Les Pieds-Noirs/12

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 79-84).


CHAPITRE XII

Le tueur mystérieux


En rentrant au camp, Kenneth remarqua que le factionnaire, posté sur sa route, n’était pas visible, quoique le ciel se fût un peu éclairci depuis une heure. Frappé de cette circonstance, il s’approcha de l’endroit où devait se tenir ce factionnaire, en l’appelant par son nom, de peur d’être pris pour un ennemi. Et, comme il ne recevait pas de réponse, il crut que la sentinelle s’était endormie. Aussi avança-t-il hardiment, sans aucun soupçon, et ne fut-il pas étonné de trouver l’homme étendu à terre.

— Pauvre diable, murmura-t-il, la fatigue l’a vaincu. Je m’en vais achever sa garde.

En même temps, Iverson se baissait pour prendre la carabine du trappeur. Mais la main qui tenait cette arme était roide. L’homme avait cessé de vivre ; ses doigts serraient fortement la crosse de la carabine. Iverson examina le cadavre. Un instrument aigu — un couteau sans doute — lui avait percé le sein gauche et traversé le cœur. La blessure était récente, et le sang coulait lentement encore par l’orifice. Ce coup fatal n’avait pas satisfait la cruauté de l’assassin, car les artères carotide et trachéale étaient tranchées par une coupure qui s’étendait d’une oreille à l’autre et séparait presque la tête du tronc. Une couronne rouge sur le crâne montrait encore que l’infortuné avait été scalpé, et sa chevelure emportée pour servir de trophée.

Après s’être laissé aller à la surprise, au chagrin et à l’indignation, bien naturels que devait causer ce spectacle, Kenneth poursuivit sa route, en réfléchissant à la conduite qu’il tiendrait vis-à-vis de Le Loup. Il avait résolu de prévenir Sylveen, quand son pied, heurtant un objet à demi caché dans le gazon, il tomba la face en avant, pour se relever avec un tressaillement d’horreur. Les aventures de la nuit n’étaient pas terminées. Iverson avait sous les yeux une effrayante répétition de ce qui, au jour, l’avait fait frémir dans la forêt. Sur le sol, gisait inanimé, le corps d’un Indien, dont le crâne, partagé verticalement en deux, offrait la marque du vengeur insatiable.

— Voici le troisième, se dit Kenneth. Quel ange a donc mission de détruire de cette façon mystérieuse ! C’est probablement un implacable ennemi de la race indienne, glissant de place en place, et abattant les objets de sa haine avec la rapidité de la foudre.

Et Kenneth frissonna de la tête aux pieds.

Passant outre, il arriva près des feux. Le Loup, couché devant la tente de Saül Vander, paraissait plongé dans un profond sommeil. Inutile de dire qu’Iverson ne se laissa point prendre à ce semblant. Bien que harassé par tant de secousses morales et physiques, il continua de veiller jusqu’à ce que la voix de Vander se fît entendre.

Il appelait, un à un, ses hommes et leur commandait, d’un ton bas, de s’apprêter à reprendre la marche.

Ayant touché du doigt Nick, qui rêvait, à ce moment, de sauvages et de « difficultés, » celui-ci sauta sur ses armes et se leva, disposé à combattre.

— Pas de bruit, pas de bruit. Il est l’heure de partir, lui dit Saül. Faites le tour des postes et prévenez les sentinelles. Mais doucement, doucement, vous comprenez.

— Je ne ferai pas plus de bruit qu’une souris, oui bien, je le jure, votre serviteur ! répliqua Nick.

— Dites aux sentinelles de rester à leur place pendant une dizaine de minutes de plus, et de nous rejoindre ensuite aussi vite que possible.

— Certainement, répondit Nick qui se mit en devoir d’exécuter le message.

Kenneth attendit impatiemment son retour. Il arriva comme on achevait de seller les chevaux et bâter les mules.

— Bourgeois, s’écria-t-il, d’un ton agité, le diable besogne au milieu de nous, ah ! oui, je le jure, oui bien, votre serviteur. Un de nos camarades est dans une maudite difficulté.

— Qu’y-t-il ? demanda Saül.

— L’homme qui était de garde là-bas, près de la ravine, est taillé en morceaux et scalpé.

À ces mots, les trappeurs s’assemblèrent autour de Whiffles pour l’écouter.

— Il a été frappé d’un coup de couteau dans le côté gauche, par quelqu’un de robuste venu derrière lui. La blessure est profonde et sûre, je vous le dis. Le pauvre malheureux n’a pu savoir qui l’avait frappé, j’en suis convaincu. Il a la tête presque entièrement coupée. Ce n’est, ma foi, pas beau à voir !

— Il faut nous attendre à des accidents de ce genre, mes braves, dit Saül. Ça ne peut pas nous surprendre. Nous autres, francs trappeurs, nous avons toute chance de finir de cette façon, un peu plus tôt ou nu peu plus tard, vous comprenez.

— En vérité, nous sommes au milieu du danger ! Nul ne sait ce qu’apportera le lendemain. O-h, a-h ! fit Abram Hammet, avec un nasillement final plus lugubre encore que d’habitude.

— Et le danger ne sera pas moins grand, malgré tout le bien que vous ferez, murmura Nick.

— À chacun sa profession, repartit doucement le quaker.

— La chose la plus surprenante est encore à mentionner, ajouta Nick. J’ai trouvé un Peau-rouge, qui avait la boule fendue en deux par un coup tel qu’un géant ou le diable seul a pu le donner.

— Réprime ton impiété, ami Nicolas, lui dit paternellement Abram.

— Impiété ! Qu’est-ce qui a parlé d’impiété ? C’est une chose qui n’a jamais couru dans le sang de Nick. Si vous voulez démêler quelque maudite difficulté avec moi, tâchez d’être solide au poste. Mais pour en revenir au nègre rouge, continua-t-il, en se tournant vers Kenneth, il porte les marques que nous avons déjà vues dans le bois. Vous pouvez expliquer ça aussi bien que moi. Il est étendu là, à deux pas. C’est bien curieux…

— C’est l’œuvre d’un franc trappeur, vous comprenez ? dit soucieusement Saül.

— Je ne comprends pas et ne peux comprendre une chose que l’on ne m’a pas expliquée.

— Trappeurs, dit Vander, si l’un de vous a tué le Peau-rouge, qu’il parle.

Personne ne répondit à cette invitation.

— Je vois qu’il n’est pas facile d’éclaircir l’affaire, reprit Saül. Ainsi, ne perdons pas de temps à discuter. Un de nos camarades est mort, qu’on l’enterre. Creusez-lui une fosse quelque part et ensevelissez-le, mes amis.

Montée sur sa jument, Sylveen entendit cette conversation peu propre, on le conçoit, à égayer son esprit. Le Loup occupait sa place accoutumée auprès d’elle. En les examinant l’un et l’autre, Kenneth se disait que ces événements refroidiraient probablement l’ardeur de la jeune fille, et l’engageraient à retourner à Selkirk. Cette espérance calma un peu l’inquiétude qui le poignait. Il s’élança sur son cheval, bien déterminé à ne pas perdre de vue le jeune Indien, qui portait fièrement à sa ceinture les armes qu’il avait reçues de Mark Morrow, et vint, non sans une certaine crainte, se placer aux côtés de Sylveen.

Ils chevauchèrent durant quelques instants en silence. Le récit de Nick avait rendu Sylveen taciturne, et Kenneth cherchait vainement une entrée en conversation à travers les pensées qui assiégeaient son esprit. Enfin, il crut avoir trouvé un sujet convenable d’entretien.

— Les événements de cette nuit sont bien extraordinaires, dit-il.

— Oui, fit mélancoliquement Sylveen ; ils m’ont fort impressionnée. Ces régions sont pleines de gens incivilisés dont les intérêts se choquent à chaque heure. Les haines profondes n’existent pas seulement au sein des villes policées : on les trouve au milieu des déserts. Mais ici la vengeance est plus rapide, plus palpable, plus effrayante au premier aspect.

Le Loup se tenait à quelques mètres en arrière. Il avait cette expression de sombre apathie qui caractérise l’Indien quand il n’a rien à dire.

— Vous en parlez avec plus de calme et de raisonnement que je n’aurais cru, répliqua Kenneth. Il est assez vrai que nous n’avons pas le droit de nous étonner de ce qui se passe dans ce singulier pays. Mais, après ce que vous avez appris, je ne pense pas que vous persistiez dans votre résolution de partager les périls de cette expédition.

— Vous ne me connaissez guère, si vous vous imaginez que des incidents de cette nature changeront mes vues.

— Mais avez-vous réfléchi aux périls ?…

— Eh ! que parlez-vous de périls ? interrompit-elle. Ne suis-je pas entourée d’hommes dévoués ? Le danger ne saurait m’atteindre. Vous ne manqueriez pas sans doute de vous faire tuer pour me défendre ?

— Aucun de nous n’y manquerait. Mais après ?

— Après, dit-elle, avec une railleuse gaieté, un magnifique chef indien m’enlèvera. Je deviendrai sa favorite, gouvernerai sa tribu, ferai la guerre, exterminerai les ennemis de mon seigneur et maître, lui préparerai une couche de chevelures et serai une véritable héroïne.

Kenneth jeta un coup d’œil sur Le Loup. Ce dernier avait toujours son air stupide et indifférent.

— J’ai une question à vous faire, dit Iverson, d’un ton presque imperceptible. Elle concerne votre petit domestique et je crains qu’il ne m’entende.

— Il a, reprit-elle, l’oreille fine, l’esprit soupçonneux. Si vous le regardez ou si vous prononcez son nom, son instinct le lui dira aussitôt.

— Est-il digne de confiance ? murmura Kenneth.

— Je le crois, répondit-elle. Jusqu’ici, ma parole a été sa loi, quoiqu’il cherche parfois à se révolter. Un jour ou l’autre, peut-être, ses passions assoupies, s’allumeront-elles. Je suis le seul anneau qui le lie aux visages pâles.

— C’est l’opinion que je m’étais formée de son caractère. Mais prenez garde que votre affection pour lui ne vous soit funeste.

En parlant, Kenneth avait lancé un regard à l’Indien dont les yeux semblaient déjà rivés sur lui.

— Le Loup veille, prenez garde à ses dents ! dit Sylveen en souriant.

— Puissiez-vous, vous-même, profiter de l’avertissement ! répliqua Kenneth d’un accent si sérieux que Sylveen s’en émut.

Il ajouta, en baissant la voix et en feignant d’examiner attentivement un bouquet de pruches à la gauche de la jeune fille :

— Soyez vigilante. Ne restez pas seule avec lui, et si vous tenez à la vie ne vous séparez jamais de la brigade.

— Je vous comprends, dit-elle du même ton. Mais si vous avez fait quelque découverte qui me concerne, je tâcherai de vous procurer, durant la journée, une occasion de me parler.

— Oui, j’ai fait une découverte importante. Je ne sais cependant s’il est temps de la révéler. Dans peu d’heures ma décision sera prise. D’ici là, soyez sur vos gardes, je vous en supplie.

À ce moment Nick Whiffles se joignit à eux. Il leur conta, jusqu’à l’aurore, des histoires de sa très-remarquable famille. Kenneth, n’apercevant pas Abram Hammet, se dirigea vers la tête de la brigade pour le chercher. Ce fut en vain. Le quaker avait de nouveau disparu.

— Où peut-il être ? se demanda-t-il.

— Bast ! Largebord reviendra, dit sèchement Nick. Il n’est pas d’homme avec un tel appétit qui ne revienne. Je parie qu’avant la nuit, il nous rapportera un estomac aussi creux qu’un canon de quatre vingt-seize.

Cette réplique fut loin de satisfaire Iverson. Durant la journée il interrogea souvent l’horizon, espérant distinguer, dans le lointain, la haute taille du quaker. Il fut désappointé. La nuit vint, mais pas Abram.