Les Petites Filles modèles/16

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Hachette (p. 149-163).

XVI

LE CABINET DE PÉNITENCE


Une heure après, Camille, Madeleine et Marguerite revinrent savoir des nouvelles de Sophie ; elles avaient leurs chapeaux et des robes propres.

Sophie.

Pourquoi vous êtes-vous habillées ?

Camille.

Pour aller goûter chez Mme de Vertel ; tu sais que nous devons y cueillir des cerises.

Madeleine.

Quel dommage que tu ne puisses pas venir, Sophie ! nous nous serions bien plus amusées avec toi.

Marguerite.

L’année dernière, c’était si amusant ! on nous faisait grimper dans les cerisiers, et nous avons cueilli des cerises plein des paniers, pour faire des confitures, et nous en mangions tant que nous en voulions ; seulement nous ne nous sommes pas donné d’indigestion, comme tu as fait ce matin avec ton cassis.

Madeleine.

Ne lui parle plus de son cassis, Marguerite : tu vois qu’elle est honteuse et fâchée.

Sophie.

Oh oui ! je suis bien fâchée d’avoir été si gourmande ; une autre fois, bien certainement que je n’en mangerai qu’un peu, puisque je serai sûre de pouvoir en manger le lendemain et les jours suivants. C’est que je n’ai pas l’habitude de manger de bonnes choses ; et, quand j’en trouvais, j’en mangeais autant que mon estomac pouvait en contenir ; à présent je ne le ferai plus : c’est trop désagréable d’avoir mal au cœur ; et puis c’est honteux.

Marguerite.

C’est vrai ; maman me dit toujours que lorsqu’on s’est donné une indigestion, on ressemble aux petits cochons.

Cette comparaison ne fut pas agréable à Sophie, qui commençait à se fâcher et à s’agiter dans son lit ; Madeleine dit tout bas à Marguerite de se taire, et Marguerite obéit. Toutes trois embrassèrent Sophie et allèrent attendre leurs mamans sur le perron. Quelques minutes après, Sophie entendit partir la voiture. Elle s’ennuya pendant deux heures, au bout desquelles elle obtint de la bonne la permission de se lever ; ses amies rentrèrent peu de temps après, enchantées de leur matinée ; elles avaient cueilli et mangé des cerises ; on leur en avait donné un grand panier à emporter.

Le lendemain, Camille dit à Sophie :

« Et sais-tu, Sophie, que ce soir nous ferons des confitures de cerises ? Mme de Vertel nous a fait voir comment elle les faisait ; tu nous aideras, et maman dit que ces confitures seront à nous, puisque les cerises sont à nous, et que nous en ferons ce que nous voudrons.

— Bravo ! dit Sophie ; quels bons goûters nous allons faire !

Madeleine.

Il faudra en donner à la pauvre femme Jean, qui est malade et qui a six enfants.

Sophie.

Tiens, c’est trop bon pour une pauvre femme !

Camille.

Pourquoi est-ce trop bon pour la mère Jean, quand ce n’est pas trop bon pour nous ? Ce n’est pas bien ce que tu dis là, Sophie.

Sophie.

Ah ! par exemple ! Vas-tu pas me faire croire que la femme Jean est habituée à vivre de confitures ?

Camille.

C’est précisément parce qu’elle n’en a jamais que nous lui en donnerons quand nous en aurons.

Sophie.

Pourquoi ne mange-t-elle pas du pain, des légumes et du beurre ? Je ne me donnerai certainement pas la peine de faire des confitures pour une pauvresse.

Marguerite.

Et qui te demande d’en faire, orgueilleuse ? Est-ce que nous avons besoin de ton aide ? ne vois-tu pas que c’est pour s’amuser que Camille t’a proposé de nous aider ?

Sophie.

D’abord, mademoiselle, il y a des cerises qui sont pour moi là-dedans ; et j’ai droit à les avoir.

Marguerite.

Tu n’as droit à rien ; on ne t’a rien donné ; mais, comme je ne veux pas être gourmande et avare comme toi, tiens, tiens.

En disant ces mots, Marguerite prit une grande poignée de cerises et les lança à la tête de Sophie, qui, déjà un peu en colère, devint furieuse en les recevant ; elle s’élança sur Marguerite et lui donna un coup de poing sur l’épaule. Camille et Madeleine se jetèrent entre elles pour empêcher Marguerite de continuer la bataille commencée. Madeleine retenait avec peine Sophie, pendant que Camille maintenait Marguerite et lui faisait honte de son emportement. Marguerite s’apaisa immédiatement et fut désolée d’avoir répondu si vivement à Sophie ; celle-ci résistait à Madeleine et voulait absolument se venger de ce qu’on lui avait lancé des cerises à la figure.

« Laisse-moi, criait-elle, laisse-moi lui donner autant de coups que j’ai reçu de cerises à la tête ; lâche-moi, ou je te tape aussi. »

Les cris de Sophie, ajoutés à ceux de Camille et de Madeleine, qui l’exhortaient vainement à la douceur, attirèrent Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville ; elles parurent au moment où Sophie, se débarrassant de Camille et de Madeleine par un coup de pied et un coup de poing, s’élançait sur Marguerite qui ne bougeait pas plus qu’une statue. La présence de ces dames arrêta subitement le bras levé de Sophie ; elle resta pétrifiée, craignant la punition et rougissant de sa colère.

Mme de Fleurville s’approcha d’elle en silence, la prit par le bras, l’emmena dans une chambre que Sophie ne connaissait pas encore et qui s’appelait le cabinet de pénitence, la plaça sur une chaise devant une table, et, lui montrant du papier, une plume et de l’encre, elle lui dit :

« Vous allez achever votre journée dans ce cabinet, mademoiselle, vous allez… »

Sophie.

Ce n’est pas moi, madame, c’est Marguerite…

Madame de Fleurville, d’un air sévère.

Taisez-vous !… vous allez copier dix fois toute la prière : Notre Père qui êtes aux cieux. Quand vous serez calmée, je reviendrai vous faire demander pardon au bon Dieu de votre colère ; je vous enverrai votre dîner ici, et vous irez vous coucher sans revoir vos amies.

Sophie, avec emportement.

Je vous dis, madame, que c’est Marguerite.

Madame de Fleurville, avec force.

Taisez-vous et écrivez.

Mme de Fleurville sortit de la chambre, dont elle ferma la porte à clef, et alla chez les enfants savoir la cause de l’emportement de Sophie. Elle trouva Camille et Madeleine seules et consternées ; elles lui racontèrent ce qui était arrivé à leur retour de chez Mme de Vertel, et combien Mme de Rosbourg était fâchée contre Marguerite, qui, malgré son repentir, était condamnée à dîner dans sa chambre et à ne pas venir au salon de la soirée.

Madame de Fleurville.

C’est fort triste, mes chères enfants, mais Mme de Rosbourg a bien fait de punir Marguerite.

Camille.

Pourtant, maman, Marguerite avait raison de vouloir donner des confitures à la pauvre mère Jean, et c’était très mal à Sophie d’être orgueilleuse et méchante.

Madame de Fleurville.

C’est vrai, Camille ; mais Marguerite n’aurait pas dû s’emporter. Ce n’est pas en se fâchant qu’elle lui aurait fait du bien ; elle aurait dû lui démontrer tout doucement qu’elle devait secourir les pauvres et travailler pour eux.

Camille.

Mais, maman, Sophie ne voulait pas l’écouter.

Madame de Fleurville.

Sophie est vive, mal élevée, elle n’a pas l’habitude de pratiquer la charité, mais elle a bon cœur, et elle aurait compris la leçon que vous lui auriez toutes donnée par votre exemple ; elle en serait devenue meilleure, tandis qu’à présent elle est furieuse et elle offense le bon Dieu.

Madeleine.

Oh ! maman, permettez-moi d’aller lui parler ; je suis sûre qu’elle pleure, qu’elle se désole et qu’elle se repent de tout son cœur.

Madame de Fleurville.

Non, Madeleine, je veux qu’elle reste seule jusqu’à ce soir ; elle est encore trop en colère pour t’écouter ; j’irai lui parler dans une heure.

Et Mme de Fleurville alla avec Camille et Madeleine rejoindre Mme de Rosbourg ; les petites étaient tristes ; tout en jouant avec leurs poupées, elles pensaient combien on était plus heureuse quand on est sage.

Pendant ce temps, Sophie, restée seule dans le cabinet de pénitence, pleurait, non pas de repentir, mais de rage ; elle examina le cabinet pour voir si on ne pouvait pas s’en échapper : la fenêtre était si haute que, même en mettant la chaise sur la table, on ne pouvait pas y atteindre ; la porte, contre laquelle elle s’élança avec violence, était trop solide pour pouvoir être enfoncée. Elle chercha quelque chose à briser, à déchirer : les murs étaient nus, peints en gris ; il n’y avait d’autre meuble qu’une chaise en paille commune, une table en bois blanc commun ; l’encrier était un trou fait dans la table et rempli d’encre ; restaient la plume, le papier et le livre dans lequel elle devait copier. Sophie saisit la plume, la jeta par terre, l’écrasa sous ses pieds ; elle déchira le papier en mille morceaux, se précipita sur le livre, en arracha toutes les pages, qu’elle chiffonna et le mit en pièces ; elle voulut aussi briser la chaise, mais elle n’en eut pas la force et retomba par terre haletante et en sueur. Quand elle n’eut plus rien à casser et à déchirer, elle fut bien obligée de rester tranquille. Petit à petit, sa colère se calma, elle se mit à réfléchir, et elle fut épouvantée de ce qu’elle avait fait.

« Que va dire Mme de Fleurville ? pensa-t-elle, quelle punition va-t-elle m’infliger ? car elle me punira certainement… Ah bah ! elle me fouettera. Ma belle-mère m’a tant fouettée que j’y suis habituée. N’y pensons plus, et tâchons de dormir… »

Sophie ferme les yeux, mais le sommeil ne vient pas ; et elle est inquiète ; elle tressaille au moindre bruit ; elle croit toujours voir la porte s’ouvrir. Une heure se passe, elle entend la clef tourner dans la serrure ; elle ne s’est pas trompée cette fois : la porte s’ouvre, Mme de Fleurville entre. Sophie se lève et reste interdite. Mme de Fleurville regarde les papiers et dit à Sophie d’un ton calme :

« Ramassez tout cela, mademoiselle. »

Sophie ne bouge pas.

« Je vous dis de ramasser ces papiers, mademoiselle », répéta Mme de Fleurville.

Sophie reste immobile. Mme de Fleurville, toujours calme :

« Vous ne voulez pas, vous avez tort : vous aggravez votre faute et votre punition. »

Mme de Fleurville appelle : « Élisa, venez, je vous prie, un instant. »

Élisa entre et reste ébahie devant tout ce désordre.

« Ma bonne Élisa, lui dit Mme de Fleurville, voulez-vous ramasser tous ces débris ? c’est Mlle Sophie qui a mis en pièces un livre et du papier. Voulez-vous ensuite m’apporter une autre Journée du Chrétien, du papier et une plume ? »

Pendant qu’Élisa balayait les papiers, Mme de Fleurville s’assit sur la chaise et regarda Sophie, qui, tremblante devant le calme de Mme de Fleurville, aurait tout donné pour n’avoir pas déchiré le livre, le papier et écrasé la plume. Quand Élisa eut apporté les objets demandés, Mme de Fleurville se leva, appela tranquillement Sophie, la fit asseoir sur la chaise et lui dit :

« Vous allez écrire dix fois Notre Père, mademoiselle, comme je vous l’ai dit tantôt ; vous n’aurez pour votre dîner que de la soupe, du pain et de l’eau ; vous paierez les objets que vous avez déchirés avec l’argent que vous devez avoir toutes les semaines pour vos menus plaisirs. Au lieu de revenir avec vos amies, vous passerez vos journées ici, sauf deux heures de promenade que vous ferez avec Élisa, qui aura ordre de ne pas vous parler. Je vous enverrai votre repas ici. Vous ne serez délivrée de votre prison que lorsque le repentir, un vrai repentir, sera entré dans votre cœur, lorsque vous aurez demandé pardon au bon Dieu de votre dureté envers les pauvres, de votre gourmandise égoïste, de votre emportement envers Marguerite, de votre esprit de colère et de votre méchanceté, qui vous a portée à détruire tout ce que vous pouviez briser et déchirer, de votre esprit de révolte, qui vous a excitée à résister à mes ordres. J’espérais vous trouver en bonne disposition pour vous ramener au repentir, pour faire votre paix avec Dieu et avec moi ; mais, d’après ce que je vois, j’attendrai à demain. Adieu, mademoiselle. Priez le bon Dieu qu’il ne vous fasse pas mourir cette nuit avant de vous être reconnue et repentie. »

Mme de Fleurville se dirigea vers la porte ; elle avait déjà tourné la clef, lorsque Sophie, se précipitant vers elle, l’arrêta par sa robe, se jeta à ses genoux, lui saisit les mains, qu’elle couvrit de baisers et de larmes, et à travers ses sanglots fit entendre ces mots, les seuls qu’elle put articuler : Pardon ! Pardon !

Mme de Fleurville restait immobile, considérant Sophie toujours à genoux ; enfin elle se baissa vers elle, la prit dans ses bras et lui dit avec douceur :

« Ma chère enfant, le repentir expie bien des fautes. Tu as été très coupable envers le bon Dieu d’abord, envers moi ensuite ; le regret sincère que tu en éprouves te méritera sans doute le pardon, mais ne t’affranchit pas de la punition : tu ne reviendras pas avec tes amies avant demain soir, et tout le reste se fera comme je te l’ai dit. »

Sophie, avec véhémence.

Oh ! madame, chère madame, la punition me sera douce, car elle sera une expiation ; votre bonté me touche profondément, votre pardon est tout ce que je demande. Oh ! madame, j’ai été si méchante, si détestable ! Pourrez-vous me pardonner ?

Madame de Fleurville, l’embrassant.

Du fond du cœur, chère enfant ; crois bien que je ne conserve aucun mauvais sentiment contre toi. Demande pardon au bon Dieu comme tu viens de me demander pardon à moi-même. Je vais t’envoyer à dîner ; tu écriras ensuite ce que je t’avais dit d’écrire et tu achèveras ta soirée en lisant un livre qu’on t’apportera tout à l’heure.

Mme de Fleurville embrassa encore Sophie, qui lui baisait les mains et ne pouvait se détacher d’elle ; elle se dégagea et sortit, sans prendre cette fois la précaution de fermer la porte à clef. Cette preuve de confiance toucha Sophie et augmenta encore son regret d’avoir été si méchante.

« Comment, se dit-elle, ai-je pu me livrer à une telle colère ? Comment ai-je été si méchante avec des amies aussi bonnes que celles que j’ai ici, et si hardie envers une personne aussi douce, aussi tendre que Mme de Fleurville ! Comme elle a été bonne avec moi ! Aussitôt que j’ai témoigné du repentir, elle a repris sa voix douce et son visage si indulgent ; toute sa sévérité a disparu comme par enchantement. Le bon Dieu me pardonnera-t-il aussi facilement ? Oh oui ! car il est la bonté même, et il voit combien je suis affligée de m’être si mal comportée ! »

En achevant ces mots, elle se mit à genoux et pria du fond de son cœur pour que ses fautes lui fussent pardonnées et qu’elle eût la force de ne plus en commettre à l’avenir. À peine sa prière était-elle finie qu’Élisa entra, lui apportant une assiettée de soupe, un gros morceau de pain et une carafe d’eau.

Élisa.

Voici, mademoiselle, un vrai repas de prisonnier ; mais, si vous avez faim, vous le trouverez bon tout de même.

Sophie.

Hélas, ma bonne Élisa, je n’en mérite pas tant ; c’est encore trop bon pour une méchante fille comme moi.

Élisa.

Ah ! ah ! nous avons changé de ton depuis tantôt ; j’en suis bien aise, mademoiselle. Si vous vous étiez vue ! vous aviez un air ! mais un air !… Vrai, on aurait dit d’un petit démon.

Sophie.

C’est que je l’étais réellement ; mais j’en ai bien du regret, je vous assure, et j’espère bien ne jamais recommencer. »

Sophie se mit à table et mangea sa soupe : elle avait faim ; après sa soupe elle entama son morceau de pain et but deux verres d’eau. Élisa la regardait avec pitié.

« Voyez, pourtant, mademoiselle, lui dit-elle, comme on est malheureux d’être méchant ; nos petites, qui sont toujours sages, ne seront jamais punies que pour des fautes bien légères : aussi on les voit toujours gaies et contentes.

Sophie.

Oh oui ! je le vois bien ; mais c’est singulier : quand j’étais méchante et que ma belle-mère me punissait, je me sentais encore plus méchante après, je détestais ma belle-mère ; tandis que Mme de Fleurville, qui m’a punie, je l’aime au contraire plus qu’avant et j’ai envie d’être meilleure.

Élisa.

C’est que votre belle-mère vous punissait avec colère, et quelquefois par caprice, tandis que Mme de Fleurville vous punit par devoir et pour votre bien. Vous sentez cela malgré vous.

Sophie.

Oui, c’est bien cela, Élisa ; vous dites vrai. »

Sophie avait fini son repas ; Élisa emporta les restes, et Sophie se mit au travail ; elle fut longtemps à faire sa pénitence, parce qu’elle s’appliqua à très bien écrire ; quand elle eut fini, elle se mit à lire. Le jour commença bientôt à baisser ; Sophie posa son livre et eut le temps de réfléchir aux ennuis de la captivité, pendant la grande heure qui se passa avant qu’Élisa vînt la chercher pour la coucher. Marguerite dormait déjà profondément ; Sophie s’approcha de son lit et l’embrassa tout doucement, comme pour lui demander pardon de sa colère ; ensuite elle fit sa prière, se coucha et ne tarda pas à s’endormir.