Les Pittoresques (Eekhoud)/La Guigne/1

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Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 109-113).


I

PASTEL

  
Elle avait dix-sept ans. On la nommait la Guigne
Pour son teint rose et blanc, de marbre et de corail.
C’était une fillette irritante et maligne,
Dont le rire perlait entre les dents d’émail.
Bouquetière, l’été, d’un gothique portail
Son corps de zingara coupait la froide ligne.
 
Sur vous elle jetait son œil humide et brun,
Tout chargé de langueur et pétillant de vice ;
Mais, dans les carrefours, les don Juan, les Lauzun,

Avaient beau relever leurs madrigaux d’épice,
La coquette, — il lui faut rendre cette justice, —
Les encourageait tous, n’en agréait aucun.

C’était presque un garçon par la taille élancée,
Mais de ses membres ronds nerveuse était la chair. —
Cette maigreur vaut mieux que la graisse tassée.
Demandez aux païens, car ce n’est pas d’hier
Qu’en modelant Vénus le sculpteur a vu clair…
Sa déesse au corps svelte inspire ma pensée.

Pulpe verte d’un fruit que l’on cueille avant l’août,
Avant que le soleil ait doré la pelure ;
Rebelle sous la dent, d’abord étrange au goût,
Mais dont l’âpre saveur excite la morsure,
Donne plus de plaisir qu’une chair flasque et mûre :
Tels sont les fruits d’amour que je cueille surtout.

Telle devait-elle être et plus complète encore,
Cette étrange beauté dont je vous dis le nom :
La Guigne. J’en conviens, un nom fort peu sonore ;
Peut-être aimeriez-vous mieux celui de Lénore.
Tant pis. Quant à changer, je vous dis cent fois non.
Je ne monterai pas même jusqu’à Toinon.


À d’autres l’idéal. C’est un vivant modèle
Dont je vous dépeindrai jusqu’au moindre défaut.
Il importe avant tout que je reste fidèle
Au type rencontré dont je suis le héraut.
Après cela, lecteurs, prenez pour ce qu’il vaut
Ce poème où longtemps je ne parle que d’elle.

Ainsi, pour commencer, dans sa bouche d’enfant,
— Bouton de rose rouge humide de rosée, —
Grouillaient parfois des mots que la pudeur défend,
— Bave d’un noir crapaud sur cette fleur posée, —
Et parfois un juron cynique et triomphant
Sortait de son gosier en bruyante fusée.

Oui, Madame, la Guigne à ses heures sacrait
D’une petite voix de rossignol flûtée,
Et comme un chien hargneux se mettait en arrêt,
Et des taches de feu marbraient sa peau lactée,
Ou souvent sans colère, en riant, brune athée,
Au blasphème stupide elle ajoutait un trait.

Ses refrains favoris manquaient de poésie,
Bravant la chasteté comme le vieux latin.
J’ignore si des vers la rime était choisie ;

Qu’ils avaient la couleur, le piment, c’est certain :
Car l’auteur de ces chants s’inspirait le matin
Dans l’alcool… Les dieux ont gardé l’ambroisie.

Ensuite elle n’avait, pour se vêtir l’hiver,
Qu’un méchant mantelet criant à la détresse.
Ses épaules jamais de pelisses de vair
Ne sentaient comme vous la féline caresse,
Ô mondaine ! ou le poil d’une peau de tigresse
Tapissant le traîneau qui vous porte dans l’air.

Son jupon court était presque aussi lamentable,
Taillé dans un rideau de calicot troué ;
Pour châle elle reçut un vieux tapis de table
Sous lequel un matou se serait enroué.
Rouge, taché de vin et d’ongles tatoué,
Il fallait n’avoir rien pour le trouver mettable.

Elle avait un museau mutin et chiffonné,
Le front bas, les sourcils épais, les lèvres fraîches,
Dans les yeux, je l’ai dit, un regard de Phryné,
Le nez mignon ; et noirs, sous le peigne revêches,
Ses cheveux retombaient, l’aveuglaient de leurs mèches,
Lui donnaient d’un gamin l’air émerillonné.


Je sais de ces démons qu’il faut d’amour extrême
Aimer en ignorant d’où leur vient ce pouvoir.
Êtres laids et charmants, sphinx, dangereux problème,
Pour en être idolâtre il suffit de les voir.
Ils déroutent l’artiste et narguent le devoir.
Dans l’âme on les maudit, par les sens on les aime.