Les Petites Filles modèles/25

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Hachette (p. 255-274).



XXV

UN ÉVÉNEMENT TRAGIQUE


Quelque temps se passa depuis cette visite à Hurel ; il était venu de temps en temps au château, quand ses occupations le lui permettaient. Un jour qu’on l’attendait dans l’après-midi, Élisa proposa aux enfants d’aller chercher des noisettes le long des haies pour en envoyer un panier à Victorine Hurel ; elles acceptèrent avec empressement, et, en emportant chacune un panier, elles coururent du côté d’une haie de noisetiers. Pendant qu’Élisa travaillait, elles remplirent leurs paniers, puis elles se réunirent pour voir laquelle en avait le plus.

« C’est moi… — C’est moi. — Non, c’est moi… Je crois que c’est moi », disaient-elles toutes quatre.

Marguerite.

Regardez donc si ce n’est pas mon panier qui est le plus plein ! Voyez quelle différence avec les autres !

Camille et Madeleine.

C’est vrai !

Sophie.

Bah ! j’en ai tout autant, moi !

Marguerite.

Pas du tout ; j’en ai un tiers de plus !

Sophie, avec humeur.

Laisse donc ! quelle sottise ! Tu veux toujours avoir fait mieux que tout le monde !

Marguerite.

Ce n’est pas pour faire mieux que les autres ; c’est parce que c’est la vérité. Et toi, tu te fâches parce que tu es jalouse.

Sophie.

Ha ! ha ! ha ! Jalouse de tes méchantes noisettes.

Marguerite.

Oui, oui, jalouse, et tu voudrais bien que je te donnasse mes méchantes noisettes.

Sophie.

Tiens, voilà le cas que je fais de ta belle récolte.

En disant ces mots, et avant qu’Élisa et les petites eussent eu le temps de l’en empêcher, elle donna un coup de poing sous le panier de Marguerite, et toutes les noisettes tombèrent par terre.

Marguerite, poussant un cri.

Mes noisettes, mes pauvres noisettes !

Camille et Madeleine jetèrent à Sophie un regard de reproche et s’empressèrent d’aider Marguerite à ramasser ses noisettes.

Camille.

Tiens, ma petite Marguerite ; pour te consoler, prends les miennes.

Madeleine.

Et les miennes aussi ; les trois paniers seront pour toi.

Marguerite, qui avait les yeux un peu humides, les essuya et embrassa tendrement ses bonnes petites amies. Sophie était honteuse et cherchait un moyen de réparer sa faute.

« Prends aussi les miennes, dit-elle en présentant son panier et sans oser lever les yeux sur Marguerite.

— Merci, mademoiselle ; j’en ai assez sans les vôtres.

— Marguerite, dit Madeleine, tu n’es pas gentille ! Sophie, en t’offrant ses noisettes, reconnaît qu’elle a eu tort ; il ne faut pas que tu continues à être fâchée. »

Marguerite regarda Sophie un peu en dessous, ne sachant trop ce qu’elle devait faire : l’air malheureux de Sophie l’attendrissait un peu, mais elle n’avait pas encore surmonté sa rancune.

Camille et Madeleine les regardaient alternativement.

Camille.

Voyons, Sophie, voyons, Marguerite, embrassez-vous. Tu vois bien, toi, Sophie, que Marguerite n’est plus fâchée ; et toi, Marguerite, tu vois que Sophie est triste d’avoir eu de l’humeur.

Sophie.

Chère Camille, je vois que je resterai toujours méchante ; jamais je ne serai bonne comme vous. Vois comme je m’emporte facilement, comme j’ai été brutale envers la pauvre Marguerite !

Marguerite.

N’y pense plus, ma pauvre Sophie ; embrasse-moi et soyons bonnes amies, comme nous le sommes toujours.

Quand Marguerite et Sophie se furent embrassées et réconciliées, ce qu’elles firent de très bon cœur, Camille dit à Sophie :

« Ma petite Sophie, ne te décourage pas ; on ne se corrige pas si vite de ses défauts. Tu es devenue bien meilleure que tu ne l’étais en arrivant chez nous, et chaque mois il y a une différence avec le mois précédent. »

Sophie.

Je te remercie, chère Camille, de me donner du courage, mais, dans toutes les occasions où je me compare à toi et à Madeleine, je vous trouve tellement meilleures que moi.

Madeleine, l’embrassant.

Tais-toi, tais-toi, ma pauvre Sophie ; tu es trop modeste, n’est-ce pas, Marguerite ?

Marguerite.

Non, je trouve que Sophie a raison ; elle et moi, nous sommes bien loin de vous valoir.

Camille.

Ah ! ah ! ah ! quelle modestie ! Bravo, ma petite Marguerite ; tu es plus humble que moi, donc tu vaux mieux que moi.

Marguerite, très sérieusement.

Camille, aurais-tu fait la sottise que nous avons commise l’autre jour en allant dans la forêt ?

Camille, embarrassée.

Mais… je ne sais… peut-être… aurais-je…

Marguerite, avec vivacité.

Non, non, tu ne l’aurais pas faite. Et te serais-tu querellée avec Sophie comme je l’ai fait le jour de la fameuse scène des cerises ?

Camille, embarrassée.

Mais… il y a un an de cela… à présent… tu…

Marguerite, avec vivacité.

Il y a un an, il y a un an ! C’est égal, tu ne l’aurais pas fait. Et tout à l’heure, aurais-tu renversé mon panier comme a fait Sophie ? aurais-tu boudé comme je l’ai fait ?… Tu ne réponds pas ! tu vois bien que tu es obligée de convenir que toi et Madeleine vous êtes meilleures que nous.

Camille, l’embrassant.

Nous sommes plus âgées que vous, et par conséquent plus raisonnables ; voilà tout. Pense donc que je me prépare à faire ma première communion l’année prochaine.

Sophie.

Et moi, mon Dieu, quand serai-je digne de la faire ?

Camille.

Quand tu auras mon âge, chère Sophie ; ne te décourage pas ; chaque journée te rend meilleure.

Sophie.

Parce que je la passe près de vous.

Marguerite.

J’entends une voiture : c’est maman et Mme de Fleurville qui rentrent de leur promenade ; allons leur demander si elles n’ont pas rencontré Hurel. Élisa, Élisa, Élisa, nous rentrons. »

Élisa se leva et suivit les enfants, qui coururent à la maison ; elles arrivèrent au moment où les mamans descendaient de voiture.

Marguerite.

Eh bien, maman, avez-vous rencontré Hurel ? Va-t-il venir bientôt ? Nous avons cueilli un grand panier de noisettes que nous lui donnerons pour Victorine.

Madame de Rosbourg.

Nous ne l’avons pas rencontré, chère petite, mais il ne peut tarder ; il vient en général de bonne heure.

Les mamans rentrèrent pour ôter leurs chapeaux ; les petites attendaient toujours. Sophie et Marguerite s’impatientaient ; Camille et Madeleine travaillaient.

« C’est trop fort, dit Sophie en tapant du pied ; voilà deux heures que nous attendons, et il ne vient pas. Il ne se gêne pas, vraiment ! Nous devrions ne pas lui donner des noisettes. »

Marguerite.

Oh ! Sophie ! Pauvre Hurel ! Il est très ennuyeux de nous faire attendre si longtemps, c’est vrai, mais ce n’est peut-être pas sa faute.

Sophie.

Pas sa faute ! pas sa faute ! Pourquoi fait-il dire qu’il viendra à midi, qu’il nous apportera des écrevisses ? et voilà qu’il est deux heures ! Un homme comme lui ne devrait pas se permettre de faire attendre des demoiselles comme nous.

Marguerite, vivement.

Des demoiselles comme nous ont été bien heureuses de rencontrer dans la forêt un homme comme lui, mademoiselle ; c’est très ingrat, ce que tu dis là.

Madeleine.

Marguerite, Marguerite, voilà que tu t’emportes encore ! Ne peux-tu pas raisonner avec Sophie sans lui dire des choses désagréables ?

Marguerite.

Mais, enfin, pourquoi Sophie attaque-t-elle ce pauvre Hurel ?

Sophie, piquée.

Je ne l’ai pas attaqué, mademoiselle ; je suis seulement ennuyée d’attendre, et je m’en vais chez moi apprendre mes leçons. J’aime encore mieux travailler que de perdre mon temps à attendre cet Hurel.

Marguerite.

Entends-tu, entends-tu, Madeleine, comme elle parle de cet excellent Hurel ? Si j’étais à sa place, je ne donnerais pas les écrevisses qu’il nous a promises, et… Mais… le voilà ; voici son cheval qui arrive.

En effet, le cheval d’Hurel s’arrêtait devant le perron ; il était ruisselant d’eau et paraissait fatigué.

Camille.

Où est donc Hurel ? Comment son cheval vient-il tout seul ?

Madeleine.

Hurel est sans doute descendu pour ouvrir et refermer la barrière, et le cheval aura continué tout seul.

Marguerite.

Mais regarde comme il a l’air fatigué !

Camille.

C’est qu’il a fait une longue course.

Sophie.

Mais pourquoi est-il si mouillé ?

Madeleine.

C’est qu’il aura traversé la rivière.

Les enfants attendirent quelques instants ; ne voyant pas venir Hurel, elles appelèrent Élisa.

« Élisa, dit Camille, veux-tu venir avec nous à la rencontre d’Hurel ? Voici son cheval qui est arrivé, mais sans lui. »

Élisa descendit, regarda le cheval.

« C’est singulier, dit-elle, que le cheval soit venu sans le maître. Et dans quel état ce pauvre animal ! Venez, enfants, allons voir si nous rencontrerons Hurel… Pourvu qu’il ne soit pas arrivé un malheur ! » se dit-elle tout bas.

Elles se mirent à marcher précipitamment, en prenant le chemin qu’avait dû suivre le cheval. À mesure qu’elles avançaient, l’inquiétude les gagnait ; elles redoutaient un accident, une chute. En approchant de la grand-route qui bordait la rivière, elles virent un attroupement considérable ; Élisa, prévoyant un malheur, arrêta les enfants.

« N’avancez pas, mes chères petites ; laissez-moi aller voir la cause de ce rassemblement ; je reviens dans une minute. »

Les enfants restèrent sur la route, pendant qu’Élisa se dirigeait vers un groupe qui causait avec animation.

« Messieurs, dit-elle en s’approchant, pouvez-vous me dire quelle est la cause du mouvement extraordinaire que j’aperçois là-bas, sur le bord de la rivière ? »

Un ouvrier.

C’est un grand malheur qui vient d’arriver, madame ! On a trouvé dans la rivière le corps d’un brave boucher nommé Hurel !…

Élisa.
Hurel !… pauvre Hurel ! Nous l’attendions ; il venait au château. Mais est-il réellement mort ? N’y a-t-il aucun espoir de le sauver ?
« C’est un grand malheur qui vient d’arriver. »
L’ouvrier.

Hélas ! non, madame : le médecin a essayé pendant deux heures de le ranimer, et il n’a pas fait un mouvement. Que faire maintenant ? Comment apprendre ce malheur à sa femme ? Il y a de quoi la tuer, la pauvre créature !

Élisa.

Mon Dieu, mon Dieu, quel malheur ! Je ne sais quel conseil vous donner. Mais il faut que j’aille rejoindre mes petites, qui venaient au-devant de ce pauvre Hurel et que j’ai laissées sur le chemin.

Élisa retourna en courant près des enfants, qu’elle trouva où elle les avait laissées, malgré leur impatience d’apprendre quelque chose sur Hurel. Sa pâleur et son air triste les préparèrent à une mauvaise nouvelle. Toutes à la fois, elles demandèrent ce qu’il y avait.

« Pourquoi tout ce monde, Élisa ? Sait-on ce qu’il est devenu ? »

Élisa.

Mes chères enfants, nous n’avons pas besoin d’aller plus loin pour avoir de ses nouvelles… Pauvre homme, il lui est arrivé un accident, un terrible accident…

Marguerite, avec terreur.

Quoi ? quel accident ? est-il blessé ?

Élisa.

Pis que cela, ma bonne Marguerite : le pauvre homme est tombé dans l’eau, et… et…

Camille.

Parle donc, Élisa ; quoi ! serait-il noyé ?

Élisa.

Tout juste. On a retiré son corps de l’eau il y a deux heures…

Sophie.

Ainsi, pendant que je l’accusais si injustement, le malheureux homme était déjà mort !

Marguerite.

Tu vois bien, Sophie, que ce n’était pas sa faute. Pauvre Hurel ! quel malheur ! »

Les enfants pleuraient. Élisa leur raconta le peu de détails qu’elle savait, et leur conseilla de revenir à la maison.

Élisa.

Nous informerons ces dames de ce malheureux événement ; elles trouveront peut-être le moyen d’adoucir le chagrin de la pauvre femme Hurel. Nous autres, nous ne pouvons rien ni pour le mort, ni pour ceux qui restent.

Camille.

Oh si ! Élisa : nous pouvons prier le bon Dieu pour eux, lui demander d’admettre le pauvre Hurel dans le paradis et de donner à sa femme et à ses enfants la force de se résigner et de souffrir sans murmure.

Marguerite.

Bonne Camille, tu as toujours de nobles et pieuses pensées. Oui, nous prierons toutes pour eux.

Madeleine.

Et nous demanderons à maman de faire dire des messes pour Hurel.

Tout en pleurant, elles arrivèrent au château et entrèrent au salon. Ni l’une ni l’autre ne pouvaient parler ; leurs larmes coulaient malgré elles. Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg, étonnées et peinées de ce chagrin, leur adressaient vainement une foule de questions. Enfin Madeleine parvint à se calmer et raconta ce qu’elles venaient de voir et d’entendre. Les mamans partagèrent le chagrin de leurs enfants, et, après avoir discuté sur ce qu’il y avait de mieux à faire, elles se mirent en route pour aller voir par elles-mêmes s’il n’y avait aucun espoir de rappeler Hurel à la vie.

Elles revinrent peu de temps après, et se virent entourées par les petites, impatientes d’avoir quelques nouvelles consolantes.

Camille.

Eh bien, chère maman, eh bien ! y a-t-il quelque espoir ?

Madame de Fleurville.

Aucun, mes chères petites, aucun. Quand nous sommes arrivées, on venait de placer le corps froid et inanimé du pauvre Hurel sur une charrette pour le ramener chez lui ; un de ses beaux-frères et une sœur de Mme Hurel sont partis en avant pour la préparer à cet affreux malheur ; demain se fera l’enterrement ; après-demain nous irons, Mme de Rosbourg et moi, offrir quelques consolations à la femme Hurel et voir si elle n’a pas besoin d’être aidée pour vivre.

Sophie.

Mais ne va-t-elle pas continuer la boucherie, comme faisait son mari ?

Madame de Fleurville.

Je ne le pense pas ; pour être boucher, il faut courir le pays, aller au loin chercher des veaux, des moutons, des bœufs ; et puis une femme ne peut pas tuer ces pauvres animaux ; elle n’en a ni la force ni le courage.

Camille.

Et son fils Théophile, ne peut-il remplacer son père ?

Madame de Fleurville.

Non, parce qu’il est garçon boucher à Paris, et qu’il est encore trop jeune pour diriger une boucherie. »

Pendant le reste de la journée, on ne parla que du pauvre Hurel et de sa famille ; tout le monde était triste.

Le surlendemain, ces dames montèrent en voiture pour aller à Aube visiter la malheureuse veuve. Elles restèrent longtemps absentes ; les enfants guettaient leur retour avec anxiété, et au bruit de la voiture, elles coururent sur le perron.

Marguerite.

Eh bien, chère maman, comment avez-vous trouvé les pauvres Hurel ? Comment est Victorine ?

Madame de Rosbourg.

Pas bien, chères petites ; la pauvre femme est dans un désespoir qui fait pitié et que je n’ai pu calmer ; elle pleure jour et nuit et elle appelle son mari, qui est auprès du bon Dieu. Victorine est désolée, et Théophile n’est pas encore de retour ; on lui a écrit de revenir.

Madeleine.

Ont-ils de quoi vivre ?

Madame de Rosbourg.

Tout au plus ; les gens qui doivent de l’argent à Hurel ne s’empressent pas de payer, et ceux auxquels il devait veulent être payés tout de suite, et menacent de faire vendre leur maison et leur petite terre.

Sophie.

Je crois que nous pourrions leur venir en aide en leur donnant l’argent que nous avons pour nos menus plaisirs. Nous avons chacune deux francs par semaine ; en donnant un franc, cela ferait quatre par semaine et seize francs par mois ; ce serait assez pour leur pain du mois.

Camille, bas à Sophie.

Tu vois, Sophie : l’année dernière, tu n’aurais jamais eu cette bonne pensée.

Madeleine.

Sophie a raison ; c’est une excellente idée. Vous nous permettez, n’est-ce pas, maman, de faire cette petite pension à la mère Hurel ?

Madame de Fleurville, les embrassant.

Certainement, mes excellentes petites filles ; vous êtes bonnes et charitables toutes les quatre. Sophie, tu n’auras bientôt rien à envier à tes amies. »

Enchantées de la permission, les quatre amies coururent demander leurs bourses à Élisa, et remirent chacune un franc à Mme de Fleurville, qui les envoya à la mère Hurel en y ajoutant cent francs.

Elles continuèrent à lui envoyer chaque semaine bien exactement leurs petites épargnes ; elles y ajoutaient quelquefois un jupon, ou une camisole qu’elles avaient faite elles-mêmes, ou bien des fruits ou des gâteaux dont elles se privaient avec bonheur pour offrir un souvenir à la pauvre femme. Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville y joignaient des sommes plus considérables. Grâce à ces secours, ni la veuve ni la fille d’Hurel ne manquèrent du nécessaire. Quelque temps après, Victorine se maria avec un brave garçon, aubergiste à deux lieues d’Aube ; et sa mère, vieillie par le chagrin et la maladie, mourut en remerciant Dieu de la réunir à son cher Hurel.
Quelque temps après, Victorine se maria avec un brave garçon.