Les Petites Filles modèles/28

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Hachette (p. 300-314).



XXVIII

LA PARTIE D’ÂNE


Marguerite.

Maman, pourquoi ne montons-nous jamais à âne ? c’est si amusant !

Madame de Rosbourg.

J’avoue que je n’y ai pas pensé.

Madame de Fleurville.

Ni moi non plus ; mais il est facile de réparer cet oubli ; on peut avoir les deux ânes de la ferme, ceux du moulin et de la papeterie, ce qui en fera six.

Camille.

Et où irons-nous, maman, avec nos six ânes ?

Sophie.

Nous pourrions aller au moulin.

Marguerite.

Non, Jeannette est trop méchante ; depuis qu’elle m’a volé ma poupée, je n’aime pas à la voir ; elle me fait des yeux si méchants que j’en ai peur.

Madeleine.

Allons à la maison blanche, voir Lucie.

Sophie.

Ce n’est pas assez loin ! nous y allons sans cesse à pied.

Madame de Fleurville.

J’ai une idée que je crois bonne ; je parie que vous en serez toutes très contentes.

Camille.

Quelle idée, maman ? dites-la, je vous en prie.

Madame de Fleurville.

C’est d’avoir un septième âne.

Marguerite.

Mais ce ne sera pas amusant du tout d’avoir un âne sans personne dessus.

Madame de Fleurville.

Attends donc ; que tu es impatiente ! Le septième âne porterait les provisions, et… vous ne devinez pas ?

Madeleine.

Des provisions ? pour qui donc, maman ?

Madame de Fleurville.

Pour nous, pour que nous les mangions !

Marguerite.

Mais pourquoi ne pas les manger à table, au lieu de les manger sur le dos de l’âne ? »

Tout le monde partit d’un éclat de rire : l’idée de faire du dos de l’âne une table à manger leur parut si plaisante, qu’elles en rirent toutes, Marguerite comme les autres.

« Ce n’est pas sur le dos de l’âne que nous mangerons, dit Mme de Fleurville, mais l’âne transportera notre déjeuner dans la forêt de Moulins ; nous étalerons notre déjeuner sur l’herbe dans une jolie clairière, et nous mangerons en plein bois.

— Charmant, charmant ! crièrent les quatre petites en battant des mains et en sautant. Oh ! la bonne idée ! embrassons bien maman pour la remercier de sa bonne invention.

— Je suis enchantée d’avoir si bien trouvé, répondit Mme de Fleurville en se dégageant des bras des enfants qui la caressaient à l’envi l’une de l’autre. Maintenant je vais commander un déjeuner froid pour demain et m’assurer de nos sept ânes. »

Les petites coururent chez Élisa pour lui faire part de leur joie et pour lui demander de venir avec elles.

Élisa, en les embrassant.

Mes chères petites, je vous remercie de penser à moi et de m’inviter à vous accompagner ; mais j’ai autre chose à faire que de m’amuser. À moins que vos mamans n’aient besoin de moi, j’aime mieux rester à la maison et faire mon ouvrage.

Madeleine.

Quel ouvrage ? Tu n’as rien de pressé à faire !

Élisa.

J’ai à finir vos robes de popeline bleue ; j’ai à faire des manches, des cols, des jupons, des chemises, des mou…

Marguerite.

Assez, assez, grand Dieu ! comme en voilà ! Et c’est toi qui feras tout cela ?

Élisa.

Et qui donc ? sera-ce vous, par hasard ?

Camille.

Eh bien, oui ; nous t’aiderons toutes pendant deux jours.

Élisa, riant.

Merci bien, mes chéries ! J’aurais là de fameuses ouvrières, qui me gâcheraient mon ouvrage au lieu de l’avancer ! Du tout, du tout, à chacun son affaire. Amusez-vous ; courez, sautez, mangez sur l’herbe ; mon devoir à moi est de travailler : d’ailleurs, je suis trop vieille pour gambader et courir les forêts.

Sophie.

Vous dansiez pourtant joliment le jour du bal.

Élisa.

Oh ! cela c’est autre chose : c’est pour entretenir les jambes. Mais sans plaisanterie, mes chères enfants, ne me forcez pas à être de la partie de demain, j’en serais contrariée. Une bonne est une bonne, et n’est pas une dame qui vit de ses rentes ; j’ai mon ouvrage et je dois le faire.

L’air sérieux d’Élisa mit un terme à l’insistance des enfants ; elles l’embrassèrent et la quittèrent pour aller raconter à leurs mamans le refus d’Élisa.

« Élisa, dit Mme de Fleurville, fait preuve de tact, de jugement et de cœur, chères petites, en refusant de nous accompagner demain ; c’est la délicatesse qu’elle met dans toutes ses actions qui la rend si supérieure aux autres bonnes que vous connaissez. C’est vrai qu’elle a beaucoup d’ouvrage ; et, si elle perdait à s’amuser le peu de temps qui lui reste après avoir fait son service près de vous, vous seriez les premières à en souffrir. »

Les enfants n’insistèrent plus et reportèrent leurs pensées sur la journée du lendemain.

« Dieu ! que la matinée est longue ! dit Sophie après deux heures de bâillements et de plaintes.

— Nous allons dîner dans une demi-heure, répondit Madeleine.

Sophie.

Et toute la soirée encore à passer ! Quand donc arrivera demain ?

Marguerite, avec ironie.

Quand aujourd’hui sera fini.

Sophie, piquée.

Je sais très bien qu’aujourd’hui ne sera pas demain, que demain n’est pas aujourd’hui, que… que…

Marguerite, riant.

Que demain est demain, et que M. La Palisse n’est pas mort.

Sophie.

C’est bête, ce que tu dis ! Tu crois avoir plus d’esprit que les autres…

Marguerite, vivement.

Et je n’en ai pas plus que toi. C’est cela que tu voulais dire ?

Sophie, en colère.

Non, mademoiselle, ce n’est pas cela que je voulais dire : mais, en vérité, vous me faites parler si sottement…

Marguerite.

C’est parce que je te laisse dire.

Camille, d’un air de reproche.

Marguerite ! Marguerite !

Marguerite, l’embrassant.

Chère Camille, pardon, j’ai tort ; mais Sophie est quelquefois… si… si… je ne sais comment dire.

Sophie, en colère.

Voyons, dis tout de suite si bête ! Ne te gêne pas, je te prie.

Marguerite.

Mais non, Sophie, je ne veux pas dire bête, tu ne l’es pas, mais… un peu… impatiente.

Sophie.

Et qu’ai-je donc fait ou dit de si impatient ?

Marguerite.

Depuis deux heures tu bâilles, tu te roules, tu t’ennuies, tu regardes l’heure, tu répètes sans cesse que la journée ne finira jamais…

Sophie.

Eh bien, où est le mal ? je dis tout haut ce que vous pensez tout bas.

Marguerite.

Mais pas du tout ; nous ne le pensons pas du tout ! N’est-ce pas, Camille ? n’est-ce pas, Madeleine ?

Camille, un peu embarrassée.

Nous qui sommes plus âgées, nous savons mieux attendre.

Marguerite, vivement.

Et moi qui suis plus jeune, est-ce que je n’attends pas ?

Sophie, avec une révérence moqueuse.

Oh ! toi, nous savons que tu es une perfection, que tu as plus d’esprit que tout le monde, que tu es meilleure que tout le monde !

Marguerite, lui rendant sa révérence.

Et que je ne te ressemble pas, alors ? »

Mme de Rosbourg avait entendu toute la conversation du bout du salon, où elle était occupée à peindre ; elle ne s’en était pas mêlée, parce qu’elle voulait les habituer à reconnaître d’elles-mêmes leurs torts ; mais, au point où en était venue l’irritation des deux amies, elle jugea nécessaire d’intervenir.

Madame de Rosbourg.

Marguerite, tu prends la mauvaise habitude de te moquer, de lancer des paroles piquantes, qui blessent et irritent. Parce que Sophie a su moins bien que toi réprimer son impatience, tu lui as dit plusieurs choses blessantes qui l’ont mise en colère : c’est mal, et j’en suis peinée ; je croyais à ma petite Marguerite un meilleur cœur et plus de générosité.

Marguerite, courant se jeter dans ses bras.

Ma chère, ma bonne maman, pardonnez à votre petite Marguerite ; ne soyez pas chagrine, je sens la justesse de vos reproches, et j’espère ne plus les mériter à l’avenir. (Allant à Sophie.) Pardonne-moi, Sophie ; sois sûre que je ne recommencerai plus, et, si jamais il m’échappe une parole méchante ou moqueuse, rappelle-moi que je fais de la peine à maman : cette pensée m’arrêtera certainement. »

Sophie, apaisée par les reproches adressés à Marguerite et par la soumission de celle-ci, l’embrassa de tout son cœur. Le dîner fut annoncé, et on lui fit honneur ; la soirée se passa gaiement ; Sophie contint son impatience et se mêla avec entrain aux projets formés pour le lendemain. La nuit ne lui parut pas longue, puisqu’elle dormit tout d’un somme jusqu’à huit heures, moment où sa bonne vint l’éveiller. Quand sa toilette fut faite, elle courut à la fenêtre et vit avec bonheur sept ânes sellés et rangés devant la maison. Elle descendit précipitamment et les examina tous.

« Celui-ci est trop petit, dit-elle ; celui-là est trop laid avec ses poils hérissés ; ce grand gris a l’air paresseux ; ce noir me paraît méchant ; ces deux roux sont trop maigres ; ce gris clair est le meilleur et le plus beau : c’est celui que je garde pour moi. Pour que les autres ne le prennent pas, je vais attacher mon chapeau et mon châle à la selle. Elles voudront toutes l’avoir, mais je ne le céderai pas. »

Pendant que, songeant uniquement à elle, elle choisissait ainsi cet âne qu’elle croyait préférable aux autres, Nicaise et son fils, qui devaient accompagner la cavalcade, plaçaient les provisions dans deux grands paniers, qu’on attacha sur le bât de l’âne noir.

Mme de Fleurville, Mme de Rosbourg et les enfants arrivèrent : il était neuf heures ; on avait bien déjeuné, tout était prêt ; on pouvait partir.

Madame de Fleurville.

Choisissez vos ânes, mes enfants. Commençons par les plus jeunes. Marguerite, lequel veux-tu ?

Marguerite.

Cela m’est égal, chère madame ; celui que vous voudrez, ils sont tous bons.

Madame de Fleurville.

Eh bien, puisque tu me laisses le choix, Marguerite, je te conseille de prendre un des deux petits ânes ; l’autre sera pour Sophie. Ils sont excellents.

Sophie, avec empressement.

J’en ai déjà pris un, madame : le gris clair ; j’ai attaché sur la selle mon chapeau et mon châle.

Madame de Fleurville.

Comme tu t’es pressée de choisir celui que tu crois être le meilleur, Sophie ! Ce n’est pas très aimable pour tes amies, ni très poli pour Mme de Rosbourg et pour moi. Mais, puisque tu as fait ton choix, tu garderas ton âne, et peut-être t’en repentiras-tu. »

Sophie était confuse ; elle sentait qu’elle avait mérité le reproche de Mme de Fleurville, et elle aurait donné beaucoup pour n’avoir pas montré l’égoïsme dont elle ne s’était pas encore corrigée. Camille et Madeleine ne dirent rien et montèrent sur les ânes qu’on leur désigna ; Marguerite jeta un regard souriant à Sophie, réprima une petite malice qui allait sortir de ses lèvres, et sauta sur son petit âne.

Toute la cavalcade se mit en marche : Mmes de Fleurville et de Rosbourg en tête, Camille, Madeleine, Marguerite et Sophie les suivant, Nicaise et son fils fermant la marche avec l’âne aux provisions.

On commença par aller au pas, puis on donna quelques petits coups de fouet, qui firent prendre le trot aux ânes ; tous trottaient, excepté celui de Sophie, qui ne voulut jamais quitter son camarade aux provisions. Elle entendait rire ses amies ; elle les voyait s’éloigner au trot et au galop de leurs ânes, et, malgré tous ses efforts et ceux de Nicaise, son âne s’obstina à marcher au pas, sur le même rang que son ami. Bientôt les cinq autres ânes disparurent à ses yeux ; elle restait seule, pleurant de colère et de chagrin ; le fils de Nicaise, touché de ses larmes, lui offrit des consolations qui la dépitèrent bien plus encore.

« Faut pas pleurer pour si peu, mam’selle ; de plus grands que vous s’y trompent bien aussi. Votre bourri vous semblait meilleur que les autres : c’est pas étonnant que vous n’y connaissiez rien, puisque vous ne vous êtes pas occupée de bourris dans votre vie. C’est qu’il a l’air, à le voir comme ça, d’un fameux bourri ; moi qui le connais à l’user, je vous aurais dit que c’est un fainéant et un entêté. C’est qu’il n’en fait qu’à sa tête ! Mais faut pas vous chagriner ; au retour, vous le passerez à mam’selle Camille, qui est si bonne qu’elle le prendra tout de même et elle vous donnera le sien, qui est parfaitement bon. »

Sophie ne répondait rien ; mais elle rougissait de s’être attirée par son égoïsme de pareilles consolations. Elle fit toute la route au pas ; quand elle arriva à la halte désignée, elle vit tous les ânes attachés à des arbres ; ses amies n’y étaient plus, elles avaient voulu l’attendre, mais Mme de Fleurville, qui désirait donner une leçon à Sophie, ne le permit pas : elle les emmena avec Mme de Rosbourg dans la forêt. Elles y firent une charmante promenade et une grande provision de fraises et de noisettes ; elles cueillirent des bouquets de fleurs des bois, et, lorsqu’elles revinrent à la halte, leurs visages roses et épanouis et leur gaieté bruyante contrastaient avec la figure morne et triste de Sophie, qu’elles trouvèrent assise au pied d’un arbre, les yeux bouffis et l’air honteux.

« Ton âne ne voulait donc pas trotter, ma pauvre Sophie ? lui dit Camille d’un ton affectueux et en l’embrassant.

— J’ai été punie de mon sot égoïsme, ma bonne Camille ; aussi ai-je formé le projet de prolonger ma pénitence en reprenant le même âne pour revenir.

— Oh ! pour cela, non ; tu ne l’auras pas ! s’écria Madeleine ; il est trop paresseux.

— Puisque c’est moi qui ai eu l’esprit de le choisir, dit Sophie avec gaieté, j’en porterai la peine jusqu’au bout. »

Et Sophie, ranimée par cette résolution généreuse, reprit sa gaieté et se joignit à ses amies pour déballer les provisions, les placer sur l’herbe et préparer le déjeuner. Les appétits avaient été excités par la course ; on se mit à table en s’asseyant par terre, et l’on entama d’abord un énorme pâté de lièvre, ensuite une daube à la gelée, puis des pommes de terre au sel, du jambon, des écrevisses, de la tourte aux prunes, et enfin du fromage et des fruits.

Marguerite.

Quel bon déjeuner nous faisons ! Ces écrevisses sont excellentes.

Sophie.

Et comme le pâté était bon !

Camille.

La tourte est délicieuse !

Madeleine.

J’ai une faim affreuse.

Madame de Rosbourg.

Veux-tu encore un peu de vin pour faire passer ton déjeuner ?

Marguerite.

Je veux bien, maman. À votre santé ! »

Tous les enfants demandèrent du vin et burent à la santé de leurs mamans. Le repas terminé, on fit dans la forêt une nouvelle promenade, et cette fois en compagnie de Sophie.

Nicaise et son fils déjeunèrent à leur tour pendant cette promenade, et rangèrent les restes du repas et de la vaisselle, qu’ils placèrent dans les paniers.

« Papa, dit le petit Nicaise, faut pas que mam’selle Camille ait le bourri fainéant de Mlle Sophie ; mettons-lui sur le dos le bât aux provisions et mettons la selle sur le bourri noir : il n’est pas si méchant qu’il en a l’air ; je le connais, c’est un bon bourri.

— Fais, mon garçon, fais comme tu l’entends. » Quand les enfants et leurs mamans revinrent, elles trouvèrent les ânes sellés, prêts à partir. Sophie se dirigeait vers son gris clair et fut surprise de lui voir le bât aux provisions. Nicaise lui expliqua que son garçon ne voulait pas que mam’selle Camille restât en arrière.

« Mais c’était mon âne, et pas celui de Camille.

— Faites excuse, mam’selle ; mam’selle Camille a dit à mon garçon que ce serait le sien pour revenir. Mais n’ayez pas peur, mam’selle, le bourri noir n’est pas méchant ; c’est un air qu’il a ; faut pas le craindre : il vous mènera bon train, allez. »

Sophie ne répliqua pas : dans son cœur elle se comparait à Camille ; elle reconnaissait son infériorité ; elle demandait au bon Dieu de la rendre bonne comme ses amies, et ses réflexions devaient lui profiter pour l’avenir. Camille voulut lui donner son âne, mais Sophie ne voulut pas y consentir et sauta sur l’âne noir. Tous partirent au trot, puis au galop ; le retour fut plus gai encore que le départ, car Sophie ne resta pas en arrière. On rentra pour l’heure du dîner ; les enfants, enchantées de leur journée, remercièrent mille fois leurs mamans du plaisir qu’elles leur avaient procuré.

Mme de Fleurville ouvrit une lettre qu’on venait de lui remettre.

« Mes enfants, dit-elle, je vous annonce une heureuse nouvelle : votre oncle et votre tante de Ruges et votre oncle et votre tante de Traypi m’écrivent qu’ils viennent passer les vacances chez nous avec vos cousins Léon, Jean et Jacques ; ils seront ici après-demain.

— Quel bonheur ! s’écrièrent toutes les enfants ; quelles bonnes vacances nous allons passer ! »

Les vacances et les cousins arrivèrent peu de jours après. Le bonheur des enfants dura deux mois, pendant lesquels il se passa tant d’événements intéressants que ce même volume ne pourrait en contenir le récit. Mais j’espère bien pouvoir vous les raconter un jour[1].


  1. Voyez les Vacances du même auteur.