Les Pieds-Noirs/25

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 166-171).


CHAPITRE XXV

Saül Vander


Nous avons laissé Kenneth Iverson près du théâtre de l’attaque de nuit, où il avait retrouvé Saül Vander. L’étendue des blessures du guide n était pas apparente ; mais la pâleur de ses traits et la faiblesse de sa voix indiquaient qu’elles avaient un caractère sérieux. Kenneth sauta à terre et lui prit la main.

— Ah ! que je suis heureux de vous voir vivant ; s’écria-t-il. Je tremblais de découvrir votre corps parmi ceux qui sont là-bas.

— Je suis vivant, mais c’est tout. J’aurais mieux aimé mourir que de souffrir tout ce que j’ai souffert depuis la nuit passée, répondit Vander. Mais, ajouta-t-il tristement, c’est moins à mes douleurs physiques qu’à elle que je songe. Peut-être avez-vous des nouvelles de l’enfant.

Je cours chercher de l’eau, dit Iverson, en détournant la tête. La soif doit vous tourmenter horriblement. Quand vous aurez bu, je vous dirai ce que je sais sur elle.

— Arrêtez ! arrêtez ! Elle d’abord, l’eau ensuite. La certitude qu’elle est en sûreté me rafraîchira plus que toute l’eau du monde.

— J’ai de pauvres renseignements à vous donner, car j’ai été fait prisonnier. Tandis que je faisais de mon mieux pour la défendre, je fus renversé par un coup sur la tête. Quand je repris mes sens je me trouvai étendu sur le sol, garrotté et dans un vilain état. Le Loup, cet étrange garçon, à qui je dois ma liberté, m’a dit que votre fille avait échappé aux Pieds-noirs au moment où je tombai et qu’elle s’était enfuie avec assez de rapidité pour les mettre en défaut. Je regrette de ne pouvoir vous en apprendre davantage.

— Se sauver dans le désert ne valait guère mieux que d’être captive. Hélas ! que fera la pauvre enfant dans cette vaste solitude ! Si elle évite l’œil perçant des Indiens, ce ne sera que pour périr de fatigue et de faim. Si seulement elle pouvait manier une carabine ou suivre une piste !

— Parlons devons, dit Iverson.

— Moi ! j’ai mal aux épaules et à la tête, c’est tout. Vous trouverez de fières marques sur mon crâne. J’ai aussi perdu une bonne quantité de sang, ce qui m’affaiblit passablement, vous comprenez ?

Kenneth se précipita vers un ruisseau voisin et rapporta, au blessé, de l’eau puisée avec un vase qu’il avait ramassé près du lieu où les trappeurs avaient soupé.

— C’est bon, dit Saül après avoir avalé une grosse gorgée ; c’est bon, mais si vous pouviez trouver une lampée de whiskey dans un des flacons qu’avaient les pauvres diables, ça me ferait joliment du bien.

Kenneth ne se le fit pas répéter. Se mettant en quête, il fut assez heureux pour satisfaire le désir de son ami, à qui quelques gouttes de spiritueux rendirent une partie de ses forces.

— Il serait à propos, suggéra le jeune homme, de quitter ce lieu aussitôt que possible. Quelque Indien rôdeur pourrait bien nous surprendre. D’ailleurs une bande de guerriers doit être à mes trousses.

— Je comprends tout ça ; mais il ne m’est pas facile de bouger d’ici ; je suis moulu, haché, et il y a dix chances contre une que je suis incapable de monter à cheval ou de supporter le mouvement d’un voyage.

— J’ai quelques notions de chirurgie et je vais vous soigner de mon mieux, répliqua Kenneth. Je sens bien quelques contusions sur votre tête ; heureusement elles ne sont pas profondes. La boîte n’est pas fracturée, je crois.

— Ce sont leurs haches qui m’ont fait ces coupures ; mais elles leur ont coûté cher. Le vieux Saül Vander n’aurait pas permis de prendre de pareilles libertés sans rendre le compliment, vous comprenez. Je pensais à Bouton-de-rose, et tapais dur. Les maudits tombaient autour de moi comme des feuilles. Mais que peut un seul homme contre tant de scélérats ?

— Quant à vos épaules, reprit Kenneth, qui l’examinait attentivement, elles sont couvertes de meurtrissures. Ils vous auront frappé à coups de crosse de carabine.

— C’est ce qui a fait mon malheur. Ils auraient pu battre ma tête, comme on bat le grain, sans enfoncer la caboche. Mais ils en ont voulu aux épaules. Ô les brigands de brigands ! Je croyais un moment qu’ils allaient me briser tous les os du corps. Pourtant, ils n’ont pas eu l’honneur de me jeter à terre. Ça me console, vous comprenez ? J’ai eu assez de force pour me faufiler entre les buissons et arriver ici où je me suis évanoui.

— Je ne remarque aucune luxation, continua Kenneth,

— Ah ! c’est que mes os ont toujours été naturellement solides. Ils ont plus d’une fois éprouvé leur dureté. Les docteurs disent que chacun de nous a plus ou moins de fer en eux, et je reconnais que les miens sont tout fer. Allez-y plus doucement, jeune homme, car quand on a les chairs en capitolade ; elles sont sensibles, vous comprenez ?

Kenneth lava les plaies du guide, appliqua, tant bien que mal, quelques bandages, et traita son patient avec une telle habileté, que celui-ci s’écria bientôt :

— Ah ! je me sens mieux ; mais j’ai peur que vous en soyez pour vos peines, car les vermines reviendront m’achever avant la nuit, vous comprenez.

— J’espère, dit chaleureusement Kenneth, que nous serons loin de ce lieu, quand les Indiens y arriveront. Il me semble que, placé sur un cheval, vous pourriez vous conduire.

— Ce n’est guère probable, monsieur, et je ne sais pas si ça vaut la peine d’essayer de sauver une vieille carcasse comme la mienne. Ils finiront par me tuer tôt ou tard, vous comprenez. Tous les francs trappeurs ont été tués et scalpés, savez-vous ? Si ça ne m’arrivait pas, ça serait contre la nature des choses. Ce n’est qu’une question de temps. Je suis résigné, car j’y ai songé plus d’une fois. Tout ce que je demande, c’est qu’ils me donnent un coup décent sur la tête, et qu’ils ne me fassent pas languir.

— Bast ! bast ! fit Kenneth, le jour n’est pas venu. Je m’en vais chercher un autre cheval. Peut-être en est-il resté un égaré dans les environs.

— Pensez plutôt à vous. Je taquinerai les coquins pour qu’ils m’expédient plus vite.

— Rappelez-vous votre fille, et vivez pour elle. Eh ! ce n’est pas facile de faire mourir un homme quand il est déterminé à vivre.

— Vous avez raison. Oui. Je dois vivre. J’essayerai. Pauvre Bouton-de-rose !

Kenneth laissa le guide pour tâcher d’accomplir son projet. Après avoir rôdé longtemps sans succès il allait, avec répugnance, abandonner son dessein, quand il aperçut un cheval débouchant d’un massif d’arbres. S’en approchant avec précaution, de crainte de l’effrayer, il reconnut, avec joie, Firebug. En le voyant, l’animal poussa un hennissement comme à la vue de son maître et accourut. Il était sellé et bridé, mais ses rênes s’étaient rompues, en traînant à terre. Iverson l’amena triomphalement à Saül Vander.

— Vous voyez, mon ami, lui dit-il, que la Providence nous favorise. Voici un cheval sur lequel vous êtes sans doute destiné à vous échapper. Il appartenait au brave Nick Whiffles. Pauvre Nick ! Que je voudrais pouvoir lui être utile ! Ah ! sans vos blessures, il y aurait probablement quelque chose à faire pour…

— Nous essayerons, car notre devoir est de nous aider mutuellement, répondit le guide. L’adresse l’emporte souvent sur la force et le nombre. Un homme est quelquefois toute une armée quand il entend ses affaires. Dans un pays comme celui-ci, un cœur hardi, un esprit sagace, un pas léger et un œil vif, sont les éléments essentiels du succès, et je crois avoir reçu une légère parcelle de ces avantages à la distribution générale, quoique je ne sois pas homme à me vanter de mes petites qualités. Vous allez m’aider à monter sur ce cheval, n’est-ce pas ?

— Oui, mais il faut avant que vous mangiez quelque chose.

— Non ; j’ai l’estomac un peu détérioré, cependant une goutte de whiskey me ravigotera,

— Je n’y conscentirai point. Il reste près d’ici des morceaux de viande de notre dernier souper. Vous ferez mieux d’y goûter, Ça vous réconfortera.

Malgré son affirmation, Vander dévora un quartier de venaison à moitié cru, que lui apporta Kenneth. Cette nourriture, arrosée d’un verre de whiskey lui rendit sa bonne humeur. Quand il eut achevé son repas, auquel Kenneth ne fut pas fâché de prendre part, le guide se hissa sur Firebug. À peine était-il en selle que le chien de Nick Whiffles se montra à eux. Calamité était enduit d’une épaisse couche de boue. Saturée de sang en diverses places. La langue sortait rouge et pantelante de sa gueule. Le pauvre quadrupède était épuisé. Il se précipita vers Firebug et, s’acculant devant lui, le regarda fixement comme pour lui demander où était leur maître.

— Ah ! Calamité ! s’écria Kenneth. Je craignais fort qu’il n’eût été tué par les sauvages !

Les yeux du chien se tournèrent amicalement sur lui.

— Cette créature aurait bien envie de vous dire quelque chose, fit Saül. Voyez comme sa physionomie est intelligente !

— Il veut savoir sans doute si nous avons vu son compagnon. Nick Whiffles,

— Hum ! répliqua le guide. Il en sait plus sur ma fille que qui que ce soit. Calamité, mon bon Calamité, où est Sylveen ?

Calamité poussa un long aboiement.

— Ça signifie quelque chose, je gage, dit Saül. Regardez-moi ses yeux.

Le chien se leva, fit quelques pas et revint lentement.

— Le voici qui parle maintenant, s’écria Vander. Il nous indique la route à suivre pour la trouver. Suivons-le.

— Pas dans cette direction, répondit Kenneth ; car elle est en droite ligne avec le camp indien. Si le chien veut aller par là, nous ne devons point l’écouter. La chose essentielle, c’est de nous éloigner du danger aussi vite que possible.

— Ça me paraît raisonnable, jeune homme. Mais, à présent, nous devons opposer la ruse à la ruse, car ces démons de Peaux-rouges ne nous lâcheront pas tout de suite, vous comprenez.

— Oui, parfaitement.

Le guide alors porta ses regards vers le sud-est.

— Puisque, dit-il, le nord présente des périls, c’est de ce côté-ci qu’il faut avancer. Je calcule que nous finirons par atteindre le lac des Bois ou quelque petit lac du voisinage. Il s’y trouve des fourrés où il est facile de se cacher.

— C’est mon idée. Si nous découvrons une retraite assez secrète pour que vous puissiez vous y reposer, dans peu de jours vous serez rétabli et nous nous mettrons à la recherche de votre fille.

— Avant de partir, jeune homme, furetez dans les broussailles. Ma carabine y est restée, à moins que les Indiens ne l’aient enlevée.

Kenneth se rendit à cette prière, tandis que Calamité flairait autour de lui. Il remarqua que le chien tombait en arrêt, gonflait ses narines, s’élançait vers le camp, et s’arrêtait pour s’élancer de nouveau. Machinalement, il le suivit et le vit se coucher enfin, en agitant la queue. S’étant approché, Kenneth aperçut la carabine de Nick Whiffles. Il s’empressa de la ramasser, en s’extasiant, à bon droit, sur le merveilleux instinct de Calamité. Revenant, aussitôt, vers Saül Vander, après s’être chargé de munitions, prises sur les cadavres des trappeurs qui avaient succombé, il examina ses armes que lui avait, comme on se le rappelle, remises Le Loup, sauta à cheval et se dirigea vers le sud-est, accompagné du guide et de Calamité qui paraissait, cependant, ne s’engager dans cette voie, qu’avec une extrême répugnance.