Les Polémiques religieuses au second siècle

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Les Polémiques religieuses au second siècle
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 31 (p. 69-112).
LES
POLEMIQUES RELIGIEUSES
AU SECOND SIECLE

Aubé : Histoire des persécutions de l’église, t. II.

L’ouvrage important dont M. Aubé vient de publier le second volume ne répond pas tout à fait à son titre, et nous donne beaucoup plus qu’il ne nous promet. M. Aubé avait entrepris de raconter les persécutions de l’église, et son premier volume nous conduisait depuis Néron jusqu’à Marc-Aurèle. Arrivé là, il n’a pu entièrement se soustraire à l’attrait qu’on éprouve aujourd’hui pour l’histoire des origines du christianisme. Il a tout d’un coup agrandi son cadre et s’est beaucoup moins occupé de son sujet particulier que du christianisme en général. Il faut bien avouer que l’économie de l’ouvrage en est quelque peu dérangée ; par exemple, le volume nouveau s’ouvre par un chapitre sur le gnosticisme, qui est beaucoup trop long pour une histoire des persécutions, où il n’a que faire, et beaucoup trop court et trop incomplet pour une histoire de l’église ; c’est une cinquantaine de pages à supprimer d’une prochaine édition. Le reste se rattache mieux au sujet. M. Aubé y traite, sinon des persécutions même, au moins de certaines résistances que l’église a rencontrées à partir du second siècle, et qu’elle n’a pas vaincues sans peine. Ses adversaires ne se contentaient pas de la combattre par la force, de la livrer aux bourreaux et aux supplices, ils lui opposaient des écrits satiriques où ils la tournaient en ridicule, et des traités sérieux où ils essayaient de réfuter sa doctrine. C’est cette polémique qu’étudie M. dans son second volume. Il a bien fait de s’y arrêter, elle méritait d’être mieux connue du public. J’en vais reprendre l’étude après lui, en complétant son travail par ceux des critiques allemands qui se sont occupés des mêmes questions.


I

Ce furent les persécutions qui firent connaître les chrétiens. Dans ce grand monde de Rome, où l’on était livré avec tant d’ardeur aux plaisirs de la vie et aux soucis de la fortune, on ne se serait guère enquis de ces sectaires obscurs, s’il n’avait pris fantaisie à Néron de les punir de supplices extraordinaires. Sa cruauté attira l’attention sur eux ; elle pouvait être un grief de plus contre le tyran, et la société distinguée de Rome, qui le détestait, se trouvait tentée de plaindre ses victimes rien que pour avoir un nouveau prétexte de maudire leur bourreau. C’est ainsi que leur nom, qui la veille était ignoré du plus grand nombre, fut connu de tous le lendemain.

Mais on ne connaissait encore que leur nom, et peu de personnes s’inquiétaient de leur doctrine. Leur condition, qui en général était basse, leur origine, qui les rattachait à une race méprisée, les rendaient suspects. On les accusait sans preuve de crimes abominables ; ceux mêmes qui les plaignaient par un sentiment d’humanité généreuse, comme Tacite, s’empressaient d’ajouter que du reste « ils étaient coupables et qu’ils méritaient les dernières rigueurs, adversus sontes et novissima meritos. » Pour que la nouvelle religion pût s’étendre, il fallait d’abord que ces préjugés fussent dissipés. C’est ce qu’elle tenta de faire dès qu’elle commença à gagner les classes éclairées, quand elle eut pénétré dans ces écoles de rhéteurs et de sophistes qui en général lui demeurèrent hostiles jusqu’à la fin, mais où elle fit pourtant dès le début quelques conquêtes éclatantes. Le premier soin de ces nouveaux convertis, qui tenaient une plume et savaient s’en servir, fut de défendre la doctrine qu’ils venaient d’embrasser. Il leur était difficile, en la défendant, de ne pas attaquer la doctrine contraire ; ils ne pouvaient se justifier de l’avoir quittée qu’en montrant ce qu’elle contient de déraisonnable et d’immoral. Leurs apologies renfermaient donc à la fois une exposition de la nouvelle religion et une critique violente de l’ancienne.

Ainsi ce furent les chrétiens qui entamèrent le combat, et l’on peut préciser le moment où la lutte a dû commencer. Les écrivains de l’époque de Trajan connaissent mal le christianisme et commettent des erreurs grossières quand ils en parlent. Au contraire Celse, qui vivait dans les dernières années de Marc-Aurèle, l’a étudié de très près, et dès lors les lettrés, les gens du monde paraissent être beaucoup plus familiers avec lui. Or on sait que dans l’intervalle, pendant les règnes d’Hadrien et d’Antonin, ont paru les premières apologies dont on ait gardé le souvenir, celles de Quadratus, d’Aristide et de saint Justin, Elles étaient adressées à l’empereur et au sénat, c’est-à-dire aux plus grands personnages de Rome, et ce qui semble prouver qu’ils les ont lues, c’est qu’à partir de ce moment la doctrine chrétienne est plus connue et mieux comprise dans le monde païen.

On peut donc affirmer que de l’an 118 à l’an 160, les écrits des apologistes répandirent la connaissance du christianisme parmi des gens qui en avaient à peine entendu parler, et qui le détestaient de confiance. Mais est-il probable que les chrétiens, pour répondre aux calomnies dont on les poursuivait, n’aient eu recours qu’à des écrits, et qu’ils n’aient pas employé aussi la parole, c’est-à-dire la prédication et la controverse ? La parole n’était pas surveillée avec autant de rigueur qu’on le croit dans cette société si sévèrement gouvernée. On parlait sans se gêner dans les écoles, et c’était un lieu commun d’y déclamer contre les tyrans. Des philosophes couraient le monde, traitant tous les sujets devant le public réuni, s’attaquant sans être censurés aux questions les plus délicates de la religion et de la morale, se livrant entre eux à des tournois de parole où les personnes et les systèmes se choquaient ensemble dans de libres discussions. C’était une occasion commode pour les chrétiens de développer leurs opinions et de se faire des adeptes ; mais il semble qu’ils n’en ont guère profité. On les accuse, dans l’Octavius, de « fuir le grand jour, de se taire en public, et de n’être bavards que lorsqu’ils vous tiennent dans un coin, latebrosa et lucifuga natio, in publicum muta, in angulis garrula. » Celse leur fait le même reproche avec encore plus de violence. « On ne voit pas, dit-il, les coureurs de foire et les charlatans ambulans s’adresser aux hommes de sens et oser faire leurs tours devant eux ; mais s’ils aperçoivent quelque part un groupe d’enfans, d’hommes de peine ou de gens sans éducation, c’est là qu’ils plantent leurs tréteaux, exhibent leur industrie et se font admirer. De même quand les chrétiens peuvent attraper en particulier les enfans de la maison ou des femmes qui n’ont pas plus de raison qu’eux, ils leur débitent leurs merveilles. » Après tout, il était assez naturel qu’une religion qui se savait méprisée et poursuivie, que le rescrit de Trajan plaçait dans cette situation fâcheuse d’être tolérée à la condition de ne pas se faire connaître et d’être punie dès qu’elle sortait de son obscurité, n’osât pas parler haut, et se répandît plutôt par une sorte de propagation intérieure et domestique que par des prédications bruyantes. Cependant, à l’époque même où Celse composait son livre, elle venait d’être publiquement prêchée à Rome dans des circonstances qui méritent d’être rappelées. Un chrétien, sorti des écoles de philosophie, saint Justin, profita de cette liberté de parole qu’on accordait si facilement aux rhéteurs et aux philosophes pour soutenir à Rome même, avec le cynique Crescens, une controverse dont le christianisme était le sujet. On raconte que Crescens, qui ne se sentait pas le plus fort, trouva plus commode de dénoncer son rival à la police impériale que de lui répondre, et l’accusa d’être chrétien : d’après la loi de Trajan, c’était le livrer au supplice. Voilà la première mention d’un débat public entre les deux religions. Dès ce moment, la lutte est engagée au grand jour ; elle durera deux siècles.

Vers le même temps, sous Marc-Aurèle, le paganisme trouva pour sa défense un bien plus important personnage que le cynique Crescens : c’était le plus grand orateur de l’époque, le maître même de l’empereur, Cornélius Fronton. Si ce fait n’était attesté à deux reprises par Minucius Félix, nous aurions peine à le croire. Fronton nous semble si occupé de sa rhétorique, si noyé dans les soucis futiles du beau langage qu’on ne l’aurait jamais soupçonné d’avoir pris quelque part à des débats aussi sérieux. Comment fut-il amené à le faire ? Minucius n’en dit rien, et l’on est réduit à des conjectures. M. Aubé paraît penser que Fronton attaqua les chrétiens dans une sorte d’écrit ou de factum comme ceux que composèrent plus tard Celse et Porphyre : je n’en crois rien. Minucius Félix dit positivement que c’était un discours (Cirtensis nostri oratio) ; ce qui ne doit pas surprendre quand on se souvient que Fronton n’a jamais été qu’un orateur. Quant aux circonstances pour lesquelles ce discours a pu être écrit, il me semble qu’on n’en peut raisonnablement imaginer que deux[1] : ou bien il fut prononcé dans le sénat, pour appeler la sévérité de l’empereur sur les chrétiens, ou bien il fut composé simplement pour quelque débat judiciaire. Il se peut que Fronton, rencontrant un chrétien parmi ses adversaires, les ait tous attaqués afin d’atteindre plus sûrement son ennemi. C’était une pratique familière à Cicéron, qui n’hésitait pas à maltraiter les Gaulois, les Alexandrins, les Asiatiques et les Juifs quand il pouvait en tirer quelque profit pour sa cause. Cette dernière hypothèse me paraît la plus vraisemblable. On ne peut s’expliquer le peu de bruit qu’a fait le discours de Fronton qu’en supposant qu’il ne s’occupait des chrétiens que par hasard et dans une cause privée. Si un personnage de cette importance, qui garda toute sa renommée jusqu’à la fin de l’empire, avait consacré tout un discours à les combattre devant le sénat, il me semble qu’on en aurait parlé davantage et qu’il en resterait plus de traces. Quoi qu’il en soit, Fronton s’était contenté de ramasser contre eux quelques calomnies populaires, sans prendre la peine d’en vérifier l’exactitude : c’étaient ces vieilles accusations d’inceste et d’assassinat dont les Romains ont été de tout temps si prodigues. « Il ne parle pas, dit Minucius, avec la gravité d’un témoin qui vient affirmer un fait ; il lui suffit de nous injurier comme un avocat. » C’était encore une tradition de l’ancienne rhétorique. Cicéron recommande à ceux qui veulent réussir au barreau d’embellir leurs plaidoyers de quelques petits mensonges bien imaginés, causam mendaciunculis adspergere. En recueillant avec soin et en répétant pour son compte des calomnies qui pouvaient servir à déconsidérer un adversaire, Fronton était fidèle aux leçons de ses maîtres.

C’est Minucius Félix, un avocat de Rome, un contemporain de Fronton, qui nous a conservé seul quelque souvenir de son discours. L’ouvrage où il en parle, l’Octavius, est un dialogue où il fait discourir ensemble un païen et un chrétien. Comme le païen, Cæcilius, reproduit les accusations de Fronton dont on vient de parler, M. Aubé ne peut s’empêcher de croire que c’est de Fronton aussi qu’il a pris ses autres argumens, et que nous avons conservé dans le petit livre de l’avocat chrétien « tout l’essentiel de la polémique du rhéteur de Cirtha. » Cette hypothèse paraît d’abord très séduisante ; mais voici les raisons qui m’empêchent de la croire vraie. — D’ordinaire, quand on choisit pour exposer ses idées la forme du dialogue, et qu’on met aux prises une personne qui les attaque et une autre qui les défend, on est tenté de ne pas se créer un adversaire trop habile pour que la victoire soit plus facile et plus complète. Minucius Félix semble avoir voulu se préserver de ce défaut. Ce païen idéal, qui doit représenter tout son parti, et auquel il s’est chargé de répondre, il ne l’a pas tout à fait imaginé à sa fantaisie, et il est allé le prendre chez un écrivain autorisé. Cicéron, dans ses dialogues de la Nature des dieux, attribue le premier rôle à un personnage important, Aurelius Cotta, qui fut grand pontife, et auquel il donne cette double tâche de ruiner les systèmes théologiques des philosophes et de défendre la religion de son pays. C’est le modèle que Minucius Félix a fidèlement reproduit ; Fronton aurait parlé d’une autre façon. Cæcilius, tout apologiste qu’il prétend être du paganisme, est en somme une sorte de sceptique qui ne croit guère à cette religion qu’il défend, qui ne s’y rattache que faute de mieux et pour couper court à des discussions inutiles. Au contraire, Fronton était un dévot sincère et un païen pratiquant. Il raconte qu’il sacrifiait à tous les autels, quand un de ses amis était malade, qu’il visitait toutes les chapelles et faisait ses dévotions à tous les arbres des bois sacrés. Il n’est donc pas le modèle sur lequel Minucius Félix a formé son personnage. C’est plutôt à Cotta ou même à Cicéron qu’il songeait en le faisant parler ; et, comme à la fin de son dialogue il représentait Cæcilius convaincu par les argumens de son adversaire et promettant d’embrasser la foi qu’il vient de combattre, il devait lui sembler que c’était Cicéron lui-même qu’il amenait au christianisme. Convertir Cicéron, quelle joie et quel triomphe pour un chrétien ami des lettres !

J’avoue que je trouve M. Aubé singulièrement sévère pour le charmant ouvrage de Minucius Félix. En général on le traite mieux, et, pour ne parler que des derniers venus, M. Halm, un des plus fins critiques de l’Allemagne, qui vient d’en donner une nouvelle édition, l’appelle « un livre d’or. » M. Aubé n’y voit qu’une déclamation d’école, et consent tout au plus à y trouver quelques jolis détails. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’il reproche surtout à l’Octavius ce qui en fait précisément l’intérêt. Il n’est pas écrit sans daute pour les foulons et les cordonniers dont Celse parle avec tant de mépris, et qui composaient, selon lui, le fond de la secte nouvelle. Ceux-là ne lisaient guère, et l’on n’employait pas pour les convaincre des livres écrits en beau langage. Minucius Félix s’adresse aux gens du monde, et il se sert des moyens qu’il sait les plus sûrs pour les gagner[2]. Est-ce un crime, après tout, et le service qu’il voulait rendre à la religion qu’il avait embrassée était-il si méprisable ? Les pauvres gens lui avaient fait un bon accueil, et ils étaient venus vers elle en grand nombre dès les premiers temps. Il fallait bien qu’elle conquît à leur tour les riches. Une doctrine qui ne parvient pas à entamer les classes dirigeantes et lettrées est destinée à périr obscurément. C’était donc une nécessité absolue pour le christianisme au second siècle de sortir de ces bas-fonds où ses ennemis disaient qu’il était confiné et d’attirer à lui la société distinguée de l’époque. Ce qui faisait que cette société ne lui était pas favorable, Minucius Félix le savait bien. Il n’était pas un chrétien de naissance, mais un lettré converti, et l’on soupçonne à quelques mots qui lui échappent que sa conversion ne s’était pas accomplie sans peine. Il connaissait donc à merveille, et par son expérience personnelle, d’où venait la résistance que la société lettrée opposait à la doctrine du Christ : c’était, n’en doutons pas, de la peine qu’éprouvaient ces gens d’esprit à se séparer des admirations de leur jeunesse, à renoncer à l’étude de la philosophie, à la pratique des lettres, au culte des arts, à dire adieu à tous ces nobles divertissemens qui semblaient seuls donner du prix à la vie. On les croyait incompatibles avec le christianisme, qui paraissait les condamner rigoureusement, et plutôt que de se résigner à les abandonner pour toujours, beaucoup refusaient de devenir chrétiens. Minucius Félix voulait prouver que ce sacrifice n’était pas nécessaire. Au lieu d’insister, comme faisaient tant d’autres, sur les différences qui séparent la sagesse antique de la doctrine chrétienne, il fait voir que souvent elles s’accordent. On veut faire des philosophes d’autrefois des adversaires irréconciliables des disciples du Christ ; quelle erreur ! « Leurs opinions sont tellement semblables qu’on est forcé de croire ou que les chrétiens d’aujourd’hui sont des philosophes ou que les philosophes d’autrefois étaient déjà des chrétiens. » Et le voilà qui va chercher dans Zénon, dans Aristote, dans Platon les vérités que les docteurs de l’église ont depuis reprises et confirmées. C’est précisément le travail auquel se livrent aujourd’hui les ennemis du christianisme pour montrer qu’il n’était pas nécessaire, qu’il n’a rien apporté de nouveau dans le monde, et Minucius Félix employait pour le défendre les argumens dont on se sert pour l’attaquer. Le christianisme prêche l’unité de Dieu ; mais les plus grands philosophes l’avaient proclamée avant lui : « Leurs idées à ce sujet sont tout à fait les nôtres. » Il glorifie la pauvreté, il honore les martyrs ; mais le paganisme lui-même ne tient-il pas en haute estime le mépris des biens de la fortune, n’a-t-il pas ses martyrs aussi, les Mucius Scœvola, les Regulus, « qu’il porte jusqu’au ciel ? » Pour montrer que sur la nature de Dieu et ses rapports avec le monde, sur l’immortalité de l’âme, sur l’existence et le rôle des démons, la doctrine des philosophes n’est pas aussi contraire qu’on le dit à celle de l’église, il les cite, il les commente, il transcrit de longs passages de leurs œuvres, heureux qu’ils puissent trouver quelque place dans l’écrit d’un docteur chrétien. S’il leur fait des emprunts si peu voilés, ce n’est pas simplement pour faire voir « qu’il sait par cœur les bons auteurs ; » il a d’autres intentions et un dessein plus noble que de s’attirer les applaudissemens et de satisfaire sa vanité. Chaque fois qu’il cite ainsi textuellement Cicéron, Sénèque ou quelque autre, il semble se retourner vers les détracteurs dédaigneux du christianisme et leur dire d’un air de triomphe : « Vous voyez bien que nous ne sommes pas des barbares ! Ces philosophes, dont vous êtes si fiers, nous pouvons invoquer aussi leur autorité. Loin de nous condamner, comme on le prétend, ils avaient pressenti nos croyances, ils étaient déjà chrétiens sans le savoir. Et vous aussi, vous pouvez le devenir sans vous mettre en contradiction avec eux, sans craindre qu’ils vous blâment, sans être forcés de renoncer à les lire et à les admirer. » Minucius pensait donc qu’entre la sagesse antique et la religion nouvelle il n’y avait qu’un malentendu, et il voulait le faire cesser. Le premier peut-être il a travaillé à unir ensemble les deux élémens qui forment notre société moderne. Ce n’est certes pas l’œuvre d’un rhéteur vulgaire, et l’on ne peut pas dire que « cet avocat en vacances, » comme l’appelle dédaigneusement M. Aubé, tentât une entreprise qui fut sans profit et sans grandeur.

Ce dessein se retrouve dans tout son ouvrage. — A côté des opinions qui étaient communes au christianisme et à la philosophie, il y en avait qui appartenaient au christianisme seul et qui devaient choquer ce grand monde auquel l’Octavius s’adressait. S’il ne peut pas tout à fait les taire, il en parle le moins possible. Du Christ lui-même il ne dit qu’un mot. Pour répondre à ceux qui croient que les chrétiens adorent un homme crucifié, il se contente de leur dire : « Vous êtes très loin de la vérité ; » et il ne leur donne pas d’autre explication. Nulle part il ne parle des dogmes, et il semble vouloir réduire le christianisme à n’être qu’une réforme morale. « S’abstenir de toute fraude, dit-il, c’est la meilleure des prières ; sauver son prochain d’un danger, c’est le plus efficace des sacrifices. Voilà les victimes, voilà le culte que nous offrons à Dieu. Chez nous, c’est le plus juste qui est le plus religieux. » Il triomphe du beau spectacle que présente au monde la société chrétienne, il montre en quelques phrases énergiques et précises pourquoi cette réforme morale l’emporte sur toutes celles qui avaient été tentées jusque-là dans les écoles philosophiques. On y a écrit de beaux ouvrages et prononcé de beaux discours, mais toute cette sagesse n’est pas entrée dans la pratique. « Nous autres, dit-il, nous ne nous contentons pas d’avoir un extérieur vertueux, nous portons la vertu dans nos cœurs ; nous ne disons pas de grands mots, nous les vivons, non grandia loquimur, sed vivimus. » Ainsi le christianisme a mis dans la vie ce que les philosophes avaient laissé dans leurs livres. « Il se glorifie d’avoir atteint ce qu’ils ont cherché avec tant de peine sans parvenir à le trouver. Est-ce une raison d’être ingrats envers Dieu et mécontens de nous-mêmes si cette moisson de vérité depuis longtemps semée dans le monde vient enfin de mûrir ? » Voilà ce qu’il convenait de dire à cette société élégante pour vaincre ses préventions et l’attirer à la foi nouvelle. Nous savions déjà de quelle manière l’Évangile s’est répandu chez « les foulons et les cordonniers ; » le livre de Minucius nous montre comment on le prêchait aux gens du monde.


II

Nous voici arrivés à celui qui fut le plus vigoureux ennemi du christianisme au second siècle. Il convient de s’arrêter un moment devant cette énergique figure. C’est un hasard, et un hasard fort heureux, qui nous a conservé la plus grande partie du « Discours véritable » de Celse. Vers le temps d’Alexandre Sévère, un chrétien pieux, qui sans doute l’entendit vanter par des païens dans des polémiques religieuses, eut l’idée de le signaler à Origène, qui était alors le grand docteur de l’église, et de lui demander d’en faire une réfutation. Origène ne connaissait pas l’ouvrage, et il n’en saisit pas du premier coup toute la portée. Il pensa d’abord qu’il suffisait d’y répondre à grands traits et sans insister sur les détails ; mais en avançant il s’aperçut que l’adversaire était plus sérieux qu’il ne le croyait, et méritait une réfutation minutieuse et complète. Il se mit donc à le suivre pas à pas, et, pour qu’on ne pût pas l’accuser d’affaiblir ou de dénaturer ses raisonnemens, il s’astreignit autant que possible à reproduire ses expressions.

Ainsi Celse à peu près entier se trouve dans Origène : c’est ce qu’on avait toujours soupçonné ; c’est ce qu’un savant français, M. J. Denis, a récemment établi avec beaucoup de détails et une grande abondance de preuves. Il ne restait qu’à tirer le petit livre du philosophe païen de l’ouvrage où son contradicteur l’a si longuement réfuté. Un théologien de l’université de Zurich, le docteur Keim, l’a fait en 1873 dans un livre intitulé Celsus’ wahres Wort, qui contient quelques opinions contestables, mais où la plupart des questions qui concernent Celse sont traitées d’une manière définitive. M. Aubé, dans le volume que nous étudions, a cru devoir reprendre le même travail. Il a beaucoup emprunté à son devancier, mais à l’occasion il le discute et le complète. Nous avons, grâce à lui, le traité, de Celse traduit pour la première fois en français. Il ne nous le rend pas tout entier sans doute, et Origène en a plus supprimé qu’il ne le dit ; mais l’essentiel y est, et depuis qu’on peut le lire de suite, sans être arrêté à tout moment par des contradictions et des réfutations indigestes, il me semble qu’on en saisit mieux l’importance. Tel qu’il est, et malgré les lacunes qui le déparent, c’est en quelques pages un des pamphlets les plus violens et les plus forts qu’on ait jamais dirigés contre le christianisme[3].

L’importance de l’ouvrage mous fait vivement souhaiter d’en connaître l’auteur. Quel pouvait être ce Celse qui s’avisa d’écrire contre les chrétiens, et à quelle époque son ouvrage fut-il publié ? Origène, qui aurait dû le savoir, ne répond pas à ces questions d’une manière très précise. Le renseignement le plus sûr qu’il nous donne, c’est que l’auteur du livre auquel il a entrepris de répondre « n’est plus parmi les vivans, et qu’il y a longtemps qu’il est mort ; » il ajoute « qu’il a vécu au temps d’Hadrien et au-delà. » A la façon dont il en parle, M. Keim, et après lui M. Aubé, sont convaincus que c’est le même personnage à qui Lucien a dédié son dialogue du Faux Prophète. D’autres au contraire en doutent, et font remarquer que ce Celse auquel s’adresse Lucien devait être un épicurien de doctrine et qu’il avait écrit contre les magiciens, tandis que le nôtre est disciple de Platon et qu’il paraît croire à la magie. Dans tous les cas, ce qui est sûr, ce que M. Keim a établi d’une manière qui me semble irréfutable, c’est que l’ouvrage a été composé en 178, c’est-à-dire à la fin du règne de Marc-Aurèle.

Il est écrit en grec ; mais ce n’est pas une raison de croire, comme on l’a fait, que l’auteur habitât Alexandrie ou Antioche. C’est en grec aussi que Marc-Aurèle, tout empereur qu’il était, rédigeait ses pensées. M. Keim essaie de prouver que le livre de Celse a dû être composé en Italie et qu’il est l’ouvrage d’un Romain. De preuve directe, à vrai dire, il n’en a pas, mais tout se réunit pour le faire croire. Celse est un sujet dévoué, il n’entend pas qu’un citoyen déserte ses devoirs ; il veut qu’on aide le prince à gouverner l’état en prenant part aux fonctions publiques ; il ne peut comprendre qu’on refuse de jurer par le chef de l’empire. « Il n’y a pas de mal à le faire, dit-il, car c’est entre ses mains qu’ont été remises les choses de la terre, et c’est de lui que nous recevons tous les avantages de la vie. » Celse est un patriote ardent, et ce qui l’excite surtout contre le christianisme, c’est qu’il est convaincu qu’il expose l’état aux plus grands périls. Un Grec n’éprouverait pas autant de passion pour la grandeur et la durée de l’empire. Ils ont beau célébrer d’un ton lyrique les mérites du peuple qui les a vaincus et s’évertuer à flatter leurs maîtres, sous leurs protestations les plus bruyantes d’admiration et d’obéissance se cache toujours un sentiment de dédain ou un levain d’envie. Il est donc très probable que Celse était un Romain de naissance, ou tout au moins un de ces Grecs, comme Dion Cassius, que leurs liaisons, leurs habitudes ou leur séjour dans les fonctions publiques avaient faits Romains de cœur.

Mais ce Romain n’avait pas tous les préjugés de son pays : il ne se contentait pas d’aimer la philosophie grecque et de la connaître à fond, sa curiosité s’étendait à tout. Origène, qui le loue le moins qu’il peut, est bien forcé de l’appeler « un homme très savant et fort instruit. » Quoiqu’il fût un zélé conservateur et qu’il se retournât volontiers vers le passé, il s’enquérait aussi des choses nouvelles. Alors, comme aujourd’hui, les problèmes religieux préoccupaient beaucoup les esprits. Il y avait des gens qui ne se contentaient pas de les étudier, comme les anciens sages, par des réflexions et des méditations solitaires ; ils couraient le monde pour connaître de plus près les religions des divers peuples, ils visitaient tous les temples, assistaient à toutes les fêtes et se faisaient initier à tous les mystères. Tels étaient Apulée et ce Cléombrote de Samos dont Plutarque nous dit qu’il avait parcouru l’Égypte et les bords de la Mer-Rouge « non pour faire le commerce, car il était riche, mais pour rassembler les élémens de ses études théologiques. » Celse a-t-il fait comme eux ? On est tenté de le croire, quand on le voit si instruit des cultes de l’Orient. Une fois même, il semble le dire en termes exprès. Il est amené à parler de ces prétendus prophètes qui, de son temps, couraient la Phénicie ou la Palestine, annonçant qu’ils étaient les fils ou les envoyés de Dieu, que la fin du monde approchait et qu’ils reviendraient au dernier jour honorer ceux qui les auraient bien reçus et plonger les autres dans le feu éternel. « De ceux-là, dit-il, j’en ai entendu plus d’un de mes oreilles, et, après les avoir convaincus, je les ai amenés à avouer leur point faible, et qu’ils débitaient au hasard tout ce qui leur passait par la cervelle. »

Dans ses excursions à travers les religions de tous les peuples, il ne pouvait manquer de rencontrer bientôt le christianisme. C’était la plus nouvelle de toutes, et celle aussi dont les progrès avaient été le plus rapides. Elle s’avançait sans bruit, profitant des sévérités autant que des faveurs des princes, grandissant pendant la paix, fortifiée par les persécutions et recueillant sur sa route les mécontens et les désabusés des autres cultes. Il est naturel qu’elle ait tenté la curiosité de Celse et qu’il ait voulu la connaître à fond. C’était un dessein assez nouveau. Jusque-là le mépris qu’on éprouvait pour les chrétiens empêchait d’étudier sérieusement leurs doctrines ; aussi, dans ces premières années, les écrits et les discours de ceux qui les attaquaient devaient-ils contenir plus d’injures que de raisons. Celse eut le mérite de comprendre que le temps des injures vagues était décidément passé. On pouvait détester le christianisme ; il n’était plus possible de le dédaigner : ses conquêtes rapides effrayaient tout le monde. Baur a raison de dire que la façon sérieuse dont Celse le traite, les études qu’il a faites et la peine qu’il se donne pour le confondre indiquent assez les préoccupations qu’il causait dès lors aux hommes d’état et aux esprits sensés. Tous ceux qui se sont occupés de Celse dans ces dernières années, M. Keim, M. Aubé, M. Pélagaud, rendent, hommage à sa science profonde. Il connaissait parfaitement la Bible, ce qui lui a permis d’user dans son livre d’un artifice ingénieux de controverse : comme un païen pouvait être suspect d’ignorance ou de prévention, il y a introduit un docteur juif qui argumente tour à tour contre Jésus et les chrétiens. La façon dont il le fait parler, les raisonnemens qu’il lui prête, prouvent qu’il était tout à fait au courant de la polémique juive contre le christianisme. Il a lu les évangiles et les épîtres de Paul, dont il cite textuellement quelques passages. M. Pélagaud pense qu’il a dû profiter beaucoup des écrits de saint Justin. Qui sait s’il n’était pas présent aux luttes du saint apologiste contre le cynique Crescens ? C’était une fête pour un curieux comme lui, et soyons sûrs que, s’il se trouvait à Rome, il n’a pas manqué d’y assister. Il s’est faufilé sans doute dans les réunions de toutes les églises dissidentes. Il connaît si bien les diverses sectes des gnostiques, les marcelliniens, les harpocratiens, les marcionites, etc., que son érudition embarrasse Origène lui-même. Pour étudier le christianisme orthodoxe, qu’il appelle « la grande église, » il s’est entretenu avec des prêtres, il a lu des livres obscurs de controverse, il a fait parler des bavards, en sorte qu’il peut dire d’un ton de satisfaction visible : « Je sais tout ce qui se fait et se dit parmi eux ! »

En approchant les chrétiens de plus près, il dut sentir beaucoup de ses anciennes préventions se dissiper. Le fait est que, quelque sévère qu’il soit pour eux, on ne retrouve plus chez lui les accusations ridicules qu’on avait jusque-là répétées. Il n’est plus question du dieu à tête d’âne qu’ils adorent, des incestes qui se commettent dans leurs réunions, et des petits enfans qu’ils mangent pendant le repas sacré. Il n’affirme pas non plus sans aucune preuve, comme Tacite, que ce sont des gens « détestés pour leurs abominations et qui méritent le dernier supplice ; » au contraire, il avoue « qu’il en est parmi eux dont les mœurs sont honnêtes et qui ne manquent pas de lumières. » Ce qui est bien plus remarquable encore, c’est qu’il ne songe plus à leur reprocher d’être fidèles à leur foi et de braver la mort plutôt que d’y renoncer. C’était un crime irrémissible pour Pline le Jeune. « Quels que soient les faits qu’ils avouent, écrit-il à Trajan, je n’ai pas hésité à penser que leur obstination et leur inflexible entêtement méritaient d’être punis ; » et il les envoyait au supplice parce qu’ils refusaient d’être parjures. Celse parle d’une autre façon : « Je ne saurais, dit-il, leur reprocher leur fermeté. La vérité vaut bien qu’on souffre et qu’on s’expose pour elle, et je ne veux pas dire qu’un homme doive abjurer la foi qu’il a embrassée ou feindre de l’abjurer pour se dérober aux dangers qu’elle peut lui faire courir parmi les hommes. » Ce sont là, il faut le reconnaître, de nobles sentimens, qui montrent une étendue et une liberté d’esprit singulières chez un contemporain de Fronton.

Celse a été pourtant bien sévère, bien injuste pour les chrétiens, et cette sévérité, qui l’entraîne à des erreurs étranges, paraît assez surprenante chez un esprit qui avait d’abord semblé si large et si éclairé. Peut-on tout à fait l’expliquer par l’ardeur de ses convictions et les exigences de sa foi ? Je ne le crois pas. Les plus intolérans, dans les querelles religieuses, sont d’ordinaire les sceptiques et les dévots, les premiers parce qu’ils ne comprennent pas qu’on ait une opinion, les seconds parce qu’ils ne peuvent pardonner qu’on en ait une autre qu’eux. Or Celse n’est pas un sceptique, comme Lucien, ni même un indifférent. M. Freppel s’est étrangement trompé quand il fait de lui, comme de Voltaire, un matérialiste acharné à détruire le christianisme, sans avoir aucune doctrine philosophique à lui substituer. Il a au contraire des idées bien arrêtées et tout un système de croyances ; mais ce n’est pas non plus un fanatique. Il croit, comme tous les sages de l’antiquité, à l’existence d’un Dieu unique, qu’il retrouve dans toutes religions du monde. « Qu’importe, dit-il, qu’on l’appelle Jupiter, ou le Très-Haut, ou Adonaï, ou Sabaoth, ou Ammon, comme les Égyptiens, ou Pappæos, comme les Scythes ? » Sous ces dénominations diverses, c’est le même Dieu que le monde entier adore. Ce Dieu, pour Celse, est le Dieu des philosophes, surtout celui de Platon. Il réside au ciel, et ne peut pas en être descendu, ainsi que le prétendent les chrétiens, pour s’incarner dans un homme. « Prenons les choses de haut, dit-il, et raisonnons un peu Dieu est bon, beau, heureux ; il est le souverain bien et la beauté parfaite. S’il descend dans le monde, il subira nécessairement une déchéance, sa bonté se changera en méchanceté, sa beauté en laideur, sa félicité en misère, sa perfection en une foule de défauts. Qui donc voudrait changer de la sorte ? Une altération de cette espèce est compatible sans doute avec une nature mortelle, mais l’essence immortelle doit demeurer nécessairement identique et immuable. J’en conclus qu’un pareil changement ne saurait convenir à Dieu. » Cet argument, dirigé contre le Dieu des chrétiens, se retourne à plus forte raison contre ceux de la fable, qui vivent avec les hommes et qui leur ressemblent. Celse ne l’ignore pas, mais la mythologie populaire lui est indifférente, et il laisse percer à plusieurs endroits le dédain qu’il ressent pour elle. À aucun prix, il ne veut d’un Dieu matériel, et c’est ce qui lui fait repousser avec tant d’énergie la manière dont les Juifs racontent la création. « Non, il m’est pas permis de dire que Dieu parle et qu’il travaille, car il n’a ni main, ni bouche, ni rien de ce que vous lui attribuez ; non, Dieu n’a pas fait l’homme à son image, parce qu’il n’a pas la forme de l’homme, ni d’aucune autre chose sensible. Il ne s’est pas reposé le sixième jour comme un lâche ouvrier que le travail fatigue et qui a besoin de chômer pour se refaire. » Voilà, à ce qu’il semble, un défenseur du paganisme qui compromet sa cause. Sous prétexte de combattre le Dieu de la Bible, il s’éloigne étrangement aussi des divinités de la fable. Il y revient pourtant, grâce à la théorie platonicienne des démons, qui fut si commode aux grands esprits de ce temps pour s’accommoder avec les religions populaires. Si le grand Dieu reste immobile dans le ciel, les démons, sorte de divinités intermédiaires, ministres et serviteurs du Dieu suprême, sont chargés par lui de veiller sur le monde et de distribuer ses bienfaits aux hommes. C’est à eux que Celse rapporte tous les récits de la mythologie. Les dieux antiques perdent ainsi beaucoup de leur importance, puisqu’ils sont tous relégués au second rang, et, de maîtres qu’ils étaient, deviennent des serviteurs. On doit néanmoins les adorer, car ils peuvent nous être fort utiles, et le grand Dieu n’en sera pas plus jaloux que le grand roi ne songe à se blesser des hommages qu’on rend à ses satrapes. Telles étaient les théories religieuses de Celse et de beaucoup d’esprits distingués de cette époque. Elles ne semblaient pas de nature à faire des fanatiques : des philosophes qui n’acceptaient les divinités populaires qu’au moyen d’un compromis ne pouvaient pas être bien ardens pour elles ; comme ils n’y croyaient guère pour leur compte, ils n’étaient pas disposés à verser le sang de ceux qui n’y voulaient pas croire. À la vérité, Celse subit par momens l’influence de son siècle, qui était porté à la dévotion. Il ne parle de Dieu qu’avec une émotion sincère, et déclare « que ceux qui ont l’âme pure se portent d’un élan naturel vers lui et ne désirent rien tant que de diriger toujours de ce côté leur pensée et leur entretien. » Sa religion, toute vague qu’elle est dans ses principes, a parfois des élans pleins de passion. « Jamais, dit-il, en aucune occasion, il ne faut abandonner Dieu, ni en public, ni en particulier. Nous devons continuellement, et dans nos paroles, et dans nos actions, et même quand nous ne parlons ni n’agissons, tenir notre âme élevée vers Dieu. » C’est tout à fait de cette façon que s’expriment Épictète et Marc-Aurèle. On trouve aussi chez lui, comme chez tous ses contemporains, des complaisances fâcheuses pour les devins et pour la magie. Il croit aux oracles, il redoute les sortilèges, il pense qu’avec certaines recettes on peut guérir les maladies et opérer des prodiges. Ce sont des concessions que ce sage, au fond si peu superstitieux, fait à l’esprit de son temps. Mais, malgré ces nuances de dévotion qui se mêlent à sa philosophie, on ne peut pas dire, je crois, que ses convictions religieuses l’aient seules entraîné à combattre les chrétiens. Il s’y joignait, comme on verra, d’autres sentimens, surtout des préoccupations patriotiques, et c’est ce mélange qui a donné à sa polémique un caractère si violent.

La polémique de Celse contre les chrétiens, si on la débarrasse de beaucoup de détails accessoires et de développemens parasites, se résume en deux argumens principaux. Il essaie d’établir que tout ce qui est bon et sage dans leur doctrine leur vient des Grecs, et que tout ce qui est nouveau ne vaut rien.

Le premier de ces deux argumens a pris, depuis Celse, une grande importance. C’est un de ceux dont se servent le plus volontiers aujourd’hui les adversaires du christianisme. Ils veulent établir qu’il a tout emprunté de ses devanciers, et fouillent avec une science et une sagacité merveilleuses les religions et les philosophies antiques pour y découvrir l’origine des idées chrétiennes. Celse est encore très loin de ces études approfondies, et il affirme ici beaucoup plus qu’il ne démontre. Quelques citations d’anciens philosophes lui suffisent pour déclarer « que les chrétiens n’ont presque rien dit de nouveau. » Il ne doute pas que leurs premiers apôtres n’eussent « une vague connaissance des livres de Platon, » et qu’ils n’en aient tiré ce qu’il y a de plus élevé dans leurs doctrines. Même leurs beaux préceptes sur le pardon des offenses et la charité, il ne veut pas leur en faire honneur, et croit les retrouver chez Platon et chez les hommes divins qui vivaient avant lui. La manière dont Origène réfute Celse sur ce point me paraît victorieuse. Il accorde, comme Minucius Félix, que les vérités développées par le christianisme ont été souvent entrevues par les anciens sages, mais il ajoute « qu’elles n’avaient pas chez eux la même force pour gagner les âmes et les bien disposer. » Il me semble que c’est la meilleure réponse qu’on ait faite à ceux qui partagent les idées de Celse.

Quand il s’agit de montrer que tout ce que les juifs et les chrétiens ont tiré d’eux-mêmes et imaginé tout seuls est ridicule, Celse triomphe. La Bible lui semble pleine d’absurdités. Comment admettre « que Dieu a de ses mains fabriqué un homme, qu’il a soufflé sur lui, tiré une femme d’une de ses côtes, qu’il leur a donné désordres contre lesquels un serpent s’est élevé, et que ce serpent à la fin a prévalu contre les commandemens de Dieu, fable bonne pour de vieilles femmes, récit où, contre la piété, on fait Dieu si faible dès le commencement qu’il ne peut se faire obéir d’un seul homme qui est son ouvrage. » Il distingue en termes très nets et très précis la différence qui sépare l’ancienne loi de la nouvelle. « Comment le Dieu des Juifs leur commande-t-il par l’organe de Moïse de chercher les richesses et la puissance, de se multiplier de façon à remplir la terre, de massacrer leurs ennemis, sans épargner les enfans, et d’en exterminer toute la race ? Comment les menace-t-il, s’ils manquent à ces lois, de les traiter en ennemis déclarés, tandis que son fils, l’homme de Nazareth, donne des lois tout opposées, déclare que le riche n’aura pas accès auprès de son père, ni celui qui recherche la puissance, ni celui qui affecte la sagesse ou la gloire ; enseigne qu’on ne doit pas plus s’inquiéter des besoins et de la subsistance de chaque jour que ne font les corbeaux, qu’il faut se mettre moins en peine du vêtement que les lis, que, si on vous donne un coup, il faut se présenter pour en recevoir un autre ? Qui donc ment ici, de Moïse ou de Jésus ? Est-ce que le père, quand il a envoyé son fils, a oublié ce qu’il avait dit en tête-à-tête à Moïse ? Est-ce qu’il a changé d’opinion, condamné ses propres lois, et chargé son délégué d’en promulguer de nouvelles ? » Il reprend, en l’accompagnant d’un commentaire railleur, tout le récit de la vie de Jésus ; il prétend expliquer ses miracles, il plaisante sur sa naissance et sur sa mort, surtout il nie sa résurrection. « Vivant, il n’avait rien pu pour lui-même ; mort, — prétendez-vous, — il ressuscita et montra les marques de son supplice et les trous de ses mains. Mais qui a vu cela ? Une femme hystérique, à ce que vous dites vous-mêmes, et quelque autre peut-être de la même troupe ensorcelée. S’il voulait faire éclater réellement sa divinité, il fallait qu’il se montrât à ses ennemis, au juge qui l’avait condamné, à tout le monde en général. De son vivant, il se prodiguait en prédications, après sa mort, il ne se fit voir qu’en cachette et à quelques affiliés. Son supplice a eu tout le monde pour témoin, sa résurrection n’en a eu qu’un seul : il fallait que ce fût tout le contraire. »

Voilà le ton de la polémique de Celse : spirituelle et violente, elle ne manque pas ordinairement d’habileté, mais on y trouve aussi quelques maladresses dont Origène triomphe aisément. Quoiqu’il soit plus éclairé et mieux instruit que les autres ennemis du christianisme, il y a des préjugés de secte et de nationalité dont il ne peut pas tout à fait se défendre. Autour de lui, on est tenté d’apprécier le mérite d’une religion par le caractère des peuples qui la pratiquent. Il a nui beaucoup au christianisme dans l’estime des Grecs d’avoir pris naissance en Judée ; quelque chose du mépris qu’on éprouvait pour les Juifs en est retombé sur lui. Celse non plus ne les aime guère. Il est surtout indigné de leur orgueil, et quand il les entend se vanter d’être le peuple élu et l’objet des faveurs du Très-Haut, il lui semble voir a une foule de chauves-souris, de fourmis sortant de leurs trous, de grenouilles campées près d’un marais, de vers tenant assemblée dans le coin d’un bourbier, qui se disent entre eux : C’est à nous que Dieu révèle et annonce d’avance toutes choses ; il n’a souci du monde entier, il laisse les cieux et la terre rouler à l’aventure pour ne s’occuper que de nous seuls. Avec nous seuls il communique par ses messagers et ne cesse de nous en envoyer. Nous venons après lui, nous qu’il a faits entièrement à son image. Tout nous est soumis, la terre, l’eau, l’air et les astres, tout le reste du monde a été fait pour nous et destiné à notre service[4]. » Ne soyons donc pas surpris qu’au début de son livre Celse fasse remarquer que le christianisme est sorti « d’une source barbare, » ce qui jette tout d’abord quelque défaveur sur les chrétiens. Il est vrai qu’il s’empresse d’ajouter qu’il ne leur en fait pas un reproche. « Les barbares, dit-il, sont très capables d’inventer des dogmes, mais leur sagesse vaut peu par elle seule. Il faut que la raison grecque s’y ajoute pour la perfectionner, l’épurer et l’étendre. » Rien n’est plus profond et plus juste que cette observation, et le triomphe même du christianisme en a vérifié l’exactitude. Il n’est devenu le maître du monde qu’à la condition de subir l’influence de la Grèce et de se laisser, pour ainsi dire, achever par elle. On sait les emprunts que sa théologie a faits aux doctrines de Platon, et que, lorsque l’église voulut avoir une littérature, elle fut bien obligée d’imiter les formes de l’art grec.

Mais Celse va trop loin dans son enthousiasme pour la Grèce, et l’orgueil d’appartenir, au moins par l’éducation, à cette race privilégiée trouble véritablement son esprit. Même ces récits merveilleux que sa raison condamne, ces vieilles légendes dont il nous dit « qu’il n’y ajoute guère foi, » son imagination en subit toujours le charme. Il a peine à concevoir qu’on les abandonne et qu’on y renonce de bon cœur. Pourquoi donc les juifs et les chrétiens se sont-ils donné la peine d’inventer des fables ridicules quand ils en trouvaient chez Homère de si agréables et de si poétiques ? Il plaint sincèrement ces pauvres gens perdus dans un canton de la Palestine et tout à fait illettrés de n’avoir pas connu les chants sacrés d’Hésiode et des autres poètes inspirés du ciel qui leur auraient évité la peine d’imaginer tant d’histoires incroyables et grossières. S’ils ont besoin à tout prix de dieux charnels, qu’on voie des yeux du corps, qu’on entende de ses oreilles et qu’on touche de ses mains, ne peuvent-ils pas aller visiter, par exemple, les sanctuaires d’Amphiaraüs, de Trophonius ou de Mopse ? « Là, leur dit-il, vous pourrez vous satisfaire : vous y verrez les dieux que vous souhaitez, non pour une fois et en passant, comme vous avez vu celui qui a fait de vous ses dupes, mais d’une façon permanente ; vous en trouverez qui sont toujours là pour ceux qui veulent converser avec eux. » Ce ton ironique et dédaigneux est celui d’un sage qui ne comprend pas chez les autres des besoins qu’il n’éprouve pas lui-même. Platon lui suffit ; tout ce qui s’en écarte lui déplaît. Les chrétiens lui semblent des gens mal élevés qui enflent la voix, qui imposent brutalement leurs opinions et menacent toujours du feu éternel. Ah ! que Platon a meilleure grâce, lorsqu’il dit à peu près les mêmes choses qu’eux, mais simplement, sans fracas, sans colère, sans proclamer d’un ton d’oracle qu’il a trouvé quelque chose de nouveau et qu’il vient du ciel pour nous l’apporter ! L’admiration qu’il éprouve pour cette aimable philosophie et la façon dont elle fut enseignée lui fait oublier les exigences des temps nouveaux. Il ne s’aperçoit pas que ce qui convenait aux contemporains de Périclès ne suffit plus à ceux de Marc-Aurèle, qu’autour de lui les esprits, rassasiés de luttes, fatigués d’erreurs, avides de certitude, cherchent une doctrine solide à laquelle ils puissent définitivement s’attacher, qu’il faut que cette doctrine, pour être au-dessus des discussions, soit imposée au nom d’un Dieu et vienne du ciel. Ces maximes, qui blessent la raison de Celse : « Il faut croire sans examiner, » et « C’est la foi qui sauve, » il ne voit pas que de son temps elles sont tout à fait appropriées à l’état des âmes. En général, ce que Celse saisit le moins, c’est l’opportunité du christianisme. Il lui reproche les doctrines qui convenaient le mieux à cette époque tourmentée, et qui ont fait son succès. Croirait-on qu’il le raille cruellement de s’adresser aux pauvres, aux ignorans, aux déshérités ? « Voici de leurs maximes, dit-il loin d’ici ceux qui ont quelque culture, quelque sagesse, quelque jugement, ce sont de mauvaises qualités à nos yeux ; mais que les illettrés, les simples, les esprits bornés et incultes viennent hardiment. » Et il ne s’aperçoit pas que c’est pour avoir appelé à lui ces misérables ou, comme il les nomme dédaigneusement, « ces âmes viles, » trop négligées par la philosophie, que le christianisme a si vite gagné le monde.

Ce qui n’est pas moins surprenant, c’est qu’il n’ait pas compris l’admirable figure du Christ. Ce n’est pour lui que le plus médiocre des charlatans. L’élévation de sa morale, le charme de ses entretiens, la touchante simplicité de sa mort l’ont laissé insensible. Ce Grec, épris de la beauté, ne peut reconnaître en lui un idéal divin. « Si l’esprit de Dieu était en effet descendu dans un homme, il fallait que celui-ci se fît remarquer entre tous les autres par la taille, la beauté, la force, la majesté, la voix et l’éloquence, car il n’est pas possible que celui qui portait particulièrement en soi la vertu divine ne se distinguât en rien du reste des hommes. Or celui-ci n’avait rien de plus que les autres. Et même ils reconnaissent qu’il était petit, laid et sans noblesse. » Quant aux miracles qu’on lui attribue, ce ne sont que des jongleries ordinaires, il n’a rien fait de plus remarquable que ce qu’on raconte « d’Aristée de Proconèse, qui disparut aux yeux miraculeusement, et se fit voir ensuite à diverses personnes et en divers lieux, ou de l’Hyperboréen Abaris, qui possédait le merveilleux pouvoir de se transporter d’un lieu dans un autre avec la rapidité d’une flèche, ou de ce Cléomène d’Astypalée, qui, étant entré dans un coffre dont on tenait le couvercle fermé sur lui, n’y fut plus retrouvé. » Une fois en veine de souvenirs et de comparaisons, il ne s’arrête plus, et parmi ceux à qui des peuples ont rendu un culte et qui en somme valent bien le Christ, il n’hésite pas à citer Antinoüs, que les Égyptiens adorent et qui fait, dit-on, des prodiges. Prononcer le nom du mignon d’Hadrien à propos de Jésus, et mettre à côté l’un de l’autre l’idéal de la pureté et le dernier raffinement de la corruption, c’est montrer à quel point des préjugés vulgaires peuvent égarer même une âme généreuse et un esprit éclairé.

Ces préjugés qui troublent la raison de Celse et les violences qui en sont la suite, il est aisé de voir d’où ils viennent. Ce ne sont pas, on l’a déjà dit, les emportemens d’un dévot qui défend ses dieux, mais plutôt des colères de conservateur qui ne peut pas comprendre qu’on change rien à l’ordre établi. Quand nous disons que le paganisme avait lassé les âmes et qu’elles étaient à la recherche de croyances nouvelles, il faut s’entendre et distinguer. En réalité les religions ne gênent que ceux qui y croient ; les indifférens trouvent toujours quelque moyen de s’en accommoder. On vient de voir comment les gens éclairés, grâce à la doctrine platonicienne des démons, arrivaient à unir leur monothéisme philosophique avec le polythéisme de la foule. On sait aussi qu’ils acceptaient les légendes et les croyances même les plus ridicules de la mythologie en les corrigeant par des interprétations savantes, et qu’ils n’éprouvaient pas le besoin de les détruire, puisqu’on leur permettait d’en changer le sens et de les expliquer comme ils le trouvaient bon. De cette manière, ils pouvaient sans hypocrisie et sans scrupule entrer dans les temples, comme tout le monde, et se mêler aux fêtes publiques. Il arrivait donc, au moins en apparence, que toutes les classes de la société romaine, en participant au même culte, semblaient partager les mêmes croyances, et comme les religions des différens peuples polythéistes reposaient au fond sur un principe commun, l’adoration de la nature, que leurs divinités diverses, n’étant toutes que des personnifications des forces naturelles, avaient ensemble un air de ressemblance, il s’ensuivait qu’on pouvait dire et croire qu’en ce moment le monde entier était à peu près réuni dans la même foi. « Toutes les nations les plus vénérables par leur antiquité, dit Celse, conviennent entre elles sur les principes essentiels. Égyptiens, Assyriens, Chaldéens, Indiens, Odryses, Perses, Samothraciens et Grecs, ont tous des traditions à peu près semblables. » Les chrétiens seuls essaient de troubler cette belle harmonie. Ils prétendent qu’ils viennent établir l’unité dans le monde[5] ; on leur répond que l’unité est faite et qu’au contraire ils risquent de la rompre. Aussi Celse les regarde-t-il comme des brouillons, des factieux que l’esprit de contradiction possède, qui éprouvent le besoin de croire et de dire le contraire des autres. « Si tous les hommes voulaient se faire chrétiens, dit-il, eux-mêmes cesseraient de l’être ; » et c’est cette pensée, que par leurs nouveautés dangereuses ils risquent de troubler la paix publique et la concorde religieuse des nations, qui excite surtout sa colère.

Cette colère va souvent jusqu’à d’étranges excès. Celse écrit son livre pendant un temps de persécution. Il dit expressément dans un endroit que le culte du Christ est banni de toute l’étendue des terres et des mers, et que ses sectateurs sont jetés en prison ou mis en croix. Ailleurs, il leur rappelle que leur Dieu n’a pas tenu les promesses qu’il avait faites à ses fidèles. Les Juifs, qui se flattaient de l’empire du monde, n’ont plus une motte de terre ni un foyer : « Et quant à vous, ajoute-t-il d’un air triomphant, s’il reste encore quelques chrétiens errans et cachés, on les cherche pour les conduire à la mort. » Celse ne trouve rien à reprendre à ces supplices. Le prince a raison de frapper des sujets rebelles qui ébranlent le principe d’autorité ; lui-même, quand il les voit obstinés à vivre autrement que tout le monde, fuyant les cérémonies publiques ou privées pour ne pas rendre hommage aux dieux qui président à tous les actes de l’existence, il perd patience, il s’emporter il laisse échapper ce cri de haine et de colère : « Alors, qu’ils renoncent à prendre la robe virile, à se marier, à devenir pères, à remplir enfin aucune des autres fonctions de la vie commune. Qu’ils s’en aillent ensemble loin d’ici sans laisser graine de leur espèce, et que la terre entière soit débarrassée de cette engeance ! » Quand je lis ces paroles violentes, Celse ne me semble plus aussi tolérant et aussi modéré que M. Pélagaud voudrait le faire croire, et je ne puis pas trouver que M. Keim ait tout à fait raison de nous le représenter comme un messager de paix qui vient apporter aux deux partis des conditions équitables.

Ce qui est vrai, ce que M. Aubé fait très justement ressortir, c’est que tout à coup, à la fin de son livre, Celse prenait un autre ton. Origène l’indique suffisamment : « Après cela, dit-il, Celse nous engage à soutenir l’empereur de toutes nos forces, à partager avec lui la défense du bon droit, à combattre pour lui, à porter les armes avec lui, si les circonstances l’exigent ; bien plus, il nous exhorte aussi à prendre notre part des fonctions publiques, s’il le faut, pour le salut des lois et la cause de la piété. » Ainsi celui qui menaçait tout à l’heure exhorte et engage : les railleries et les violences ont disparu pour faire place au pathétique : il finit par implorer ces persécutés qu’il souhaitait voir disparaître du monde. Ce changement est sans doute assez inattendu, mais les circonstances l’expliquent. L’ouvrage de Celse, nous l’avons vu, a été composé à la fin du règne de Marc-Aurèle. Jamais l’autorité n’avait été dans des mains plus honnêtes, jamais le bonheur du monde n’avait paru plus assuré. Rien pourtant ne fut plus triste et plus désolé que les dernières années d’un si grand règne. La peste et la famine ravageaient l’Italie, les barbares se pressaient sur la frontière, l’empereur, malade, découragé, allait partir pour les combattre. Il semblait qu’on pouvait tout craindre, après tant d’espérances trompées. C’est sans doute sous cette impression de tristesse et d’effroi que Celse a écrit la fin de son livre. Son cœur est tout ému des dangers que courent l’empereur et l’empire. Quand il songe « que le monde peut devenir la proie des barbares les plus sauvages et les plus grossiers, » que la civilisation romaine va peut-être périr, « et que c’en sera fait de la gloire et de la sagesse parmi les hommes, » il veut qu’on oublie toutes les querelles intérieures, toutes les rivalités d’opinion, et que toutes les forces s’unissent contre l’ennemi commun, sous la conduite du chef légitime. L’ardent polémiste se tait, c’est le patriote qui parle. — Mais il était difficile que le patriote guérît les blessures cruelles que le polémiste avait faites. Quelque pressant que fût l’appel adressé par Celse aux chrétiens, ils ne pouvaient oublier que celui qui invoquait ainsi leur appui au nom du prince et de la patrie était le même homme qui venait d’attaquer leurs croyances, d’injurier leur Dieu et d’encourager leurs persécuteurs.

III

A la même époque où Celse composait son « Discours véritable, » un autre écrivain, son ami peut-être, le satirique Lucien, était aussi amené à s’occuper du christianisme. Cet homme d’esprit commença par être un rhéteur comme les autres, courant les grandes villes de l’Orient, de l’Italie, de la Gaule, et donnant des séances publiques où il faisait admirer son éloquence. Mais ce métier qui l’enrichit ne le contentait pas. Le ridicule de ces représentations solennelles, le vide de ces discours pompeux, choquaient son bon sens, et, malgré le profit qu’il y trouvait, il eut le courage d’y renoncer. Il avait aussi traversé la philosophie. Un jour, la parole ardente d’un honnête homme était venue l’arracher au souci de la fortune et du plaisir. Dans un de ses plus curieux dialogues, le Nigrinus, il dépeint l’impression que « ce langage divin » vient de produire sur lui ; c’est le même effet que le vin fît éprouver aux Indiens, lorsqu’ils en burent pour la première fois. Leur nature violente en fut tellement échauffée qu’ils furent pris d’un vrai délire. « Tu me vois, ajoute-t-il, dans le même état ; c’est un égarement divin qui m’agite : je suis ivre de ses discours[6]. » Mais les émotions aussi vives sont rarement durables, et la philosophie, qui l’avait si brusquement conquis, ne le garda pas. Cet esprit pénétrant et malin aperçut vite les travers des charlatans qui l’enseignaient, et le contraste choquant de leur conduite et de leurs discours. Il fut rebuté par l’inutilité des problèmes et la faiblesse des solutions. Laissant là cette science vaine, il se confina dans la morale ; il se mit à étudier, comme dans un théâtre, le spectacle infini du monde, regardant d’en haut les actions des hommes, et raillant sans pitié les ridicules et les vices qui s’offraient à lui. Je crois qu’il n’y a pas lieu d’être surpris que, dans le vaste tableau de son temps qu’il nous a laissé, les chrétiens tiennent si peu de place. Le monde qu’il observait était celui des rhéteurs, des sophistes, des lettrés, où le christianisme n’avait pas beaucoup d’accès. Cependant il commençait alors à y pénétrer, il y faisait déjà quelque bruit, et Lucien a été amené par momens à s’en occuper.

Quel effet la religion nouvelle a-t-elle dû lui produire quand il l’a pour la première fois rencontrée ? Remarquons d’abord qu’il n’avait pas les mêmes raisons que Celse de lui être contraire. Les ennemis des chrétiens leur faisaient surtout trois reproches : on les accusait d’enseigner des nouveautés, de compromettre la sécurité de l’empire et d’insulter les anciens dieux. C’étaient des crimes qui devaient laisser Lucien assez indifférent, car il les avait presque tous commis pour son compte. Il n’a jamais été atteint de la superstition du passé. C’est un esprit hardi, indépendant, dégagé de préjugés, ennemi des idées reçues, et de même qu’il ne croit pas qu’une opinion soit toujours vraie parce qu’elle est ancienne, il n’est pas d’avis non plus qu’il faut rejeter une vérité quand elle a le malheur d’être nouvelle. Il n’était donc pas de ces conservateurs craintifs à qui les nouveautés des chrétiens faisaient horreur. Je m’imagine aussi qu’il ne devait pas être autant alarmé que Celse des périls auxquels le christianisme exposait l’empire. Assurément il se considère comme Romain, et il éprouve quelque orgueil de l’être. En parlant des victoires remportées par les légions sur les Parthes, il dit volontiers : Nos succès, nos triomphes. Il accepte sans murmurer la décision de la destinée qui a rangé son pays sous les lois des Romains ; c’est un sujet soumis, résigné, fidèle, mais il ne se croit pas obligé d’être un sujet enthousiaste. Rome, qu’il a plusieurs fois visitée, lui déplaît. Il n’en a vu que les petitesses et les vices. Tandis qu’Athènes lui semble le séjour de la science et de la liberté, Rome ne lui paraît convenir « qu’à ceux qui n’ont jamais goûté l’indépendance, qui ne connaissent pas la franchise, qui détestent la vérité et dont le cœur est rempli d’impostures, de fourberies et de mensonges. » Ce qui le blesse surtout dans la grande ville, c’est le rôle qu’y jouent ses compatriotes. Ces rhéteurs au beau langage, ces philosophes au front sévère, ces savans, ces artistes, devenus des bouffons et des parasites, se sont faits les humbles complaisans de leurs maîtres. Ils flattent leurs manies, ils encouragent leurs vices, ils participent à leurs débauches. Ce spectacle arrache à Lucien des plaintes éloquentes. Quant à lui, il s’est dérobé de bonne heure à cette servitude ; il a vécu le plus souvent loin de Rome, toujours en dehors de son influence et de son action. C’est uniquement sur la Grèce qu’il a les yeux quand il écrit ? il ne veut s’occuper que d’elle, et il a comme un parti pris d’ignorer les événemens dont Rome est le théâtre ? s’il attaque les délateurs, il ne parle que de ceux qui vivaient jadis à la cour des rois d’Égypte ou de Syrie et oublie les protégés de Tibère. Lorsqu’il raille les dieux nouveaux qu’on introduit tous les jours dans le ciel, il ne dit pas un mot de l’apothéose des Césars. Il cherche donc à échapper autant qu’il peut à Rome, il veut avant tout rester Grec. On comprend que, dans cette disposition d’esprit, il ne pouvait pas être un patriote aussi zélé que Celse, et que les périls de l’empire lui causaient moins de souci. L’intérêt des dieux lui était encore plus indifférent : ce railleur terrible les a peut-être plus malmenés que les hommes. Il se plaît à les représenter sous des attitudes grotesques et à leur prêter des propos ridicules. Il se moque du culte qu’on leur rend, des sacrifices dont on les accable et de ces dévots qui comptent « que pour quatre bœufs on a la richesse, et la royauté pour une hécatombe. » Il imagine des assemblées célestes, parodie bouffonne des plus belles descriptions d’Homère, où les dieux sont si nombreux qu’ils ne savent où se mettre et parlent tant de langues différentes qu’ils ne parviennent pas à s’entendre. Il suppose que Jupiter se plaint amèrement d’être délaissé pour les nouveaux venus de l’Olympe et lui fait dire, dans un langage plaisant : « Il fut un temps où j’étais tout ; alors Dodone et Pise étaient brillantes et célèbres, et la fumée des sacrifices m’obstruait la vue ; mais depuis qu’Apollon a établi à Delphes un bureau de prophéties, qu’Esculape tient à Pergame une boutique de médecins, que la Thrace a élevé un Bendidéon, l’Égypte un Anubidéon, et Ephèse un Artémiséon, tout le monde court à ces divinités nouvelles, et mes autels sont devenus plus froids que les lois de Platon ou les syllogismes de Chrysippe. » Il le met aux prises avec un raisonneur audacieux qui entreprend de lui démontrer que, si le destin gouverne tout, il est tout à fait inutile d’adresser des prières aux dieux ou de leur faire des sacrifices. Quand Jupiter, à tout d’argumens, se fâche : « Trêve de menaces, lui répond tranquillement le philosophe ; tu sais bien qu’il ne peut m’arriver que ce que les Parques ont décidé. » Voilà comment Lucien traite les dieux. Était-il probable qu’après en avoir parlé lui-même avec si peu de respect, il fût tenté de les protéger contre les insolences des chrétiens ?

Ainsi Lucien n’était ni un conservateur scrupuleux, ni un patriote dévoué comme Celse, ni un partisan résolu des anciens cultes, mais un sceptique que tous ces grands intérêts laissaient assez froid et qui n’éprouvait pas le besoin de se mettre en campagne pour les défendre. La seule raison qu’il pouvait avoir de malmener les chrétiens, c’est précisément qu’il était sceptique, que toutes ces affirmations hardies sur la nature de Dieu et la destinée de l’âme lui semblaient ridicules, que, ne pensant pas qu’on pût jamais avoir de ces choses une connaissance assurée, il ne pouvait pas comprendre qu’on se donnât la peine de changer de religion, c’est-à-dire de changer d’erreur, et qu’il était toujours tenté de croire que des gens qui disputent avec tant d’ardeur sur ces chimères, et qui même sont capables de braver la mort pour en maintenir la vérité, ont perdu le sens. Sur les chrétiens, comme sur tous les autres fanatiques de ce siècle, voilà quelle devait être son opinion.

On peut voir dans le livre de M. Aubé la liste assez longue des passages où l’on a cru que le satirique faisait allusion aux chrétiens ; mais il faut beaucoup de complaisance pour les y reconnaître. En réalité, il n’a parlé d’eux que deux fois, dans le dialogue du Faux Prophète et dans celui où il raconte la mort de Pérégrinus[7].

Le Faux Prophète est dirigé contre un charlatan célèbre de cette époque, Alexandre d’Abonotichos, qui se faisait passer pour devin et prétendait qu’il était l’objet des faveurs de la Lune. « Comme il savait que la vie humaine est soumise à deux tyrans impérieux, l’espérance et la crainte, et qu’un homme qui saurait à propos exploiter l’une et l’autre arriverait vite à la richesse, » il s’avisa d’établir un sanctuaire et un oracle où il annonçait l’avenir. Non-seulement il prédisait le succès des grands événemens politiques et donnait aux généraux des recettes sûres pour vaincre les ennemis, mais il descendait à des soins plus vulgaires : il guérissait les maladies avec des remèdes étranges[8], il promettait de beaux héritages, il faisait retrouver les voleurs et les meurtriers, et comme il avait mis ses oracles à un prix très modéré et qu’il ne prenait à ceux qui le consultaient qu’une drachme et deux oboles (à peu près 1 fr. 20 cent.), il avait beaucoup de cliens. Lucien prétend qu’il gagnait jusqu’à 80,000 drachmes par an. La raison humaine était alors si ébranlée et les imaginations si crédules qu’Alexandre comptait parmi ses dupes les plus grands seigneurs de Rome et l’empereur lui-même, le sage Marc-Aurèle. — A quoi sert donc d’avoir lu Platon et de pratiquer la philosophie ? — Cependant Alexandre se trompait souvent, ce qui arrive au devin le plus habile. Il promettait des bonnes fortunes qu’on n’obtenait jamais, il conseillait des entreprises qui ne réussissaient pas, et il annonça même un jour la guérison d’un enfant qui venait précisément de mourir. Il avait alors un moyen infaillible de relever son crédit : il disait que le Pont était rempli d’athées et de chrétiens qui osaient blasphémer indignement confire lui, il laissait croire qu’ils étaient les auteurs des mauvais bruits qu’on répandait et ordonnait de les chasser à coups de pierres. Il avait institué des mystères qu’on célébrait en grande pompe et qui attiraient toute l’Asie. Le premier jour, on les proclamait en disant : « Que tout athée, chrétien ou épicurien, venant espionner nos mystères, soit banni de ces lieux ! » Il est probable que ce mélange d’une secte philosophique avec une religion avait pour dessein de les déconsidérer l’une par l’autre. Ceux qui n’étaient pas assez lettrés pour connaître la philosophie d’Épicure apprenaient à la détester en la voyant unie à la secte des chrétiens dont ils avaient horreur. Ce qui ressort de ce passage, c’est que les chrétiens se moquaient d’Alexandre et de ses oracles ; Lucien ne devait pas leur en savoir un mauvais gré, et il veut sans doute leur faire quelque honneur en les mettant à côté d’Épicure, c’est-à-dire « du philosophe dont l’œil perçant pénétrait la nature et qui seul a connu la vérité. » Cette première mention qu’il fait d’eux ne leur est donc pas défavorable, mais ce n’est qu’un mot dont il ne faut pas se hâter de tirer trop de conséquences.

Il en parle plus longuement dans le Pérégrinus. Ce dialogue est écrit peu de temps après la mort d’un philosophe cynique qui en l’an 164 donna ce spectacle à la Grèce de se jeter, pendant une fête publique, dans un bûcher en flammes « pour apprendre aux hommes à mourir. » Cette folie, qui transportait d’admiration tant de fanatiques, n’était pas du goût de Lucien. Il n’y voyait qu’une forfanterie absurde, une sorte de délire d’orgueil, dont un homme était victime, sans profit pour l’humanité. À ce propos, il nous raconte la vie entière de Pérégrinus, et le représente comme un vaniteux qui a essayé tous las moyens et fait tous les métiers pour attirer sur lui l’attention des sots. Un moment même, nous dit ironiquement le satirique, « il s’était fait instruire dans l’admirable religion des chrétiens, » et comme il était intelligent et habile, il devint bientôt l’oracle de la secte. Jeté en prison pour ses croyances, il se voit aussitôt entouré d’hommages et de respect par tous ceux qui partagent sa foi. « On ne saurait croire, dit Lucien, leur empressement en ces occasions. » Ils corrompent les geôliers pour le visiter dans son cachot, ils lui apportent de l’argent et lui font faire grande chère. Les villes de l’Asie lui envoient des députés pour lui servir d’appuis, d’avocats et de consolateurs. Mais le gouverneur de la province, qui est un philosophe et en même temps un homme d’esprit, ne veut pas lui donner la satisfaction d’être martyr et le met dehors. Rendu à la liberté, Pérégrinus ne tarde pas à se brouiller avec les chrétiens et se fait cynique. Il se met alors à courir le monde, avec sa besace et son bâton, prêchant les pauvres, insultant les riches, jusqu’au jour où, pour restaurer sa popularité compromise et faire encore une fois du bruit dans Le monde, il se brûle vivant à Olympie.

Ici, comme on le voit, les chrétiens jouent un rôle plus important que dans l’Alexandre, et même, si l’on en croit certains critiques, il ne serait question que d’eux depuis le commencement jusqu’à la fin du dialogue. M. Aubé, qui résume et partage leur opinion, est d’avis qu’en racontant le suicide de Pérégrinus Lucien a eu l’intention formelle de se moquer des martyrs. Il reprend tous les traits de ce récit satirique, et dans chacun d’eux il croit trouver une allusion à ce qui se passait quand on menait un chrétien à la mort. Ainsi, selon M. Aubé, nul doute que, dans tout ce petit livre, Lucien n’ait fait, aux dépens des chrétiens, son métier de railleur : Pérégrinus n’est plus ici le philosophe cynique que tout le monde connaissait, mais le pseudonyme d’un évêque. De quel évêque est-il question ? — car une fois en voie de conjectures, on a voulu aussi le savoir. — Est-ce d’Ignace d’Antioche, qui périt sous Trajan, ou de Polycarpe de Smyrne, dont la mort était alors toute récente ? « Nous croyons, dit M. Aubé, que Lucien ne s’est attaché servilement ni à copier l’histoire d’Ignace ni à reproduire celle de Polycarpe, qu’il n’a pas parodié tel ou tel personnage historique en particulier, mais qu’il a composé son roman satirique en réunissant librement divers traits que ses observations ou les on dit lui avaient fournis, que son Pérégrinus est comme un type autour duquel il a groupé des faits et des circonstances empruntés à divers épisodes contemporains, sans se refuser le droit de broder à sa fantaisie. »

C’est ce que j’ai grand’peine à croire, et je vois beaucoup de bons esprits en douter. M. Ed. Zeller, le savant professeur de Berlin, vient de publier sur ce sujet un travail dont les conclusions sont tout à fait contraires à celles de M. Aubé[9]. Il est clair, nous dit-il, que Lucien n’avait pas une meilleure opinion du martyre des chrétiens que du suicide de Pérégrinus ; mais, s’il avait voulu le dire, il l’aurait dit ouvertement. Est-ce donc un satirique timide et qui aime à voiler sa pensée ? Ici d’ailleurs quelle raison avait-il de la dissimuler ? Que pouvait-il craindre en attaquant des gens odieux à tout le monde et poursuivis par l’autorité ? Pourquoi donc prendre un détour inutile ? Quelle idée surtout de les représenter par un homme dont on vient de nous dire que depuis longtemps il les avait quittés et qu’il s’était fait cynique ? D’ailleurs quelle ressemblance trouve-t-on entre la mort des chrétiens et celle de Pérégrinus ? Le chrétien accepte volontiers de mourir plutôt que de renier sa foi, mais son sacrifice est forcé, et l’église condamne les imprudens qui vont au-devant du supplice. Il a été dénoncé par quelque traître, il est condamné par un juge et traîné par un bourreau. Pérégrinus, au contraire, se jette dans le bûcher sans que personne l’y contraigne. Il a annoncé un an à l’avance qu’il donnerait ce spectacle à ses concitoyens, il y a convié les curieux. Quoiqu’il connaisse les chrétiens et qu’il ait partagé quelque temps leurs croyances, il ne prend pas modèle sur eux ; sa conduite est conforme aux principes de la doctrine qu’il professe et non de celle qu’il a quittée. Il n’imite pas Ignace ou Polycarpe, il meurt comme Hercule, le patron des philosophes cyniques.

J’avoue pourtant qu’il est possible de rattacher cette mort au christianisme, mais ce n’est pas tout à fait au sens où l’entend M. Aubé. Lucien raconte que, dans cette dernière scène qui se passa près du bûcher, après que Pérégrinus eut harangué la foule, « les plus niais de l’assistance se mirent à larmoyer et à lui dire : Conservez-vous pour les Grecs. Mais d’autres, plus fermes, lui criaient : Finissez-en ! » Que voulaient ceux qui lui faisaient ainsi cette exhortation, ou plutôt cette injonction féroce ? Était-ce la curiosité seule qui les rendait avides d’un si repoussant spectacle ? Leur cruauté pouvait avoir un autre motif. Il n’est pas douteux que le courage avec lequel les chrétiens confessaient leur foi n’ait beaucoup frappé les esprits. Si leur fermeté semblait à quelques païens illustres, à Marc-Aurèle et à Épictète, une ostentation et une folie, d’autres ne pouvaient s’empêcher d’en être jaloux. Ils souhaitaient montrer au monde qu’on pouvait trouver chez eux les mêmes vertus ; ils voulaient par quelque grand exemple détruire l’effet que la mort des chrétiens produisait sur la foule. C’étaient ceux-là sans doute qui, dans la scène d’Olympie, témoignaient une impatience inhumaine et criaient à Pérégrinus d’en finir. Mais ils n’entendaient pas qu’on leur donnât simplement une imitation et une contrefaçon du martyre. C’est un païen qui allait mourir, et il fallait qu’il mourût à la façon païenne. Il s’agissait d’offrir à la Grèce le spectacle d’un philosophe poussant jusqu’à l’héroïsme ce mépris de la vie qu’on enseignait dans les écoles. La fin de Pérégrinus est donc celle d’un sage nourri des préceptes de Zenon et d’Antisthènes ; c’est le triomphe du suicide stoïcien.

Ces raisons m’empêchent de croire que Lucien songeât aux chrétiens quand il décrit la mort de Pérégrinus. Si l’on veut savoir ce qu’il pensait d’eux, il faut s’en tenir aux passages où il en parle ouvertement. Il y en a un surtout qui est célèbre et qu’il faut reproduire, quoiqu’il ait été souvent cité. Après avoir raconté les soins qu’ils prennent de ceux de leur secte qu’on a jetés en prison, et les efforts qu’ils font pour rendre leur captivité plus légère, il ajoute : « Ces malheureux se figurent qu’ils sont immortels et qu’ils vivront éternellement. En conséquence, ils méprisent les supplices et se livrent volontairement à la mort. Leur premier législateur leur a encore persuadé qu’ils sont tous frères. Dès qu’ils ont une fois changé de culte, ils renoncent aux dieux des Grecs et adorent le sophiste crucifié dont ils suivent les lois. Ils méprisent également tous les biens et les mettent en commun sur la foi complète qu’ils ont en ses paroles. En sorte que, s’il vient à se présenter parmi eux un imposteur, un fourbe adroit, il n’a pas de peine à s’enrichir très vite, en riant sous cape de leur simplicité. » Faut-il dire, avec Preller, que Lucien a tracé dans ce passage « un portrait fort honorable des chrétiens ? » Ou doit-on y voir, avec M. Keim, la preuve qu’il ressentait pour eux un violent mépris ? Quoique ces deux opinions paraissent contraires, elles peuvent se concilier. C’est évidemment le mépris qui domine. « Il est clair, dit M. Zeller, que, dans son Pérégrinus, Lucien éprouve un véritable plaisir à fustiger les chrétiens avec son héros, qu’il tient l’un pour un fanatique, les autres pour des dupes, et tous pour des fous qu’il faut soigner ensemble dans le même hôpital. » Il me semble pourtant qu’il n’est pas trop dur pour ces malheureux. Il ne lui échappe contre eux aucun de ces mots de colère et de haine si fréquens chez son ami Celse. C’est, au demeurant, une folie assez douce dont ils sont atteints, et il est plus porté à les plaindre qu’à les punir. Celse croit la persécution légitime et efficace, Lucien y répugne. Il est de l’avis du gouverneur de Syrie, un vrai philosophe, qui ne voulait pas faire des martyrs, et qui, lorsqu’il voyait des chrétiens assez fous pour braver la mort, les mettait en liberté.

Je ne quitterai pas Lucien sans dire un mot d’une autre question qui a été aussi fort discutée. On s’est beaucoup demandé quelle influence ont pu avoir ses livres sur la propagation du christianisme, et s’il était pour lui un obstacle ou un secours. La réponse n’est pas aisée à faire. Quand on a lu ces railleries terribles dont il accable les anciens dieux, il semble d’abord qu’il servait la nouvelle doctrine ; mais on est tenté de croire qu’il lui était nuisible lorsqu’on songe que ses attaques contre un culte atteignaient les autres, qu’il ne distinguait pas entre eux, qu’il était l’ennemi du surnaturel et des religions en général. Il est donc assez difficile de dire s’il faut le prendre pour un adversaire déclaré ou pour un complice secret du christianisme. Dans tous les cas, qu’il fût allié ou ennemi, le résultat devait être à peu près le même. On est d’accord à penser que, malgré son incomparable esprit, il n’a jamais exercé une action profonde. Ses livres étaient lus avec plaisir, il le dit, et on peut l’en croire ; mais s’il charmait ses contemporains, il ne les a pas convertis. Il lui manquait, pour s’emparer d’eux, de partager un peu plus leurs goûts et leurs idées. On ne mène son temps qu’à la condition de marcher avec lui ; Lucien s’isole de tout le monde et prend en tout le contre-pied de l’opinion générale. Il abandonne la rhétorique au moment où elle est le plus à la mode ; il raille les philosophes quand la philosophie est montée sur le trône avec Marc-Aurèle[10]. Il est d’un temps où toutes les âmes sont engagées à quelque superstition, où tous les charlatans font des dupes, où tous les dieux ont des fidèles ; et lui seul passe sa vie à se moquer des dieux, à démasquer les charlatans, à bafouer les devins et à rire des oracles. Quelle influence pouvait prendre, sur ces rhéteurs et ces sophistes, sur ces fanatiques de toute école et de toute église, un homme qui semblait prendre plaisir à choquer tous leurs sentimens ?

C’est un lieu commun chez nous de le comparer à Voltaire ; il est sûr qu’il lui ressemble beaucoup et par plus de côtés encore qu’on ne le trouve ordinairement. Non-seulement il possède son inépuisable gaîté, la même finesse d’esprit, la même fermeté de jugement ; mais, comme écrivains, leurs procédés sont semblables. Tous deux ont une façon de s’exprimer nette, vive, sobre ; Lucien nous dit qu’on lui reprochait d’avoir abandonné la large période des rhéteurs pour ne parler « qu’en petites phrases écourtées. » De même Voltaire remplace le style ample et majestueux du XVIIe siècle par une phrase plus rapide et qui convient mieux à ses escarmouches légères. Tous deux aussi ont de temps en temps des saillies d’imagination, des élans de fantaisie qui ravissent le lecteur. Ils semblaient condamnés d’avance, étant surtout des railleurs, des sceptiques, qui prêchent le bon sens et la raison, à rester sévères et froids ; il n’y a pas d’écrivains, au contraire, dont l’esprit ait plus de caprices et qui se plaisent autant à nous surprendre par des créations inattendues. Écoutez ce début des Histoires véritables de Lucien : « Je vais vous raconter des faits que je n’ai pas vus, des aventures qui ne sont pas arrivées. J’y ajoute des choses qui ne peuvent pas être, il faut donc que les lecteurs n’en croient absolument rien ; » et il se jette aussitôt dans les récits les plus amusans et les plus incroyables. Tout vit, tout s’anime chez lui. Si le tyran veut nier les crimes qu’il a dérobés aux hommes et qu’il croit ensevelis dans la nuit, on en appelle au témoignage de son lit et de sa lampe, qui ont assisté à ses débauches secrètes, et tous les deux viennent publiquement l’accuser. Mais Lucien est un Grec, et ces inventions capricieuses n’étonnent guère chez un compatriote de Platon. En France, nous sommes plus timides : M. Nisard lui-même, qui n’est pas suspect d’être sévère à l’esprit français, regrette que nos écrivains « n’habitent pas plus souvent ce pays de chimères ingénieuses et charmantes dont la Grèce avait fait son domaine propre. » Voltaire est celui peut-être qui l’a le plus visité. Que d’agréables fictions dans ses romans ! que de surprises ! que d’aventures étranges ! et quel charme de voyager avec lui à travers cet Orient impossible, en compagnie de ces Indiens, de ces Chinois, de ces Perses, qui embrouillent sans cesse les idées de leur temps et du nôtre, qui se moquent si plaisamment de nous et d’eux-mêmes ! Sous ces folies, quel fond solide et sérieux ! que de leçons dans ces extravagances ! Il a mis l’invraisemblable au service de la vérité ; personne chez nous ne rappelle mieux « les gaillardes escapades » d’Aristophane et la verve bouffonne de Lucien, personne, par momens, n’est plus Grec que cet incorrigible Parisien.

Mais là s’arrêtent les ressemblances : pour l’essentiel, Voltaire et Lucien diffèrent. Lucien n’exprime que ses propres idées, il est en lutte avec tous ses contemporains, il vit isolé de son siècle ; Voltaire résume le sien. Il en prend toutes les préférences et toutes les haines, et sa force est doublée par le sentiment qu’il est l’interprète et la voix de tous. C’est sans doute un grand destructeur, mais il ne détruit pas pour le plaisir de détruire : il a ses croyances et son dessein ; son air de scepticisme général recouvre un fond d’idées arrêtées, et sous les ruines de l’édifice qu’il renverse on aperçoit les contours de celui qu’il veut bâtir. Lucien semble n’être qu’un sceptique ; il ruine les systèmes des autres, mais nulle part il ne nous expose le sien. Il est probable qu’il n’en avait pas, et que le dernier mot de sa sagesse se trouve dans ces paroles qu’il prête à l’un de ses personnages : « Crois-moi, la meilleure vie, la plus sage, est celle des ignorans. Ne poursuis qu’une chose, user bien du présent. Passe en riant devant tout le reste et ne t’attache sérieusement à rien. » Ce n’est pas le langage qu’il faut tenir à une époque agitée, malade, avide d’espérer et de croire, pour l’entraîner avec soi. Aussi, comme je l’ai déjà dit, Lucien eut-il beaucoup de lecteurs et peu de disciples. Il le savait bien, lui qui se rendait compte si nettement des choses. Dans un de ses plus charmans dialogues, il suppose que l’Olympe est attentif à la dispute de deux philosophes d’Athènes qui discourent sur la Providence. Comme l’épicurien qui la nie est beaucoup plus habile que le stoïcien qui la défend, Jupiter finit par prendre grand’peur. Il craint que, si les hommes sont convaincus que la Divinité ne s’occupe pas des choses humaines, ils cessent d’immoler des victimes, et que les dieux ne perdent leur subsistance. « Que redoutes-tu ? lui répond Mercure, qui juge mieux la situation. Est-ce donc un si grand malheur que quelques personnes partagent l’opinion d’Epicure ? Il y en aura toujours assez d’autres qui penseront le contraire, la plupart des Grecs, la vile multitude et tous les barbares. » Ceux-là sont les croyans : on voit ce qui reste aux sceptiques.

Je suppose même, pour tout dire, que, si Lucien a pu s’emparer de quelques âmes et les attirer à lui, le résultat définitif de ces rares conversions n’a pas dû être toujours conforme à ses désirs. Il s’est représenté, dans un de ses dialogues, discutant avec un élève des stoïciens, le jeune Hermotime qui est enthousiaste de ses maîtres, épris de leurs doctrines, heureux de consacrer sa vie à les étudier. Lucien le presse de ses questions adroites ; il l’embarrassé, il l’inquiète, il l’ébranle. Le malheureux jeune homme souffre de voir sa confiance en ces études s’évanouir ; il s’épouvante du vide qui se fait tout d’un coup dans sa conscience ; il pleure et se plaint. « Qu’as-tu fait ? dit-il à son habile contradicteur. Tu as réduit mon trésor en charbon. Il faut vraiment que je sois sorti de chez moi sous de fâcheux auspices, puisque je t’ai rencontré. » Lucien le rassure ; il l’habitue insensiblement à l’idée qu’il s’est trompé, qu’il a perdu son temps et sa peine à fréquenter les écoles. Hermotime à la fin se déclare tout à fait revenu de la philosophie. « Maintenant, dit-il, je ne ferai pas mal de m’aller raser la tête, à l’exemple de ceux qui se sont sauvés d’un naufrage. Je veux célébrer comme une fête le jour où s’est dissipée l’obscurité répandue sur mes pas. Pour les philosophes, si par hasard et malgré mes précautions j’en rencontre un sur mon passage, je m’en détournerai, comme on fuit les chiens enragés. » Mais est-il vrai qu’il soit aussi guéri qu’il le pense ? J’en doute beaucoup. Les seuls alimens que Lucien offre à son âme, l’insouciance et l’oubli, ne lui suffiront pas longtemps ; l’ardeur d’esprit qui l’a jeté si jeune dans le Portique se réveillera, il se remettra en quête de croyances sans pouvoir se satisfaire, car il portera toujours au cœur la blessure que le terrible railleur lui a faite ; en sorte qu’après avoir de nouveau parcouru les écoles des philosophes, et fréquenté peut-être les charlatans, fatigué d’erreurs, avide de repos, il viendra se mettre sous la direction d’un prêtre chrétien. — C’est ainsi que Lucien, sans le savoir et contre son gré, se trouvait quelquefois préparer des disciples pour le Christ.


IV

Tous les ouvrages que nous venons d’étudier appartiennent aux dernières années du règne de Marc-Aurèle. Jamais la polémique religieuse ne fut plus vive qu’à ce moment. C’était la première fois que le christianisme obtenait l’honneur d’être publiquement discuté ; ses défenseurs et ses adversaires luttaient d’ardeur et de talent, et il est remarquable que du premier coup se trouvent produits des deux côtés les principaux argumens dont on a fait usage jusqu’à nos jours. La lutte, si vigoureusement entamée sous Marc-Aurèle, continue après lui, et l’on en retrouve la trace dans un ouvrage important de l’époque suivante, la Vie d’Apollonius de Tyanes.

Ce livre fut écrit par un savant grec, Philostrate, à la demande de l’impératrice Julia Domna, femme de Septime Sévère. C’était une personne d’esprit, qui semblait devoir prendre un grand ascendant sur l’empereur. Dion rapporte que Plautien, le principal ministre de Sévère, qui craignait son influence, fut assez habile pour l’empêcher de jouer un rôle politique, et la déporta dans la littérature. Ce n’était pas un exil pour elle ; elle aimait beaucoup les lettres et les lettrés, et se consola dans la société des rhéteurs et des philosophes d’être éloignée des affaires de l’état. Philostrate faisait partie de ce cercle dont elle aimait à s’entourer. Écrivain ingénieux, sophiste disert, il devait y tenir une grande place, et l’on comprend que l’impératrice, qui voulait qu’on écrivît dans un style élégant la vie d’Apollonius, se soit adressée à lui.

Mais que lui demandait-elle véritablement de faire ? Ici les incertitudes commencent. Voulait-elle qu’il se chargeât uniquement de recueillir et de mettre en ordre les renseignemens qui pouvaient rester sur le philosophe de Tyanes, et d’en composer une histoire authentique ? Si c’était son intention, il faut avouer qu’elle n’a pas été servie à son gré. Il ne viendra à la pensée de personne, après avoir lu le livre de Philostrate, de croire qu’il se soit astreint à ne dire que la vérité. Sans doute cet Apollonius, dont il raconte les actions, n’était pas un personnage imaginaire ; il avait réellement existé et fait quelque bruit pendant le premier siècle de l’empire. Les opinions sur son compte étaient assez diverses ; les uns l’appelaient un sage, les autres le traitaient de magicien. Tandis que les crédules, les naïfs, étaient fort tentés de l’admirer, les sceptiques, comme Lucien, se moquaient de lui sans scrupule. Après sa mort, sa renommée, comme il arrive, avait grandi, et il s’était formé autour de son souvenir une légende populaire ; mais il est probable que les fables qu’on racontait de lui n’ont pas suffi à Philostrate, et qu’il ne s’est pas interdit d’en imaginer de nouvelles. Il prétend, au début de son livre, qu’il s’est beaucoup servi des mémoires composés par un sage de Ninive, nommé Damis, disciple favori d’Apollonius, qui l’avait suivi dans tous ses voyages. La relation qu’il en avait composée était jusque-là restée inédite ; Philostrate affirme qu’il s’est contenté de la mettre en beau langage. On reconnaît l’artifice qu’emploient ordinairement ceux qui veulent inventer des fables et les donner pour des vérités. Ce Ninivite commode sert à autoriser toutes les histoires qu’il plaît à Philostrate d’imaginer. Il en a sans doute reproduit quelques-unes qu’on racontait avant lui, pour ne pas trop surprendre ses lecteurs qui s’attendaient à les retrouver dans son ouvrage ; mais ce qui prouve qu’il y a beaucoup ajouté de son fonds, ce sont ces mots par lesquels il termine son introduction : « On trouvera ici, je puis le dire, des choses tout à fait nouvelles. »

La Vie d’Apollonius de Tyanes est donc un roman, mais ce n’est pas tout à fait un roman ordinaire. Il a des visées plus hautes que ces récits d’aventure qui sont destinés à l’amusement des désœuvrés. Philostrate nous dit, au début de son livre, « qu’il espère que cet ouvrage apportera quelque honneur à l’homme dont il consacre la mémoire, et sera de quelque utilité aux gens qui aiment à s’instruire. » C’était quelque chose de plus encore, et, sous l’apparence d’une fiction morale, ce roman touche aux questions philosophiques et religieuses qui agitaient ce temps.

Pour en venir tout d’abord à ce qu’il y a de plus important, disons qu’il est impossible de le lire sans être frappé des rapports qu’on y trouve avec les livres sacrés des chrétiens. Philostrate, en le composant, avait sous les yeux les Évangiles, et les actions qu’il prête à son héros ressemblent étrangement à celles du Christ et des apôtres. Est-ce à dire qu’il ait voulu faire une parodie, comme celle qu’on croit voir dans le Pérégrinus de Lucien, et montrer le ridicule des faits merveilleux qu’on raconte du Christ en les prêtant à un autre ? Rien n’est plus loin de sa pensée ; Philostrate parle le plus sérieusement du monde, et il n’a aucune envie de faire rire le lecteur. Est-il beaucoup plus vraisemblable qu’il ait prétendu établir un parallèle formel entre Apollonius et le Christ, et combattre la nouvelle religion en montrant qu’en somme le philosophe païen a prêché une morale plus belle, accompli des actions plus glorieuses que celui que les chrétiens appellent le fils de Dieu ? On l’a cru de très bonne heure, presque au lendemain du jour où le livre fut publié, et c’est encore aujourd’hui une opinion très répandue. Elle ne me paraît pas pourtant tout à fait vraie. Si Philostrate avait voulu entreprendre une polémique directe avec les chrétiens, soyons sûrs que cette pensée se serait trahie de quelque manière. Les haines religieuses, les plus violentes de toutes, ne peuvent pas si aisément se contenir. Après avoir exalté son héros, l’auteur n’aurait pas résisté au plaisir d’humilier ses adversaires. Or le nom des chrétiens n’est nulle part prononcé ; nulle part on ne saisit contre la personne ou la doctrine du Christ aucune allusion malveillante. Il ne peut donc s’agir ici d’une lutte en règle contre le christianisme, d’un de ces combats au grand jour, comme celui que Celse venait de livrer, puisqu’il n’en est resté aucune trace dans l’ouvrage. Mais alors quel était le dessein véritable de Philostrate, et que voulait de lui la princesse qui lui commanda d’écrire son livre ? C’est ce qu’a montré le célèbre théologien de Tubingue, Christian Baur, dans son ouvrage intitulé Apollonius von Tyana und Christus ; c’est ce que M. Aubé a très judicieusement développé après lui.

Julia Domna était Syrienne de naissance et appartenait à une famille vouée au sacerdoce des divinités de l’Orient. Elle ne partageait donc pas l’esprit étroit et formaliste que les Romains apportaient dans leur façon d’honorer leurs dieux et leur respect timide pour leurs traditions nationales. Son attachement à la religion de son pays et de sa jeunesse n’allait pas jusqu’à la rendre l’ennemie acharnée des autres cultes. Cette grande agitation religieuse à laquelle assistait le monde, et dont l’Orient était surtout le théâtre, avait sans doute éveillé sa curiosité. On ignore quels étaient ses sentimens pour le christianisme, mais on sait que sa nièce, Julia Mammea, voulut connaître Origène, et que les princes de sa maison furent en général bienveillanspour l’église. Parmi les païens éclairés, beaucoup étaient alors portés à croire que les religions ne diffèrent que par l’apparence, qu’au fond elles reposent sur les mêmes principes, qu’elles prêchent les mêmes vérités, et qu’au lieu de se combattre, il leur était possible de s’unir. Aussi se faisaient-ils une opinion personnelle en empruntant sans scrupule les croyances des divers cultes. Ce mélange de doctrines différentes, ou, pour parler comme les philosophes, ce syncrétisme était alors fort à la mode, et il paraît bien qu’il avait pénétré dans la famille impériale des Sévère. Baur fait remarquer que deux princes de cette maison avaient essayé, par des voies très différentes, des fusions de ce genre. Héliogabale bâtit au Dieu-Soleil un temple sur le Palatin, et il y plaça, à côté de la pierre noire d’Émèse, le feu éternel de Vesta, la statue de Cybèle, le palladium et les boucliers sacrés de Mars. Il se proposait d’en faire le centre du culte des juifs, des samaritains et des chrétiens, « pour que les prêtres de son Dieu eussent le secret de toutes les religions. » Le syncrétisme du cousin d’Héliogabale, Alexandre Sévère, était moins grossier, et plus digne de cet homme distingué qui fit honneur à l’empire. On raconte qu’il avait réuni, dans sa chapelle privée, les statues de ceux qu’il regardait comme des esprits d’élite et des âmes saintes, Abraham, Orphée, Jésus-Christ, Apollonius, et qu’il venait tous les matins leur adresser ses prières. Il n’y a donc rien d’invraisemblable à croire que le même goût pour le syncrétisme religieux que nous retrouvons chez les deux derniers princes de cette famille fut partagé par la femme du chef de la dynastie. De là on arrive aisément à comprendre qu’elle ait encouragé Philostrate à écrire la vie d’Apollonius.

Julia Domna avait certainement lu l’Évangile. On peut affirmer que cette lecture ne l’a pas laissée indifférente, et qu’elle a dû éprouver quelque émotion à contempler la belle figure de Jésus. Mais elle était païenne et nourrie des chefs-d’œuvre de la Grèce. Son esprit, prévenu par ses premières croyances, par l’attrait de ses admirations littéraires, penchait à croire qu’il manquait à cette figure, pour que la beauté en fût accomplie, de s’être produite dans un milieu différent et qu’elle gagnerait beaucoup à être replacée dans le monde grec. C’est ainsi sans doute qu’elle conçut l’idée étrange d’une sorte de Christ païen, en qui les plus belles inspirations de l’Évangile s’uniraient aux plus nobles souvenirs de la philosophie antique, et qui serait éclairé à la fois de ces deux lumières. L’impératrice savait bien qu’il n’existait pas de personnage de ce genre, et qu’il fallait l’inventer. Dans son cercle, on ne pouvait pas être dupe de l’œuvre de Philostrate ; personne n’ignorait que c’était un roman. Il ne faut donc pas prétendre qu’on y avait l’intention d’opposer Apollonius, le véritable Apollonius de Tyanes, au Christ. Il était impossible qu’on pensât que ce sage ou ce devin qui avait vécu obscurément au Ier siècle et dont la renommée était si incertaine fût supérieur à Jésus ; mais on croyait qu’il aurait pu l’être en réunissant en lui les qualités que révèle l’Évangile et ce je ne sais quoi d’achevé que peut seule donner la sagesse grecque. C’est en partant de cette supposition qu’on eut l’idée d’inventer un personnage en qui l’on montrerait ce mélange accompli. Voilà, j’imagine, avec quelle intention et dans quel esprit l’ouvrage de Philostrate fut composé.

On voit tout de suite l’importance que prend ce livre. C’est un de ces romans qui méritent d’être lus avec soin parce qu’une société y a mis son idéal. Depuis que le christianisme commençait à être mieux connu, des besoins nouveaux s’étaient répandus avec lui dans le monde. Parmi ceux qui avaient ressenti cette influence, les uns étaient aussitôt devenus chrétiens ; d’autres, en restant fidèles à l’ancienne religion, ne se dissimulaient pas ce qu’elle avait d’imparfait, et qu’elle devait être largement réformée. Ces sentimens, on n’en peut douter, étaient ceux de Julia Domna et de ses amis. La Vie d’Apollonius nous montre l’idée que les lettrés et les gens du monde se faisaient d’un réformateur religieux qui aurait satisfait l’esprit nouveau sans rompre entièrement avec le passé ; nous y voyons nettement ce qu’ils auraient souhaité que fût le Christ. Il est donc intéressant d’étudier cette figure d’apôtre philosophe dans laquelle ils résumaient leurs désirs et leurs regrets, de voir en quoi elle se rapproche du Christ véritable et en quoi elle en diffère. Esquissons-en rapidement les traits principaux.

D’abord Apollonius est un Grec d’origine. A la vérité il n’est pas de la Grèce propre, mais on nous fait remarquer que, bien que né dans la Cappadoce, il parle l’attique le plus pur, « et que même le contact de l’idiome de son pays n’altéra pas la pureté de son langage. » C’est bien en Grèce, dans ce pays privilégié de l’intelligence, et non dans quelque contrée barbare, que le réformateur païen devait naître. Était-il possible qu’un Syrien ou un Juif eût quelque chose à enseigner au pays de Platon et de Pythagore ? Mais le préjugé n’a pas tout à fait ici la même force ; si Apollonius est un Grec, il ne croit pas que les Grecs soient les seuls qui aient eu accès à la sagesse. Il admire beaucoup les brahmanes de l’Inde et les gymnosophistes de l’Égypte, et il va chercher dans leurs écoles ce que la Grèce ne lui avait pas appris. Ce n’est pas non plus pour les Grecs seulement qu’il enseigne. Il appelle à lui tous ceux qui veulent y venir, quelle que soit leur origine, et l’on a vu que son disciple préféré était un Assyrien de Ninive. — On voit bien que nous sommes au temps où l’apôtre disait : « Il n’y a plus de Grecs ni de barbares, mais nous ne formons qu’un en Jésus-Christ. »

Apollonius est un philosophe : c’est peut-être ce qui le distingue le plus de Jésus et de ses disciples, qui n’avaient jamais ouvert les livres savans des Grecs ; mais aurait-on pu comprendre, après l’éclat jeté pendant tant de siècles par la philosophie grecque, que le réformateur des mœurs et du culte ne sortît pas d’une école philosophique ? Apollonius a étudié tous les systèmes dans sa jeunesse ; il a fréquenté des disciples de Platon, d’Épicure, de Zénon, mais il s’est senti surtout attiré vers Pythagore et il s’est soumis sans hésiter pendant cinq ans au régime sévère du silence. Quoiqu’il tienne à se rattacher au passé, il n’est pas le continuateur rigoureux des anciens philosophes. Tantôt il cherche à suivre leurs traces, et tantôt il les abandonne. Il est bien leur disciple par un certain goût de subtilité raffinée, auquel l’esprit grec n’a jamais renoncé, même après qu’il s’est fait chrétien. Il aime à poser des questions inutiles, pour le plaisir de les discuter, quoiqu’il n’y ait aucune importance à les résoudre. Passe encore de disserter longuement sur la peinture : un Grec ne s’est jamais désintéressé des beaux-arts ; mais que sert de se demander si c’est un buveur d’eau ou de vin qui a les meilleurs songes ? Voilà des curiosités subtiles et vaines qui sentent le sophiste. Sur d’autres points, la méthode d’Apollonius diffère de celle des philosophes qui l’ont précédé. Tandis que l’école socratique enseigne à douter, Apollonius affirme toujours, « Lorsqu’il parlait, c’était comme un prêtre du haut de son trépied. Il disait sans cesse : Je sais. Un de ces hommes qui disputent sur des riens lui demanda un jour pourquoi il ne cherchait pas. J’ai cherché dans ma jeunesse, répondit-il ; maintenant il n’est plus temps pour moi de chercher, mais de dire ce que j’ai trouvé. » Et comme le même interlocuteur lui demandait de quelle façon doit enseigner le sage : « Comme un législateur, » répondit-il. C’est bien ainsi qu’il fallait parler à une époque fatiguée de recherches savantes, et qui voulait des solutions précises. Une autre différence frappante entre les anciens philosophes et lui, c’est que son enseignement est plus populaire. Il ne se contente pas de s’adresser comme eux à quelques disciples choisis ; à partir de midi, il parle à la foule. Il se fait simple pour être compris ; comme Jésus-Christ, il s’exprime par images et par paraboles. Par exemple, s’il veut enseigner la charité à son auditoire, il lui montre un moineau qui, ayant vu plusieurs grains de blé épais dans une rue, va chercher des compagnons pour les faire profiter de sa bonne aubaine. « Vous voyez, disait-il, comme les moineaux s’occupent les uns des autres, comme ils aiment à partager leurs biens ; et nous, lourde faire comme eux, si nous voyons un homme communiquer sa fortune aux autres, nous lui donnons le nom de dépensier, de prodigue, et d’autres semblables, et ceux qui sont admis à sa table, nous les appelons des flatteurs et des parasites. Que nous reste-t-il donc à faire, sinon à nous claquemurer comme la volaille qu’on engraisse, à nous gorger de nourriture, chacun dans notre coin, jusqu’à ce que nous crevions d’embonpoint ? » En somme, sa figure n’est pas tout à fait celle des anciens sages. On sent que la philosophie n’est plus pour lui, comme pour eux, l’occupation d’une âme élevée et d’un esprit curieux qui veut arriver à connaître la raison de l’univers et le but de la vie ; c’est une profession, à laquelle tout le monde n’est pas appelé. Les qualités de l’esprit et du cœur ne suffisent pas pour y prétendre : « Il faut être pur, c’est-à-dire prouver que ses parens et ses ancêtres jusqu’à la troisième génération ont vécu exempts de tache. » La profession de philosophe est si importante qu’elle s’empare de toute la vie, et ne laisse plus de place aux occupations les plus nécessaires. On ne voit pas qu’Apollonius ait jamais rempli aucune des fonctions du citoyen ; il se dispense même des devoirs de la famille. Dès sa jeunesse, il s’était promis « de ne pas se marier, et de n’avoir commerce avec aucune femme. » Il pratiquait des abstinences sévères, se nourrissait de légumes et de fruits et ne buvait jamais de vin. Il avait un vêtement qui le distinguait du reste des hommes ; il marchait nu-pieds, ne portait que des étoffes de lin et laissait croître sa chevelure. Sous cet accoutrement et avec ces habitudes, Apollonius ressemblait plutôt à un moine chrétien qu’à un Platon ou à un Socrate.

Ajoutons qu’Apollonius, quoique étranger aux fonctions civiles, n’en est pas moins un politique. En cela encore il se distingue de Jésus, qui a établi nettement que son royaume n’était pas de ce monde et qui ne parut jamais prendre aucun souci des maîtres qui gouvernaient la Palestine. Mais dans la société de Julia Domna et de ses amis, où l’on vivait si près du pouvoir, il n’était pas possible qu’on se désintéressât des affaires publiques. Les opinions politiques d’Apollonius sont celles de presque tous les gens d’esprit et de cœur de cette époque. Ce n’est pas un complaisant, mais ce n’est pas non plus un rebelle. En principe il accepte l’empire. Philostrate suppose qu’au moment où les légions d’Orient viennent de saluer Vespasien empereur, il rassemble ses amis les philosophes pour savoir ce qu’il doit faire. L’un d’eux lui conseille sans détour de ne pas accepter le pouvoir suprême et de restaurer la république ; un autre, plus timide, veut qu’il interroge le peuple et qu’il accorde aux Romains le gouvernement qu’ils souhaitent. Apollonius est d’avis que Vespasien fera bien de garder l’autorité, « Pour moi, dit-il, tous les gouvernemens sont indifférens, car je ne relève que de Dieu ; mais je ne veux pas que le bétail humain périsse, faute d’un bon et fidèle pasteur. » Il est vrai qu’il s’empresse de lui donner les plus nobles conseils : « Secourez les indigens et laissez les riches jouir en paix de leurs biens. Craignez votre pouvoir absolu, c’est le moyen d’en user plus modérément. Gardez-vous de couper les épis qui s’élèvent au-dessus des autres, comme le conseille fort injustement Aristote ; ayez plutôt soin d’enlever la haine des cœurs comme on enlève des blés les mauvaises herbes. Obéissez à la loi tout le premier ; si vous l’observez, vous serez vous-même un législateur prudent. Respectez les dieux plus encore que vous ne l’avez fait jusqu’ici, car vous avez beaucoup reçu d’eux et vous leur demandez davantage. » Si le prince n’écoute pas ces sages avis, s’il devient un despote cruel, surtout s’il persécute les philosophes, Apollonius ne se croit pas obligé de continuer à lui obéir. Il lui résiste en face, il complote même contre lui et encourage un homme de cœur à prendre sa place.

Par-dessus tout, Apollonius est un dévot, un inspiré, un prêtre. Sa philosophie a pour conclusion et pour but la religion. « En quoi consiste votre sagesse ? lui demandait-on. — C’est la science des prières et des sacrifices. » Il regarde sa mission comme double ; il vient corriger les mœurs publiques et « enseigner à pratiquer plus religieusement les initiations et les rites sacrés, » et cette seconde partie de sa tâche lui paraît la plus importante. Sa religion n’a rien d’exclusif ; il respecte, on pourrait presque dire il pratique tous les cultes. « Mépriser une divinité quelconque est contraire à la sagesse ; il faut rendre des hommages à toutes, comme les Athéniens, qui ont élevé des autels même aux dieux inconnus. » Il pense en effet que le nombre des dieux est infini. « L’univers, dit-il, est comme un grand vaisseau qui n’est pas conduit par une seule personne. Il y a sur la terre, au ciel et dans la mer une multitude de puissances divines qui font tout marcher sous la direction du dieu suprême. » Pour lui, ce dieu suprême est le soleil. Telle est sa théologie, qui ne diffère pas beaucoup de celle des autres sages de son temps. Mais il la prêche avec une ardeur plus communicative et d’un ton plus convaincu. Partout où il passe il habite dans les temples ; c’est dans les temples aussi qu’il donne ses enseignemens. Il ne s’adresse pas seulement à la raison de ses auditeurs, les argumens et les preuves ne lui suffisent pas pour les convaincre ; il atteste aussi l’inspiration d’en haut. Il se regarde comme un messager des dieux, presque comme un dieu lui-même, et ne témoigne pas trop de surprise quand on lui rend des honneurs divins.

Ceux qui ont reçu du ciel une mission particulière doivent le prouver par des miracles : Apollonius n’y manque pas. Philostrate ne veut point admettre, comme le prétendait la tradition populaire, que son héros fût un magicien. Les magiciens sont, pour lui, des misérables qui, par des artifices secrets, se flattent de faire violence à la Divinité et de changer le destin. « Apollonius, au contraire, se conformait aux décrets de la destinée, il annonçait qu’ils devaient s’accomplir, et s’ils lui étaient révélés à l’avance, ce n’était pas par des enchantemens, mais par des signes où il savait lire la volonté des dieux. » Sa science lui venait donc des dieux eux-mêmes ; comme il était presque un des leurs, ils lui avaient accordé de prédire l’avenir, de voir ce qui se passait dans des contrées éloignées et de changer quelquefois l’ordre de la nature. Tout le monde fait des miracles chez Philostrate, et l’action de son roman se passe dans un véritable monde de fées. Les brahmanes, pour se rapprocher du soleil, s’élèvent en l’air à la hauteur de deux coudées. Les gymnosophistes ordonnent à un orme de saluer Apollonius, et l’arbre obéit ; mais c’est Apollonius lui-même qui accomplit les faits les plus merveilleux. Ici la ressemblance du roman de Philostrate avec les livres sacrés du christianisme devient surtout manifeste. Les miracles d’Apollonius sont tout à fait semblables à ceux que l’Évangile raconte de Jésus : il guérit les possédés, il confond l’esprit malin et le force d’avouer sa défaite, il apparaît à ses disciples qui le croyaient très éloigné, il rend la santé aux malades, enfin il ressuscite une jeune fille qu’on allait enterrer. Ce dernier récit contient des particularités curieuses et qu’il faut relever. Philostrate n’ose pas affirmer que la ressuscitée fût tout à fait morte. « Elle passait pour l’être, nous dit-il ; si bien qu’on la portait au bûcher. » Son fiancé suivait le lit mortuaire en poussant des cris, et Rome entière pleurait avec lui. Apollonius ne fit que la toucher et balbutier quelques mots. « Aussitôt cette personne qu’on avait crue morte parut sortir du sommeil. Elle poussa un cri et revint à la maison paternelle, comme Alceste rendue à la vie par He-cule. » Que de précautions pour ne pas se compromettre ! On voit que ce miracle semble un peu fort à Philostrate et qu’il n’ose pas en prendre la responsabilité. Quoiqu’il sache qu’il s’adresse à des gens disposés à tout croire, le courage lui manque quelquefois, et quand le prodige lui paraît trop extraordinaire, il l’atténue. Ce qui est assez étonnant, c’est que ces timidités ne lui profitent guère : elles n’empêchent pas que le merveilleux ne choque plus dans son livre qu’ailleurs. Son héros est trop philosophe pour être un prophète : ce milieu de raisonnement d’école et de discussions subtiles où il l’a placé est peu favorable au surnaturel. Quand on passe de ces entretiens socratiques sur la justice et la vérité au récit de faits miraculeux, on se sent transporté dans un monde différent, et la surprise ajoute à l’incrédulité.

C’est la grande faiblesse du livre de Philostrate que les élémens divers qu’il renferme y sont mal fondus. L’imitation qu’il a voulu faire des livres chrétiens s’arrête à la surface ; il n’y a pris que quelques détails qu’il applique tant bien que mal à son personnage et qui modifient fort peu sa figure. En dépit de tous ces mélanges, Apollonius reste un Grec ; ce qu’il a d’important et d’essentiel, il le tient tout de son pays. Il ne ressemble guère au fondateur du christianisme, quoique Philostrate ait tenu à le placer plus d’une fois dans des situations semblables. Il n’a rien surtout de la divine simplicité de Jésus. Son orgueil philosophique se montre partout de la façon la plus désagréable. Il provoque sans cesse ses disciples ou ses adversaires à des combats de parole ; il leur demande insolemment de poser des questions qu’il se charge de résoudre. Il humilie les plus grands personnages par sa sagesse et sa vertu. Si un roi ouvre ses trésors devant lui et prend plaisir à les lui montrer, il lui répond d’un ton de matamore : « Tout cela, ô roi, pour vous ce sont des richesses, mais pour moi, c’est de la paille. » Quelquefois même sa vanité donne lieu à des scènes assez ridicules. Quand il entra en Mésopotamie, le percepteur des péages (établi au pont de l’Euphrate le fit passer dans son bureau et lui demanda ce qu’il apportait avec lui : « J’apporte, répondit-il, la continence, la justice, la force, la tempérance, la bravoure, la patience. » Le percepteur, qui ne songeait qu’au droit d’entrée, prit ces noms de vertus pour des noms d’esclaves, et voulut à toute force faire payer l’emphatique philosophe qui s’évertuait à lui dire : « Ce ne sont pas des esclaves, ce sont des maîtresses. » Nous voilà bien loin de l’Évangile ! Philostrate ne semble pas comprendre ce qui était la nouveauté, ce qui fit le succès de la nouvelle doctrine. Sans doute Apollonius ne traite plus les pauvres gens avec le même mépris que Celse, et l’on nous dit quelque part « qu’il était touché des larmes du peupler » Mais l’on chercherait vainement dans tous les discours qu’il prodigue ces appels touchans aux simples de cœur, aux humbles d’esprit, cette profonde sympathie pour les misérables et les déshérités qui furent l’originalité de l’Évangile. Il ne va pas chercher dans la foule ceux dont l’âme est atteinte de douleurs secrètes, qui cachent dans les replis de leur conscience le remords d’une ancienne faute ; il ne les attire pas à lui par l’attrait du pardon, il se garde bien de proclamer que le repentir rend l’innocence. Au contraire, il dit durement : « On peut empêcher un homme de se souiller d’un crime, mais le purifier une fois le crime commis, la chose n’est possible ni à moi, ni à Dieu créateur de l’univers. » Dans la réforme religieuse qu’il médite, il veut surtout donner plus d’ardeur à la piété et rendre plus étroit le commerce de l’homme avec Dieu. Cependant il n’admet pas la doctrine de la grâce, c’est-à-dire le besoin que l’homme éprouve d’être aidé de Dieu pour faire le bien ; il supprime ce sentiment d’impuissance qui fait qu’on se tourne avec tant de passion vers celui de qui tout peut venir. Lui, qu’on nous dépeint si pieux, si plein de respect pour la Divinité, s’approche des autels la tête haute, et se contente de dire : « O dieux ! donnez-moi ce qui m’est dû. » Ce n’est pas l’humble prière d’un dévot, c’est le ton d’un créancier mécontent. Était-il possible que ce personnage si fier de lui-même, si plein de son mérite, si assuré de la faveur céleste, ce raisonneur raide et froid, à qui n’échappe jamais aucun élan de piété vers les dieux ou de charité pour les hommes, fit naître autour de lui cet entraînement populaire, ces ardeurs de sympathie, cette tendresse passionnée qu’excitait Jésus ? Il faut avouer que, si Julia Douma a jamais cru que l’habile sophiste auquel elle commandait d’écrire la vie d’Apollonius allait créer un idéal supérieur à celui de l’Évangile, elle s’est bien trompée.

Le livre de Philostrate eut pourtant un grand succès. Il ne dut pas pénétrer beaucoup dans le peuple, mais, comme il était d’une lecture agréable, qu’il avait ce tour à la fois religieux et romanesque qui était à la mode dans le grand monde, il charma les lettrés. Il eut surtout ce résultat de ramener l’attention publique sur Apollonius, qu’on avait assez oublié, et de donner à ce charlatan une auréole de grandeur et de sainteté qu’il ne méritait pas. Avant que Philostrate eût composé le roman dont il est le héros, on ne parlait presque pas de lui ; après l’apparition de son livre, il devient un très important personnage. Le fils même de Julia Domna, Caracalla, lui élève un temple. Alexandre Sévère, comme nous l’avons vu, place sa statue à côté de celle de Jésus et d’Orphée dans sa chapelle domestique. Vopiscus raconte qu’Aurélien, irrité contre la ville de Tyanes qui lui avait fermé ses portes, voulait la détruire de fond en comble, mais qu’elle fut sauvée par Apollonius, qui apparut en songe à l’empereur et désarma sa colère. À ce propos l’historien, si calme d’ordinaire, laisse échapper une hymne de reconnaissance : « Y eut-il jamais un mortel plus saint, plus grand, plus vénérable, plus divin que lui ? Il a rendu la vie à des morts, il a fait des actions surhumaines, etc. » Et il promet d’écrire avant de mourir un abrégé de sa vie, « non pas, dit-il, que sa renommée ait besoin de ma plume, mais parce qu’il faut que les actions dignes d’admiration soient connues et célébrées par tout le monde. » Enfin, pendant la persécution de Diodétien, le célèbre gouverneur de Bithynie, Hiéroclès, publie un ouvrage contre les chrétiens, où il oppose Apollonius à Jésus et prétend prouver qu’il mérite plus que le Christ de recevoir les honneurs divins. À ce moment, le dessein de Philostrate est oublié, son livre est pris pour une histoire authentique, et personne n’en conteste la vérité. Il est admis des deux côtés qu’Apollonius faisait des miracles, seulement les chrétiens affirment qu’il ne les a faits que par le secours de l’esprit malin, et cette explication a paru si naturelle, si triomphante, que les théologiens même du xvir9 siècle, Tillemont et l’abbé Fleury, continuent à s’en servir. Avec un peu de critique, on pouvait aisément reconnaître que Philostrate n’a prétendu faire qu’un roman, que ses récits ne contiennent que des légendes populaires ou des inventions de rhéteur, ce qui aurait dispensé de déranger le diable pour si peu.

Tels sont les principaux ouvrages par lesquels le paganisme essaya de se défendre au IIe siècle ; ils ne lui furent pas d’un grand secours. Ceux qui les composèrent étaient des gens d’esprit, des écrivains élégans, mais qui avaient trop vécu dans les écoles ou dans les cercles lettrés, et qui s’imaginaient, comme c’est l’usage, que toute l’humanité ressemblait à ces sociétés restreintes où ils se tenaient enfermés. Ils comprenaient mal la religion qu’ils attaquaient, ils ne se rendaient pas un compte exact de sa force, ils ne savaient pas reconnaître par où elle attirait la foule. Comme ils ne respiraient pas assez l’air commun, ils ignoraient les besoins qu’éprouvait le monde autour d’eux. C’est ainsi que, malgré leur talent et le mérite de leurs livres, leurs attaques restèrent inutiles. Le plus grand intérêt qu’elles ont pour nous aujourd’hui, c’est de nous faire mesurer les progrès de l’église. A chaque fois qu’entre en lice un nouvel adversaire, on sent, à la façon dont il la traite, qu’elle lui inspire plus d’égards ou plus de frayeur. Le premier de tous, Fronton, méprise profondément les chrétiens ; il ne les connaît pas et ne veut pas les connaître ; il se contente de recueillir contre eux, quelques griefs populaires. Celse les déteste, mais au moins il les connaît. La peine qu’il a prise de les étudier à fond, le sérieux de sa discussion, la gravité de ses dernières paroles, prouvent qu’il les sait redoutables. Lucien les confond avec toutes les autres dupes que font les prédicateurs de philosophie et de religion, mais il ne ressent pas pour eux de haine particulière, il les montre plus ridicules que coupables, et ne paraît pas comprendre pourquoi, lorsqu’il y a tant de sots dans le monde, ils sont les seuls qu’on persécute. C’est surtout le roman de Philostrate qui témoigne du changement qu’a subi l’opinion à leur égard. Assurément les païens convaincus ne les aiment pas davantage, mais ils sont moins disposés à rire de leur doctrine ; ils ne la condamnent plus tout entière et sans distinction ; ils font leurs réserves, et trouvent chez eux quelque chose à prendre. Jésus ne paraît plus à Philostrate un charlatan grossier, comme à Celse, puisqu’il croit devoir lui emprunter quelques-uns des traits dont il a formé son héros. Ce changement est curieux à signaler : il montre l’importance que le christianisme avait prise en un demi-siècle.


GASTON BOISSIER.

  1. M. Aubé pourtant en imagine une autre : il suppose que Fronton, qui avait été désigné pour remplacer Quadratus dans le proconsulat d’Asie, a dû étudier par avance la situation de la province qu’il devait gouverner, et qu’il fut sans doute instruit des progrès dangereux qu’y faisait le christianisme. « Sa santé, ajoute M. Aubé, le retint à Rome ; mais ce lettré, gouverneur improvisé de province, et incapable, par des circonstances indépendantes de sa volonté, d’aller remplir au loin sa charge, ne jugea-t-il pas à propos de faire, dans son cabinet et à sa manière, œuvre de politique et de défense sociale, en écrivant contre des hommes réputés factieux et ennemis publics ? » Je relève, dans cette phrase, une expression qui ne me parait pas juste. Fronton n’était pas un gouverneur improvisé de province ; il arrivait à cette charge après avoir rempli régulièrement toutes celles qui y conduisaient. Il avait fait son apprentissage comme tout le monde dans des fonctions inférieures, et son cursus honorum, cité par M. Aubé lui-même, prouve qu’il avait été déjà questeur en Sicile. Le reste n’est qu’une opinion fort hasardeuse qu’il me parait aussi difficile de défendre que de combattre. Il arrive quelquefois à M. Aubé d’imaginer ainsi des suppositions ingénieuses, qu’il édifie avec beaucoup d’habileté, et qu’il abandonne tout d’un coup en reconnaissant que ce sont « des hypothèses un peu gratuites. » Il ne me semble pas d’une saine critique d’encombrer ainsi d’hypothèses une histoire déjà si obscure et si controversée. Il vaut mieux se résoudre franchement à ignorer ce qu’il n’est pas possible de savoir.
  2. Il cherche surtout à écrire dans le style qui leur plaît le plus. La façon d’écrire de Minucius Félix, qui ne peut guère se comparer qu’à colle de son contemporain Apulée, serait fort curieuse à étudier de près. C’était la langue de la société polie de l’époque des Antonins ; elle ne ressemble pas sans doute à celle de Tertullien, qui écrivait dans un autre temps et pour un autre public ; mais elle est encore plus différente de la langue de Cicéron. J’ai peine à comprendre comment M. Aubé suppose que l’Octavius a pourrait être sorti de l’officine de quelque néo-cicéronien du XVIe siècle ; » Jamais cicéronien d’aucun temps n’a parlé ce langage.
  3. Au dernier moment, nous recevons un ouvrage nouveau sur Celse ; c’est une thèse de doctorat soutenue par M. Pélagaud devant la faculté des lettres de Lyon, et qui fait honneur au jeune savant qui l’a faite et à la faculté qui l’a inspirée. Il est seulement fâcheux que, dans cette Étude sur Celse, M. Pélagaud ait cru devoir remonter trop haut. Il n’était pas absolument nécessaire, pour nous raconter « la première escarmouche entre la philosophie antique et le christianisme naissant, » de nous faire un tableau de la religion romaine et des origines du christianisme. Ces généralités, quoique d’ordinaire bien présentées, sont inutiles, et l’intérêt véritable du livre ne commence que quand on est enfin arrivé à Celse. M. Pélagaud connaît bien son auteur, il a lu avec soin les critiques allemands qui l’ont étudié. Comme M. Aubé, il part de l’ouvrage de Keim ; il en discute les conclusions, et il émet pour son compte quelques conjectures ingénieuses dont j’aurai l’occasion de parler. C’est en somme un début heureux et qui promet.
  4. À ce propos, Celse se livre à une longue discussion pour établir qu’il est puéril de prétendre que toutes choses aient été faites pour l’homme ; il pense, au contraire, que c’est l’humanité qui est faite pour l’univers, c’est-à-dire pour concourir à l’harmonie de l’ensemble. « Ici, dit M. Pélagaud, le philosophe antique, précurseur en quelque sorte des théories les plus hardies de la science moderne, se lançait dans un brillant paradoxe pour démontrer l’identité du principe vital chez l’homme et chez tous les êtres vivans, voire la supériorité à certains points de vue des animaux sur l’espèce humaine, supériorité qui permettrait à ceux-ci de prétendre avec vraisemblance que c’est nous qui avons été créés pour eux. Dans l’ardeur de sa polémique contre l’anthropomorphisme judéo-chrétien, Celse en arrivait ainsi à rabaisser en quelque sorte l’homme au-dessous de la brute, a nier la réalité du « règne humain. » — Qui se serait attendu à trouver chez ce païen du second siècle presque un précurseur de Darwin ? »
  5. Cette unité doctrinale et rigoureuse que les chrétiens veulent établir entre toutes les nations paraît à Celse une pure chimère. « Qui se met cela en tête, dit-il, témoigne bien qu’il n’a rien vu. « Il s’en tient à la communauté d’opinions générale et vague qui unit entre eux tous les peuples polythéistes.
  6. Un de nos jeunes professeurs, M. Maurice Croiset, vient de publier un travail intéressant sur le Nigrinus, où il veut prouver que Lucien avait vingt-cinq ans quand il a composé ce dialogue. Il en résulterait que cette conversion philosophique qu’il y raconte a eu lieu quinze ans avant l’époque où il abandonna la rhétorique ; il nous dit en effet qu’il avait quarante ans quand il cessa d’être un rhéteur. M. Croiset a établi sa thèse avec des raisons solides et qu’il ne me parait pas aisé de réfuter. Il y a pourtant, dans la Double accusation, un renseignement curieux, qui semble contredire cette opinion. Lucien y fait entendre, à plusieurs reprises, que c’est seulement après sa rupture définitive avec la rhétorique qu’il a commencé à écrire des dialogues. S’il en était ainsi, il faudrait reculer de quinze ans la composition du Nigrinus.
  7. Le Philopatris, qui contient des railleries très vives contre les moines, n’est pas de Lucien. Il a été écrit au moment où Julien partait pour son expédition contre les Perses.
  8. On connaît quelques-uns des remèdes qu’il conseillait. Lucien dit qu’il ordonna à un Romain qui se plaignait de douleurs d’estomac de manger un pied de cochon préparé avec de la mauve. Nous ne savons pas si le Romain fut guéri.
  9. Le travail de M. Zeller, intitulé : Alexander und Peregrinus, ein Betrüger und ein Schwärmer, a été publié d’abord dans la Deutsche Rundschau. Il l’a recueilli ensuite dans le second volume de ses Vorträge und Abhandlungen qui vient de paraître.
  10. Marc-Aurèle venait de se couvrir de gloire en créant à Athènes des chaires de philosophie avec un traitement de 10,000 drachmes (à peu près 10,000 francs : c’est le traitement actuel d’un professeur du Collège de France). Tout le monde célébrait cette libéralité ; Lucien seul y trouve à redire, et en prend occasion pour se moquer de cette philosophie officielle et si bien rentée.