Les Petites Filles modèles/14

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Hachette (p. 133-139).



XIV

DÉPART


Sophie avait peur de rentrer au salon. Elle pria ses amies d’entrer les premières pour que sa belle-mère ne l’aperçût pas ; mais elle eut beau se cacher derrière Camille, Madeleine et Marguerite, elle ne put échapper à l’œil de Mme Fichini, qui s’écria :

« Comment oses-tu revenir au salon ? Crois-tu que je laisserai dîner à table une voleuse, une menteuse comme toi ?

— Madame, répliqua courageusement Madeleine, Sophie est innocente ; nous savons maintenant qui a bu votre vin ; elle a dit vrai en vous assurant que ce n’était pas elle.

— Ta, ta, ta, ma belle petite ; elle vous aura conté quelque mensonge ; je la connais, allez, et je la ferai dîner dans sa chambre.

— Madame, dit à son tour Marguerite avec colère, c’est vous qui êtes méchante ; Sophie est très bonne ; c’est Palmyre qui a bu le vin, et Sophie a demandé pardon à sa maman qui voulait la fouetter, et vous avez voulu battre la pauvre Sophie sans vouloir l’écouter, et j’aime Sophie, et je ne vous aime pas. »

Madame Fichini, riant avec effort.

Bravo, la belle ! vous êtes bien polie, bien aimable en vérité ! Votre histoire de Palmyre est bien inventée.

Camille.

Marguerite dit vrai, madame ; Palmyre a apporté des herbes dans votre cabinet, a bu votre vin, a sauté par la fenêtre, et s’est donné une entorse ; elle a tout avoué à sa maman, qui voulait la fouetter et qui lui a pardonné, grâce aux supplications de Sophie. Vous voyez, madame, que Sophie est innocente, qu’elle est très bonne, et nous avons toutes beaucoup d’amitié pour elle.

Madame de Rosbourg.

Vous voyez aussi, madame, que vous avez puni Sophie injustement et que vous lui devez un dédommagement. Vous disiez tout à l’heure que vous désiriez partir promptement, et que Sophie vous gênait pour faire vos paquets : voulez-vous nous permettre de l’emmener ce soir ? Vous auriez ainsi toute liberté pour faire vos préparatifs de voyage.

Mme Fichini, honteuse d’avoir été convaincue d’injustice envers Sophie devant tout le monde, n’osa pas refuser la demande de Mme de Rosbourg, et, appelant sa belle-fille, elle lui dit d’un air maussade :

« Vous partirez donc ce soir, mademoiselle ; je vais faire préparer vos effets. (Sophie ne peut dissimuler un mouvement de joie.) Je pense que vous êtes enchantée de me quitter ; comme vous n’avez ni cœur ni reconnaissance, je ne compte pas sur votre tendresse, et vous ferez bien de ne pas trop compter sur la mienne. Je vous dispense de m’écrire, et je ne me tuerai pas non plus à vous donner de mes nouvelles, dont vous vous souciez autant que je me soucie des vôtres. (Se tournant vers ces dames.) Allons dîner, chères dames ; à mon retour, je vous inviterai avec tous nos voisins ; je vous ferai la lecture de mes impressions de voyage ; ce sera charmant. »

Et ces dames, suivies des enfants, allèrent se mettre à table. Sophie profita, comme d’habitude, de l’oubli de sa belle-mère pour manger de tout ; cet excellent dîner et la certitude d’être emmenée le soir même par Mme de Fleurville achevèrent d’effacer la triste impression de la scène du matin.

Après dîner, les petites allèrent avec Sophie dans le petit salon où étaient ses joujoux et ses petites affaires ; elles firent un paquet d’une poupée et de son trousseau, qui était assez misérable ; le reste ne valait pas la peine d’être emporté.

Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, qui attendaient avec impatience le moment de quitter Mme Fichini, demandèrent leur voiture.

Madame Fichini.

Comment ! déjà, mes chères dames ? Il n’est que huit heures.

Madame de Fleurville.

Je regrette bien, madame, de vous quitter si tôt, mais je désire rentrer avant la nuit.

Madame Fichini.

Pourquoi donc avant la nuit ? La route est si belle ! et vous aurez clair de lune.

Madame de Rosbourg.

Marguerite est encore bien petite pour veiller ; je crains qu’elle ne se trouve fatiguée.

Madame Fichini.

Ah ! mesdames, pour la dernière soirée que nous passons ensemble, vous pouvez bien faire un peu veiller Marguerite.

Madame de Rosbourg.

Nous sommes bien fâchées, madame, mais nous tenons beaucoup à ce que les enfants ne veillent pas.

Un domestique vient avertir que la voiture est avancée. Les enfants mettent leurs chapeaux ; Sophie se précipite sur le sien et se dirige vers la porte, de peur d’être oubliée ; Mme Fichini dit adieu à ces dames et aux enfants ; elle appelle Sophie d’un ton sec.

« Venez donc me dire adieu, mademoiselle. Vilaine sans cœur, vous avez l’air enchantée de vous en aller ; je suis bien sûre que ces demoiselles ne quitteraient pas leur maman sans pleurer.

— Maman ne voyagerait pas sans moi, certainement, dit Marguerite avec vivacité, ni Mme de Fleurville sans Camille et Madeleine ; nous aimons nos mamans parce qu’elles sont d’excellentes mamans ; si elles étaient méchantes, nous ne les aimerions pas. »

Sophie trembla, Camille et Madeleine sourirent. Mmes de Fleurville et de Rosbourg se mordirent les lèvres pour ne pas rire, et Mme Fichini devint rouge de colère ; ses yeux brillèrent comme des chandelles ; elle fut sur le point de donner un soufflet à Marguerite, mais elle se contint, et, appelant Sophie une seconde fois, elle lui donna sur le front un baiser sec et lui dit en la repoussant :

« Je vois, mademoiselle, que vous dites de moi de jolies choses à vos amies ! prenez garde à vous ; je reviendrai un jour ! Adieu ! »

Sophie voulut lui baiser la main ; Mme Fichini la frappa du revers de cette main en la lui retirant avec colère. La petite fille s’esquiva et monta avec précipitation dans la voiture.

Mmes de Fleurville et de Rosbourg dirent un dernier adieu à Mme Fichini, se placèrent dans le fond de la voiture, firent mettre Camille sur le siège, Madeleine, Sophie et Marguerite sur le devant, et les chevaux partirent. Sophie commençait à respirer librement, lorsqu’on entendit des cris : Arrêtez ! arrêtez ! La pauvre Sophie faillit s’évanouir ; elle craignait que sa belle-mère n’eût changé d’idée et ne la rappelât. Le cocher arrêta ses chevaux : un domestique accourut tout essoufflé à la portière et dit :

« Madame… fait dire… à Mlle Sophie… qu’elle a… oublié… ses affaires…, qu’elle ne les recevra que demain matin…, à moins que Mademoiselle n’aime mieux revenir… coucher à la maison. »

Sophie revint à la vie ; dans sa joie, elle tendit la main au domestique :

« Merci, merci, Antoine ; je suis fâchée que vous vous soyez essoufflé à courir si vite. Remerciez bien ma belle-mère ; dites-lui que je ne veux pas la déranger, que j’aime mieux me passer de mes affaires, que je les attendrai demain chez Mme de Fleurville. Adieu, adieu, Antoine. »

Mme de Fleurville, voyant l’inquiétude de Sophie, ordonna au cocher de continuer et d’aller bon train ; un quart d’heure après, la voiture s’arrêtait devant le perron de Fleurville, et l’heureuse Sophie sautait à terre, légère comme une plume et remerciant Dieu et Mme de Fleurville du bon temps qu’elle allait passer près de ses amies.

Mme de Fleurville la recommanda aux soins des deux bonnes ; il fut décidé qu’elle coucherait dans la même chambre que Marguerite, et elle y dormit paisiblement jusqu’au lendemain.