’y tiens pas le moins du monde.

L’embaumeur, revenant. — Alors, si vous voulez bien vous contenter de simples injections d’eau, d’alun, de sel et de nitre, je puis vous passer le tout à soixante-dix francs.

M. Fraichot. — Tenez, docteur, moi, je suis rond en affaires ; topez-là pour cinquante francs, et c’est marché conclu.

L’embaumeur. — Partageons la poire à soixante francs.

M. Fraichot. — Non, cinquante francs, je n’ai qu’une parole.

L’embaumeur. — Alors, adieu, je ne travaille pas à perte.

Mme Fraichot, bas à son mari. — Ajoute les dix francs, ou nous allons perdre la recette.

M. Fraichot, entêté. — Je te répète de te mêler de ce qui te regarde.

Mme Fraichot. — Écoute, Hector, depuis huit ans tu promets toujours de me faire voir le Courrier de Lyon ; donne les dix francs à monsieur et je te tiens quitte du Courrier.

M. Fraichot. — Tu t’y engages devant madame Cambournac ?

Mme Fraichot. — Je le jure.

M. Fraichot. — Allons, je fais ce que tu veux. (À l’apprenti.) Conduis monsieur là-haut, et ne touche pas au sucrier.

Scène VI

LES MÊMES, MOINS L’EMBAUMEUR

M. Fraichot. — C’était un sacrifice à faire, mais notre recette de demain est sauvée.

Mme Fraichot. — Après tout, le cousin nous laisse quinze cents francs de rentes, nous devions nous montrer bons parents.

M. Fraichot. — Comme ça, mercredi, à tête reposée, nous le conduirons à Montmartre.

Mme Cambournac, avec un bond de surprise. — De quoi ? à Montmartre ! Est-ce que vous allez maintenant le mettre à Montmartre ?

M. Fraichot. — Pourquoi pas ?

Mme Cambournac. — Vous allez le planter là ! Dans un terrain où tout s’abîme ! Portez-moi-le donc au Père-Lachaise ; à la bonne heure ! voilà un cimetière qui conserve ! Tout le monde vous le dira.

M. Fraichot. — Au fait, vous avez raison.

Mme Cambournac. — Quand on a dépensé de l’argent, on n’est pas fâché d’en profiter.

M. Fraichot. — Vous m’ouvrez l’œil et j’aviserai.

Mme Fraichot. — Il est bien longtemps là-haut, le docteur.

M. Fraichot. — Tant mieux ! voyez-vous, il est nouveau dans le quartier, et il sait que, connaissant beaucoup de monde, nous pouvons lui procurer une jolie clientèle ; je suis sûr qu’il va se piquer d’amour-propre et que, sans nous le dire, il va nous fourrer de son fameux acétate d’alumine qui est si cher.

Mme Fraichot. — Oh !… comme tu connais les hommes !

M. Fraichot, tout joyeux. — Une chose qui me console, c’est que nous avons été au meilleur marché possible.

Mme Cambournac. — On voit bien que vous êtes de Normandie.

Scène VII

TOUS LES PERSONNAGES

L’embaumeur. — C’est fini.

Les deux époux, avec désespoir. — Pauvre cousin !

L’embaumeur. — C’est soixante francs que vous me devez.

M. Fraichot. — Les voici (Avec un sourire.) Avouez que vous êtes heureux d’avoir affaire à un honnête homme ? Car enfin je ne vous avais pas signé de papier !

Mai 1867.