Les Poètes du terroir T I/Édouard Schuré

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Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècleLibrairie Ch. Delagrave Tome premier (p. 17-20).

ÉDOUARD SCHURÉ

(1841)


M. Édouard Schuré est né à Strasbourg le 21 janvier 1841, d’un père médecin et d’un grand-père juriste. « De bonnes études au gymnase et à l’école de droit de Strasbourg, de longs séjours d’adolescence aux universités allemandes de Bonn, de Berlin, de Munich (1863-1866), fortifièrent, précisèrent, selon Henri Bérenger, les premières tendances de sa personnalité. » En 1866, il vint à Paris et s’y fixa. Grâce à l’appui de Sainte-Beuve, il débuta eu 1869 à la Revue des Deux Mondes, avee un article sur Richard Wagner qui fit grand bruit. Ce premier succès décida de la carrière du jeune écrivain, en traçant une voie toute nouvelle dans le domaine de la critique musicale. Il devint le plus ardent théoricien du wagnérisme, ce qui ne l’empêcha point de concevoir une œuvre dont l’originalité apparaît d’autant plus sûre qu’elle se dégage des influences du temps. Nous ne suivrons pas M. Édouard Schuré dans toutes les manifestations de sa vie, de même que nous n’analyserons pas ici toutes ses productions. Nous nous contenterons seulement de rappeler ce que son génie poétique doit à la terre natale. Il écrivit plusieurs recueils de poèmes où il tenta d’inscrire sous une forme synthétique son concept de philosophe et d’évocateur. Y réussit-il autant que le faisaient espérer les dons lyriques épars dans ses autres créations ? Nous ne le croyons pas, bien que sa poésie soit destinée, par son apparence classique, à compléter son efTort de théoricien. On l’a dit, grand écrivain en prose, M. Édouard Schuré s’accommode difficilement du vers, dont la technique l’inquiète. Le secret de la concision, rare privilège des maîtres, lui échappe. Quoi qu’il en soit, et malgré que chez cet écrivain la pensée nuise parfois à l’inspiration et entrave le rythme, on ne saurait le confondre dans la foule des rimeurs. De ces trois recueils : Les Chants de la montagne (Paris, Sandoz et Fischbacher, 1876, in-8o) ; La Légende de l’Alsace (Paris, Charpentier, 1884, in-12) ; et La Vie mystique (Paris, Perrin, 1894, in-18), les deux premiers ont ici droit à une mention spéciale, car ils réalisent ce qu’on ne saurait trouver dans aucun ouvrage de ce genre : l’exaltation simultanée de la race et du terroir.

« Schuré, écrit encore M. Henri Bérenger, doit à la terre natale, mi-germanique, mi-française, son amour des légendes, des chants populaires, des songeries lyriques et spéculatives. Le Rhin, les Vosges, la Forêt Noire, ont été les premiers initiateurs, sauvages et nobles, de sa sensibilité. Et si sa pensée, plus naturellement que celle de Renan et de Taine, marque le confluent du génie allemand et du génie latin, n’est-ce pas à son sang alsacien, à son adolescence alsacienne, qu’Édouard Schuré le doit ? »

L’œuvre en prose de M. Édouard Schuré est copieuse. Elle se compose des ouvrages suivants :

Histoire du lied ; Lyon, Vitte, 1868, et Paris, Perrin, 1903, in-18 ; L’Alsace et les Prétentions prussiennes ; Genève, Georg, 1871, in-18 ; Le Drame musical ; Paris, Sandoz et Fischbacher, 1875, et Paris, Perrin, 1885, 2 vol. in-18 ; Mélidona, etc. ; Paris, Calmann-Lévy, 1879, in-18 ; Vercingètorix, drame ; Paris, Lemerre, 1887, in-18 ; Les Grands Initiés ; Paris, Perrin, 1889, in-18 ; Les Grandes Légendes de France ; ibid., 1892, in-18 ; Histoire d’un drame musical ; ibid., 1895, in-18 ; L’Ange et la Sphinge ; ibid., 1896, in-18 ; Sanctuaires d’Orient ; ibid., 1898, in-18 ; Le Double ; ibid., 1899, in-18 ; Souvenirs sur R. Wagner ; ibid., 1899, in-18 ; Précurseurs et Révoltés ; ibid., 1904, in-18 ; Léonard de Vinci ; ibid., 1905, in-18. Femmes inspiratrices et Poètes annonciateurs ; ibid., 1908, in-18, etc.

Bibliographie. — H. Bérenger, M. Ed. Schuré ; Revue Bleue, 23 juillet 1898 ; — Ad. Brisson : Portraits intimes ; Paris, Colin, 1894, in-18 ; — Fritz Kiener, Ed. Schuré ; Revue alsacienne illustrée, mars 1901 ; — L. de Romeuf, Ed. Schuré ; Paris, Sansot, 1908, in-18.


MAÎTRE GOTFRIT


Du temps où chantait maint trouvère,
Vivait un poète à Strasbourg.
Il fit un poème d’amour
Qu’on lit encore et qu’on révère.

Gotfrit chantait en allemand ;
Pourtant il aimait bien la France,
Ce cœur si tendre à la souffrance,
Ce cœur de poète et d’amant.

Un jour, il trouva le grimoire,
Trésor d’un poète d’antan ;

C’était d’Iseult et de Tristan
La longue et l’amourense histoire.

Beau livre ! qu’il ne quitta plus…
La gloire, lueur éphémère,
Le monde et toute sa chimère
Dès lors lui furent superflus.

Dans la forêt de la Légende,
Comme en un rêve d’amoureux,
Plongea le maître bienheureux.
Poursuivant la reine d’Irlande.

Sous les dômes frais et feuillus,
Soudain il oublia le monde ;
Car c’était la forêt profonde,
Le bois dont on ne revient plus.
 
Et la merveilleuse aventure
D’Iseult à ce point le tenta,
Que l’histoire en son cœur chanta
Comme une source au long murmure.

Il redit le philtre enivrant
Qu’ils burent dans un jour d’ivresse ;
Comme cette heure enchanteresse
Fit de leur vie un seul torrent.

Il dit la destinée étrange,
Le nain Mélot et le roi Marc,
Le labyrinthe du hasard.
Le dédale du cœur qui change.

Il dit le doux, il dit l’amer,
Et cette passion profonde
Qui, montant toujours comme une onde,
Devint comme l’immense mer !…

Ainsi coulèrent les années.
Avec leur joie, avec leurs pleurs,
Les beaux amants semaient des fleurs
Et des perles dans ses journées.
 
Il vécut bienheureux et seul
Dans sa forêt douce et profonde,
N’ayant d’autres amours au monde
Que ceux de Tristan et d’Iseult.

Un matin, on trouva le maître
La tête renversée au mur,
Les yeux fixes, couleur d’azur,
Sous un rayon de sa fenêtre.

Le livre ! il venait de l’ouvrir ;
Son doigt marquait encor la page
Où, loin d’Iseult au clair visage,
Tristan désolé va mourir.

Ô jour d’angoisse et de pesance !
Elle est l’âme de son désir…
Mais il rend le dernier soupir
En face de la mer immense.

Iseult arrive… Mais trop tard !
Tristan, sur son lit funéraire,
Étendu dans la paix dernière,
La cherche d’un œil sans regard.

Alors, ne poussant cri ni plainte,
Iseult sur l’ami sans couleur
Posa sa tête avec son cœur…
Et c’est là qu’elle s’est éteinte.

À ce moment de son récit,
Tenant le livre du trouvère,
Gotfrit en un songe sévère
Avait cessé de vivre aussi.

Comme en automne la feuillée
S’échappe en longs frémissements,
Au dernier baiser des amants
Son âme s’était envolée.

(La Légende de l’Alsace.)