Les Populations rurales de la France/01

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Les Populations rurales de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 849-874).
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LES
POPULATIONS RURALES
DE LA FRANCE

LE NORD ET LE NORD-OUEST
(ARTOIS, PICARDIE ET FLANDRE]

I.
ÉTAT INTELLECTUEL ET MORAL


I

Chargé par l’Académie des sciences morales et politiques d’étudier l’état des populations agricoles, nous avons fait porter nos recherches d’abord sur la Normandie[1], ensuite sur ces autres régions qui forment la partie principale du nord et du nord-ouest de la France, la Picardie, l’Artois et la Flandre. C’est à elles que sont consacrées les pages qu’on va lire. Nous essayons d’y résumer les observations qui ont fait le fond de nos études et d’en dégager les conclusions d’une manière plus complète. La désignation par provinces nous a paru devoir être conservée. Le département, bien que consacré par près d’un siècle d’existence, n’est et ne restera qu’une expression administrative et géographique. La province, outre le mérite qu’il n’était pas permis de négliger ici, de mieux répondre à la région agricole, demeure encore une personnalité morale à laquelle se rapportent de grands souvenirs historiques et, dans le présent, l’attachement profond de ceux qui y sont nés. Les noms de Provence ou de Touraine, par exemple, disent et diront toujours tout ce que les mots de Bouches-du-Rhône et d’Indre-et-Loire ne réussiront jamais à exprimer.

On a peu étudié les campagnes d’une manière étendue et suivie, soit par une préoccupation trop exclusive de l’a classe manufacturière, soit parce que les documens qui aident à les faire connaître sont eux-mêmes fort dispersés. Aboudans sur l’agriculture, ils sont rares sur les populations qui s’y consacrent. La principale source ne peut être ici que l’observation, c’est-à-dire tout ce qu’il est possible de recueillir sur place-par les yeux ou par le témoignage, relative-mental état moral, à l’Instruction, au régime de vie, à la situation de la propriété, aux salaires, etc. Ce qui détermine essentiellement la valeur des populations, c’est l’état intellectuel et moral, qui décide du bien-être par le bon emploi des forces. On doit tenir pour certain que tant vaut l’homme, tant vaut le pays. Nous devons donc d’abord et avant tout regarder du côté de l’individu et des familles.

La culture intellectuelle et morale suppose un fonds primitif qui agit sur elle et qu’elle modifie à son tour. La race et la tradition forment comme le terrain sur lequel ces populations sont appelées à développer leurs aptitudes. Il y a un esprit et un caractère propres à chacune de ces régions du Nord et du Nord-Ouest. Bien que moins prononcés que ceux du Normand, les traits qui forment le Picard ont été observés de longue date. Si l’on prenait soin de recueillir les anciens documens où ils sont consignés, on verrait que les qualités étaient solides, la tête vive, le cœur droit et bon, la volonté persévérante dans l’exercice d’une activité soutenue. Le type primitif, à mesure qu’on avance dans l’histoire, paraît perdre un peu de l’énergie et de l’initiative qu’il déploie au temps des grandes luttes de l’affranchissement des communes et dans les longues guerres. C’est un effet général de l’effacement provincial qui s’était partout produit. L’Intendant Hignon, tout à la fin du XVIIe siècle, écrit dans son rapport sur la Picardie : « Le caractère principal des peuples de cette province est d’une part la lenteur, l’inaction, l’indifférence, et de l’autre la fidélité, la droiture et la brusquerie ; ils sont peu susceptibles d’inquiétude pour acquérir des biens et des honneurs au-dessus de leur naissance ; ils se contentent d’une possession paisible du peu de bien de leurs pères, et le ménagent avec économie ; ils soutiennent leurs familles ordinairement nombreuses, mais les impositions les réveillant et les rendent plus attentifs au gain. » Il n’y a que la moitié du portrait qui reste véritable. Bignon en prend à son aise avec les contributions comme moyen de réveiller les gens, et il attribue à la race des défauts d’inertie qui venaient de la mauvaise administration. Les Picards sont restés économes, ils ne sont plus inertes et imprévoyant. On fera la part de ce qui reste vrai dans ce que dit encore d’eux, le même intendant : « Contens de vivre au jour la journée, ils sont ordinairement pleins de bon sens, mais nullement vils et subtils, quoiqu’ils sachent d’ailleurs aller à leurs fins. Ils vivent sans beaucoup de liaison avec les autres. Ils sont difficiles à redonner leur cœur quand il s’est une fois éloigné. » — Ils sont bons soldats, tant parce qu’ils sont accoutumés à une vie dure, que parce que leur naturel les porte aux arme ». » — La réputation de mauvaise tête, qui se rapporte à l’humeur plus qu’à l’esprit qu’ils ont fort rassis, est justifiée dans le passé par la coutume du mauvais gré qui existe dans ce pays, oui il prend une extension désastreuse avec le droit de marché dont nous aurons à parler au sujet de la constitution et des modes de fermages. Le paysan picard est aujourd’hui essentiellement positif, moins ergoteur, moins porté à l’humeur processive, que ne l’est le paysan normand, bien que le caractère soit assez souvent querelleur. Il a un éloignement naturel pour tout ce qui est chimère et aventure, et n’a jamais eu les grandes audaces des Normands d’autrefois, matins et colonisateurs. Doué de qualités d’observation remarquables, naturellement caustique, volontiers conteur, il représente encore assez bien le vieil esprit gaulois. Ou assure que cet esprit est servi par un patois pittoresque, qui d’ailleurs disparaîtra pour faire place à un français incorrect et défiguré par une prononciation désagréable. L’intelligence est plus vive au sud du même département de la Somme que dans la partie nord. On voit ce dont elle est capable dans les fabriques de Saint-Pierre-lès-Calais et dans d’autres villes industrielles. N« ous devons relever plus qu’on ne le faisait au dernier siècle une certaine acuité d’esprit et habileté d’exécution dans les arts industriels. La finesse du campagnard deviendra délicatesse ingénieuse chez celui-qui aura reçu l’éducation, de l’artisan. Dans les métiers d’industrie, l’esprit picard déploie habituellement plus de souplesse et s-e montre plus capable d’assimilation que de grande et hardie initiative. Ces mêmes qualités se raffinent dans les carrières libérales et se retrouvent jusque dans les lettres. En présence de certaines dentelles de soie et de coton, ouvragées avec une prodigieuse finesse par les mains d’un artisan d’Amiens, la pensée se reporte sur l’esprit agile du poète picard qui a formé la trame si légère de Vert-Vert et de la Chartreuse. Un de ces artisans patiens de la parole, façonnée comme une œuvre d’industrie, Voiture, fut aussi un Amiénois.

Voisin du Picard et du Flamand, l’Artésien participe des deux régions, un peu plus de la seconde que de la première. Pays de travail appliqué et de réflexion, quand un peu de mollesse et trop de bonne chère ne s’y opposent, l’Artois a vu naître Suger au XIIe siècle, Daunou au XVIIIe, il compte des érudits et des légistes et peu de poètes ; le Boulonnais, où est né Sainte-Beuve, forme une région à beaucoup d’égards distincte et originale. Le paysan y est plus éveillé et plus vif. Je lis encore dans le curieux rapport de ce même intendant Bignon, parlant des gens de l’Artois : « L’activité, l’ardeur et le savoir-faire ne sont point le caractère de cette nation. » Il verrait le contraire s’il vivait de nos jours. Il n’y a pas de meilleurs ni plus avisés agriculteurs que les Artésiens. Mettez un homme à un régime qui l’épuise et prononcez ensuite qu’il est né débile : voilà comment raisonne notre intendant, qui tenait évidemment à ne pas se brouiller avec les puissances. L’Artois mettra plutôt trop de vivacité et d’âpreté dans ses griefs insérés aux cahiers de 1789, quelque légitimes que soient beaucoup de ces plaintes. L’ardeur qu’il déploiera dans les travaux de tous genres, après cette révolution qui affranchit la propriété et le travail, est un complet démenti aux reproches d’engourdissement et de défaut de savoir-faire. Lorsque la liberté fut rendue aux achats et aux ventes et qu’une grande quantité du sol fut mise à la disposition des acquéreurs, l’essor vers la propriété se fît tantôt dans le sens de la petite, qui d’ailleurs existait déjà, tantôt, et dans des proportions plus étendues, dans le sens de la moyenne, ce qui fut alors dans le reste de la France un fait beaucoup plus rare. Toute une population de moyens propriétaires sembla sortir du sol dans les circonscriptions d’Arras, de Saint-Pol, de Saint-Omer. Le capital était prêt : l’esprit qui le met en jeu fit voir qu’il ne l’était pas moins.

Ce ne sont pas certes les qualités natives de race et de tempérament, d’intelligence et de caractère qui manquent à notre vieille Flandre. On peut remarquer sans doute quelques différentes entre la Flandre wallonne ou gallicane, comme on la nommait, et la Flandre maritime ou flamingante. Elles se sont fondues dans une sorte d’unité morale, quoique discernables encore. Nulle de nos provinces ne fut élevée davantage à l’école d’une forte indépendance, depuis le temps où elle eut ses rois, fort petits rois, à vrai dire, rois de Thérouanne ou de Cambrai, dont les états sont devenus des arrondissemens. La somme des franchises locales qu’elle devait conquérir et garder profitait singulièrement aux intérêts agricoles et industriels. Arthur Young ne se trompait pas sur cette relation entre les libertés et la prospérité territoriale : « C’est près de Bouchain, écrit-il, que commence la ligne de démarcation entre la culture française et la flamande : d’où il suit que la ligne de démarcation entre les deux agricultures s’accorde exactement avec l’ancienne ligne qui séparait les deux états. La division reparaît toujours entre le despotisme de la France qui déprimait l’agriculture et le gouvernement plus libre de ces provinces qui la développait. Cette distinction ne vient pas du sol, car il n’est guère permis d’en trouver un plus beau que celui de la vaste et fertile plaine qui s’étend presque sans interruption jusqu’à Orléans ; mais la plus grande partie est honteusement négligée. » Cette vie municipale et ces garanties plus grandes qui agissaient sur les esprits et sur les volontés agiront aussi sur le sol.

C’est encore un intendant qui, dans un rapport également destiné au duc de Bourgogne, trace le portrait des Flamands avec une spirituelle exactitude. Il les montre « presque tous gros, gras et grands, la jeunesse d’une belle venue, tous d’un naturel pesant et lent dans la manière d’agir, cependant très laborieux tant pour la culture des terres que pour les manufactures et le commerce, qu’aucune nation n’entend aussi bien qu’eux. Ils sont fort ennemis de la servitude et grands amateurs de la liberté : on les gagne plus aisément par la douceur que par la force. Ils aiment et haïssent tout différemment de nous. Ils se fâchent aisément et se réconcilient de même ; jamais bien sensibles à aucun égard, ils se consolent de tout ce qui pourrait leur arriver de pis ; ils ont de l’esprit et du bon sens sans avoir l’imagination vive. C’est peut-être pour cela qu’ils aiment à boire entre eux, à faire leurs affaires et leurs marchés le verre à la main, et ils le font si bien qu’ils trompent quelquefois ceux qui croient être plus fins qu’eux. » Le même ajoute : « Ils sont fort attachés à la religion catholique et principalement aux dévotions monacales ; ils sont exacts à la messe et aux sermons, le tout sans préjudice du cabaret, qui est leur passion dominante. » Déjà pourtant le même intendant remarquait un certain progrès moral des habitudes : « Il était autrefois assez ordinaire à la populace, dans la chaleur de la débauche, de se battre à coups de couteau, et ils se tuaient impunément ; les coupables se sauvaient aussitôt dans les églises, où ils étaient à couvert des recherches pendant que leurs amis négociaient leurs accommodemens ; mais connue le crime n’a point cette ressource sous la domination du roi, les homicides y sont présentement plus rares. » Autre trait non moins caractéristique : « Les Flamands naissent tous avec du courage, mais ils n’aiment point la guerre, tant parce que la fortune ne s’y l’ait point assez promptement à leur fantaisie, que parce qu’ils n’arment point à l’acheter par une sujétion qu’ils regardent comme une bassesse. On a vu, par les actions des armateurs de Dunkerque et des régimens de Soire et de Robeck pendant la guerre, que les Flamands ne le cédaient en valeur à aucune nation de l’Europe. « Enfin je note ce qui est dit des femmes. « Les femmes y sont belles et blanches, mais leur beauté se passe aisément ; elles ont plus d’esprit et de bonnes qualités que les hommes : elles sont sages tant par le tempérament que par le peu de talens et d’attachement des hommes. La vue d’un établissement les mène quelquefois trop loin, mais le mariage y opère si bien qu’il fait toujours une femme vertueuse d’une fille coquette. Aussi les maris n’y sont point jaloux. Les femmes qui font la plus grande partie de leurs affaires de maison jouissent d’une entière liberté, prenant part aux festins de leurs maris et buvant aussi bien qu’eux. » L’intendant termine par d’intéressans détails sur les qualités économiques et sur le goût des fêtes : « Ils sont aussi sobres dans leur domestique que passionnés pour la bonne chère en compagnie. Mais surtout ils sont louables de ce qu’ils proportionnent toujours leurs dépenses à leurs revenus, ne se faisant point d’affaire de diminuer leurs trains et équipages quand leurs rentes diminuent, et l’on peut dire qu’il y aurait eu bien des familles réduites à la mendicité pendant la guerre sans cette ressource. Au reste, ils sont tous, hommes et femmes, grands amateurs de fêtes publiques ; chaque ville et chaque village a la sienne qui dure huit jours ; c’est ce qu’on nomme kermesses. L’ouverture s’en fait par une procession du saint sacrement, où l’on ne manque jamais de voir des représentations de géans, de grands poissons de saints, de diables. Le paradis, l’enfer, tout cela marche en cortège par la rue et fait le divertissement général du public. »

Solide et sensé chez le paysan, l’esprit flamand est moins capable peut-être de s’affiner que celui d’autres habitans du nord de la France, il reste ce qu’il est originairement jusque dans les hautes études libérales. C’est le même génie patient qui trace son sillon avec profondeur chez ces jurisconsultes d’une puissance robuste dans leur subtilité même, posant sans fléchir le fardeau d’un savoir immense, comme un Merlin, de Douai, chez de savans naturalistes ou chimistes acharnés à leur œuvre, et chez ces agronomes qui mettent leur énergie persévérante à drainer et à cultiver leur sol. Ce judicieux esprit flamand n’exclut pas les goûts et les aptitudes artistiques. On rencontre fréquemment l’amour inné du dessin et de la couleur chez de jeunes campagnards, dans ce pays qui vit naître Watteau. La population des villes flamandes se porte vers les tableaux, les musées, de tout genre. Le paysan est plus sensible que le Normand ou le Picard ne l’est en général aux charmes de la musique, qui devient une fission chez l’homme des villes. Autrefois l’ouvrier tisserand accompagnait sa tâche solitaire d’un chant souvent plaintif. Le chant est encore fréquemment associé au travail, mais, le plus souvent, il l’est au plaisir et entonné en commun. On ne voit nulle part plus de sociétés chorales, de fanfares, de musique populaire, de concerts de toute espèce. La Flandre est restée un pays de sociabilité. Ce vieil instinct sociable, que le Picard a peu, — si remarquable à côté de ce flegme, de cette taciturnité traditionnelle, a, pendant et depuis le moyen âge, pris bien des formes successives. Aujourd’hui encore il multiplie les associations de toute nature.

Si l’on ne s’associe, on se réunit. Ce genre de littérature populaire qui s’appelle la chanson est le plus abondant de tous en Flandre, et elle sort souvent du cerveau des ouvriers. Elle va de l’atelier gagner la chaumière. Ces petites compositions, légères de fond, sinon toujours de forme, ne sont pas des chefs-d’œuvre ; elles rasent plutôt la terre qu’elles ne prennent haut leur vol : elles ne manquent pas d’ailleurs d’une malicieuse bonhomie et sont volontiers satiriques. Un de ces chants populaires eut un certain succès à Lille au moment où l’économiste Blanqui avait dénoncé avec une sorte d’emportement généreux les caves malsaines de cette grande cité industrielle. Les ouvriers prirent parti pour les caves dans la chanson : La Cuve et le Grenier ; ils étaient surtout frappés des inconvéniens de l’ascension. Ils se moquèrent des « savans de Paris, » lesquels jouèrent un peu dans cette affaire le rôle du personnage qui veut empêcher la femme de Sganarelle d’être battue. Mais les caves furent assainies ou évacuées : c’était la seule chose importante.

Nous pourrions pousser plus loin cette simple esquisse des qualités natives. Voyons ce que l’instruction y ajoute, et quel est à cet égard l’état des populations des campagnes dans ces régions du Nord et du Nord-Ouest.

L’instruction est nécessaire partout ; elle l’est surtout pour les races un peu lourdes. Longtemps elle fut négligée dans ces provinces, où les petites écoles ne manquaient pas, non plus qu’ailleurs, mais où elles étaient peu suivies et portaient peu de fruits. L’instruction primaire ne s’y fonda véritablement qu’à la suite de la loi célèbre de 1833. Aujourd’hui ces département, qui ont eu un peu de peine à prendre leur essor, occupent une bonne moyenne. Qu’on me permette ici quelques chiffres. Dans un relevé récent, nous trouvons la Somme représentée, pour la population scolaire, par un peu plus de 14 pour 100 sur la population totale, l’Oise égalaient, l’Aisne par 13. 7, le Pas-de-Calais par 15.4. Or le chiffre le plus haut pour la France dépasse à peine 18 pour 100 et tombe à 10, exceptionnellement à 9. Pour la Flandre française, il faut distinguer les régions. Peut-être n’en existe-t-il en France aucune qui soit mieux dotée d’établissemens scolaires que l’arrondissement de Lille ; la dernière statistique signale 340 écoles publiques et 116 établissemens libres. Dans l’ensemble des départemens du Nord, l’enseignement congréganiste comptait, en 1880, dans les écoles publiques et dans les écoles libres, plus d’un tiers des garçons et plus des deux tiers des filles. Ces proportions ont été modifiées depuis les récens efforts faits pour laïciser, notamment à Lille. Mais le département du Nord trouve un obstacle à l’instruction primaire dans la persistance de la langue flamande, qui garde ses positions, non-seulement parmi les populations de la Flandre flamingante, c’est-à-dire des arrondissemens de Dunkerque et de Hazebrouck, mais dans quelques régions de la Flandre wallonne. Les écoles congréganistes s’en sont tenues d’une façon trop exclusive à l’emploi de cette vieille langue des paysans populaire et traditionnelle. Le flamand, qu’on peut conserver, au reste, si son maintien est compatible avec une autre langue concurrente, a le tort d’intercepter les communications avec les autres Français, et il nous est arrivé à nous-même de nous sentir un peu étranger dans ces campagnes. Le principal tort du flamand est de rendre l’instruction de l’enfance très difficile. Il faut commencer par lui enseigner la langue dont on se servira pour l’instruire. Cela complique fort les choses. Comment pourtant ne pas apprendre notre langue à ces jeunes Français ? Le pourrait-on sans une sorte de trahison nationale ? Nous avons lieu de regretter de n’avoir pas appris la langue française depuis Louis XIV à nos paysans d’Alsace. La leçon doit nous servir, même dans une contrée où nous n’avons pas les mêmes sujets de crainte pour l’avenir. Les obstacles qui se sont opposés jusqu’ici à une efficacité plus profonde de l’instruction primaire sont, dans ces départemens du Nord et du Nord-Ouest, les mêmes que partout ailleurs : c’est le peu d’exactitude à assister aux classes, c’est le temps trop peu prolongé de l’école, qui s’arrête trop souvent à l’âge de la première communion, c’est la négligence de certains parens à envoyer leurs enfans à l’école. On verra ce que produira dans un avenir prochain l’instruction rendue obligatoire et gratuite. Quant au présent, je remarque que ces paysans, qu’on serait tenté de croire moins soucieux de l’instruction pour leurs enfans que l’artisan des villes, à qui on en parle sans cesse, envoient, au contraire, leurs enfans à l’école dans une proportion supérieure à celle des ouvriers de manufacture.

On a tenté de louables, mais insuffisans efforts, pour répandre l’instruction agricole dans ces provinces. Présentons ici une observation. Nous sommes loin de contester l’opportunité et les mérites de l’enseignement primaire de l’agriculture, qu’on inaugure aujourd’hui, mais nous croyons que l’enseignement horticole offre plus de chances de succès. L’école en a les élémens plus à sa portée, il est moins compliqué, et d’ailleurs plus. Naturellement favori se par un goût inné chez les enfans. L’enseignement horticole confine au reste par bien des côtés à l’agriculture. Il est loin de tenir la place que nous voudrions et qui est à désirer. Enseignement approprié à l’instruction primaire s’il en fut, il a pour théâtre le jardin de l’école, ce jardin que nous voudrions voir partout et qui manque dans quantité d’endroits où il serait si facile de l’avoir. C’est là vraiment que l’enfant trouve la matière d’un travail agréable, salutaire à l’âme comme au corps. On parle beaucoup de « leçons de choses ; » qu’on en cite de meilleures que celles-là et qui éveillent davantage l’esprit d’observation ! Au sortir de l’école, l’enseignement de l’agriculture, organisé à divers degrés par la loi nouvelle, s’offrira à l’adulte sous plus d’une forme. Il est évident que les ouvriers ruraux, qui composent la majorité des enfans de l’école primaire, ont peu de chose à en tirer, tandis que le jardinage leur profitera presque toujours directement. Les notions agricoles plus avancées devront d’ailleurs, selon nous, pénétrer même dans la petite culture. La science tient une place remarquable dans ces cultures industrielles du Nord. On n’imagine pas à quel degré de perfectionnement, par exemple, celle de la betterave est poussée en vue de la fabrication du sucre ; les méthodes d’élevage et d’engraissement du bétail veulent être aussi propagées même chez les petits cultivateurs. Tout cela est à créer. On dit que l’exemple leur sert beaucoup. Soit : mais l’instruction, présentée méthodiquement, n’en a pas moins, dans les conditions actuelles, à jouer son rôle avec plus de régularité et d’efficacité. L’instruction agricole directe existe à peine. A défaut d’elle, ce qu’il faut louer, c’est l’action utile exercée par les sociétés d’agriculture. Elles existant en très grand nombre dans ces départemens ; elles n’y ont pas seulement une importance pour la science théorique, elles instituent des concours, distribuent des primes et des médailles, elles encouragent par des récompenses l’enseignement agricole dans les établissemens scolaires. A quels progrès ne se sont-elles pas associées ? A Lille, à Douai, à Arras, à Boulogne, à Saint-Omer, à Amiens et dans les autres centres où elles existent avec un développement exceptionnel en France, on les a vues provoquer d’utiles enquêtes, ici sur l’étendue des portions de territoire soumises au drainage, ailleurs sur telle expérience à propos d’une espèce de plante ou de bétail. Elles contribuent, avec un petit nombre de recueils et de journaux spéciaux, à entretenir le mouvement des idées agricoles dans le pays. Placées au centre de chaque arrondissement, elles ont un mérite auquel on se reprocherait de ne pas rendre hommage dans un pays comme le nôtre, où l'association est loin d'être aussi développée qu'en Angleterre ; elles groupent depuis une cinquantaine d'années les représentans de la grande propriété et l'élite de la moyenne. Les comices agricoles achèvent de donner la même impulsion. Dans aucune région de la France, il faut le répéter, les esprits ne sont aussi portés vers l'agriculture, avec ce caractère remarquable que la vie industrielle et le développement agricole se déploient ici côte à côte et croient avec raison leurs destinées solidaires, au lieu de les considérer comme opposées les unes aux autres, ainsi qu'on se le figure assez fréquemment ailleurs.

Il est nécessaire que l'instruction pénètre dans la ferme sous d'autres formes spéciales. Nous touchons à un point dont on commence à se préoccuper sérieusement : l'insuffisance de la comptabilité agricole. La plupart des cultivateurs, dans ces provinces du Nord et du Nord-Ouest, où il semble qu'on puise dans l'air un sens judicieux et de sages habitudes, ont un certain ordre, mais qui n'est pas assez complet : il manque d'un élément essentiel. A vrai dire, une bonne comptabilité agricole est presque partout absente, si l'on excepte quelques grandes fermes. Qu'est-ce qu'une industrie et qu'est-ce qu'un commerce sans comptabilité ? et l'agriculture est à la fois l'un et l'autre. Ceci nous mène à signaler une autre lacune. On forme peu de fermières capables, de ces maîtresses femmes, comme il en existe encore pourtant quelques-unes, célèbres dans tout un département. Les filles des grands fermiers croient s'élever en devenant des demoiselles. Elles prennent en dégoût tout ce qui, dans la ferme, affecte les sens d'une manière peu agréable, surtout les occupations sérieuses et réputées monotones, bien à tort, de l'agriculture. Quelles bonnes comptables eussent pu faire ces demoiselles manquées ! Trop souvent aussi les filles de moyens fermiers, qui ont moins de raisons pour aimer le luxe et le confortable que donne la richesse ou la grande aisance, prennent le chemin de la ville. A défaut du couvent ou du pensionnat, elles entreront en boutique à Amiens, Arras, Lille, etc., elles coudront des gants, feront des fleurs, deviendront citadines par leur mariage. Il y a lieu de compléter le chapitre relatif à la ferme dans nos réformes sur l'instruction du sexe féminin.

Je n'ajouterai qu'un mot sur l'instruction dans les campagnes. Assurément, elle y a fait de notables progrès et elle en fera de plus grands encore. On mettra de plus en plus les bibliothèques à leur portée, les cours d'adultes, les conférences. Toutes ces choses et d'autres de même nature peuvent avoir des effets utiles si l'indiscrète ingérence de l’esprit de parti ou de système ne s’en mêle pas trop. Mais on ne peut s’empêcher de trouver un peu pauvre la pâture intellectuelle de ces mêmes campagnes. Les populations du Nord et du Nord-Ouest n’ont pas les ressources du soleil et de l’imagination du Midi. Un livre qu’on lit et relit comme en Angleterre, en Écosse, aux États-Unis, leur fait défaut. Cette source commune, où tous ceux qui savent lire trouvent un aliment moral, pour ces pays, c’est encore la Bible. Pour mille raisons, inutiles à dire, elle a peu de chances de prendre aujourd’hui cette place dans un pays où les populations rurales se déshabituent de lire même l’évangile. On a essayé sans chance aucune de succès, à l’époque de la révolution, de l’enseignement civique donné sous des formes inacceptables. Fera-t-on mieux ? Espérons-le, sans nous dissimuler les difficultés, qui sont grandes. On ne peut ressusciter à coup sûr, relativement à l’histoire, les vieilles légendes. Cette façon naïve d’apprendre et de refaire l’histoire charmait autrefois les populations et gravait dans leur imagination en traits vivans, encore que chimériques, les grands événemens et les grands hommes. Mais l’histoire raisonnable et patriotique, exempte de ces haines qui ne sont qu’une des formes de l’esprit de parti, eu prendra-t-elle la place ? Il faudrait y tendre. Le journal à cinq centimes, aux mains du cultivateur, se charge presque seul de son éducation politique. Il l’y cherche peu, à vrai dire ; ce qui l’intéresse surtout, c’est la chronique des grands crimes, et pourvu qu’il puisse suivre les péripéties des procès célèbres depuis l’arrestation du coupable jusqu’à sa mort sur l’échafaud ou son envoi à la Nouvelle-Calédonie, il tient le plus souvent son journal quitte du reste. Un livre survit pourtant, c’est l’almanach. Encore a-t-il perdu son unité. Il a pris couleur comme tout le reste. Il est difficile de ne pas remarquer que c’est là une alimentation un peu vide. Tout cela soit dit sans contester l’immense utilité de l’instruction dans nos provinces du Nord et du Nord-Ouest, et les services de premier ordre qu’un développement intellectuel supérieur a rendus déjà aux progrès agricoles dont nous aurons plus tard à parler.


II

On ne peut se flatter de trouver pour l’appréciation morale des campagnes une formule qui convienne à tout le monde. Ne savons-nous pas que les uns ont l’heureuse chance de voir partout le progrès, tandis que les autres ont le malheur de voir partout la décadence ? Les populations rurales ont été particulièrement sujettes à ces oppositions de point de vue. On faisait avec elles des idylles au XVIIe et au XVIIIe siècle. Après les sauvages elles étaient l’innocence même. De nos jours, on les a peintes sous des traits souvent odieux dans le roman et au théâtre. On a mis sous nos yeux le paysan madré et voleur, on a fait moins le portrait que la caricature de nos villageois. Tous ces tableaux qui ne représentent que certains côtés, grossis démesurément, n’ont pas fort heureusement la prétention d’exprimer avec exactitude la réalité tout entière et l’ensemble d’une population qui forme la classe la plus nombreuse de notre pays. Non, cette grande classe agricole ne mérite pas d’être traitée de la sorte, quelles que soient les réserves à faire, et la part du mal, qu’il nous faudra reconnaître, mesurer et décrire.

Le jugement qu’on peut porter d’une classe de la population n’est pas seulement absolu, il est aussi relatif, et il implique un certain degré de comparaison tantôt avec le passé, tantôt avec les autres parties de la société. Il est indispensable de se conformer à ces règles pour bien juger les populations agricoles.

Ce qui s’impose ici, c’est la comparaison de la population rurale et de la classe ouvrière. La première, quoi qu’on en ait pu dire, est moralement supérieure. On y trouve d’abord un développement plus grand des qualités de travail assidu et d’économie. Quant à ce qu’on nomme les mœurs, elles laissent assurément beaucoup à désirer dans les campagnes ; la part à faire aux entraînemens de l’âge et des sens est grande dans ces provinces ; mais il y a loin de là, on doit le dire, au libertinage habituel et raffiné, à la profonde perversion morale de la débauche et aux vices qui lui servent de cortège dans les villes. On est placé sous l’empire de meilleures influences. L’air pur, l’activité saine de la vie en pleins champs, semblent mettre le plus souvent obstacle à ces effets d’une fermentation que développent les occupations sédentaires, les lieux renfermés, les excitations de tous genres et les mauvaises lectures. Les campagnes sont à l’abri des causes qui font que dans les villes le vice s’appelle légion, qu’il y a son organisation, son budget. Elles ignorent au moins d’une manière habituelle les chômages du travail qui font de la misère une occasion de chute. On n’y voit guère le vice éhonté s’étaler effrontément et devenu un métier. Elles échappent enfin à cette autre plaie des villes de fabrique, les unions illégitimes. Le contraste à ce dernier point de vue est sensible entre Amiens, Saint-Quentin et les autres villes de fabrique du Nord, et les populations rurales qui les environnent. Les statistiques mises en lumière par des écrivains moralistes ou économistes ne nous laissent pas ignorer quelle énorme place tiennent dans les villes populeuses du Nord et du Nord-Ouest ces unions passagères. Les deux sexes s’y associent dans une vie de dissipation et d’imprévoyance ; il est rare que le caprice ne finisse pas par rompre ces liens qu’il a formés. L’union libre, comme on prétend nommer aujourd’hui ces sortes de cohabitations, est tolérée, acceptée dans ces villes, au point qu’on l’y remarque à peine. De telles mœurs sont absolument incompatibles avec le genre de vie du paysan, et on peut dire avec sa nature même. Il y a dans les mêmes villes un concubinage plus régulier. Plus honnête d’allures et d’habitudes, il semble qu’il ne lui manque que les formes légales et le sacrement pour devenir une union vraiment morale que la société puisse avouer. Le paysan ne répugne pas moins à ces unions illicites d’une nature plus ou moins durable qu’à celles qui ressemblent à des loyers à courte échéance. Je ne veux pas dire que le frein religieux et moral n’y soit pour rien en nombre de cas, que l’opinion, restée sur ce point très sévère dans les campagnes, ne s’y oppose pas avec énergie. Mais je crois voir ailleurs les motifs déterminans qui corroborent la haine instinctive du paysan, non-seulement dans ces sages provinces, mais à peu près partout, contre tout ce qui sent le désordre établi à demeure. Il veut un vrai foyer dont il soit maître, il veut être maître de sa femme, en avoir la possession durable et assurée, vivre avec elle dans une association d’intérêts tout aussi bien que d’affections. Le souci de la propriété et celui des enfans reconstitueraient pour lui le mariage régulier quand même mille causes l’ébranleraient ailleurs. Ce n’est pas lui qui fera jamais ahus des facilités du divorce. La stabilité de la vie, la fixité des contrats sont les choses du monde auxquelles il tient le plus. La femme des campagnes accepterait encore moins la condition humiliée qui peut la faire renvoyer d’un jour à l’autre comme une servante. Aussi a-t-elle en général les vertus de la femme. Dans ces campagnes flamandes, où les filles ne savent pas toujours résister, l’adultère de la femme est une exception des plus rares. Allons plus loin : le ménage est en général satisfaisant. La rudesse du mari, quand elle se montre, ce qui est un peu plus fréquent peut-être en Picardie, est le plus souvent superficielle. Le paysan, le fermier picard obéit au tempérament indigène, quand il s’emporte, gronde, crie et tempête, mais cela tombe vite, et la femme, qui connaît ces humeur-là, s’en émeut rarement beaucoup. N’a-t-elle pas d’ailleurs la ressource de reporter ses vivacités sur ses enfans ? Femme soumise, elle dit encore, comme au bon vieux temps, notre maître, en parlant de son mari. Mais elle est maîtresse à sa place, et en tout elle a sa part d’influence. Conseillère écoutée, elle a droit de vote au logis, quand il s’agit de quelque marché à conclure.

Elles sont, nous devons le dire bien haut, l’honneur de nos campagnes et de notre pays si calomnié, ces excellentes ménagères ! En est-il en Allemagne ou en Angleterre qui pourraient se vanter de valoir mieux ? C’est grâce à elles que la ferme flamande, et j’étends aussi l’éloge à la plupart des demeures dans ces rurales régions, est restée à l’intérieur fidèle à sa propreté proverbiale. Il n’est pas jusqu’au roman qui n’ait décrit, célébré cet esprit d’ordre, cette vaisselle nombreuse, ces cuivres brillans. Dans la grande ferme, quelque zélée servante, élevée dans ces traditions, se charge de ces soins minutieux et incessans. Dans les moyennes et surtout dans les petites, c’est la maîtresse de maison elle-même qui les prend à cœur. Frotter avec du grès la pelle, la pincette, la crémaillière, voilà une de ses fonctions importantes ! Chaque samedi, la maison du plus humble cultivateur est ainsi nettoyée et frottée. La femme romaine filait, la femme flamande balaie et frotte. Elle y met son honneur. La plus légère tache, la moindre poussière serait opprobre à ses yeux et devant les autres femmes. La propreté ainsi entendue finit presque par être une vertu, au sens où l’ont dit certains moralistes. Ces ustensiles, si bien tenus et si bien rangés, plaisent à l’œil et, pourquoi hésiterait-on à le dire ? à l’esprit. Un Grec qui savait ce que c’est qu’un ménage rural et mieux encore ce qu’est la beauté, Xénophon, trouve belles cette tenue de la ferme et jusqu’à ces potiches propres et luisantes ; il déclare belle l’image de l’ordre répandue sur tous ces humbles détails. On a le droit de citer ces descriptions antiques en contemplant ces intérieurs de fermes. On se reporte aussi sur ces tableaux flamands qui n’eurent pour se faire goûter qu’à en reproduire les modestes splendeurs.

Sera-t-il permis de le dire en passant ? nous n’avons pas aperçu sans un peu de mélancolie, indigne peut-être d’un économiste, le vieux rouet qui se cachait délaissé dans le coin obscur de quelqu’une de ces fermes de la Flandre. Que n’a-t-on pas dit des pauvres femmes des Flandres dépossédées par la mécanique ! Ces plaintes douloureuses regardaient surtout la Belgique, mais elles nous concernaient aussi. L’opération pouvait être nécessaire, mais qu’elle a été cruelle ! Ce fut en peu d’années comme une destitution brutale du travail à la main, seule ressource de milliers de pauvres ouvrières, et, pour d’autres, accessoire du moins d’une certaine importance. Le rouet tirait son prix d’autres considérations. Lorsque, dans ces fermes, le regard tombe sur quelqu’un de ces métiers méprisés et honnis, comment ne pas se dire tout bas qu’après tout le pauvre engin avait pendant des siècles représenté une des faces de l’existence de la femme rurale ? Quand le labourage et les semailles étaient finis, et que les garçons s’occupaient à soigner le bétail à l’étable, les femmes reprenaient aussi les ouvrages d’hiver. Elles filaient pendant de longues heures le lin qu’on employait dans les fabriques. Filles, elles s’essayaient à une tâche qui était aussi une distraction et où elles ne s’éloignaient pas du regard des mères. Devenues femmes, elles y trouvaient une occupation utile et lucrative à quelque degré pour la famille ; aïeules, elles y employaient des heures qui risquent parfois aujourd’hui de se consumer dans l’ennui. Ce petit salaire représentait pour la femme comme son apport personnel ; on l’en estimait davantage, et elle en ressentait quelque fierté. Aujourd’hui, la jeune fille se livre encore à ce travail traditionnel de son sexe depuis les temps les plus antiques ; mais le métier à filer n’est plus là comme l’image d’un bon génie domestique : il est dans un atelier commun, qu’on va gagner chaque matin, pour ne revenir que le soir, à Lille, à Roubaix, dans une de ces nombreuses villes de fabrique, ruches banales où viennent se grouper toutes ces abeilles du travail pour se disperser à heure fixe. Le salaire a augmenté, il est vrai, et c’est un bienfait incontestable, mais on se demande s’il n’a pas fallu payer cet avantage matériel d’un prix moral trop élevé, et si rien peut compenser suffisamment ce faisceau de la famille rompu à un âge où la faiblesse physique et morale a le plus besoin de ménagement et d’appui.

Ce qui certainement s’est le plus modifié dans la famille rurale, ce sont les rapports des parens et des enfans. On doit dire d’elle désormais ce que nous entendons répéter de la famille urbaine, que les parens sont devenus plus tendres et les enfans moins respectueux. Châtier a cessé d’être une des marques de l’amour paternel et maternel. Il n’y a pas un siècle que la verge pour fouetter était comme un meuble de ménage indispensable dans ces maisons de cultivateurs. On ne comprenait pas l’éducation sans ce petit ustensile. Aujourd’hui la main, toujours prompte, ne frappe plus que la joue, mais cette vive façon de se décharger de sa mauvaise humeur n’a rien de systématique au point de vue de l’éducation. Il y a des moralistes qui le regrettent. Le fouet dans le jeune âge leur paraît comme une inoculation qui préserve plus tard de châtimens plus graves. Opinion exagérée sans aucun doute : il n’est pas absolument nécessaire d’avoir été battu pour devenir honnête homme, mais un peu de crainte ne nuit pas chez l’enfant, pourvu qu’on n’en abuse pas. Bien de pire que l’affection toute d’instinct, molle et trop aveugle. Cette excessive faiblesse ôte à l’autorité paternelle et maternelle son prestige et sa force. « La gâterie, nous disait un de ces campagnards offusqué par ces habitudes trop molles, est devenue le mal de nos pays. Aussi y a-t-il plus d’ enfans ingrats qu’autrefois. C’est tout simple : ces enfans ont pris l’habitude de se voir tout sacrifier. Ils croient toujours, arrivés à l’âge mûr, que leurs parens leur doivent tout, eux rien à leurs parens. Ce devrait être à leur tour de les traiter comme ils furent traités eux-mêmes. C’est tout le contraire. A quoi bon des parens qui ne vous gâtent plus ? Aussi ne leur rendent-ils pas toujours même les soins élémentaires. C’est une imprudence aux vieux parens de se dessaisir de leurs biens par des donations anticipées à leurs enfans qui n’ont plus rien à ménager. Ces parens là paient cher souvent cette dernière preuve de tendresse, qui n’amène que rudesse et délaissement. » Après le groupe de la famille, qui s’impose d’abord à quiconque veut juger sainement de la situation morale des populations, d’autres signes peuvent éclairer sur l’état des mœurs. Tels sont la criminalité et le plus ou moins de développement de l’intempérance dans les populations agricoles. Ce dernier sujet intéresse, on ne le sait que trop aujourd’hui, notre pays tout entier, car il s’agit de l’avenir de la race, de ses forces intellectuelles et physiques, comme il s’agit de l’honneur de la civilisation.

Nous ne pouvons reconnaître dans la criminalité la mesure absolue de l’état moral. La statistique laisse ici dans l’ombre, en mal et en bien, trop d’élémens essentiels. Elle omet les vices qui dégradent, sans mener le plus souvent ceux qui s’y abandonnent en police correctionnelle ou en cour d’assises. Elle omet absolument les qualités et les vertus qui font l’honneur et la force d’un pays. Si les peuples heureux n’ont pas d’histoire, les peuples vertueux n’ont pas de statistique ; il n’y a pas de registres pour le sacrifice et le dévouaient. Enfin on peut citer des pays où la violence des passions, ordinairement en rapport avec le climat, produit des crimes de tout genre sans qu’on puisse rien en conclure contre la masse qui est sage, tempérante, et capable de tirer du même fonds d’énergie d’exceptionnelles vertus. Nous avons affaire ici à des populations plus calmes, qui valent surtout par une certaine moyenne de qualités. On peut dire qu’il y aurait pour ces régions lieu de se féliciter à beaucoup d’égards si cette statistique du bien était possible. On s’accorde avec raison à les mettre au nombre des meilleures. En tout cas, c’est une bonne note que la part relativement assez faible de la criminalité dans les départemens qui forment la Picardie, l’Artois et la Flandre, surtout si l’on a égard à ce qui en revient aux campagnes. Les attentats contre les personnes y sont rares, et ceux de tous qui sont devenus les plus fréquens, les attentats contre la pudeur, sont de beaucoup pour la plupart à la charge des villes. Les assassinats, les empoisonnemens sont des crimes exceptionnels dans ces campagnes ; ils y ont le plus souvent pour mobile la cupidité ; la violence produit beaucoup moins de meurtres qu’autrefois. Je crois même qu’on se trompe en déclarant que, d’une manière générale, les crimes étaient plus rares au temps passé chez les paysans. Les natures grossières et sauvages, que rien ne peut refréner, n’ont jamais manqué. Chez beaucoup la religion n’était qu’une superstition grossière. Il est d’ailleurs à remarquer que la police se faisait à peine dans les campagnes ; la rumeur publique, moins prompte à s’éveiller, faute de communications, était moins sûre de se faire entendre. Les habitudes générales de probité ne paraissent pas avoir fléchi non plus dans les relations de quelque importance, et les gros vols sont peut-être plus rares, de même qu’ils sont plus fréquemment découverts. Rien de moins inusité dans le passé que les vols de légumes, de volailles, même de moutons, d’ânes, de chevaux, auxquels se joignent des attentats plus graves contre la propriété, comme empiétemens sur les limites du bien d’autrui. Les preuves de ces méfaits abondent dans le Journal du sire de Gouberville, dont nous avons eu occasion de parler ici même. Les vols à main armée étaient fréquens en Picardie. On nous signale tels bois comme entachés d’une mauvaise renommée. On ne pouvait y passer, au dernier siècle, sans courir les plus grands risques. La contrebande du sel de gabelle et du tabac était très répandue dans plusieurs pays, comme celui d’Abbeville ; elle y créait une population extrêmement dangereuse. Les riverains des côtes maritimes exerçaient le plus odieux des brigandages. Ainsi qu’on l’a rapporté des habitans des côtes de Bretagne, pour montrer à tort en eux un trait de férocité particulière, ils allaient la nuit sur les bords de la mer, avec des fanaux qu’ils haussaient ou baissaient alternativement, et faisaient échouer les navires dont ils ramassaient les épaves. De ces désordres, il ne reste guère, dans une mesure fort amoindrie, que la contrebande du tabac. Elle a son quartier-général dans un petit nombre de villages en Picardie ; la même contrebande existe sur une plus grande échelle dans le département du Nord, où elle alimente, surtout dans l’arrondissement d’Avesnes, voisin de la Belgique, une population réfractaire à toutes les bonnes habitudes comme aux lois. Faisons-en la remarque ici : cette catégorie nomade et vicieuse n’est pas seulement une menace, mais une souillure pour ces contrées qu’elle calomnie en grossissant énormément la moyenne des crimes et des délits constatés par les tribunaux. Quant aux délits de moindre gravité, force est de reconnaître qu’ils tendent un peu à augmenter. Ajoutons qu’ils ne sont pas toujours commis par les plus nécessiteux. Ils ont plus d’une fois pour cause le désir, fort légitime en soi, mais trop impatient, de louer ou d’acheter une mesure de terre (un peu plus de 42 ares). A peine est-on en possession qu’on y bâtit une maisonnette. Mais il faut payer à l’échéance, ce qui n’est pas toujours facile. Tantôt on n’a pas réalisé le gain sur lequel on comptait, tantôt on a contracté une autre dette, tantôt on a manqué sa récolte, etc. Alors commence à poindre la tentation de compléter le déficit avec la récolte d’ autrui. Le champ est voisin, la nuit noire. On va, on cueille, on enlève grains ou légumes, on les porte au marché ; on paye, mais on est pris. Les tribunaux ont eu plus d’une fois à juger ce genre de délits chez de petits locataires ou possesseurs, lesquels ont eux-mêmes donné cette explication de leurs méfaits.

Nous voici en face de cette triste question de l’intempérance. Nul n’ignore que ce vice tient une grande place dans ces populations du Nord et du Nord-Ouest. On verra toutefois, si grand que soit le mal, que les campagnes en sont bien moins infectées que les villes et qu’elles sont loin de rappeler le fâcheux spectacle que présente la Normandie sous ce rapport. La statistique ne distingue pas avec assez de soin entre les campagnes et les villes, elle les rend par là solidaires à l’excès les unes des autres. D’ailleurs les moyennes de consommation peuvent être un signe trompeur. Que signifient-elles, par exemple, pour nos départemens du Midi, où l’on consomme le plus de vin, et qui ne sont pas ceux qui comptent, il s’en faut de beaucoup, le plus d’ivrognes ? Dans de pareils cas, le total établit seulement le grand nombre des consommateurs, et l’étendue de l’usage que chacun fait d’une boisson, sans aller pour cela jusqu’aux excès. Si je considère dans leur ensemble les campagnes de la Picardie, de l’Artois et de la Flandre française, j’arrive aux conclusions suivantes. La classe rurale boit souvent dans la semaine de l’eau ou de la bière assez faible, trop faible même. Elle se rattrape, il est vrai, le dimanche et les jours de marché. L’abus ne va pas le plus souvent jusqu’à l’ivresse, et d’ailleurs des cas d’ivresse ne sont pas l’habitude d’ivrognerie, qui ne chôme pour ainsi dire jamais. Quant aux excès presque journaliers d’une intempérance dégradante et dangereuse, ils se concentrent plus particulièrement dans les sucreries ; ils sont plus fréquens aussi dans les régions très rapprochées des villes, voisinage qui exerce une contagion funeste à tous égards. C’est là surtout que les cafés, nom plus noble donné aux cabarets plus ou moins embellis et agrandis, se sont multipliés, sans remplacer toujours les vieux cabarets, qui se maintiennent en plus d’une localité avec leur saleté traditionnelle. Les cafés ont pénétré toutefois jusque dans les villages. Ils ont surtout dans les localités semi-industrielles une nombreuse clientelle. Assurément le mélange dans les mêmes mains des occupations culturales et industrielles présente de sérieux avantages dans certaines conditions et dans certains pays, où il crée souvent des occupations dans l’intérieur de la famille, qui la fixent au foyer et qui doublent le salaire. Ce mélange habituellement est ici beaucoup moins heureux. Il reste favorable encore aux salaires, mais il est fâcheux pour la famille et pour la tempérance. En Picardie, on peut citer quelques parties de l’arrondissement de Péronne, le canton de Roye et plusieurs autres régions de l’arrondissement de Montdidier, où se rencontre l’union de la culture et de la fabrication du sucre. L’intempérance y présente un spectacle analogue à celui des villes manufacturières, sous la forme de l’abus de l’eau-de-vie qui, depuis une vingtaine d’années, s’y est développé de la façon la plus regrettable ; le café consommé dans les établissemens n’est plus aujourd’hui que le prétexte, plusieurs fois renouvelé, de surabondantes libations alcooliques.

Quant à la masse de la population rurale des provinces de Picardie, d’Artois et de Flandre, je refuse de souscrire aux arrêts sévères à l’excès des statistiques, qui mêlent trop de gens dans leurs moyennes. Les cartes teintées de rouge, faute des mêmes distinctions suffisantes, iraient jusqu’à infliger cette couleur accusatrice à des buveurs d’eau. Et d’abord, les statisticiens omettent de nous dire que l’ivrognerie s’est presque resserrée dans une catégorie inférieure. Autrefois, dans ces contrées du Nord, tout le monde s’enivrait, le hobereau comme le paysan, souvent même avec lui, ce qui était une façon, à certains jours, de rétablir l’égalité. Aujourd’hui on montre du doigt un propriétaire ou un fermier d’un certain rang qui s’enivre. Ce défaut est moins rare dans le monde des petits cultivateurs, mais non pas très fréquent. Tempérant, on ne l’est pas toujours, certes, autant qu’il le faudrait, mais il y a loin de là au vice, qui s’est renfermé dans une partie de la classe ouvrière rurale. La grande part de l’intempérance dans les contrées du Nord et du Nord-Ouest appartient aux ouvriers non agricoles de Boulogne, Calais, Lille, Saint-Omer, Arras, Amiens, Béthune, Saint-Pol et d’autres centres. On fait figurer le Pas-de-Calais pour la consommation totale des boissons immédiatement après la Seine-Inférieure, la Mayenne, le Calvados et l’Eure. Cette consommation est ici représentée surtout par la bière, boisson dangereuse par l’abus sans l’être à beaucoup près autant que l’alcool. Les relevés publiés, en 1879, par le Congrès international pour l’étude des questions relatives à l’alcoolisme, donnent par habitant chaque année à peine 153 litres ; cela ferait environ un demi-litre par jour ; en ce cas, on n’aurait qu’à louer les habitans de leur sobriété. On atteint à une moyenne de 600 litres par an pour l’ensemble des boissons : ce qui n’aurait rien d’excessif s’il ne fallait en partie défalquer les femmes et les enfans et tous ceux qui consomment peu de boissons fermentées.

La consommation moyenne en bière, portée à 220 litres pour le département du Nord, est certes exorbitante. Les Ardennes, qui viennent après pour cette consommation, ne dépassent pas 170 litres ; Elle est de 153 litres pour le Pas-de-Calais ; pour l’Aisne, de 75 litres ; pour la Somme, de 50 ; dans ces deux derniers départemens on boit aussi du cidre. Comment ne pas tenir compte principalement des immenses centres populeux dans le Nord ? Pour l’eau-de-vie, il est seulement le quinzième, venant assez loin après l’Aisne et la Somme. Quand on connaît les excès de ce genre dans ces villes si populeuses, on en conclut que l’alcoolisme règne peu dans les campagnes du Nord. L’Oise, qui a peu de villes manufacturières, en consomme davantage.

Mais c’est surtout par la gravité des effets que l’intempérance doit être appréciée. Les cas d’aliénation mentale et de crimes causés par l’ivresse sont ici le plus sûr comme le plus triste critérium, et on doit avoir égard aussi au nombre des arrestations en état d’ivresse. Dans le Nord, le nombre des arrestations pour cause d’ivresse publique est de 23.90 sur 10,000 habitans : le Finistère donne 82.50. Les morts accidentelles causées par l’ivresse donnent dans le Nord 0.54 sur 100,000 habitans : le Finistère, 4.62. Pour les aliénations alcooliques, le Finistère donne 17.26, le Nord seulement 8.78 : l’écart est énorme et prouve de bien moindres excès individuels avec une consommation égale ou à peu près, puisque le département breton figure le quatorzième sur la liste et le Nord le quinzième. Ces chiffres sont fort loin de ceux que nous avons cités pour la folie alcoolique en Normandie. La criminalité produit des différences analogues. Le nombre des crimes commis à la suite d’ivresse est aussi relativement peu élevé dans les mêmes campagnes.

Je n’en signale pas moins des excès fâcheux, et, ce qui est un mauvais symptôme, une consommation accrue de l’alcool pour la Flandre depuis 1849 ; elle était alors de 2 litres 52, elle atteignait 4 litres 65 en 1869 et dépasse ce dernier chiffre sensiblement aujourd’hui. On boit de tout dans les cabarets, bière surtout, eau-de-vie, genièvre. Or le nombre des cabarets a augmenté énormément. On dit qu’il faut voir en eux bien souvent des restaurans où les ouvriers vont prendre leur nourriture ; mais à qui fera-t-on croire qu’il faille à Lille 1 cabaret pour 80 habitans, pour l’arrondissement de Hazebrouok 1 pour 70, pour Dunkerque 1 pour 60, pour Cambrai 1 pour 59, pour Valenciennes 1 pour 44, pour Avesnes 1 pour 38 ? Ces cabarets sont aussi dans les villes trop souvent tout autre chose, la débauche y a ses cabinets particuliers. Il s’y joint dans les campagnes un attrait moins honteux, mais regrettable : l’abus des combats de coq, interdits pourtant par la loi du 2 juillet 1850 et par plusieurs arrêtés préfectoraux, qui n’empêchent pas qu’ils ne se multiplient. Ils sont annoncés longtemps à l’avance par des affiches au vu et au su de l’autorité, laquelle reste à tort indifférente, car ces combats mettent en mouvement les mauvais instincts de trop de manières par le genre d’émotions qu’ils excitent, par les paris qu’ils font naître, les libations qui les accompagnent, et les rixes qu’ils causent plus d’une fois. Nous voudrions aussi, pour les habitans de ces campagnes du Nord, des amusemens moins sots et moins vils que ceux où de malheureux volatiles deviennent les victimes d’une multitude acharnée à ce triste plaisir de la souffrance donnée en spectacle et offerte à la risée publique. Il y a en outre des concours de pinsons aveugles : c’est un plaisir que l’on goûte beaucoup vers Hazebrouck et dans d’autres localités flamandes ; ou nous assure même que quelques communes ont subventionné cette sorte d’éducation ; ou apprend à ces jeunes élèves à chanter en les aveuglant : c’est un genre d’instruction obligatoire pour lequel nous avouons avoir peu de goût, et, en tout cas, il est excessif qu’il ait son budget municipal.

Les fêtes se ressentent encore un peu dans le Word des anciennes kermesses ; mais si certains accessoires reproduisent une partie des mêmes spectacles grotesques, il n’y a plus d’orgies. On voit renaître dans nombre de localités du Nord et du Nord-Ouest ces exercices de tir et de gymnastique qui ont leur utilité. Ce chapitre, des amusemens dans les campagnes a son côté moral. La révolution l’avait compris, mais n’avait pas su résoudre une question qu’il est difficile, en effet, de régler par des arrangemens artificiels.

Il y aurait à déterminer enfin l’influence exercée sur l’état intellectuel et moral par les occupations agricoles. Les mœurs sont-elles meilleures, les habitudes plus tempérantes, les crimes plus rares chez les laboureurs ou chez les herbagers ? Nous n’avons pas obtenu toujours des réponses très nettes et très concordantes sur ce point. La vie plus solitaire des hommes et des femmes employés dans les herbages paraît favoriser certains délits, mais le personnel a dans la catégorie plus élevée plus d’instruction et de bonne tenue. Le cultivateur et l’herbager forment d’ailleurs des classes moins tranchées dans ces contrées qu’en Normandie. Quand on les observe à part, on trouve que l’herbager a plus de loisir, perd plus de temps, mais spécule avec plus de largeur. Le petit cultivateur est craintif et parcimonieux, mais il ne sait pas toujours prévoir, calculer, dépenser à propos, même lorsqu’il le peut. Le grand cultivateur de la plaine soumet tout aux lois rigoureuses du calcul ; il agit en industriel et en commerçant Sous le rapport moral on s’accorde en Picardie à regarder les herbagers comme une population plus sobre et plus pure de mœurs. Le Vimeux et le Marquenterre, pays d’herbage et d’élevage, présentent de meilleures conditions morales que les parties immédiatement avoisinantes livrées aux cultures céréales. On est moins tempérant, je l’ai remarqué précédemment, dans les cultures industrielles que dans les autres ; il y a de cela une raison en quelque sorte extérieure ; ces ouvriers prennent le plus souvent leurs repas dans des cantines, tandis qu’il arrive plus fréquemment, dans la culture des céréales, qu’ils le prennent à la ferme sous l’œil du fermier. Moins il y aura d’ouvriers vivant en dehors de la famille et de la ferme, plus il y aura lieu de s’applaudir.

Aucune culture ne m’a paru valoir la culture maraîchère pour former de bons et judicieux esprits et des mœurs régulières. Elle est partout disséminée en Flandre ; elle a dans l’Artois son principal centre à Saint-Omer et dans la vaste région occupée par les watergands, qui s’étend au sud de Gravelines et au sud-est de Calais, à partir de la rive gauche de l’Aa. Près Saint-Omer même, Lyzel et son territoire offrent un des meilleurs modèles de cette variété de cultivateurs. C’est une brave et honnête tribu que cette population rurale qu’on nomme dans le pays les lyzelards, et qui se répand sur une étendue de plusieurs kilomètres en suivant, depuis Saint-Omer, cet entre-croisement de canaux, bordés de saules, et surmontés de ponts rustiques. Dans cette population, flamande d’origine, nous avons trouvé la culture en famille avec ses conséquences les plus heureuses sur le caractère comme sur le bien-être. Cette culture maraîchère est une excellente école de mœurs. Elle oblige a la prévoyance, elle développe les facultés d’observation à un point extrême. Aucune ne tient le cultivateur plus en éveil. En Picardie, la culture maraîchère a plus d’un foyer, elle en a près d’Arras, par exemple, et près d’Abbeville. Les jardiniers du faubourg de Rouvray, à Abbeville, figurent déjà à la fin du XVe siècle dans diverses chartes sous le nom de hortolani. Montdidier a aussi ses maraîchers et on en trouve encore, soit dispersés, soit agglomérés, dans le département de la Somme, où les jardins et les vergers couvrent 11,000 hectares. Mais le type le plus complet de cette classe de maraîchers, c’est l’hortillon d’Amiens. Ces hortillons qui entourent la ville composent une des meilleures populations de la France. Les familles qui habitent les hortillonnages sont établies là depuis plusieurs générations. Elles se suffisent à elles-mêmes presque sans aucun recours à la main-d’œuvre étrangère. Les femmes de ces maraîchers sont aussi de véritables types de soin comme ménagères, d’activité par la part qu’elles prennent aux travaux comme à la vente ; elles conduisent elles-mêmes au marché d’Amiens sur des bateaux plats les légumes dont elles rapportent le prix à la famille. Qu’on songe que ces petites navigations sur de nombreux canaux ne sont pas sans fatigue et sans péril. Les produits de la culture maraîchère ne pouvant attendre, il faut aller par tous les temps, sous la pluie et sous l’orage. On cite plus d’un accident tragique. C’est avec un véritable courage que la femme de l’hortillon lutte contre les violentes rafales de mars et d’avril. Pendant l’hiver elle cassera la glace à coups d’aviron pour se frayer un passage. Partie à la pointe du jour, elle revient faire le reste du jour œuvre de mère de famille, de jardinière aussi. Ce travail de l’hortillonnage n’a ni répit ni trêve. Il est exposé à des risques en raison de la variabilité des saisons et de la délicatesse des produits, sujet à d’excessives inégalités dans les prix de vente ; il mène peu en général à la fortune, mais assure l’aisance ; il contribue plus que tout autre à mettre une certaine dignité soutenue dans une existence modeste ; rien ne répond mieux à cette vie calme et régulière dans l’intérieur d’une famille unie et laborieuse, qui est, dans toutes les conditions, une des meilleures garanties du bonheur et qui fait les races saines et le fonds résistant des nations.


III

Nous avons recherché tour à tour les aptitudes natives, l’instruction, l’état de la famille, les mœurs et le degré d’intempérance, l’influence exercée par les occupations agricoles sur le développement intellectuel et moral des populations rurales du Nord et du Nord-Ouest. Il y aurait encore d’autres traits à recueillir pour peindre l’état de ces populations. Leur situation sous le rapport des croyances, la nature même de leur moralité, donnerait lieu à plus d’une observation. Nous devons dire aussi un mot des superstitions qui jouèrent longtemps un rôle dans ces campagnes, comme dans les autres, sous certains traits particuliers qui méritent peu d’être recueillis. Le fond de ces superstitions dans nos provinces du Nord était assez uniforme et assez plat. On ne croit plus guère aux revenans, on croit un peu aux sorciers. Les empiriques ont encore beaucoup de chances de faire des dupes en mêlant à leurs prescriptions de remèdes équivoques, des évocations mystérieuses, des simagrées qui ne le cèdent pas beaucoup aux anciennes grimaces de cette sorte de charlatans. Je ne veux pas exagérer la portée de ce genre de fléau qui a diminué, sans disparaître, mais, même dans ces proportions plus restreintes, il est une honte et un danger. Certaines révélations nous ont appris que de pauvres filles des campagnes ont eu tort de se fier à ces empiriques, tout pleins de lumières sur les causes de leurs maux et sur les moyens de les guérir. Les tribunaux ne disent pas tout. Les victimes qui ont souffert dans leur bourse et dans leur santé aiment presque toujours mieux se taire. Elles savent qu’on se moquerait d’elles. Je doute qu’on fasse tout ce qui serait possible comme avertissement pour prémunir les ignorans et les faibles contre ces pratiques occultes et malfaisantes.

La diminution des sentimens religieux est loin d’être toujours une preuve de l’absence des superstitions. Assurément il y en a qui sont entées sur les croyances religieuses. Tels sont les pèlerinages faits en l’honneur de saints qui guérissent par spécialité toutes les sortes de maladies. Tels sont encore d’autres usages naïfs et populaires. Ces superstitions ne sont pas les plus dangereuses, malgré leurs abus. On ne saurait d’ailleurs les déraciner entièrement. Le miracle est de l’essence même de la religion. Les superstitions aujourd’hui les plus fâcheuses sont encore celles que nous venons d’indiquer et qui spéculent sur l’ignorance et la crédulité. Il est pitoyable de voir recourir à la fausse médecine, affublée de formules cabalistiques, des gens qui ne croient pas plus au médecin qu’ils ne croient au prêtre, u Nos paysans ne sont pas croyans, nous disait quelqu’un en Picardie, mais ils sont crédules. » Rien n’est plus vrai.

Affirmer que les croyances religieuses ont perdu beaucoup de terrain dans ces campagnes, c’est énoncer un fait général en France, mais qui se produit fort inégalement selon les pays. L’indifférence pour tout ce qui n’a pas les intérêts terrestres pour objet immédiat, la répugnance chez un très grand nombre de paysans à admettre le surnaturel sont dans ces régions du Nord en manifeste progrès. Cette sorte d’incrédulité prend rarement des formes violentes. Elle ne les a que dans ces natures de sectaires qu’on rencontre jusque dans les villages. La majorité des hommes n’est pas positivement hostile aux idées religieuses, tout en se tenant en dehors ; une minorité considérable fréquente encore l’église les dimanches et les jours de fêtes. En Flandre, c’est la majorité aujourd’hui encore qui reste fidèle à ces habitudes, quoique la fréquentation des sacremens, signe du catholicisme pratique, ait là aussi sensiblement diminué. Cette région a moins perdu ses croyances religieuses que la Picardie. Quant aux femmes, elles sont partout, dans ces contrées du Nord et du Nord-Ouest, attachées au catholicisme, et la plupart y tiennent fortement ; elles y maintiennent l’enfant et, jusqu’à un certain point, l’homme lui-même.

Ce qui constitue essentiellement pour ces campagnes la règle de conduite, c’est ce qu’on appelle la morale utilitaire. Je sais que la remarque peut s’étendre en dehors de ces régions du Nord et du Nord-Ouest, mais elle y trouve particulièrement sa place en raison de la nature froide des paysans. Nos campagnes n’ont pas besoin pour être utilitaires d’avoir lu Bentham et Mill. Entre la morale utilitaire et le paysan, lorsque la religion a perdu sa prédominance, il y a affinité. L’ouvrier des villes suit le plaisir, le paysan suit l’intérêt : de là sa force relative. La morale utilitaire crée les vertus économiques. Elle est la mère du travail et de l’épargne. Elle prescrit l’empire sur soi et la prévoyance. Elle combat l’ascendant des instincts grossiers et des appétits brutaux par les calculs d’avenir. Elle s’élève, en un mot, jusqu’à la conception du bien-être. Elle craint d’ailleurs tout ce qui nuit, la maladie qui vient de l’excès, comme la prison qu’entraîne le délit. Ceux qui sont assez forts pour s’y conformer de tous points déploient une somme d’énergie utile et de qualités d’ordre qui ont leur prix. Mais il y a un revers de médaille. Cette morale a toute l’étroitesse et toute la sécheresse de l’égoïsme. Elle ignore la charité et fuit le dévoûment. Elle n’a pas de ciel sur la tête. Elle n’a ni élan ni expansion dans le cœur. La famille peut jusqu’à un certain point s’en accommoder ; encore réduit-elle le nombre des héritiers. L’idée de patrie dépasse cette morale, l’humanité est un mot qu’elle ne comprend pas. Enfin il lui faut, pour être complètement efficace dans le sens de ses bons effets, une force et une sagesse dont tous ne sont pas capables. L’amour de la propriété produit les meilleurs effets, mais il peut devenir une passion sans frein. La cupidité ne connaît pas de règle et de limite. Elle engendre la dureté dans les relations. Elle se laisse emporter jusqu’au crime. Autant de conséquences funestes de l’absence d’un principe de conduite plus élevé, plus étendu, plus généreux. La morale utilitaire a tiré parti des énergies actives de nos paysans du Nord et du Nord-Ouest, gens de sens rassis et d’humeur réfléchie, qui s’en contentent mieux que les populations ardentes du Midi. Mais suffit-elle à ces populations du Nord elles-mêmes ? Est-elle sans lacunes essentielles et sans inconvéniens ? Ne faut-il rien qui la tempère et l’élargisse ? Peut-elle être là plus qu’ailleurs la règle suprême de l’homme et le dernier mot de la destinée ?

Le caractère propre du temps actuel est de transporter aux campagnes ces problèmes où paraissaient surtout engagées les villes, et, dans les villes, la classe la plus instruite. Les philosophes opposent à la morale utilitaire la morale spiritualiste, celle du devoir, de l’obligation, que complètent la charité et l’amour sous les formes les plus élevées, le christianisme en un mot, moins le dogme. Forme abstraite qui ne suffit pas à tous et qui convient mal aux campagnes. Or il s’agit précisément de savoir si elles renonceront à la morale religieuse, attachée à l’enseignement et à la pratique d’une religion positive. Ou doit se demander si ce ne serait pas là une immense éclipse d’une partie de l’âme humaine et un grand péril pour les campagnes, pour la société, pour la patrie. Si, par la force des choses, cette situation critique existe en partie, il serait d’une suprême imprudence de l’aggraver en posant en antagonisme devant les campagnes prises comme théâtre d’expérience, ces deux termes d’une antithèse violente, la science et la foi, qu’on personnifierait dans l’instituteur et dans le prêtre mis aux prises. Ceci tuera cela. La politique doit éviter de telles alternatives redoutables, non les créer. La part à faire au sentiment religieux, inséparable, quoi qu’on en puisse dire, d’une religion déterminée qui lui fait prendre corps et peut seule lui donner un aliment régulier, a été proclamée par les politiques les plus libéraux et les plus pénétrés des devoirs de la démocratie. Américains, Anglais ou Français. La démocratie a besoin de tous les freins et de tous les stimulans moraux. Elle établit la liberté et la responsabilité à tous les degrés. Éliminer l’influence des croyances et du sentiment religieux qui agissent sur l’homme intérieur serait une gageure assez nouvelle en cette matière, et il y aurait plus de perte que de profit pour le parti illusionné qui croirait pouvoir la soutenir contre les leçons de l’expérience et les conditions mêmes qu’impose à la politique la nature de l’homme et de la société, surtout celle des sociétés libres.

Nous ne pouvions pas en dire moins sur cet état nouveau pour nos campagnes, très facile à observer dans nos populations du Nord et du Nord-Ouest. Au temps de l’empire romain, les campagnes voyaient leurs croyances ébranlées, mais le christianisme frappait à la porte : une religion supérieure remplaçait une religion inférieure : elle apportait une règle et un idéal moral sous des formes appropriées à la muasse qui furent avidement acceptées. Tout était net, précis, dans les affirmations. La vie avait un guide, un modèle. Le ciel s’ouvrait. Est-on sûr qu’il y ait aujourd’hui quoi que ce soit à mettre à la place en dehors de doctrines trop abstraites, les supposât-on toujours morales, pour suffire à tous les besoins et à la direction de la vie ? L’œuvre de la civilisation des campagnes par le christianisme est-elle achevée ? Nous nous bornons à poser ces questions, et nous avons hâte de rentrer dans les faits. À cette description intellectuelle et morale nous devons ajouter le tableau de la condition matérielle des populations des mêmes provinces. Ce sera l’objet d’une seconde étude.


Henri Baudrillart.

  1. Les études sur la Normandie, qui forment la première partie de ces recherches sur les populations agricoles, ont été réunies dans un volume qui en forme la première série, (Librairie Hachette.)