Les Pittoresques (Eekhoud)/Une Vierge folle/2

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Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 57-60).


II

SURPRISE D’ANDRÉ

  
Jeanne, la brune enfant, perle des Trois-Hameaux,
En sortant du saint lieu méditait sur ces mots,
Prononcés par un prêtre en cheveux blanc, un juste,
À qui Dieu confia sa mission auguste.

C’était au mois de mai.
Éclataient à l’envi. La plaLes jeunes floraisons
Éclataient à l’envi. La plaine des gazons
Revêtait ce vert tendre aux reflets de topaze
Sur lequel les regards arrêtent leur extase.
Les merles noirs sifflaient. Le rossignol frileux
Avait plané longtemps sur l’Océan houleux
Avant de regagner, à travers la tempête,
Le peuplier portant le doux nid à son faîte.


La nature sortait de son profond sommeil,
Fraîche, pudique et blonde, à l’appel du soleil.
Les rayons printaniers dispersaient les nuées ;
Les fleuves libéraient leurs ondes obstruées ;
Les frimas, les glaciers, tombaient du haut des monts
En ruisseaux cristallins, en torrents rodomonts.
Un vent tiède attaquait jusqu’au dernier vestige
De l’hiver, ce tyran sénile et sans prestige.
Les forêts et les champs, les jardins, les vergers,
Embaumaient l’air subtil de leurs parfums légers,
Et les pommiers, fournis de sève exubérante,
Jonchaient l’herbe à leurs pieds d’une neige odorante.

C’était au mois de mai.
Les églogues des jours, Les arômes, les bruits,
Les églogues des jours, les idylles des nuits,
Les vapeurs qui sortaient des terres échauffées,
Les soupirs de la feuille et les voix étouffées
De la branche qui pousse et du bourgeon qui naît,
Rumeurs sans nom pourtant et que chacun connaît ;
Cette exhalaison forte ou molle qu’ont les plantes,
Ces désirs généreux et ces roulades lentes,
Ces déclarations des oiseaux aux oiseaux,
Ces nids à chaque pas dans l’herbe, aux bord des eaux ;

Cette ivresse dans l’air qui dans le sang pénètre,
Ces effluves faisant de vous un nouvel être,
Cet espoir inconnu ressemblant au chagrin
(Car il vous fait pleurer), et ce pouvoir sans frein,
Nerveux, âcre, emporté, dont vous êtes la proie,
Qui n’est pas la douleur et qui n’est pas la joie,
Ces spasmes irritants…
Vous les avez connus si Dites, au mois de mai
Vous les avez connus si vous avez aimé.

Jeanne apparaît pourtant sous l’ogive du temple,
Évitant le regard d’André qui la contemple,
D’André, son compagnon d’enfance, un beau garçon,
Semeur intelligent qui fait bien la moisson.
Il faut le voir marchant près de son attelage
De bœufs roux au front blanc, les plus forts du village,
Comme il est, lui, parmi les jeunes villageois,
Le mieux musclé, celui qui soulève les poids
Les plus lourds et met fin aux rixes des dimanches
Rien qu’à faire semblant de retrousser ses manches.
Il a vingt ans. Sa peau rose a ce blond duvet
Dont sur les espaliers au mois d’août se revêt
La pêche mûrissante à la chair savoureuse.
La nature pour lui se montre généreuse ;

Ses yeux doux et brillants sont de cet azur clair
Que l’on voit au sommet des Alpes, dans l’éther.
Sur sa bouche, exprimant la bonté dans la force,
D’un sourire loyal s’ajoute encor l’amorce.

Mais Jeanne ne voit pas et ne songe aujourd’hui
Aux rêves d’avenir, qu’il a caressés, lui,
Et, tandis qu’il est là sous le porche à l’attendre,
Le cœur brûlant d’espoir, muet, timide et tendre,
Qu’il la couve des yeux, la casquette à la main,
N’osant même approcher et barrer son chemin,
L’aimant avec ce feu, cette ardeur, cette angoisse,
Cette virginité que nul calcul ne froisse,
Avec l’intensité d’un pur, d’un grand amour,
Le seul et le premier…
Le seul et le premier…Sans lui dire bonjour,
Sans le voir, la dévote indifférente passe,
Les mains jointes, les yeux baissés, le front de glace,
Et descend lentement les marches du saint lieu,
Et songe à ce qu’a dit le ministre de Dieu.

Il veut la suivre… « Un mot… Jeanne ! ma fiancée ;
Dis, c’est moi, ton André. »
Il veut la suivre… « Un motElle est déjà passée.