Les Pittoresques (Eekhoud)/Une Vierge folle/4

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 67-75).


IV

L’EXORCISME

Je ne vous dirai pas s’il souffrait de sa perte,
Le pauvre André ! Jadis joyeux, loquace, alerte,
Il errait maintenant tout le jour, chaque nuit,
Ainsi qu’un vagabond au dénuement réduit.

Il avait essayé, mais tentative vaine,
D’émouvoir de nouveau le cœur de l’inhumaine.
Aux larmes, aux accents d’un amour éprouvé,
Jeanne, le front baissé, l’œil à peine levé,
Ne répondait qu’un mot : « Dieu ! » Puis, montrant la nue,
Semblait d’un pur esprit attendre la venue
Pour s’envoler auprès de l’époux de ses vœux.

Lorsqu’elle fuyait, lui s’arrachait les cheveux.

Comme pour ajouter encore à sa torture,
Jeanne, la brune enfant, la belle créature
Qu’admiraient, que citaient tous les gars de l’endroit,
Que les filles, par contre, enviaient à bon droit,
Se parait chaque jour de nouveaux avantages.
Ses grands yeux noirs avaient des chatoiements sauvages,
Son teint se satinait et devenait plus pur.
Le marbre de Paros a des lignes d’azur
Qui traversent parfois sa blancheur renommée :
Ainsi ce front divin, ce profil de camée
Qu’on aurait dit sculpté par un maître immortel
Et pour lequel les Grecs auraient dressé l’autel,
Mêlait à sa pâleur de déesse et de reine
Sous la peau les contours azurés de la veine.

Ses longs cheveux flottaient plus touffus que jamais,
Mettant un cadre noir au galbe de ses traits,
Et les sourcils épais paraissaient d’un bleu sombre
Sous ce front lumineux où se jouait leur ombre.

La bouche, une grenade entr’ouverte au soleil,
Avait cet éclat vif d’un sang jeune et vermeil ;
Elle avançait un peu. La lèvre, bien fournie
De chair humide et fraîche, aurait à l’insomnie

Condamné des amants moins dévoués qu’André,
Ayant le cœur moins plein de cet être adoré.

Joignez à ce portrait l’air de mélancolie,
Le sourire fatal, l’étrange anomalie
D’un regard plein de feu, d’éclairs, de passion,
Et d’un front désolant de résignation.
Et telle, un soir de juin, évoquant sa pensée,
André la rencontra seule sur la chaussée.

Elle voulait le fuir, mais il était trop tard :
André tenait son bras, fébrile, l’œil hagard.

« Non, tu m’écouteras, disait-il. Dieu t’envoie
Cette nuit sur ma route. À la douleur en proie,
Je ne lui demandais, par dernière pitié,
Que de te revoir, toi, qui m’as répudié.
Hélas ! tu ne sais pas à quel sort me condamne
Ton implacable oubli, ma belle et froide Jeanne ;
Tu ne sais ce que souffre un cœur comme le mien…
Lorsqu’il perd ton amour… ton amour, son soutien !
Ô Jeanne, c’est un rêve, et trop longtemps il dure.
Il est temps d’abréger cette affreuse torture.
Tu n’a pas oublié le passé pour jamais,
Jeanne…, les jours de notre enfance, où tu m’aimais…

Tu sais. Quand nous allions secouer des noisettes,
Tu me faisais alors de gentilles risettes,
Ta main ne tremblait pas au toucher de ma main…
Tu ne m’évitais pas, alors, sur le chemin…
 
Dis. Les larges torrents que je passais sans crainte :
Je pouvais te porter dans mes bras… Ton étreinte
Me faisait tant de bien !… J’entrais pieds nus dans l’eau.
Et tes cheveux frôlaient les branches du bouleau.
Autour de nous grondait l’onde et volait l’écume.
Tu tremblais… Je riais… Tu n’étais qu’une plume
Pour moi… Je t’enlevais sans le plus faible effort,
Et c’était à regret que je touchais le bord
Et que je déposais cette charge mignonne.
Oh ! je trouvais alors l’existence si bonne !

Dis. Te rappelles-tu les charrettes de foin
Où nous étions juchés quand nous venions de loin,
Et dont les conducteurs nous prenaient au passage.
Tu dormais bien souvent dans mes bras, ton visage
Penché sur mon épaule. Et je ne bougeais pas.
Je craignais que les bœufs ne fissent un faux pas…
Tu dormais comme un ange… Et souvent sur ta bouche
Je prenais un baiser… « Dors ! Ce n’est qu’une mouche »,

Disais-je quand tes yeux s’ouvraient tout étonnés.
À nous aimer toujours nous étions destinés ! »

André pleurait, riait, sanglotait par saccades ;
Elle se débattait, fuyant ses embrassades.

La route côtoyait les bois ombreux, touffus,
Dont il lui rappelait les tableaux disparus.
Ces bois, témoins discrets de leurs amours premières,
Ces taillis rapprochés, ces profondes clairières,
Ces sentiers sinueux, ces sombres carrefours,
Disaient éloquemment l’idylle des vieux jours !…

Il est de ces effets qui commandent à l’âme ;
La brise qui gémit, au loin le cerf qui brame,
Le velours bleu du ciel piqué de diamant,
Ces arbres endormis s’inclinant doucement
Et murmurant parfois comme un homme qui rêve ;
Cette heure de repos, de pardon ou de trêve,
Triomphèrent de Jeanne, et, des pleurs ayant lui
Dans ses yeux, elle vint s’asseoir auprès de lui,
Sur le tronc d’un ormeau brisé par la tempête.

André ne parlait plus.
André ne parlait plus. Elle appuya la tête

À son épaule, ainsi qu’aux heures du passé ;
Et lui la contemplait. Et le sein, oppressé
Par le bonheur, gonflait comme une outre trop pleine.

Il la retrouvait donc, sa Jeanne. Son haleine
Caressait ce front pur. Leurs cœurs, à l’unisson,
Allaient chanter d’amour l’éternelle chanson !

Et des lèvres d’André Jeanne approchait sa bouche.
Ce fut un long baiser.
Ce fut un long baiser. Comme un oiseau farouche,
Elle se blottissait. Il crut devenir fou
En sentant ses deux bras suspendus à son cou.
Surtout qu’après le mal venait cette caresse !
Il était son amant, elle était sa maîtresse…
Il avait oublié tout ce qui le peina
Lorsque sur sa poitrine elle s’abandonna.
..................
..................
 
Pauvre André !
Pauvre André ! Dans la nuit, au-dessus du feuillage
Retentit tout-à-coup la cloche du village.
Cette fois l’Angélus résonnait comme un glas.

Jeanne fit un grand cri.
Jeanne fit un grand cri. « Non, ne me touche pas !
Dit-elle, en s’échappant de ses bras, effarée.
Ô Madone ! prenez pitié d’une égarée… »

Il l’approchait : « Ma Jeanne !…
Il l’approchait : « Ma Jeanne— Assez ! démon, vas-t’en !
Tu ne peux rien sur moi. Je t’abhorre, Satan !

— Jeanne, reviens à toi ! Peux-tu bien me maudire ?
Quel fantôme as-tu vu ?
Quel fantôme as-tu vu— C’est le Ciel qui m’inspire ! »

Elle éclata d’un rire insensé, donnant froid.
André s’était signé.
André s’était signé.Jeanne marcha tout droit
Sur son amant.
Sur son amant.Alors, aux clartés sidérales,
Témoins mystérieux des actions fatales,
Il vit qu’elle tenait un poignard à la main,
Que l’éclat de ses yeux n’avait plus rien d’humain ;
Une pâleur de mort recouvrait son visage,
Ses cheveux dénoués flottaient sur son corsage ;

Avec sa robe blanche et son geste égaré,
Elle parut, aux yeux émerveillés d’André,
Comme une vision des sphères éternelles,
Le reproche éloquent de ses amours charnelles.

Tandis qu’elle avançait il tombait à genoux…
Lui, souriait d’un air aussi tendre, aussi doux,
Aussi contrit que l’air de Jeanne était étrange.

Démon aux yeux de Jeanne, il croyait voir un ange.
Il l’aimait dans l’extase.

Il l’aimait dans l’extase. Elle leva sur lui
Le couteau dont la lame une seconde a lui,
Pour transpercer d’un coup profond la gorge nue
Que lui tendait André, sans broncher à sa vue.

« Jeanne ! » a-t-il murmuré pour la dernière fois.
Puis, il est retombé.
Puis, il est retombé. Les fougères sous bois,
La mousse de velours du sang d’André tachée,
Forment un lit moelleux où Jeanne s’est couchée.
 
Car, le meurtre accompli, de son faible cerveau

L’âme a rompu l’obstacle, et, sous un jour nouveau,
À la suite d’André, vite, s’est envolée !
 
De Jeanne ayez pitié, Madone immaculée !

2 septembre 1878.