Les Plaisirs du hasard/Acte IV

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Éditions de la nouvelle revue française (p. 100-134).

ACTE QUATRIÈME

Une salle de Correctionnelle.

On jurerait le décor du II. C’est le même aspect d’une froideur officielle, et un peu crasseuse. Il y a un comptoir à juges pareil au comptoir à examinateurs.


Scène I

(L’Huissier est seul, qui fourrage des papiers.)

Le Docteur, entrant avec son fils. — Ah ! l’Huissier est là ! Je vais lui parler. (Il s’approche) Monsieur l’Huissier, peut-on vous dire un mot ?

L’Huissier. — Deux, Monsieur.

Le Docteur. — Vous êtes bien aimable. Je suis le Docteur Denis, Chevalier de la Légion d’Honneur, Président de l’Amicale des Médecins Volontaires. J’ai été maintes fois expert près le Tribunal de la Seine. Je viens vous demander une faveur.

L’Huissier. — Une faveur ?

Le Docteur. — Petite.

L’Huissier. — C’est que la Justice est la Justice…

Le Docteur. — Personne ne la respecte plus que moi. Vous avez aujourd’hui, inscrite à votre rôle, une affaire Faculté de Paris contre Emmanuel.

L’Huissier. — L’histoire du fumiste ?

Le Docteur. — Monsieur l’Huissier, quand vous connaîtrez le dossier…

L’Huissier. — Je répète ce que je viens d’entendre.

Le Docteur. — Ah ?… Messieurs les Juges…

L’Huissier. — En parlaient il y a cinq minutes. Je sors de leur cabinet.

Le Docteur. — Alors ?

L’Huissier. — Ils vont le saler. Le substitut est féroce. Il crie « Un énergumène de cette espèce-là, si vous ne le fourrez pas à l’ombre… »

Le Docteur. — À l’ombre ?

L’Huissier. — À l’ombre… demain ou après-demain, vous le retrouverez, sous un prétexte d’humour, semant partout le désordre, flanquant du papier mâché sur le nez du Président de la République ou faisant partir un pétard dans le derrière…

Le Docteur. — Oh !

L’Huissier. — Je n’ai pas compris de qui, mais je garantis le derrière !… Il était très monté.

Le Docteur. — Cette histoire est désolante !

L’Huissier. — Êtes-vous parent du prévenu ?

Le Docteur. — Il sera mon gendre dans une heure.

L’Huissier. — Non ?

Le Docteur. — Il épouse ma fille à midi.

L’Huissier. — Sapristi !… Alors il va faire défaut ?

Le Docteur. — Il tient à venir… C’est inconcevable !…

L’Huissier. — Ah ? Ah ?… Hum ! Peut-être encore pour mystifier quelqu’un ?

Le Docteur. — Non, oh ! non ! Il nous a donné sa parole… D’ailleurs, quand vous le connaîtrez… Garçon exquis. Un poète !

L’Huissier. — Il fait des vers ?

Le Docteur. — Ni vers ni prose, mais… il a une façon légère, ailée, de prendre la vie…

L’Huissier. — Dangereux, cela !

Le Docteur. — Je vous jure qu’on se trompe à son sujet. Moi-même me suis trompé. Bref, Monsieur l’Huissier, on nous attend à l’église et je viens vous supplier, si la chose est possible, de faire passer l’affaire tout de suite.

L’Huissier. — Oh ! mais la chose n’est pas possible !

Le Docteur, suppliant. — Mon Dieu, pourquoi ?

L’Huissier. — L’audience est réglée.

Le Docteur. — Si ce n’est que cela !

L’Huissier. — Cela… c’est tout, Monsieur ! tout mon travail !

Le Docteur. — Alors ?

L’Huissier. — Alors, voilà !… Maintenant, je ne peux pas vous empêcher de voir le Président… ou le Substitut… Tenez, il entre.


Scène II

LE DOCTEUR, LE FILS, LE SUBSTITUT

Le Docteur. — Cette histoire est désolante !

Le Fils. — Et puis, l’autre acrobate n’est pas là !

Le Docteur. — Qu’est-ce qu’il fait ? Il avait juré de nous suivre !

Le Fils. — Mais voilà le chef des gardes.

Le Docteur. — Quelle tête de brute !… Va donc guetter sur l’escalier.

Le Fils. — Il est déjà midi cinq.

Le Docteur. — Dieu ! Je vais tâter le Substitut. (S’approchant) Monsieur le Substitut, peut-on vous dire deux mots ?

Le Substitut. — Trois, Monsieur.

Le Docteur. — Merci. Monsieur le Substitut, j’ai été maintes fois expert près le Tribunal de la Seine… Aujourd’hui, vous avez à votre rôle une affaire Faculté de Paris contre Emmanuel…

Le Substitut. — Oui… sinistre ! Je vous préviens même que si vous vous y intéressez… (Emmanuel entre avec le Fils du Docteur) que si vous… vous… je… Ah ! ça… Connaissez-vous le prévenu ?

Le Docteur. — Il sera mon gendre dans une heure.

Le Substitut. — Votre gendre ? Est-ce ce Monsieur qui vient d’arriver ?

Le Docteur. — Lui-même.

Le Substitut. — Ça, c’est fort !

Le Docteur. — Vous le connaissez ?

Emmanuel, tendant les bras au Substitut. — Mais c’est Bourniche ! Qu’est-ce que tu fais ici ?

Le Substitut. — C’est trop fort !… Non ?… Emmanuel ?… C’est toi, Emmanuel ?… enfin, oui, Emmanuel ?

Emmanuel. — Comme en rhétorique, mon vieux ! Il me trouve changé !… J’ai perdu des cheveux !… Mais tu croyais que mon nom avait perdu des lettres ?

Le Substitut. — C’est donc bien toi… contre la Faculté ?

Emmanuel. — Non. La Faculté contre moi.

Le Substitut. — Enfin, c’est toi… Aurais-je pu supposer ! Qu’est-ce qui t’est arrivé là ?

Emmanuel. — Et à toi ?

Le Substitut. — Comment, à moi ?

Emmanuel. — Tu es juge ?

Le Substitut. — Ah ! pas du tout ! Je suis Substitut !

Emmanuel. — Substitut ! À la bonne heure ! Je me disais aussi : « Bourniche, avec qui j’ai fumé tant de cigarettes dans les latrines du lycée, ne peut pas être juge ! » Bourniche, tu évoques ma jeunesse et mes péchés. Et comme Substitut, tu me défends ?

Le Substitut. — Pas précisément !

Emmanuel. — Bourniche !

Le Substitut. — Tout ce que je peux faire, c’est de sembler rester neutre.

Emmanuel. — En souvenir des cigarettes ?

Le Docteur. — C’est beaucoup, Monsieur le Substitut. Je vous remercie infiniment.

Le Substitut, au Docteur. — Son affaire est très délicate.

Emmanuel. — Ah ?

Le Substitut. — Tu insultes des fonctionnaires dans l’exercice de leur fonction !

Emmanuel. — Preuve qu’ils fonctionnent c’est rare.

Le Substitut. — Qu’est-ce qu’il t’est passé par la tête ?

Emmanuel. — Mais rien du tout, mon vieux ! J’ai été simple et naturel !

Le Docteur. — Il se vante, Monsieur le Substitut !

Le Fils. — Papa, laisse-les donc s’arranger.

Le Docteur. — Et toi, laisse-moi faire !… Monsieur le Substitut je ne vous adresse qu’une demande : Emmanuel épouse ma fille aujourd’hui à midi ; et il est midi. Pouvez-vous faire passer l’affaire tout de suite ?

Le Substitut. — Très volontiers.

Emmanuel. — Type délicieux ! il est trop tard pour que tu sois garçon d’honneur, mais si on m’enterre prématurément, je veux que tu tiennes un cordon du poêle.

Le Substitut. — Ne plaisante pas ! J’ai déjà plaidé pour toi. Le Tribunal semblait très monté…

Le Fils, vivement. — Ça, c’est bien, Monsieur le Substitut.

Le Docteur, bas. — Toi, mêle-toi de ce qui te regarde !

Emmanuel, le présentant. — Mon beau-frère… Gentil, hein ?… mais sa sœur encore mieux… Un être adorable ! Grands yeux, une âme gaie, un corps souple… Rien que de parler d’elle, je m’anime… et m’échauffe… Pourquoi, d’ailleurs, ai-je un pardessus ?

(Il l’enlève.)

Le Docteur. — Ne l’enlevez pas : vous êtes en habit !

Emmanuel. — Eh bien ? Il a une bonne coupe, mon habit !

L’Huissier. — Le Tribunal !

(Entrée des juges.)


Scène III

LES MÊMES. LES JUGES

Le Substitut, à mi-voix, au Docteur. — Je vais arranger votre affaire.

Le Docteur. — Que vous êtes bon !

Le Fils. — Mais on ne s’en tirera jamais ! Il est midi dix !

Le Docteur. — Dix ? C’est désolant !

Le Fils, à Emmanuel. — Le vieil examinateur vient d’arriver.

Emmanuel. — Celui-là ? Oh ! qu’il est laid ! (À l’Huissier) Monsieur l’Huissier, il n’y aurait pas moyen de faire sortir ce Monsieur qui est si laid ?

L’Huissier. — Pourquoi ? Est-il témoin ?

Le Fils. — Oui.

L’Huissier. — Alors, dans une minute.

Emmanuel. — Merci !

(Le Substitut parle au Président.)

Le Président. — Lequel est-ce ? Celui qui est habillé en prestidigitateur ?

Le Substitut. — Il se marie.

Le Président. — Ici ?

(Le Président parle à l’Huissier.)

L’Huissier. — Silence ! L’audience est ouverte ! Affaire Faculté de Paris-Emmanuel. Les témoins, sortez à l’appel de vos noms… Monsieur Martinet.

L’Examinateur. — C’est moi, Monsieur.

L’Huissier. — Sortez ! Monsieur Dugrabois.

Le Garçon de salle. — Présent !

L’Huissier. — Sortez ! Le chef des gardes de la Faculté… sortez !… Le Docteur Sandoinet… Sortez ! (Ils sortent) Monsieur le Président, tout le monde est sorti… Emmanuel ! Denis Emmanuel !

Le Docteur, tapant dans le dos d’Emmanuel. — On vous appelle !

L’Huissier. — Eh bien ?… Le prévenu Emmanuel ? (Au Docteur) Ce n’est pas lui ?

Le Substitut, faisant des gestes. — À la barre !

Emmanuel, se décidant. — Messieurs… j’hésitais… il faut m’excuser… mais… je ne voudrais pas voir se produire dans cette enceinte un incident semblable à celui de la Faculté de Paris… Il y avait précisément, comme ici, trois Messieurs derrière un comptoir. Comme ici je fus appelé par mon nom. Je me suis avancé comme ici. Et tout à coup ces Messieurs se sont irrités, prétextant que je n’étais pas celui qu’ils désiraient. Je mets le Tribunal en garde contre une confusion nouvelle. C’est bien moi, Messieurs, que vous demandez ?

Le Président. — Ne le faites pas à la forte tête, car ici ce ne sera pas long ! Je clorerai la discussion et prononcerai le jugement.

Emmanuel, navré. — Eh bien, voilà…

Le Président. — Quoi, voilà ?

Emmanuel. — Vous commencez comme eux, exactement sur le même ton. J’aime mieux regagner ma place.

Le Substitut, appelant. — Emmanuel !

Emmanuel. — Quoi ?

Le Substitut, à voix basse. Ne plaisante pas ici !

Emmanuel. — Pourquoi ?

Le Substitut. — Reste à la barre.

Emmanuel. — C’est bien pour te faire plaisir.

Le Substitut. — À la barre !

(Il y revient.)

Le Président. — Vos nom et prénom ?

Emmanuel, tendant sa carte. — Voici.

Le Président. — Je vais me fâcher… Veuillez « dire » vos nom et prénom ?

Emmanuel. — Messieurs, je vous donnais ma carte, toujours par crainte d’une erreur… Si vous préférez ma faible mémoire… Je m’appelle Emmanuel, Denis.

Le Président. — Votre âge ?

(Un temps.)

Emmanuel, souriant. — Quel âge me donnez-vous ?

Le Président. — Est-ce que cela va durer ?

Emmanuel, désolé. — Vous voyez, Monsieur. Nous ne pourrons pas causer gentiment… J’aime mieux me retirer. J’ai un caractère doux ; je ne supporte pas les entretiens irrités. Or, dans tous les monuments publics…

Le Président. — Assez !

Emmanuel. — Bien.

Le Président. — Votre profession ?

Emmanuel. — …

Le Président. — Vous ne voulez pas dire votre profession ?

Emmanuel. — Je n’aime pas qu’on me parle comme à un chien.

Le Président. — Je vous parle comme à un prévenu.

Emmanuel. — Quand on songe à la vieille gentillesse française !…

Le Président. — Pour la troisième fois, votre profession ?

Emmanuel, soupirant. — Poète et contribuable ! (On rit dans le public).

L’Huissier. — Silence !

Le Président. — Je me demande quels pauvres d’esprit peuvent s’amuser d’une telle réponse ! Mais s’ils recommencent, je ferai évacuer. (Un temps. À Emmanuel) Vous n’avez jamais eu de condamnations ?… Vous ne répondez plus ?… Vous en avez eu ?

Le Docteur, sautant. — Oh ! Monsieur !

Le Président. — Quoi ? Le public proteste ?

Le Docteur. — Monsieur le Président, je ne suis pas du public. Je m’excuse…

Le Président. — Taisez-vous, Monsieur ! (À Emmanuel) Emmanuel, savez-vous de quoi vous êtes prévenu ?… Toujours muet… Qui ne dit mot consent : vous avouez ?

Le Fils. — Mais répondez, voyons !

Emmanuel, tristement. — Inutile ! Il n’y a pas moyen de causer.

Le Docteur. — Monsieur le Président, je demande la parole.

Le Président. — Non, Monsieur, vous ne l’aurez pas ! Vous n’êtes pas témoin ! Je m’en tiendrai aux témoins !… Suis-je le maître de mon audience ? Huissier, faites entrer le premier témoin !


Scène IV

LES MÊMES. DUGRABOIS

L’Huissier, appelant à la porte. Monsieur Dugrabois !

(Entrée de Dugrabois.)

Le Président. — Monsieur Dugrabois, garçon de salle à la Faculté de Paris ? Bien. Vous jurez de dire toute la vérité, rien que la vérité ? Bon. Levez la main droite… pas les deux… la droite… pas la gauche, la droite ! Et dites : « Je jure ». Dites-le… Dites « Je… »

Le Garçon de salle. — Je jure…

Le Président. — Baissez la main… ne levez pas l’autre… baissez les deux… Expliquez ce que vous savez.

Le Garçon de salle. Monsieur, je sais que ce Monsieur est un grossier et qu’après la scène où je n’étais d’ailleurs pas présent, il a tenté de me subventionner.

Le Président. — Comment ?

Le Garçon de salle. — Il m’a offert de l’argent.

Le Président. — Pourquoi ?

Le Garçon de salle. — Pour chercher les gardes, mais comme ce n’était pas son intérêt, je suppose que c’est pour le contraire.

Le Président. — Dugrabois, on ne vous demande pas d’apprécier les faits. Racontez, simplement. Quand Emmanuel est entré, l’avez-vous vu entrer ?

Le Garçon de salle. — Monsieur, je l’ai vu sitôt entré, car il m’a demandé comme ça si les professeurs allaient bientôt décéder.

Le Président. — Décéder ? Commencement de l’injure.

Le Garçon de salle. Après quoi, clignant de l’œil, il a dit : « En avant la musique ! » Là-dessus, je suis sorti sur l’ordre de Monsieur le Président, et quand je suis rentré, je suis ressorti chercher les gardes. Mais sans gardes, je suis rentré une première fois, et c’est alors que Monsieur le Président m’a fait ressortir, si bien que quand je suis rentré, il n’y avait plus rien à voir.

Le Président. — Bon. En résumé injures et fuite précipitée… Je vous remercie. (À Emmanuel) Le prévenu a-t-il quelque chose à dire ?

Emmanuel, très doux, se levant. — Moi ?… Ah ! ça, au moins, c’est aimable !… Sur quoi, Monsieur ?

Le Président. — Sur la déposition.

Emmanuel. — Sur… Oh ! je… l’ai trouvée fort intéressante.

Le Président. — Est-elle exacte ?

Emmanuel. — Exacte ?… Ah ! aujourd’hui. Monsieur, je jouis d’un état d’âme heureux et un peu spécial… J’ai été séduit par le côté pittoresque.

Le Président, à ses Assesseurs, à voix basse. — Je ne sais pas pourquoi je l’interroge.

Le Deuxième Juge. — Nous sommes forcés.

Le Président. — Le témoin suivant !


Scène V

LES MÊMES, M. MARTINET

L’Huissier, appelant. — Monsieur Martinet !

Le Président. — Approchez ! Vos nom et prénom ?

M. Martinet. — Martinet, Léonard, professeur à la Faculté de Paris.

Le Président. — Vous jurez… dire la vérité, rien que la vérité ?… La main droite… je jure… Déposez, Monsieur.

M. Martinet. — Messieurs, depuis vingt ans que je fais passer des examens dans ce pays d’intelligence et d’ordre, jamais je n’ai eu à déplorer un incident aussi regrettable…

Le Président. — Racontez-le, Monsieur.

M. Martinet. — Si je n’abuse pas, Monsieur le Président, j’expliquerai d’abord la campagne sourde et générale qui est en train de saper notre enseignement, et dont le sieur Emmanuel ne me semble qu’une illustration particulière…

Le Président. — Si vous voulez vous en tenir au fait…

M. Martinet. — Au fait ? Je craindrais, Monsieur le Président, que la raison du fait ne vous échappât… car l’humour du prévenu n’est qu’une anarchie mentale qui, si l’on ne prend de mesures sévères…

Le Président. — Vous vous êtes adressé à la Justice pour que les mesures soient prises. Votre rôle est de dire simplement ce qui s’est passé.

M. Martinet. — Monsieur le Président, encore dois-je distinguer : les injures dont cet individu nous abreuva ; le but de ces injures : nous étourdir sur une tentative de frustration de diplôme ; enfin le résultat des injures : désordre d’un examen où la tenue la plus respectueuse doit être exigée.

Le Président. — Soit.

Emmanuel. — Soit… Mais Dieu qu’il est laid !

L’Huissier. — Silence !

Le Docteur, suppliant. — Cher ami…

Le Président, à M. Martinet. — Nous ne sommes pas saisis de la tentative de frustration. Quelles injures vous furent adressées ?

M. Martinet. — D’abord, une injure visuelle.

Le Président. — Qu’est-ce à dire ?

M. Martinet. — Le sieur Emmanuel qui, aujourd’hui, se présente à vous en tenue de soirée, se présenta devant nous dans un uniforme militaire d’un autre siècle.

Emmanuel. — Ces Messieurs étaient également en costume…

Le Président. — Vous n’avez pas la parole !

M. Martinet. — Nous, nous étions comme vous, Messieurs les juges, en tenue professionnelle.

Le Président. — Tenue qui est un symbole et qui commande le respect. Continuez, Monsieur.

M. Martinet. — Donc, l’examen commença. Profitant d’une similitude de nom, il entreprit de répondre perfidement à des questions qui n’étaient pas pour lui. Mais son ton ingénu éveilla notre attention. Nous voulûmes, avec courtoisie, vérifier son identité. Il répliqua alors en traitant mes collègues de « singuliers acolytes » ; puis il nous compara, derrière notre comptoir, à trois crevettes… Ma profession, Monsieur le Président, m’incite à peser le sens des mots. Je prie donc le Tribunal de considérer que les termes que je rapporte sont d’une absolue précision.

Le Président. — Le Tribunal a confiance dans le témoin.

Le Fils, au Docteur, à voix basse. — Ça ne va pas…

Le Docteur. — Ils vont le condamner.

Le Fils. — Et il est midi vingt.

Le Docteur. — Effarant !

L’Huissier. — Du silence, voyons !

Le Président. — Témoin, continuez.

M. Martinet. — Acolytes, crevettes, comptoir, Messieurs, ce n’est pas tout. Le sieur Emmanuel jouissait encore de son sang-froid. Tout à coup, il devient la proie d’une colère violente. C’est alors que je prie le garçon de salle de le faire sortir, et il déclare qu’il réduira ce garçon à l’état de compote… (Rires dans la salle).

Le Président. — Je vais faire évacuer !

M. Martinet. — Aussitôt, je le menace de la Correctionnelle. Il s’écrie : « Qui est cette bête-là ? »

(Nouveaux rires.)

Le Président. — Monsieur l’Huissier, Voulez-vous faire sortir la première personne qui rira !

M. Martinet. — Je résume : bête, compote, comptoir, acolytes, crevettes…

Emmanuel, riant. — Oh ! Oh !…

Le Président. — Faites sortir !

L’Huissier. — C’est le prévenu.

Le Président. — Monsieur le Substitut, je vous demande de requérir.

Le Substitut, (se levant). — Monsieur le Président, je… je requiers… je… vais requérir… mais… prenez garde… que…

Le Président. — Que quoi ?

Le Substitut. — C’est tout le procès.

Le Président. — Tout le procès ?

Le Substitut. — Dame !

(Lé Président tousse, se mouche.)

L’Huissier. — Silence !

Le Président, furieux. — Témoin, continuez !

M. Martinet. Monsieur le Président, j’ai terminé. Je vous ai apporté impartialement et en conscience la justification de ma plainte.

Le Président. — Elle est, en effet, plus que justifiée. Emmanuel, qu’avez-vous à ajouter ? Je vous pose la question, car la loi m’y oblige ; mais la loi me défend aussi contre vos plaisanteries. Pour la dernière fois, prenez garde !

Emmanuel. — Monsieur le Président, je n’ai aucune envie de plaisanter. Je ressens, devant le visage de Monsieur Martinet…

Le Président. — Pas de phrases ! Reconnaissez-vous avoir prononcé les injures qu’il rapporte ?

Emmanuel. — C’est possible. Je ne me rappelle pas tout. Quand il prétend que je l’ai comparé à une crevette, je ne dis pas non : j’ai le goût des métaphores. En revanche, je me souviens parfaitement — et cela il ne l’a pas dit, — de l’avoir traité d’un nom qui commence par boi… la finale m’échappe, mais je m’entends dire : « boi… » je ne sais quoi !…

Le Président. — Poi… je ne sais quoi ?… Était-ce une injure ?

Emmanuel. — C’était une injure.

Le Président. — Ça, c’est fort ! Monsieur Martinet ?

M. Martinet. — Je ne me souviens nullement.

Le Président. — Qu’est-ce qu’il a pu vous dire ? Poire ?… Poireau ?… Poi…

Emmanuel. — Non, Monsieur le Président, boi… un b, comme bête à bon Dieu !

M. Martinet, très digne. — Il ne m’a pas appelé bête à bon Dieu.

Emmanuel. — Je dis « comme »…

(Un temps. Chacun réfléchit.)

L’Huissier, timide. — Il y aurait « boîte à ordures… »¨

Emmanuel. — Ça ne serait pas drôle !

Le Président. — C’est une injure drôle que vous cherchez ?

Emmanuel, tapant dans ses mains. — Et je l’ai !

Le Président. — C’est heureux !

Emmanuel. — Je l’ai appelé « boisseau de puces

(Rires dans le public. Le Docteur fait des sauts à sa place.)

Le Président. — Cette fois, faites sortir tout le monde ! Ce Monsieur d’abord.

Le Docteur. — Moi ? Mais je n’ai pas ri ! Je n’ai aucune envie de rire !

Le Président. — Vous sautez tel un ressort à boudin !

Emmanuel, se retournant. — Père, si vous croyez à la civilisation, ne vous attardez pas dans ces lieux… Vous êtes pâle, allez prendre l’air.

Le Président. — Huissier, j’ai donné l’ordre de faire sortir tout le monde !

L’Huissier. — Que tout le monde sorte !

Le Docteur. — Monsieur, je suis le Docteur Denis, Chevalier de la Légion d’Honneur, parent du prévenu…

Le Président. — Alors, ne riez pas ! Quand on est un homme sérieux et un docteur… Mais faites sortir les autres !… Je serai le maître de mon audience !

Le Deuxième Juge, bas. — Monsieur le Président…

Le Troisième Juge, bas. — Ne vous irritez pas !

Le Président. — Monsieur Martinet, vous pouvez vous retirer. Le Tribunal retiendra deux injures supplémentaires : une qui, paraît-il, est drôle, à votre adresse, et une, moins drôle, visant le Tribunal… Le témoin suivant !

L’Huissier. — Le chef des gardes de la Faculté de Paris !

Le Docteur, murmure. — Où allons-nous, mon Dieu !

Emmanuel. — Retrouver votre fille bientôt. Partez devant ; dites-lui que j’arrive, et portez-lui ce billet de ma part.

Le Docteur. — Mon ami, vous me navrez !

Emmanuel. — Pourquoi ? Nous vivons un beau jour et nous sommes heureux !

L’Huissier. — Le chef des gardes de la Faculté.

Emmanuel. — Écoutez mon billet : (Il lit à voix basse) « Petite amie, au lieu de vous impatienter, venez donc me rejoindre. »

Le Fils. — Il est malade !

Emmanuel, lisant. — « On nous joue, pour nos noces, le plus joyeux divertissement. »

Le Docteur. — Mon pauvre cher, ils vont vous fourrer en prison ! Regardez les yeux du Substitut !

Emmanuel. — Il est comique. Je me le rappelle, au lycée. Toujours premier. Une buse !

Le Président. — Enfin, le chef des gardes !

L’Huissier (à la porte). — Monsieur le Président, il arrive. Il s’était écarté une seconde. Le voici.

Le Fils. — Midi vingt-cinq ! Maman va être affolée !

Le Docteur. — Cours chez nous. Calme-la.

Emmanuel. — Hep ! Hep ! Mon billet !


Scène VI

LES MÊMES. LE CHEF DES GARDES

Le Président. — Levez la main… Je jure… Déposez.

Le Chef des Gardes. — Monsieur le Président, je me trouvais en surveillance fonctionnelle et quotidienne dans le grand couloir de la Faculté de Paris, le 25 du mois dernier, lorsque le garçon de salle préposé à la 36e Série du Baccalauréat, vint me prier d’expulser un individu qui, subrepticement, s’y était glissé et prétendait y semer le désordre. M’étant transporté sur les lieux, j’ai rétabli le calme et prié le prévenu de me suivre au secrétariat, où il donna ses explications.

Le Président. — Ce n’était pas le prévenu ?

Le Chef des Gardes. — Pardon, Monsieur le Président !

Le Président. — Je croyais que le prévenu s’était enfui !

Le Chef des Gardes. — Je le surveillais de trop près.

Le Président. — D’ailleurs, le reconnaissez-vous ?… Levez-vous, Emmanuel.

Le Chef des Gardes. — Je le reconnais formellement !

Le Président. — Emmanuel, reconnaissez-vous le chef des gardes ?

Emmanuel. — Monsieur le Président, tous les gardes sont pareils. Quand j’en vois un…

Le Président. — Avez-vous été emmené au secrétariat ?

Emmanuel. — Puisque lui s’en souvient… c’est son métier. Moi, je me marie…

Le Président. — Le témoin suivant.


Scène VII

LES MÊMES. LE DOCTEUR. SANDOINET

L’Huissier, appelant. — Le Docteur Sandoinet.

Le Docteur Sandoinet. — Présent !

Le Président. — Vos nom, prénom, profession ?

Le Docteur Sandoinet. — Docteur Sandoinet, Théodore, médecin aliéniste des hôpitaux de Paris.

Emmanuel, au Docteur Denis. — Belle tête d’humoriste !

Le Président. — Docteur, levez la main ; dites « Je jure ».

Le Docteur Sandoinet. — Je jure…

Le Président. — Déposez.

Le Docteur Sandoinet. — Messieurs, j’ai été commis, à la requête de la Faculté de Paris, qui est partie à ce procès, pour vous dire quel est, selon moi, l’état psycho-physiologique du prévenu.

Emmanuel. — La silhouette est charmante !

Le Docteur Sandoinet. — Quelle sorte d’espoir la Faculté de Paris a-t-elle mis dans mon diagnostic ? Elle escomptait, je suppose, que mon rapport, soulignant l’intégrité mentale de l’accusé, le désignerait à une condamnation.

Emmanuel. — Eh ! Eh !

M. Martinet. — Oh ! Messieurs, au nom de Monsieur le Recteur…

Le Président. — Monsieur, vous avez parlé : laissez parler le Docteur.

Le Docteur Sandoinet. — Monsieur le Professeur, je ne dis rien qui légitime une réplique passionnée. J’ai pour la Faculté de Paris un respect profond. Je mets seulement au jour un débat qui s’est engagé dans ma conscience : et je dis que je fus sollicité…

M. Martinet. — Nullement !

Le Président. — Ah ! Monsieur l’Huissier !…

L’Huissier. — Du silence !

Le Docteur Sandoinet. — … afin de décider si le prévenu Emmanuel était sain d’esprit.

M. Martinet. — Monsieur le Président…

Le Président. — Pour la troisième fois…

M. Martinet. — Je proteste au nom du Ministre !

Le Docteur Sandoinet. — Le Ministre, Monsieur le Professeur…

Le Président. — Docteur, vous n’avez pas à répondre.

Le Docteur Sandoinet. — Monsieur le Président, je vous remercie : j’ai conscience d’avoir fait tout mon devoir…

Le Président. — Le Tribunal s’en rapporte au Docteur Sandoinet, que nous écoutons.

Le Docteur Sandoinet. — Messieurs, j’apporte donc en médecin aliéniste, assermenté près le Tribunal de la Seine, les conclusions d’un triple examen. D’abord, étude des faits, d’après les témoins et le rapport de la Faculté. Ensuite quelques observations que j’ai eu le temps de faire sur le sujet même, au début de cette audience.

Emmanuel. — Ah ! Ah !

Le Docteur Sandoinet. — … Enfin la considération réfléchie de l’intérêt social.

Emmanuel. — Très bien classé !

Le Docteur Sandoinet. — Ne vous effrayez pas : je serai bref. Le dossier d’abord. Il eût suffi, Messieurs, à m’éclairer. Ma carrière est déjà longue, — je ne connais pas l’exemple d’un seul individu lucide et sain, anarchique par volonté, se livrant avec cette sûreté à des projets séditieux, passibles des tribunaux.

Le Président. — Ah ?

Le Docteur Sandoinet. — Je me trouve donc devant une inconscience caractérisée.

Le Président. — Caractérisée ?

Le Docteur Sandoinet. — Et sans doute incurable.

Le Président. — Ah ?

Le Docteur Sandoinet. — Dans l’état actuel de la Science.

Le Président. — Parfaitement.

Le Docteur Denis. — C’est insensé !

Emmanuel. — C’est délicieux !

Le Docteur Denis. — Je ne me domine plus !

Le Docteur Sandoinet. — Remarquez. Messieurs, les injures du prévenu. Des mots tels que crevettes ou acolytes, ne renferment en soi aucune violence. Je ne sais s’il en a dit d’autres…

Le Substitut. — Boisseau de puces.

Le Docteur Sandoinet. — Il a dit boisseau de puces ? Boisseau de puces confirme ma thèse ! Aucune de ces expressions, surtout boisseau de puces, ne sent l’ennemi de la société…

Emmanuel. — C’est un être exquis.

Le Docteur Sandoinet. — … Mais bien le rêveur, inadapté à la vie sociale. Ses actes non plus ne marquent aucune idée fixe, à la façon de ceux qui sciemment poursuivent un but nuisible. Non. Il est simplement la proie d’une émotivité constitutionnelle exagérée. Soudain, dans n’importe quelle circonstance, n’importe quel lieu, il sent en lui des velléités esthétiques, si j’ose dire…

Emmanuel. — Très bien, tout cela !

Le Docteur Denis. — Malheureux, voyez donc où il vous entraîne !

Le Docteur Sandoinet. — Et comme il a une imprévoyance et une aboulie aussi fortes que son désir, il parle et agit comme il rêve, montrant publiquement qu’il est un maniaque en dehors de la norme.

Emmanuel. — C’est énorme !

Le Docteur Denis. — C’est terrible !

Emmanuel. — Mais c’est vrai !

Le Docteur Denis. — Vous sentez que c’est vrai ?

Emmanuel. — C’est d’une vérité poétique et hardie, qui m’enchante.

Le Président. — Que dit le prévenu ?

Le Docteur Sandoinet. — Messieurs, peu importe : vous ne pouvez plus accorder à ses paroles une valeur habituelle. Je le regardais tout à l’heure : ce fut mon deuxième examen. S’il y avait ici un docteur, il confirmerait mes dires.

Le Docteur Denis, se levant. — Monsieur, je suis docteur !

Le Docteur Sandoinet. — Ah ! oui ?

Le Président. — Mais vous n’êtes pas témoin !

Le Docteur Denis. — Je connais Emmanuel.

Le Président. — Je ne peux pas vous donner la parole sans l’autorisation du Docteur Sandoinet.

Le Docteur Sandoinet. — Mon cher confrère, je veux dire simplement que le prévenu offre des signes extérieurs qui ne tromperaient aucun psychiatre, — l’êtes-vous ? Je le suis — car ces signes ne sont déjà plus des syndromes, mais des prodromes.

Le Docteur Denis. — Plaît-il ?

Emmanuel. — C’est juste.

Le Docteur Sandoinet. — Son agitation, par exemple : manie ambulatoire. Son regard absent : cécité de la vraie raison. Cette innocente gaîté dans un lieu aussi grave : disons-le, il faut le dire : régression de l’esprit.

Le Docteur Denis. — Oh !

Le Docteur Sandoinet. — Voici pour l’observation. — Reste à faire remarquer qu’en cette affaire — et c’est le troisième et dernier point, important et merveilleux, — l’investigation médicale se rencontre avec les aspirations de la Société, ce qui prouve que ni la Science ni l’Humanité ne marchent au hasard, mais la main dans la main, s’éclairant l’une l’autre.

Emmanuel. — Bravo !

Le Docteur Sandoinet. — En effet, si le prévenu n’était pas un anormal de l’intelligence, autrement dit… un fou…

Le Président. — Vous allez jusque-là ? Il serait… ?

Le Docteur Sandoinet. — C’est l’expression, à l’usage du vulgaire, d’une définition scientifique.

Le Président. — Parfaitement.

Emmanuel. — Parfaitement.

(Le Docteur Denis ne parle plus, mais fait des signes désespérés.)

Le Docteur Sandoinet. — Supposons donc qu’il ne soit pas… ce que je dis, mais un anarchiste lucide : aussitôt, d’autres cerveaux brûlés s’exaltent sur son cas, surtout après une condamnation. Au contraire, du fait qu’il est anormal et irresponsable, il ne trouve aucun imitateur ; et voilà un diagnostic médical au mieux des intérêts publics. Conclusion : en aliéniste assermenté, défenseur de la Société, je demande au Tribunal un jugement de la plus large indulgence.

Le Président. — Docteur, le Tribunal vous remercie de votre savante et lumineuse étude. Mais… avant de vous rendre votre liberté, il vous pose encore une question.

Le Docteur Sandoinet. — Je suis aux ordres du Tribunal.

Le Président. — Le prévenu, dans cet état de faiblesse mentale, va demain récidiver.

Le Docteur Sandoinet. — Certainement.

Le Président. — Alors ?

Le Docteur Sandoinet. — Le devoir de la Justice pourrait être de signaler la gravité de la situation à la famille…

Emmanuel, au Docteur Denis. — Cela, c’est pour vous.

Le Docteur Denis. — Je suis anéanti !

Le Docteur Sandoinet. — J’ai appris que, grâce à Dieu, il était célibataire.

Le Docteur Denis, bondissant. — Mais non, il ne l’est plus !… Excusez-moi, Monsieur le Président, de mettre encore mon mot…

Le Président. — Puisque vous vous excusez, votre mot sera bien accueilli, s’il éclaire la Justice…

Le Docteur Denis. Je suis dans un tel trouble…

Le Président. — Remettez-vous.

Le Docteur Denis. — Emmanuel sera marié dans une heure !

Le Docteur Sandoinet. — Dans une heure ?

Emmanuel. — Exactement.

Le Docteur Sandoinet. — Ah ! il faut absolument empêcher cela !

Emmanuel. — Ah ! mais jamais de la vie !

Le Président. — Messieurs ! Messieurs !

Le Docteur Sandoinet. — Socialement, médicalement…

Le Docteur Denis. — Mais, mon cher confrère…

Le Docteur Sandoinet. — Au nom de l’hygiène publique…

Le Docteur Denis. — Docteur !…

Le Docteur Sandoinet. — Devant le problème si obscur encore de l’hérédité…

Le Docteur Denis. — Mais, Docteur, il est marié !

Le Docteur Sandoinet. — Il est marié ?

Le Docteur Denis. — Dans une heure il sera marié…

Le Docteur Sandoinet. — Alors, il ne l’est pas ?

Le Docteur Denis. — À l’église ! Mais il est marié depuis hier à la mairie.

Emmanuel, (éclatant de rire). — Ah ! Ah ! C’est que la vie est admirable !

Le Docteur Denis. — Et je suis le beau-père !

Le Docteur Sandoinet. — Le beau… ?

Le Président. — Allons, allons, du calme ! Docteur Sandoinet, nous nous trouvons en face d’un drame familial assez mystérieux, mais où nous n’avons pas, en somme, à intervenir…

Le Docteur Sandoinet. — Croyez-vous ?

Le Président. — J’en suis sûr.

Le Docteur Sandoinet. — Alors…

Le Président. — Nous ne devons, sous aucun prétexte, faire dévier les débats.

Le Docteur Sandoinet. — C’est juste.

Le Président. — Monsieur l’Huissier, veillez à l’ordre… (Au Docteur Denis) Vous, Monsieur, asseyez-vous.

Le Docteur Denis. — Je suis anéanti !

Le Président. — Raison de plus.

Emmanuel. — Père, apaisez-vous… isolez-vous… Si vous savez des vers d’amour, dites-vous-les tout bas.

Le Président, au Docteur Sandoinet. — Et vous, Docteur, vous êtes libre.

Le Docteur Sandoinet. — Merci, Messieurs.

(Il sort.)

Le Docteur Denis, (le suivant). — Enfin, Docteur… mon cher confrère… est-ce possible ? Pensez-vous sérieusement…

(Ils sortent tous deux.)


Scène VIII

LES MÊMES, ANTOINETTE

Le Président. — La parole est à Monsieur le Substitut… Quel est encore ce bruit ?

Antoinette, paraissant et bousculant l’Huissier. — J’ai un mot et un paquet à remettre à mon maître.

L’Huissier. — Donnez.

Antoinette. — À lui-même.

Emmanuel. — Merci, Antoinette, merci !… La brave fille ! Maintenant, elle ne veut plus rien lâcher !

(Elle sort.)

Le Président. — Alors, on ne peut même pas garder les portes !… C’est révoltant !… Monsieur le Substitut…

Le Substitut. — Messieurs, après une déposition si impressionnante, mes paroles ne peuvent être qu’extrêmement simples. En un siècle où la Science occupe la première place parmi les préoccupations et les gloires humaines, qu’ai-je à faire sinon à m’incliner devant les observations de l’illustre Docteur Sandoinet ? Les débats, Messieurs, s’étaient engagés sur un chemin hasardeux, et tout à coup, le Docteur vient de nous indiquer la route droite de la vérité. Nous avons en mains, pour défendre la Société, deux articles, 30 et 31 de la loi du 29 Juillet 81. Mais ces articles ne valent que pour des cerveaux révoltés ou injurieux. Or, le cas présent n’est-il pas plus triste ? Il s’agirait d’un cerveau débile. Aussitôt, la grande figure de la Loi n’est plus seule devant vos yeux. Voici celle de la Pitié, qui, appuyée sur la Médecine, vous indique un geste d’absolution Messieurs, regardez et réfléchissez !

Emmanuel. — Ça c’est très chic ! On sent le vieux camarade.

(Pendant la plaidoirie, il a lu le mot apporté par Antoinette, et ouvert le paquet.)

Le Président. — La cause est entendue. Le Tribunal, après en avoir délibéré…

Emmanuel, se levant. — Monsieur le Président…

Le Président. — Qu’est-ce qu’il y a ?

Emmanuel. — Ma fiancée, qui n’a pu venir et m’attend avec impatience…

Le Président. — Prévenu, vous avez entendu la déposition du Docteur ?

Emmanuel. — Oui, Monsieur le Président, c’est un savant.

Le Président. — Le Tribunal ne peut donc plus attacher la moindre importance à vos déclarations.

Emmanuel. — C’est une requête.

L’Huissier. — Silence !

Le Président. — Ne le brusquez pas.

Emmanuel, — Merci… Ma fiancée, qui n’a pu venir, mais à qui vont toutes mes pensées (si je fus un peu distrait, vous en savez la cause), ma fiancée demande que je lui rapporte de l’audience un souvenir photographique. (Il fait son plus aimable sourire) C’est une jeune fille spirituelle et jolie. Vous ne lui refuserez pas cette joie modeste. Ayez, Messieurs, l’obligeance de me regarder sans bouger une seconde.

Le Président, à ses Assesseurs. — Spectacle lamentable ! Monsieur l’Huissier, saisissez-vous de cet appareil… Doucement… sans violence. (À ses Assesseurs) Car, au fond, on ne sait pas ce qu’il y a dedans…

L’Huissier. — Donnez !

Emmanuel. — Pour ma fiancée !… Ma citation porte : « prévenu libre ». Ne le serai-je ni dans mes mots ni dans mes gestes ?

L’Huissier — Donnez !

Le Président. — Laissez-le, s’il résiste.

Emmanuel. — Je ne résiste pas ! Mais pourquoi n’échanger que des paroles sans grâce ? Pourquoi ce qui est officiel se fait-il agressif ? Pourquoi m’empêcher de prendre une vue artistique ?

Le Président. — Il faut en finir !

L’Huissier. — Allons, donnez !

Le Président. — Jugement !

Emmanuel. — Pourquoi n’est-ce pas l’Amour qui préside à ces petites réunions ?

Le Président. — Jugement !

Emmanuel. — Je reconnais que je suis dans un état d’euphorie…

Le Président. — Le Tribunal, après en avoir délibéré…

Emmanuel. — Mais peut-être, vous aussi, vous êtes-vous mariés ?…

Le Président. — « Attendu qu’il résulte de la plainte de la Faculté de Paris que Emmanuel, qui, à la barre, se déclare « poète et contribuable », a publiquement injurié des examinateurs, fonctionnaires dans l’exercice de leur fonction, les traitant de crevettes, d’acolytes, etc…, etc…

« Attendu que le prévenu, jusque devant le Tribunal, a paru accepter avec un satanique plaisir toutes les accusations, même contradictoires et a été jusqu’à signaler des injures dont il serait l’auteur et que les plaignants auraient oubliées, telles que : « boisseau de puces » ;

« Attendu, d’autre part, qu’il résulte d’une déposition du Docteur Sandoinet, médecin aliéniste des Hôpitaux de Paris, que Emmanuel ne jouit pas de ses facultés mentales et qu’il semble être, contrairement à l’expression du poète : « Mens insana in corpore sano… »

Emmanuel. — C’est vrai de tous les amoureux !

L’Huissier. — Silence !

Le Président. — « Considérant, en outre, que si la Loi a été prévue pour des citoyens normaux, la Médecine semble mieux convenir à ceux qui ne le sont pas ;

« Pour ces motifs :

« Déclare la Faculté de Paris bien fondée en sa plainte, qui marque le souci du respect dû aux grandes institutions. »

M. Martinet. — Très bien !

Le Président. — « … Mais se voit dans l’obligation de la débouter. »

M. Martinet. — Comment ?

Le Président. — « Et laissant Emmanuel en liberté, signale à la famille du prévenu le danger qu’il y aurait pour sa sécurité et son honneur à ne pas exercer autour de lui une surveillance étroite. »

Emmanuel. — Messieurs, ne craignez rien : j’ai l’esprit de famille…

Le Président. — L’audience est suspendue.

M. Martinet. — Mais la Société n’est pas protégée !

Le Président, se retirant. — Le Tribunal n’entend pas les paroles colériques.

L’Huissier. — Allons, allons… Maintenant, personne n’a plus rien à faire ici. Évacuons, Messieurs, s’il vous plaît.

Emmanuel. — Je tiens à dire au revoir à mon cher Substitut.

Le Docteur Denis, rentrant avec son fils. — Eh bien ?

L’Huissier. — Acquitté !

Le Fils. — Ah !

Le Docteur. — Comme fou…

L’Huissier. — Exactement !

Le Fils. — Oh !

Le Docteur. — Ma pauvre fille !… Monsieur le Substitut !…

Le Substitut, qui sortait. — Ah ! je suis très pressé !

Le Docteur. — Par pitié, un seul mot !

Le Substitut. — Rien qu’un !

Le Docteur, l’attirant dans un coin. — Vous le connaissez depuis toujours… Est-ce que jeune, déjà… ?

Le Substitut. — Oui.

Le Docteur. — Non ?… Alors, vraiment… vous aussi vous croyez ?…

Emmanuel, qui est arrivé à pas de loup — sur l’épaule du Substitut. — Et tu ne vois aucun remède ? Brave vieux, va !

(Le Substitut hausse les épaules et s’éclipse.)

Emmanuel, au Docteur. — Mon pauvre père, ai-je assez de chance d’être passé par la mairie ! Vous seriez capable de me refuser votre fille !

Le Docteur, s’asseyant. — Laissez-moi !

Emmanuel, au Fils. — A-t-on invité le Docteur Sandoinet au lunch ? Il pourrait recommencer là-bas sa petite démonstration.

Le Fils, l’écartant. — Laissez-nous !

Emmanuel. — Quoi ?… Ah ! ne me brusquez pas !… (haussant le ton) Tout, mais ne me brusquez pas ! Le Président l’a défendu !

Le Docteur. — Qu’est-ce que tu lui as fait ?

Emmanuel, criant. — Je suis déjà assez furieux d’être fou : il ne faudrait pas me rendre fou furieux !

Le Docteur, effrayé. — Mon ami !…

Emmanuel. — C’est que je n’ai plus l’air d’être votre ami !

Le Docteur. — Comprenez donc la honte…

Emmanuel. — D’appartenir à une Société burlesque ? J’y ai maintenant un avenir illimité ! (Il hausse légèrement les épaules, soupire, sourit). — Mon pauvre père, au nom de la Poésie et de la Fantaisie que nous paraissions chérir ensemble, prenez mon bras et appuyez-y votre misère. (Au fils) Vous, jeune homme, portez mon pardessus, je vous prie, et soyez modeste. Il est midi trente-cinq ! Vous semblez oublier tous deux que, là-bas, des cierges brûlent pour rien, que l’organiste peste à son orgue, et qu’une jeune fille, dans son impatience délicieuse, s’empêtre dans sa traîne. De grâce, marchons, et vite ! Au dire de chacun, je suis fou ? N’est-il pas grand temps de me marier ?

RIDEAU