Les Petites Filles modèles/9

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IX

POIRES VOLÉES


Quelques jours après l’aventure des hérissons, Mme de Fleurville avait à dîner quelques voisins, parmi lesquels elle avait engagé Mme Fichini et Sophie.

Camille et Madeleine n’étaient jamais élégantes ; leur toilette était simple et propre. Les jolis cheveux blonds et fins de Camille et les cheveux châtain clair de Madeleine, doux comme de la soie, étaient partagés en deux touffes bien lissées, bien nattées et rattachées au-dessus de l’oreille par de petits peignes ; lorsqu’on avait du monde à dîner, on y ajoutait un nœud en velours noir. Leurs robes étaient en percale blanche tout unie ; un pantalon à petits plis et des brodequins en peau complétaient cette simple toilette. Marguerite était habillée de même ; seulement ses cheveux noirs, au lieu d’être relevés, tombaient en boucles sur son joli petit cou blanc et potelé. Toutes trois avaient le cou et les bras nus quand il faisait chaud ; le jour dont nous parlons, la chaleur était étouffante.

Mme de Fleurville avait à dîner quelques voisins.

Quelques instants avant l’heure du dîner, Mme Fichini arriva avec une toilette d’une élégance ridicule pour la campagne. Sa robe de soie lilas clair était garnie de trois amples volants bordés de ruches, de dentelles, de velours ; son corsage était également bariolé de mille enjolivures qui le rendaient aussi ridicule que sa jupe ; l’ampleur de cette jupe était telle, que Sophie avait été reléguée sur le devant de la voiture, au fond de laquelle s’étalait majestueusement Mme Fichini et sa robe. La tête de Sophie paraissait seule au milieu de cet amas de volants qui la couvraient. La calèche était découverte ; la société était sur le perron. Mme Fichini descendit, triomphante, grasse, rouge, bourgeonnée. Ses yeux étincelaient d’orgueil satisfait ; elle croyait devoir être l’objet de l’admiration générale avec sa robe de mère Gigogne, ses gros bras nus, son petit chapeau à plumes de mille couleurs couvrant ses cheveux roux, et son cordon de diamants sur son front bourgeonné. Elle vit avec une satisfaction secrète les toilettes simples de toutes ces dames ; Mmes de Fleurville et de Rosbourg avaient des robes de taffetas noir uni ; aucune coiffure n’ornait leurs cheveux, relevés en simples bandeaux et nattés par derrière ; les dames du voisinage étaient les unes en mousseline unie, les autres en soie légère ; aucune n’avait ni volants, ni bijoux, ni coiffure extraordinaire. Mme Fichini ne se trompait pas en pensant à l’effet que ferait sa toilette ; elle se trompa seulement sur la nature de l’effet qu’elle devait produire : au lieu d’être de l’admiration, ce fut une pitié moqueuse.

« Me voici, chères dames, dit-elle en descendant de voiture et en montrant son gros pied chaussé de souliers de satin lilas pareil à la robe, et à bouffettes de dentelle ; me voici avec Sophie comme saint Roch et son chien. »

Sophie, masquée d’abord par la robe de sa belle-mère, apparut à son tour, mais dans une toilette bien différente : elle avait une robe de grosse percale faite comme une chemise, attachée à la taille avec un cordon blanc ; elle tenait ses deux mains étalées sur son ventre.
« Me voici, chères dames » dit-elle en descendant de voiture.

« Faites la révérence, mademoiselle, lui dit Mme Fichini. Plus bas donc ! À quoi sert le maître de danse que j’ai payé tout l’hiver dix francs la leçon et qui vous a appris à saluer, à marcher et à avoir de la grâce ? Quelle tournure a cette sotte avec ses mains sur son ventre !

— Bonjour, ma petite Sophie, dit Mme de Fleurville ; va embrasser tes amies. Quelle belle toilette vous avez, madame ! ajouta-t-elle pour détourner les pensées de Mme Fichini de sa belle-fille. Nous ne méritons pas de pareilles élégances avec nos toilettes toutes simples.

— Comment donc, chère madame ! vous valez bien la peine qu’on s’habille. Il faut bien user ses vieilles robes à la campagne. »

Et Mme Fichini voulut prendre place sur un fauteuil, près de Mme de Rosbourg ; mais la largeur de sa robe, la raideur de ses jupons repoussèrent le fauteuil au moment où elle s’asseyait, et l’élégante Mme Fichini tomba par terre....

Un rire général salua cette chute, rendue ridicule par le ballonnement de tous les jupons, qui restèrent bouffants, faisant un énorme cerceau au-dessus de Mme Fichini, et laissant à découvert deux grosses jambes dont l’une gigotait avec emportement, tandis que l’autre restait immobile dans toute son ampleur.

Mme de Fleurville, voyant Mme Fichini étendue sur le plancher, comprima son envie de rire, s’approcha d’elle et lui offrit son aide pour la relever ; mais ses efforts furent impuissants, et il fallut que deux voisins, MM. de Vortel et de Plan, lui vinssent en aide.

À trois, ils parvinrent à relever Mme Fichini ; elle était rouge, furieuse, moins de sa chute que des rires excités par cet accident, et se plaignit d’une foulure à la jambe.

Sophie se tint prudemment à l’écart, pendant que sa belle-mère recevait les soins de ces dames ; quand le mouvement fut calmé et que tout fut rentré dans l’ordre, elle demanda tout bas à Camille de s’éloigner.

« Pourquoi veux-tu t’en aller ? dit Camille ; nous allons dîner à l’instant. »

Sophie, sans répondre, écarta un peu ses mains de son ventre, et découvrit une énorme tache de café au lait.

Sophie, très bas.

Je voudrais laver cela.

Camille, bas.

Comment as-tu pu faire cela en voiture ?

Sophie, bas.

Ce n’est pas en voiture, c’est ce matin à déjeuner : j’ai renversé mon café sur moi.

Camille, bas.
Pourquoi n’as-tu pas changé de robe pour venir ici ?
Un rire général salua cette chute…
Sophie, bas.

Maman ne veut pas ; depuis que je suis tombée dans la mare, elle veut que j’aie des robes faites comme des chemises, et que je les porte pendant trois jours.

Camille, bas.

Ta bonne aurait dû au moins laver cette tache, et repasser ta robe.

Sophie, bas.

Maman le défend ; ma bonne n’ose pas.

Camille appelle tout bas Madeleine et Marguerite, toutes quatre s’en vont. Elles courent dans leur chambre ; Madeleine prend de l’eau, Marguerite du savon, elles lavent, elles frottent avec tant d’activité que la tache disparaît ; mais la robe reste mouillée, et Sophie continue à y appliquer ses mains jusqu’à ce que tout soit sec. Elles rentrent toutes au salon au moment où l’on allait se mettre à table. Mme Fichini boite un peu ; elle est enchantée de l’intérêt qu’elle croit inspirer, et ne fait pas attention à Sophie, qui en profite pour manger comme quatre.

Après dîner, toute la société va se promener. On se dirige vers le potager ; Mme de Fleurville fait admirer une poire d’espèce nouvelle, d’une grosseur et d’une saveur remarquables. Le poirier qui la produisait était tout jeune et n’en avait que quatre.

Tout le monde s’extasiait sur la grosseur extraordinaire de ces poires.

« Je vous engage, mesdames et messieurs, à venir les manger dans huit jours ; elles auront encore grossi et seront mûres à point », dit Mme de Fleurville.

Chacun accepta l’invitation ; on continua la revue des fruits et des fleurs.

Sophie suivait avec Camille, Madeleine et Marguerite. Les belles poires la tentaient ; elle aurait bien voulu les cueillir et les manger ; mais comment faire ? Tout le monde la verrait… « Si je pouvais rester toute seule en arrière ! se dit-elle. Mais comment pourrai-je éloigner Camille, Madeleine et Marguerite ? Qu’elles sont ennuyeuses de ne jamais me laisser seule ! »

Tout en cherchant le moyen de rester derrière ses amies, elle sentit que sa jarretière tombait.

« Bon, voilà un prétexte. »

Et, s’arrêtant près du poirier tentateur, elle se mit à arranger sa jarretière, regardant du coin de l’œil si ses amies continuaient leur chemin.

« Que fais-tu là ? » dit Camille en se retournant.

Sophie.

J’arrange ma jarretière, qui est défaite.

Camille.

Veux-tu que je t’aide ?

Sophie.

Non, non, merci ; j’aime mieux m’arranger moi-même.

Camille.

Je vais t’attendre alors.

Sophie, avec impatience.

Mais non, va-t’en, je t’en supplie ! tu me gênes.

Camille, surprise de l’irritation de Sophie, alla rejoindre Madeleine et Marguerite.

Aussitôt qu’elle fut éloignée, Sophie allongea le bras, saisit une poire, la détacha et la mit dans sa poche. Une seconde fois elle étendit le bras, et, au moment où elle cueillait la seconde poire, Camille se retourna et vit Sophie retirer précipitamment sa main et cacher quelque chose sous sa robe.

Camille, la sage, l’obéissante Camille, qui eût été incapable d’une si mauvaise action, ne se douta pas de celle que venait de commettre Sophie.

Camille, riant.

Que fais-tu donc là, Sophie ? Qu’est-ce que tu mets dans ta poche ? et pourquoi es-tu si rouge ?

Sophie, avec colère.

Je ne fais rien du tout, mademoiselle ; je ne mets rien dans ma poche et je ne suis pas rouge du tout.

Camille, avec gaieté.

Pas rouge ! Ah ! vraiment oui, tu es rouge. Madeleine, Marguerite, regardez donc Sophie : elle dit qu’elle n’est pas rouge.

Sophie, pleurant.

Tu ne sais pas ce que tu dis ; c’est pour me taquiner, pour me faire gronder que tu cries tant que tu peux que je suis rouge ; je ne suis pas rouge du tout. C’est bien méchant à toi.

Camille, avec la plus grande surprise.

Sophie, ma pauvre Sophie, mais qu’as-tu donc ? Je ne voulais certainement pas te taquiner, encore moins te faire gronder. Si je t’ai fait de la peine, pardonne-moi.

Et la bonne petite Camille courut à Sophie pour l’embrasser. En approchant, elle sentit quelque chose de dur et de gros qui la repoussait ; elle baissa les yeux, vit l’énorme poche de Sophie, y porta involontairement la main, sentit les poires, regarda le poirier et comprit tout.

« Ah ! Sophie, Sophie ! lui dit-elle d’un ton de reproche, comme c’est mal, ce que tu as fait !

— Laisse-moi tranquille, petite espionne, répondit Sophie avec emportement ; je n’ai rien fait : tu n’as pas le droit de me gronder ; laisse-moi, et ne t’avise pas de rapporter contre moi.

— Je ne rapporte jamais, Sophie. Je te laisse ; je ne veux pas rester près de toi et de ta poche pleine de poires volées. »

La colère de Sophie fut alors à son comble ; elle levait la main pour frapper Camille, lorsqu’elle réfléchit qu’une scène attirerait l’attention et qu’elle serait surprise avec les poires. Elle abaissa son bras levé, tourna le dos à Camille, et, s’échappant par une porte du potager, courut se cacher dans un massif pour manger les fruits dérobés.

Camille resta immobile, regardant Sophie qui s’enfuyait ; elle ne s’aperçut pas du retour de toute la société et de la surprise avec laquelle la regardaient sa maman, Mme de Rosbourg et Mme Fichini.

« Hélas ! chère madame, s’écria Mme Fichini, deux de vos belles poires ont disparu ! »

Camille tressaillit et regarda le poirier, puis ces dames.

« Sais-tu ce qu’elles sont devenues, Camille ? » demanda Mme de Fleurville.

Camille ne mentait jamais.

« Oui, maman, je le sais.

— Tu as l’air d’une coupable. Ce n’est pas toi qui les as prises ?

— Oh non ! maman.

— Mais alors où sont-elles ? Qui est-ce qui s’est permis de les cueillir ? » Camille ne répondit pas.

Madame de Rosbourg.

Réponds, ma petite Camille ; puisque tu sais où elles sont, tu dois le dire.

Camille, hésitant.

Je…, je… ne crois pas, madame…, je… ne dois pas dire…

Madame Fichini, riant aux éclats.

Ha, ha, ha ! c’est comme Sophie, qui vole et mange mes fruits et qui ment ensuite. Ha, ha, ha ! ce petit ange qui ne vaut pas mieux que mon démon ! Ha, ha, ha ! fouettez-la, chère madame, elle avouera.

Camille, avec vivacité.

Non, madame, je ne fais pas comme Sophie ; je ne vole pas, et je ne mens jamais !

Madame de Fleurville.

Mais pourquoi, Camille, si tu sais ce que sont devenues ces poires, ne veux-tu pas le dire ?

Camille baissa les yeux, rougit et répondit tout bas : « Je ne peux pas. »

Mme de Rosbourg avait une telle confiance dans la sincérité de Camille, qu’elle n’hésita pas à la croire innocente ; elle soupçonna vaguement que Camille se taisait par générosité ; elle le dit tout bas à Mme de Fleurville, qui regarda longuement sa fille, secoua la tête et s’éloigna avec Mme de Rosbourg et Mme Fichini. Cette dernière riait toujours d’un air moqueur. La pauvre Camille, restée seule, fondit en larmes.

Elle sanglotait depuis quelques instants, lorsqu’elle s’entendit appeler par Madeleine, Sophie et Marguerite.

« Camille ! Camille ! où es-tu donc ? nous te cherchons depuis un quart d’heure. »

Camille sécha promptement ses larmes, mais elle ne put cacher la rougeur de ses yeux et le gonflement de son visage.

« Camille, ma chère Camille, pourquoi pleures-tu ? lui demanda Marguerite avec inquiétude.

— Je… ne pleure pas : seulement… j’ai…, j’ai… du chagrin. »

Et, ne pouvant retenir ses pleurs, elle recommença à sangloter. Madeleine et Marguerite l’entourèrent de leurs bras et la couvrirent de baisers, en lui demandant avec instance de leur confier son chagrin.

Aussitôt que Camille put parler, elle leur raconta qu’on la soupçonnait d’avoir mangé les belles poires que leur maman conservait si soigneusement. Sophie, qui était restée impassible jusqu’alors, rougit, se troubla, et demanda enfin d’une voix tremblante d’émotion : « Est-ce que tu n’as pas dit… que tu savais…, que tu connaissais… »

Camille.

Oh non ! je ne l’ai pas dit ; je n’ai rien dit.

Madeleine.

Comment ! est-ce que tu sais qui a pris les poires ?

Camille, très bas.

Oui.

Madeleine.

Et pourquoi ne l’as-tu pas dit ?

Camille leva les yeux, regarda Sophie et ne répondit pas.

Sophie se troublait de plus en plus ; Madeleine et Marguerite s’étonnaient de l’embarras de Camille, de l’agitation de Sophie. Enfin Sophie, ne pouvant plus contenir son sincère repentir et sa reconnaissance envers la généreuse Camille, se jeta à genoux devant elle en sanglotant : « Pardon, oh pardon, Camille, ma bonne Camille ! J’ai été méchante, bien méchante ; ne m’en veux pas. »

Marguerite regardait Sophie d’un œil enflammé de colère ; elle ne lui pardonnait pas d’avoir causé un si vif chagrin à sa chère Camille.

« Méchante Sophie, s’écria-t-elle, tu ne viens ici que pour faire du mal ; tu as fait punir un jour ma chère Camille, aujourd’hui tu la fais pleurer ; je te déteste, et cette fois-ci c’est pour de bon ; car, grâce à toi, tout le monde croit Camille gourmande, voleuse et menteuse. »

Sophie tourna vers Marguerite son visage baigné de larmes et lui répondit avec douceur :

« Tu me fais penser, Marguerite, que j’ai encore autre chose à faire qu’à demander pardon à Camille ; je vais de ce pas, ajouta-t-elle en se levant, dire à ma belle-mère et à ces dames que c’est moi qui ai volé les poires, que c’est moi qui dois subir une sévère punition ; et que toi, bonne et généreuse Camille, tu ne mérites que des éloges et des récompenses.

— Arrête, Sophie, s’écria Camille en la saisissant par le bras ; et toi, Marguerite, rougis de ta dureté, sois touchée de son repentir. »

Marguerite, après une lutte visible, s’approcha de Sophie et l’embrassa, les larmes aux yeux. Sophie pleurait toujours et cherchait à dégager sa main de celle de Camille pour courir à la maison et tout avouer. Mais Camille la retint fortement et lui dit :

« Écoute-moi, Sophie, tu as commis une faute, une très grande faute ; mais tu l’as déjà réparée en partie par ton repentir. Fais-en l’aveu à maman et à Mme de Rosbourg ; mais pourquoi le dire à ta belle-mère, qui est si sévère et qui te fouettera impitoyablement ?

— Pourquoi ? pour qu’elle ne te croie plus coupable. Elle me fouettera, je le sais ; mais ne l’aurais-je pas mérité ? »

À ce moment, Mme de Rosbourg sortit de la serre à laquelle étaient adossés les enfants et dont la porte était ouverte.

« J’ai tout entendu, mes enfants, dit-elle ; j’arrivais dans la serre au moment où vous accouriez près de Camille, et c’est moi qui me charge de toute l’affaire. Je raconterai à Mme de Fleurville la vérité ; je la cacherai à Mme Fichini, à laquelle je dirai seulement que l’innocence de Camille a été reconnue par l’aveu du coupable, que je me garderai bien de nommer. Ma petite Camille, ta conduite a été belle, généreuse, au-dessus de tout éloge. La tienne, Sophie, a été bien mauvaise au commencement, belle et noble à la fin ; toi, Marguerite, tu as été trop sévère, ta tendresse pour Camille t’a rendue cruelle pour Sophie ; et toi, Madeleine, tu as été bonne et sage. Maintenant, tâchons de tout oublier et de finir gaiement la journée. Je vous ai ménagé une surprise : on va tirer une loterie ; il y a des lots pour chacune de vous. »

Cette annonce dissipa tous les nuages ; les visages reprirent un air radieux, et les quatre petites filles, après s’être embrassées, coururent au salon. On les attendait pour commencer.

Sophie gagna un joli ménage et une papeterie.

Camille, un joli bureau avec une boîte de couleurs, cent gravures à enluminer, et tout ce qui est nécessaire pour dessiner, peindre et écrire.

Madeleine, quarante volumes de charmantes histoires et une jolie boîte à ouvrage avec tout ce qu’il fallait pour travailler.

Marguerite, une charmante poupée en cire et un trousseau complet dans une jolie commode.

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