Les Pirates de la mer et autres nouvelles/II

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Traduction par Henry-D. Davray.
Société du Mercure de France (p. 25-57).

L’HOMME QUI POUVAIT ACCOMPLIR DES MIRACLES

Il n’est pas certain que le don ait été inné. Pour ma part, je crois qu’il lui vint à l’improviste. À vrai dire, jusqu’à trente ans, il avait été sceptique et ne croyait pas aux pouvoirs miraculeux. Et ici, puisque l’endroit est tout indiqué, je dois dire qu’il était un homme de petite taille, avec des yeux d’un brun ardent, une chevelure rousse taillée en brosse, une moustache abondante et des taches de rousseur. Il s’appelait George Mac Whirter Fotheringay — ce qui n’est pas un nom induisant, en aucune façon, à l’attente des miracles — et il était employé chez Gomshott. Très adonné aux argumentations assertives, ce fut pendant qu’il affirmait l’impossibilité des miracles que lui vint le premier indice de son pouvoir extraordinaire. Cette discussion particulière avait lieu dans le bar du Long Dragon et Toddy Beamish menait l’opposition avec un effectif et monotone : « Ce n’est que votre opinion », qui poussa M. Fotheringay jusqu’aux limites extrêmes de sa patience.

Il y avait là, en outre, un cycliste très poussiéreux, l’hôtelier Cox et miss Maybridge, la très respectable et plutôt corpulente servante du Long Dragon. Miss Maybridge lavait des verres, tournant le dos à M. Fotheringay ; les autres écoutaient l’opinant, plus ou moins amusés par l’inefficacité de sa méthode affirmative. Aiguillonné par la tactique de M. Beamish, M. Fotheringay se décida à faire un effort inaccoutumé de rhétorique.

— Tenez, M. Beamish, — dit-il, — examinons clairement ce que c’est qu’un miracle. C’est quelque chose de contraire aux lois de la nature, accompli par le pouvoir de la volonté, quelque chose qui n’arriverait pas si on ne le voulait pas spécialement.

— C’est votre opinion, — dit M. Beamish, par rebuffade.

M. Fotheringay prit à témoin le cycliste qui jusqu’alors avait gardé le silence et il obtint son assentiment, donné après une toux hésitante et un regard à M. Beamish. L’hôtelier ne voulut exprimer aucune opinion, et M. Fotheringay, revenant à M. Beamish, reçut de lui l’inattendue concession d’un indulgent consentement à sa définition du miracle.

— Par exemple, — continua M. Fotheringay, grandement encouragé, — ceci serait un miracle : cette lampe, d’après le cours naturel des choses, ne pourrait brûler comme cela étant renversée, n’est-ce pas, Beamish ?

Vous dites qu’elle ne le pourrait pas, — répondit Beamish.

— Et vous ? — dit Fotheringay. — Vous n’allez pas prétendre que… hein ?

— Non, — fit Beamish récalcitrant, — elle ne le pourrait pas.

— Très bien, — continua M. Fotheringay, — alors quelqu’un vient ici, comme ce pourrait être moi, comme cela, qui se place comme qui dirait ici, et qui dit à cette lampe, comme je pourrais le faire, en rassemblant toute ma volonté : Renverse-toi sans tomber, et continue à brûler et… Diable !

C’était suffisant pour faire crier au Diable. L’impossible, l’incroyable était visible pour tous. La lampe était suspendue renversée dans l’air, brûlant tranquillement avec sa flamme se dirigeant en bas. Elle était aussi massive, aussi indiscutable que jamais lampe fut, cette prosaïque et ordinaire lampe du bar du Long Dragon.

M. Fotheringay demeura le doigt tendu et les sourcils froncés, comme quelqu’un qui prévoit quelque accidentel fracas. Le cycliste, qui était assis presque sous la lampe, se courba et sauta par-dessus le comptoir. Tout le monde sauta, plus ou moins. Miss Maybridge se retourna et jeta un cri. Pendant près de trois secondes la lampe resta suspendue ainsi. Un faible cri de détresse mentale fut poussé par M. Fotheringay.

— Je ne puis la soutenir en l’air plus longtemps, — dit-il.

Il recula en chancelant et la lampe renversée soudain vacilla, tomba sur le coin du comptoir, rebondit de côté, s’écrasa sur le plancher et s’éteignit. Par bonheur, elle avait un récipient de métal, sans quoi la salle entière se fût embrasée.

M. Cox fut le premier qui parla, et sa remarque, dépouillée d’inutiles périphrases, fut que Fotheringay était un imbécile. Fotheringay n’était pas en état de discuter même une proposition aussi fondamentale que celle-là ! Il était, au delà de toute expression, confondu de ce qui venait d’arriver. La conversation qui suivit ne jeta absolument aucune clarté sur l’affaire, du moins en ce qui concernait Fotheringay, l’opinion générale se ralliant à celle de M. Cox, non seulement à l’unanimité, mais avec véhémence. Tout le monde accusait Fotheringay de quelque stupide supercherie, déclarant qu’il venait ridiculement troubler le confort et la sécurité des gens. Quant à lui, son esprit était un cyclone de perplexité, il se sentait incliné à être de leur avis, et il tenta inefficacement de s’opposer à l’offre qu’on lui fit de sortir.

Il rentra chez lui, rouge et animé, le collet de son habit relevé, les yeux cuisants et les oreilles brûlantes. En passant, il épia nerveusement chacun des dix réverbères qu’il rencontra dans la rue ; et ce ne fut que lorsqu’il se trouva seul dans sa petite chambre de la ruelle de l’Église qu’il fut capable de ressaisir sérieusement ses souvenirs de l’incident et de se demander : « Que s’est-il passé ? »

Il avait retiré son habit et ses bottines, et il était assis sur le rebord de son lit, les mains dans les poches et répétant, pour la dix-septième fois, le texte de sa défense : « Je n’avais pas l’intention de renverser cette maudite lampe ! » Alors, il lui revint à l’idée qu’au moment précis où il avait prononcé les mots ordonnateurs il avait, par inadvertance, voulu la chose qu’il disait, et que, lorsqu’il avait vu la lampe suspendue en l’air, il avait senti qu’il dépendait de lui de l’y maintenir sans savoir clairement comment cela pourrait se faire. Il n’avait pas un esprit particulièrement complexe ; sans quoi il aurait pu, pour un instant, s’arrêter à ce voulu par inadvertance, embrassant ainsi les problèmes les plus abstraits de l’action volontaire ; mais il ne se rendit compte de cela que dans un brouillard assez confus. Et de là, suivant, il faut l’admettre, une voie peu clairement logique, il en arriva au témoignage de l’expérience.

Il étendit résolument le doigt vers sa bougie, et rassembla son esprit tout en sachant qu’il faisait une action stupide : « Soulève-toi », dit-il, mais en une seconde sa volonté s’évanouit. La bougie s’était soulevée, restant suspendue dans l’air un rapide moment, et quand M. Fotheringay ouvrit convulsivement la bouche, elle retomba avec bruit sur sa table de toilette, le laissant dans l’obscurité la plus complète, à part la lueur mourante de sa mèche.

Un instant M. Fotheringay resta assis dans les ténèbres, absolument immobile.

— Après tout, c’est arrivé, — dit-il, — et comment l’expliquer, je ne sais pas !

Il soupira profondément et commença à explorer ses poches pour y découvrir une allumette. Il n’en trouva pas, se leva et chercha à tâtons sur la table de toilette.

— Je voudrais bien avoir une allumette, — dit-il.

Il chercha dans son habit, mais il n’en avait pas ; alors il lui vint à l’esprit que les miracles étaient possibles même avec des allumettes. Il étendit la main et fronçant les sourcils dans l’obscurité :

— Qu’une allumette me tombe dans la main, — ordonna-t-il.

Il sentit un léger objet heurter sa paume et ses doigts se refermèrent sur une allumette.

Après avoir inutilement tenté de l’enflammer, il s’aperçut que c’était une allumette suédoise. Il la jeta par terre, et il lui vint alors à l’esprit qu’il aurait pu la demander tout allumée. Il le voulut, et il la vit tout à coup s’enflammer au milieu de la natte, devant sa table de toilette. Il la ramassa vivement, et elle s’éteignit. La conscience de son pouvoir s’augmenta, et, en tâtonnant, il replaça la bougie dans le chandelier.

— Allons, allume-toi ! — dit M. Fotheringay, et incontinent la bougie s’alluma et il vit un petit trou noir dans la housse de la toilette avec un peu de fumée qui s’en élevait. Un instant, ses yeux allèrent de la fumée à la flamme, puis il rencontra son propre regard dans la glace. Par ce moyen, il communia avec lui-même en silence pendant un certain temps.

— Que penses-tu des miracles ? — dit enfin M. Fotheringay en s’adressant à sa propre réflexion. Ses subséquentes méditations furent d’un genre sévère, mais confus. Autant qu’il pouvait s’en rendre compte, c’était pour lui une affaire de pure volonté. La nature de ses expériences jusqu’ici le disposait peu à en tenter de nouvelles, du moins pas avant de les avoir examinées de nouveau. Mais il souleva du regard une feuille de papier, colora un verre d’eau en rose, puis en vert ; il créa un colimaçon qu’il annihila miraculeusement, et il se fit présent d’une non moins miraculeuse brosse à dents. Vers le milieu de la nuit, il était persuadé que son pouvoir devait être d’une qualité particulièrement rare et piquante, ce dont il avait eu déjà l’idée vague, mais aucune assurance certaine. L’effroi et la perplexité que lui avait causés sa première découverte étaient maintenant atténués par l’orgueil de sa singularité et de vagues suggestions d’utilité. Il entendit sonner une heure à l’horloge de l’église et comme il ne lui vint pas à l’idée que ses occupations journalières pussent être remplies miraculeusement, il se remit à se déshabiller afin de s’étendre dans son lit sans plus de délai. Comme il s’efforçait de passer sa chemise par-dessus sa tête, il eut une brillante idée.

— Je veux être dans mon lit, — dit-il, et il s’y trouva. — Déshabillé, — stipula-t-il ; et, trouvant les draps froids : — avec ma chemise de nuit… non, avec une belle chemise de nuit de flanelle fine. Ah ! — fit-il, avec une immense jouissance. — Et maintenant que je m’endorme confortablement.

Il s’éveilla à l’heure habituelle, et resta pensif pendant tout le déjeuner, se demandant si ses expériences de la nuit précédente n’étaient pas tout simplement un rêve d’une particulière vivacité. À la fin, il se résolut à de prudentes expériences. Par exemple, il eut trois œufs pour son déjeuner ; deux que l’hôtesse lui apporta, bons sans doute ; mais non de première fraîcheur, et l’autre était un délicieux œuf d’oie tout frais pondu, cuit et servi par son pouvoir extraordinaire. Il se rendit en hâte à son bureau, dans un état de surexcitation profonde, mais soigneusement contenue, et il ne se rappela le troisième œuf que lorsque l’hôtesse lui parla de la coquille le soir. De toute la journée il ne put rien faire à cause de cette nouvelle et surprenante puissance qu’il se connaissait, mais cela ne lui causa aucun ennui parce qu’il rattrapa miraculeusement le temps perdu, dans les dix dernières minutes.

À mesure que la journée s’avançait, son état d’esprit passa de la surprise à l’exaltation, encore que les circonstances de sa sortie du Long Dragon fussent encore désagréables au souvenir, et une version tronquée du fait étant parvenue à ses collègues amena quelques plaisanteries. Il était évident qu’il lui fallait beaucoup de prudence en soulevant des objets fragiles, mais autrement son don lui promettait de plus en plus de jouissances à mesure qu’il y pensait. Il se proposait, entre autres choses, d’augmenter ses biens personnels par de modestes actes de création. Il appela à l’existence une paire de splendides boutons de manchettes en diamants, et les annihila vivement en apercevant le fils de son patron qui traversait la salle, se dirigeant vers son bureau. Il eut peur que le jeune homme ne se demandât comment ils étaient venus en sa possession. Il se rendit parfaitement compte que ce don exigeait, pour s’exercer, des précautions et de la vigilance, mais, autant qu’il pouvait en juger, les difficultés qu’il lui faudrait surmonter avant d’en être bien maître n’étaient pas plus grandes que celles qu’il lui avait déjà fallu affronter pour apprendre à monter à bicyclette. Ce fut cette analogie peut-être, tout autant que le sentiment qu’il serait malvenu au Long Dragon, qui l’entraîna après le dîner dans la petite rue déserte derrière l’usine à gaz, pour y répéter en particulier quelques miracles.

Il y eut probablement dans ses tentatives un certain manque d’originalité, car, à part son pouvoir volontaire, M. Fotheringay n’était pas un homme très exceptionnel. Le miracle de la verge de Moïse lui revint à l’esprit, mais la nuit était sombre et peu favorable à l’apprivoisement de grands serpents miraculeux. Alors il se rappela l’histoire de Tannhauser qu’il avait lue au verso du programme des concerts philharmoniques. Cela lui parut singulièrement attrayant et inoffensif. Il enfonça sa canne dans le gazon qui bordait le sentier et lui commanda de fleurir. L’air fut immédiatement embaumé de la senteur des roses, et avec une allumette qu’il enflamma, il vit de ses yeux que ce superbe miracle était réellement accompli. Sa satisfaction fût interrompue par un bruit de pas qui s’avançaient. Effrayé d’une découverte prématurée de son pouvoir, il dit rapidement à la canne fleurie : Va-t’en, ce qui signifiait selon lui : redeviens canne ; mais il était très ému. La canne recula avec une vitesse considérable, et immédiatement vint un cri de colère avec un gros mot prononcé par la personne qui approchait.

— À qui jetez-vous des bâtons, espèce d’imbécile ? — cria une voix. — Je l’ai reçu en plein dans les jambes.

— J’en suis fâché, mon vieux, — répondit M. Fotheringay, et comprenant alors la nature fâcheuse de son explication, il se mit à se friser nerveusement la moustache, lorsqu’il vit s’avancer Winch, l’un des trois agents de police d’Immering.

— Qu’est-ce que vous dites ? — demanda l’agent. — Tiens ! c’est vous, mais oui, c’est vous qui avez cassé la lampe du Long Dragon.

— Je ne dis rien, rien du tout, — balbutia M. Fotheringay.

— Pourquoi lancez-vous des bâtons dans les jambes des gens, alors ?

— Oh ! c’est assommant, — protesta M. Fotheringay.

— Je crois bien que c’est assommant ! Ne savez-vous pas que des coups de bâtons font mal ! Pourquoi en lancez-vous, hein ?

Pour le moment, M. Fotheringay était bien en peine de dire pourquoi il l’avait fait. Son silence parut irriter M. Winch.

— Vous avez attaqué la police, jeune homme, c’est cela que vous avez fait.

— Écoutez, monsieur Winch, — implora M. Fotheringay ennuyé et confus, — je suis bien fâché. Le fait est que…

— Quoi… ?

Il ne sut inventer autre chose que la vérité.

— Je faisais un miracle.

Il essaya de dire la chose d’une façon dégagée mais quoi qu’il fît il ne put y réussir.

— Vous faisiez un… ! Allons ! ne dites pas de bêtises. Faire un miracle. Eh bien, vrai ! un miracle. En voilà une bien bonne ! Mais tout le monde sait que vous ne croyez pas aux miracles… Le fait est que ce doit être là encore une de vos stupide supercheries de sorcier, voilà ce que c’est. Maintenant, nous allons…

Mais M. Fotheringay ne sut jamais ce qui M. Winch voulait lui dire. Il se rendit compte qu’il avait livré son précieux secret, qu’il l’avait jeté à tous les vents du ciel. Un violent accès d’irritation le poussa à agir. Il se retourna vivement et furieusement vers l’agent de police.

— J’en ai assez de tout cela, vous dis-je ! Je vais vous montrer un de mes stupides tours de sorcier, attendez ! Allez au diable ! Vite, allez !

Il resta seul !

M. Fotheringay n’accomplit aucun autre miracle cette nuit-là et il ne s’inquiéta pas non plus de ce que devenait sa canne fleurie. Il rentra aussitôt en ville, et, plein d’un tranquille étonnement, regagna sa chambre.

— Seigneur ! — pensait-il, — c’est un puissant don… un don extrêmement puissant… Je n’avais pas l’intention d’en faire pareil usage, non réellement… Je me demande comment peut bien être l’Enfer !

Il s’assit sur le rebord du lit pour retirer ses bottines. Subitement frappé d’une heureuse idée, il transféra l’agent de police à San-Francisco, et, sans plus intervenir dans les causes normales, il se mit sagement au lit. La nuit, il rêva de la colère de Winch.

Le lendemain, M. Fotheringay apprit deux intéressantes nouvelles. Quelqu’un avait planté un très beau rosier grimpant contre le mur de la propriété de M. Gomshott aîné, et l’on devait draguer la rivière jusqu’au moulin pour retrouver l’agent Winch.

Toute cette journée, M. Fotheringay resta distrait et pensif ; il ne fit aucun miracle, non plus que le jour suivant, excepté l’envoi de quelques provisions à Winch, et l’achèvement de son ouvrage avec une ponctualité parfaite, en dépit du bourdonnement de pensées qui assourdissait son esprit. L’extraordinaire détachement et la douceur de ses manières furent remarqués par diverses personnes qui l’en plaisantèrent. Pour la plupart du temps, il pensait à Winch.

Le dimanche soir, il alla à la chapelle, et, assez étrangement, M. Maydig, le clergyman, qui s’intéressait quelque peu aux choses occultes, prêcha sur les choses qui ne sont pas légitimement permises. M. Fotheringay n’était pas un paroissien très régulier, mais son système de scepticisme affirmatif auquel il a été déjà fait allusion, se trouvait maintenant rudement ébranlé. Le développement du sermon jeta une lumière entièrement nouvelle sur ses dons récents et il se décida brusquement à consulter M. Maydig à l’issue du service. Aussitôt qu’il fut bien déterminé, il se demanda avec étonnement pourquoi l’idée ne lui en était pas venue plus tôt.

M. Maydig, homme maigre et nerveux, avec un long cou et de longues mains, se trouva grandement flatté par la demande d’une conversation privée à lui faite par un jeune homme dont l’indifférence en matière religieuse était un sujet de scandale pour toute la ville. Après quelques nécessaires délais, il le conduisit dans le cabinet de travail du presbytère, qui était contigu à la chapelle, l’installa dans un siège confortable et, debout devant un feu riant — et ses jambes projetaient sur le mur opposé l’ombre d’une arche rhodienne — il invita M. Fotheringay à exposer le sujet de sa visite.

D’abord, M. Fotheringay fut un peu décontenancé et il éprouva quelque difficulté à entrer en matière.

— Vous me croirez avec peine, M. Maydig, j’en ai peur…, et ainsi de suite pendant quelque temps.

À la fin, il tenta une question et demanda à M. Maydig ce qu’il pensait des miracles.

M. Maydig disait encore : « Eh bien… » d’un ton fort entendu, lorsque M. Fotheringay l’interrompit.

— Vous ne croyez pas, je suppose, qu’une personne d’une condition fort ordinaire, comme moi, par exemple, qui serait assise dans ce fauteuil maintenant, pourrait avoir en elle-même une espèce de secret pouvoir qui la rendrait capable de faire des choses par le moyen de sa seule volonté ?

— C’est possible, — dit M. Maydig, — il y a des choses de ce genre qui sont possibles.

— Si vous me permettiez de me servir librement de quelqu’un des objets qui sont ici, je crois que je pourrais vous prouver la chose par expérience. Prenons, par exemple, ce pot à tabac. Ce que je voudrais savoir, c’est si ce que je vais faire de lui est un miracle ou non. Accordez-moi un instant, M. Maydig, je vous prie.

Il fronça les sourcils, étendit la mains vers le pot de tabac et dit :

— Deviens un vase de violettes.

Le pot à tabac fît ce qu’on lui commandait.

M. Maydig sursauta violemment devant le changement et son regard erra un moment du thaumaturge au vase. Il ne pouvait dire un mot. Soudain, il s’aventura à se pencher sur la table et à sentir les violettes. Elles étaient fraîchement cueillies et fort belles. Puis il considéra avec ébahissement M. Fotheringay.

— Comment avez-vous fait cela ? — demanda-t-il.

M. Fotheringay se tortilla la moustache.

— Je l’ai ordonné… et voilà ! Est-ce là un miracle, ou de la magie noire, ou quoi ? Que pensez-vous qu’il y ait en moi ? C’est là ce que je voudrais savoir.

— C’est un événement bien extraordinaire.

— Il y a huit jours, je ne savais pas plus que vous que je pouvais faire des choses comme celle-là. C’est quelque chose de bizarre dans ma volonté, je suppose, et c’est tout ce que j’y vois.

— Est-ce que c’est là la seule chose ? Pouvez-vous faire des choses autres que celles-là ?

— Mais oui, Seigneur ! — exclama M. Fotheringay. — Tout ce que je veux.

Il réfléchit et se rappela une séance de prestidigitation à laquelle il avait assisté.

— Tenez, — fit-il en étendant la main, — change-toi en un vase à poisson… non, pas cela… change-toi en un aquarium plein d’eau avec des poissons rouges ; c’est mieux. Avez-vous vu, monsieur Maydig ?

— C’est étonnant, c’est incroyable. Ou bien vous êtes le plus extraordinaire des… Mais non…

— Je pourrais le changer en n’importe quoi, — dit M. Fotheringay. — Tout ce que je veux. Tenez, deviens pigeon, veux-tu ?

Au même moment un pigeon bleu voltigeait autour de la pièce, obligeant M. Maydig à se courber chaque fois qu’il approchait.

— Arrête-toi là — et le pigeon resta immobile dans l’air.

— Je peux le faire redevenir vase à fleurs, — dit-il.

Après avoir replacé le pigeon sur la table, il accomplit le miracle.

— Peut-être voudriez-vous fumer une pipe maintenant ?

Et il restitua le pot à tabac.

M. Maydig avait suivi tous ces derniers changements dans une sorte de silence haletant. Il examina M. Fotheringay timidement, et fort délicatement prit le pot à tabac, le vérifia et le replaça sur la table.

— Eh ! bien !… — fut la seule expression que trouvèrent ses sentiments.

— Maintenant, il m’est plus facile d’expliquer pourquoi je suis venu vous voir, — dit M. Fotheringay.

Il entama alors le récit fort long et compliqué de ses étranges expériences, commençant par l’histoire de la lampe du Long Dragon et s’embarrassant en des allusions persistantes à Winch. Tandis qu’il parlait, l’orgueil passager qu’avait causé la consternation de M. Maydig disparut ; il redevint le très ordinaire M. Fotheringay qu’il était dans l’existence quotidienne. M. Maydig écoutait attentivement, et son aspect changeait aussi, suivant les phases du récit. Tout à coup, tandis que M. Fotheringay racontait le miracle du troisième œuf, le clergyman l’interrompit avec un geste rapide de la main.

— C’est possible, — dit-il, — c’est incroyable. C’est stupéfiant, certes, mais cela concilie un grand nombre de surprenantes difficultés. Le pouvoir d’accomplir des miracles est un don, une qualité particulière comme le génie ou la double-vue. Jusqu’à présent il ne s’est rencontré que très rarement et chez des gens exceptionnels. Mais dans ce cas… J’ai toujours été surpris des miracles de Mahomet, et de ceux des Ioghis et de ceux de Mme Blavatsky, c’est bien naturel, n’est-ce pas ? Oui, c’est simplement un don. Et cela corrobore si merveilleusement les arguments de ce grand penseur — et la voix de M. Maydig fit une révérence — Sa Grâce le duc d’Argyll. Ici, nous sondons quelque loi plus profonde… plus profonde que les lois de la nature. Oui… oui… Continuez. Continuez !

M. Fotheringay se remit à conter sa mésaventure avec Winch, et M. Maydig, qui n’était plus ni intimidé ni effrayé, commença à secouer ses jambes dans tous les sens et à interjecter son étonnement.

— C’est ce qui me troublait le plus, — continuait M. Fotheringay, — c’est pour cela surtout que j’ai immédiatement besoin d’un conseil. Sans doute, il est à San-Francisco, n’importe où que soit San-Francisco, mais naturellement c’est fâcheux pour tous les deux, comme vous allez voir, monsieur Maydig. Je ne m’imagine pas comment il peut comprendre ce qui est arrivé ; il est probable qu’il est effrayé et exaspéré d’une façon épouvantable, et qu’il cherche à me retrouver. Très probablement il ne cesse de se mettre en route pour revenir ici ; mais je le ramène à son point de départ par un miracle, de temps en temps, quand j’y pense. Et naturellement, c’est là une chose qu’il ne peut pas comprendre et ça doit bien l’ennuyer ; et naturellement s’il prend chaque fois un billet de chemin de fer, ça doit lui coûter une jolie somme. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour lui, mais naturellement il lui est difficile de se mettre à ma place. J’ai réfléchi, après, que ses habits avaient pu être roussis et anéantis… avant que je ne l’aie retiré de là, vous savez, si l’enfer est tel qu’on le dit. Dans ce cas, je suppose qu’on a dû le mettre en prison à San-Francisco. Naturellement, j’ai voulu qu’il ait sur lui un nouvel uniforme aussitôt que j’ai pensé à cela. Mais vous voyez, je suis déjà dans une situation diablement embarrassée…

M. Maydig paraissait sérieux.

— Je vois bien que vous êtes dans l’embarras. Oui, c’est une situation difficile. Comment vous en sortir…

Et il devint diffus et vague.

— Quoi qu’il en soit, laissons Winch de côté pour un moment, et discutons la question importante. Je ne pense pas que ce soit ici un cas de magie noire, ni rien de ce genre. Je ne crois pas qu’il y ait dans tout ceci l’ombre d’intention criminelle, monsieur Fotheringay,… pas la moindre, à moins que vous ne supprimiez des faits matériels. Non, ce sont des miracles… de purs miracles… des miracles, si je puis dire, de la plus rare espèce… Il arpentait le devant de foyer en gesticulant, tandis que M. Fotheringay restait assis, le coude sur la table et la tête dans sa main, paraissant fort tourmenté.

— Je ne vois pas, — dit-il, — comment je vais m’en tirer avec Winch.

— Avec ce don des miracles, apparemment un don très puissant, — dit M. Maydig, — nous arriverons à retrouver Winch, ne craignez rien. Mon cher Monsieur, vous êtes un personnage fort important, aux possibilités les plus étonnantes, l’évidence le prouve ; de plus, les choses que vous pouvez faire…

— Oui, j’ai pensé à une ou deux choses, — dit M. Fotheringay ; — mais elles viennent parfois tout de travers. Vous avez vu le poisson, tout à l’heure. Fausse espèce de bassin, et fausse espèce de poisson. Et je croyais avoir spécifié clairement ce que je voulais.

— C’est naturel, — dit M. Maydig, — très naturel, entièrement naturel.

Il s’arrêta et considéra M. Fotheringay.

— C’est un don pratiquement illimité. Mettons votre pouvoir à l’épreuve, par exemple. S’il existe réellement… S’il est réellement ce qu’il paraît être…

Et si incroyable que cela paraisse, dans le cabinet de travail du presbytère de la Congregational Chapel, dans la soirée du dimanche 10 novembre 1896, M. Fotheringay, inspiré et dirigé par M. Maydig, se mit à accomplir des miracles. L’attention du lecteur est spécialement et instamment appelée sur la date. Il objectera, s’il ne l’a fait déjà, que certains points dans cette histoire sont improbables, que si des faits de ce genre s’étaient en vérité produits, on en aurait parlé, à l’époque, dans tous les journaux. Il lui paraîtra particulièrement difficile d’accepter les détails qui suivent, parce qu’entre autres choses ils comportent la conclusion que lui ou elle, le lecteur ou la lectrice en question, durent périr d’une façon violente et sans précédent dans cette mémorable soirée. Dans le cours subséquent du récit, tout cela deviendra parfaitement clair et croyable, comme tout lecteur intelligent et raisonnable l’admettra. Mais ce n’est pas le lieu de terminer cette histoire, au milieu de laquelle nous sommes à peine parvenus. D’abord, les miracles accomplis par M. Fotheringay ne furent que de timides petits miracles, avec les petits objets et les bibelots de la pièce, aussi faibles que les miracles des théosophes, et malgré cela reçus avec une crainte respectueuse par son collaborateur. Pour lui, il aurait préféré en finir sur-le-champ avec l’affaire Winch. Mais M. Maydig ne le lui permit pas. Après qu’ils eurent accompli une douzaine de ces trivialités domestiques, le sens de leur pouvoir augmenta, leur imagination commença à montrer des signes de stimulation et leur ambition grandit. Leur première grande entreprise fut due à la faim et à la négligence de Mme Minchin, la gouvernante de M. Maydig. Le repas auquel le clergyman conduisit M. Fotheringay était certainement mal servi, et peu appétissant pour deux laborieux faiseurs de miracles ; mais ils étaient assis déjà et M. Maydig discourait avec tristesse plutôt qu’avec colère sur les négligences et les oublis de sa ménagère, lorsqu’il vint à l’esprit de M. Fotheringay qu’une occasion se présentait pour lui.

— Ne pensez-vous pas, monsieur Maydig, si ce n’est pas indiscret, que je…

— Mon cher monsieur Fotheringay, certes, non, je ne pense pas…

M. Fotheringay l’interrompit d’un geste.

— Qu’allons-nous demander, — demanda-t-il, en esprit large qui se met à la hauteur des circonstances ; et, d’après les instructions de M. Maydig, il révisa entièrement le souper.

— Quant à moi, — dit-il, en lorgnant le choix de M. Maydig, — j’ai un faible particulier pour une pinte de stout et un bon plat de lapin de garenne, et c’est ce que je vais ordonner. Le bourgogne ne me dit pas grand’chose.

Et séance tenante, stout et lapin de garenne parurent à son commandement. Ils s’attardèrent devant leur repas, causant, sur un pied d’égalité dont M. Fotheringay fut surpris et reconnaissant, de tous les miracles qu’ils allaient pouvoir faire.

— Et à propos, monsieur Maydig, je pourrais peut-être vous aider… au point de vue domestique.

— Je ne comprends pas bien, — dit M. Maydig, en se versant un verre de vieux bourgogne miraculeux.

M. Fotheringay se servit une seconde portion de lapin et répondit la bouche pleine :

— Je pensais — niam, niam — que je pourrais peut-être — niam, niam — faire un miracle avec Mme Minchin — niam, niam — la rendre meilleure…

M. Maydig reposa son verre et parut incrédule.

— Elle est… Elle déteste qu’on se mêle de ses affaires, vous savez, monsieur Fotheringay. Et, à vrai dire, il est bien onze heures passées et elle est probablement couchée et endormie. Pensez-vous, somme toute…

M. Fotheringay réfléchit à ces objections.

— Je ne vois pas pourquoi ça ne se ferait pas pendant son sommeil.

Un moment, M. Maydig s’opposa à cette idée, puis enfin il céda. M. Fotheringay émit ses ordres, et un peu moins à l’aise, peut-être, les deux hommes continuèrent leur repas. M. Maydig s’étendait sur les changements qu’il s’attendait à trouver chez sa gouvernante, le lendemain, avec un optimisme qui semblait, même au bon sens d’après-dîner de M. Fotheringay, quelque peu forcé et exagéré, quand une série de bruits confus se firent entendre au-dessus d’eux. Leurs yeux s’interrogèrent et M. Maydig quitta en hâte la table, M. Fotheringay l’entendit appeler sa gouvernante, puis monter doucement l’escalier.

Au bout d’une minute ou deux, le clergyman revint, le pas léger, la face radieuse.

— Merveilleux ! — dit-il, — et touchant ! Extrêmement touchant.

Il se remit à arpenter le devant de foyer.

— Une repentance, une très touchante repentance… à travers la porte. Pauvre femme ! Un merveilleux changement. Elle s’était levée. Elle avait dû se lever tout de suite. Elle s’était réveillée pour aller briser une clandestine bouteille de cognac, dans sa malle. Et le confesser aussi !… Mais cela nous donne… nous ouvre les plus surprenantes perspectives de possibilités. Si nous pouvons accomplir ce miraculeux changement en elle…

— La chose est apparemment illimitée, — dit M. Fotheringay, — et quant à Winch…

— Absolument illimitée.

Et, du devant de foyer, M. Maydig, écartant d’un geste la difficulté Winch, développa une série de merveilleuses propositions — propositions qu’il imaginait à mesure qu’il parlait.

Ce qu’étaient ces propositions ne concerne pas essentiellement cette histoire. Qu’il suffise de savoir qu’elles étaient faites dans un esprit d’infinie bienveillance ; qu’il suffise aussi de savoir que le problème de Winch resta sans solution. Il n’est pas nécessaire non plus de décrire jusqu’à quel point cette série de miracles reçut son accomplissement. Il y eut des vicissitudes étonnantes. Les premières heures du jour trouvèrent M. Maydig et M. Fotheringay parcourant la place du marché, glaciale sous la lune tranquille, en une sorte d’extase thaumaturgique, M. Maydig tout voltigeant et gesticulant, M. Fotheringay, court et hérissé, et plus du tout surpris de sa grandeur. Ils avaient réformé tous les ivrognes de la circonscription, changé toutes les bières et les alcools en eau — M. Maydig l’ayant emporté sur ce point. Ils avaient, de plus, grandement amélioré le service des trains de l’endroit, drainé un marécage, augmenté la fertilité du sol des coteaux environnants, et guéri la verrue du clergyman ; ils étaient maintenant en route pour aller voir ce qu’on pourrait bien faire à la jetée endommagée.

— La ville, — haletait M. Maydig, — ne sera plus la même demain et combien tout le monde sera surpris et reconnaissant !

Juste à ce moment l’horloge de l’église sonna trois heures.

— Mais il est trois heures, — dit M. Fotheringay. — Il faut que je rentre. Il faut que je sois à mon bureau à huit heures. Et d’ailleurs…

— Mais nous commençons seulement, — répondit M. Maydig, grisé par la douceur du pouvoir sans limites. — Nous ne faisons que commencer. Pensez à tout le bien que nous allons faire. Quand les gens s’éveilleront…

— Mais…, — dit M. Fotheringay.

M. Maydig lui saisit soudain le bras. Ses yeux étaient brillants et farouches.

— Mon cher ami, — dit-il, — rien ne presse. Regardez ! — Il indiqua du doigt la lune au zénith — Josué !

— Josué ? — questionna M. Fotheringay.

— Josué ! — répéta M. Maydig. — Pourquoi pas ? Arrêtez-la !

M. Fotheringay regarda la lune.

— C’est un peu gros, — remarqua-t-il, après une pause.

— Pourquoi pas ? — insista M. Maydig. — Certes, elle ne s’arrêtera pas. Vous arrêterez seulement la rotation de la terre, vous comprenez ? Le temps s’arrête. Ce n’est pas comme si nous faisions du mal.

— Hum ! — fit M. Fotheringay. — Eh bien ! — il soupira — je vais essayer. Allons !…

Il boutonna sa jaquette et, s’adressant au globe habitable en assumant tout ce qu’il put de confiance en son pouvoir :

— Arrête-toi de tourner, veux-tu ?

Immédiatement, il s’envola, la tête par-dessus les talons, à travers l’air, avec une vitesse de douzaines de milles à la minute. En dépit des innombrables cercles qu’il décrivait par seconde, il pensa ; car la pensée est merveilleuse — parfois aussi lente que du goudron qui coule, quelquefois aussi instantanée que la lumière. En une seconde, il pensa et voulut :

— Que je me retrouve à terre sain et sauf. Quoi qu’il arrive, que je sois à terre sain et sauf.

Il était grandement temps, car ses habits, échauffés par la vitesse de sa course à travers les airs, commençaient déjà à flamber. Il se trouva à terre après un choc impétueux, mais nullement endommageant, sur quelque chose qui paraissait être un monticule de terre fraîchement remuée. Une masse énorme de métal et de maçonnerie, qui ressemblait extraordinairement à la tour de l’horloge de la place du Marché, toucha terre auprès de lui, ricocha par-dessus lui, et s’enfuit, comme une bombe qui éclate, en pierres, briques et plâtras. Une vache tourbillonnante se heurta à l’un des plus gros blocs et s’écrasa comme un œuf. C’était un fracas qui faisait ressembler tous les plus violents fracas sa vie passée au bruit de la poussière qui tombe, et qui fut suivi par une gamme descendante de moindres fracas. Un vent puissant mugissait dans l’air et sur la terre, si bien qu’il pouvait à peine lever la tête pour regarder. Pendant un certain temps, il fut trop essoufflé et trop étonné pour voir même où il se trouvait et ce qui était arrivé. Son premier mouvement fut de tâter sa tête, et de s’assurer que ses cheveux couchés par le vent étaient bien les siens.

— Seigneur ! — balbutia M. Fotheringay, empêché d’articuler par la rafale ; — j’ai eu une secousse ! Qu’est-ce qui ne va plus ? Un ouragan et le tonnerre ; et il n’y a qu’un instant, une nuit superbe. C’est Maydig qui m’a fait faire quelque bêtise. Quel vent ! Si je continue à jouer avec ça, je suis sûr de quelque terrible accident !… Où est Maydig ?… Dans quel maudit gâchis tout se trouve !…

Il regarda tout autour de lui, autant que les pans voltigeants de sa jaquette le permettaient. L’apparence des choses était réellement étrange.

— En tous cas… le ciel est en place, — se dit M. Fotheringay ; — il n’y a guère que cela qui soit en place. Et même là il semble se préparer quelque abominable rafale. Mais voici la lune, là, au-dessus de ma tête, juste au même endroit que tout à l’heure, brillante comme le plein jour. Quant au reste… Où est la ville ? Où est… ? Où sont toutes choses ?… Et qui diable fait souffler ce vent-là ? Je n’avais pas commandé de vent !…

M. Fotheringay fit de grands efforts pour se remettre sur ses pieds, mais en vain, et en désespoir de cause, il resta à quatre pattes, bien cramponné. Il surveillait le paysage éclairé par la lune, du côté où allait le vent, avec les pans de sa jaquette claquant par-dessus sa tête.

— Sérieusement, il y a quelque chose qui ne va pas ! Mais ce que ce peut bien être, bonté du ciel, qui peut me le dire ?

De tous côtés, rien n’était visible dans la blanche clarté qui éclairait le brouillard de poussière entraîné par la rafale hurlante ; seules, s’apercevaient vaguement de croulantes masses de terre et des monceaux de ruines chaotiques ; ni arbres, ni maisons, ni formes familières, seule une immense étendue bouleversée s’évanouissant enfin sous les colonnes et les nuages tourbillonnants, les éclairs et les roulements de tonnerre d’une tempête qui croissait violemment. Près de lui, sous la lueur livide, était quelque chose qui avait dû être un orme, une masse fracassée d’éclats de bois, mis en miettes des rameaux jusqu’au tronc, et plus loin une masse enchevêtrée de traverses de fer — trop évidemment ce devait être le viaduc — émergeait des ruines entassées confusément.

Comme vous le concevez, lorsque M. Fotheringay avait arrêté la rotation du globe solide, il n’avait rien stipulé quant aux objets mobiles de sa surface. Et la terre tourne si vite que sa surface à l’équateur chemine à une vitesse de plus d’un millier de milles à l’heure et dans nos latitudes à plus de la moitié de cette allure. De sorte que la petite ville, et M. Maydig, et M. Fotheringay, et tout le monde et toutes choses, avaient été lancés violemment en avant à une vitesse d’environ neuf milles par seconde, c’est-à-dire beaucoup plus violemment que s’ils avaient été lancés par un canon. Et tous les êtres humains, et toutes les créatures vivantes, toutes les maisons, tous les arbres — le monde entier — tel que nous le connaissons — avait été lancé ainsi, bouleversé et entièrement détruit, tout simplement.

De tout cela, naturellement, M. Fotheringay ne se rendait pas exactement compte. Mais il comprit que son miracle avait été raté, et alors lui vint un grand dégoût des miracles. Il se trouvait maintenant dans l’obscurité, car les nuages s’étaient rassemblés et cachaient par intervalles la face de la lune, et l’air était plein de grêlons s’entrechoquant et tourbillonnant. Un grand mugissement de vent et d’eau remplissait le ciel et la terre, et, abritant ses yeux de sa main, il put apercevoir, à travers la poussière et la grêle, une immense muraille d’eau qui s’avançait vers lui.

— Maydig ! — hurla la voix de M. Fotheringay, étouffée par le tumulte des éléments. — Au secours ! Maydig ! Arrêtez, — cria-t-il aux eaux qui accouraient. — Oh ! pour l’amour de Dieu, arrêtez ! Paix, un instant, — dit-il au tonnerre et aux éclairs. — Arrêtez un petit instant que je reprenne mes esprits… Et maintenant que vais-je faire ?… Que faut-il faire ?… Mon Dieu ! que je voudrais que Maydig fût là… J’y suis ! — se dit-il. — Nous allons tout remettre en place, pour l’amour de Dieu, cette fois-ci.

Il resta à quatre pattes, tête baissée contre le vent, occupé tout entier à remettre les choses en ordre :

— Ah ! — soupira-t-il. — Que rien de ce que je vais commander n’arrive avant que j’aie dit : Allez !… Seigneur ! j’aurais bien dû penser à cela plus tôt.

Il éleva sa faible voix contre la trombe, hurlant de plus en plus fort dans le vain désir d’entendre ses paroles.

— Allons ! ça y est !… Attention à ce que je vais commander, maintenant ! Avant toute chose, quand tout ce que j’ai à dire sera fait, que je perde mon pouvoir miraculeux ; que ma volonté devienne comme la volonté de tout le monde, et que tous ces dangereux miracles finissent. J’en ai assez ! J’aime mieux ne plus en faire. C’est toujours autant, et c’est la première chose. Et voici la seconde : — que je retourne au moment juste où les miracles vont commencer. Que toutes choses redeviennent comme elles étaient juste avant que cette bienheureuse lampe se renverse. C’est une rude besogne, mais c’est la dernière. Est-ce bien compris ? Plus de miracles… toutes choses comme elles étaient… et moi dans le bar du Long Dragon, juste avant de boire ma demi-pinte. C’est bien cela ? Oui !

Il enfonça ses doigts dans la terre, ferma les yeux et dit :

— Allez !…

Tout redevint parfaitement tranquille. Il se sentit de nouveau debout.

— C’est vous qui le dites, — prononçait une voix.

Il ouvrit les yeux. Il se trouvait dans le bar du Long Dragon, discutant sur les miracles avec Toddy Beamish. Il eut la vague sensation, qui s’évanouit aussitôt, de quelque grand événement oublié. Vous comprenez que, à part la perte de son pouvoir miraculeux, toutes choses étaient de nouveau en ordre ; son esprit et sa mémoire étaient donc maintenant absolument ce qu’ils avaient été au moment où cette histoire commence ; de sorte qu’il ne savait absolument rien de ce qui est raconté ici, qu’il ne savait jusqu’à maintenant rien de ce que je raconte ici. Et entre autres choses, naturellement, il continue à ne pas croire aux miracles.

— Je vous dis que les miracles, à proprement parler, ne peuvent possiblement pas s’accomplir, — discutait-il, — quoi que vous affirmiez, et je suis prêt à le soutenir jusqu’au bout.

— Ce n’est là que votre opinion. Prouvez-la, si vous pouvez ! — répondait Toddy Beamish.

— Écoutez, M. Beamish, — répliquait M. Fotheringay. — Examinons nettement ce que c’est qu’un miracle. C’est un fait contraire au cours naturel des choses et produit par le seul pouvoir de la volonté…