Les Précurseurs italiens - Niccolini et la vie toscane

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Les
précurseurs italiens

Niccolini et la vie toscane.

I. Ricordi della vita e delle opere di G. B. Niccolini, raccolti da Atto Vannucci.
II. Lettere dal 1798 al 1857, 2 vol. Lemonnier, Florence 1866.

C’est une banale faiblesse de croire que les événemens arrivent tout seuls, par la grâce soudaine d’une fortune complaisante ou même par l’audace d’un homme habile à saisir l’occasion. C’est une illusion au moins aussi dangereuse de penser que les grandes métamorphoses publiques sont les filles des conspirations ourdissant leurs trames secrètes dans l’ombre de la vie des peuples. Ni la fortune, ni l’occasion, ni les conspirations n’ont cette puissance souveraine qui renouvelle une nation. Quand une révolution arrive et réussit, quand elle apparaît avec ce caractère impérieux des grandes choses irrévocables, c’est qu’elle a eu déjà une mystérieuse préparation. Elle a eu ses victimes, ses héros et ses précurseurs, soldats, écrivains, proscrits, serviteurs obstinés d’une même idée. Avant d’exister, elle a son histoire. Le dénoûment n’est que le dernier mot d’un long et obscur travail auquel les uns et les autres ont mis la main quelquefois sans le savoir, qui s’est déroulé à travers toutes les contradictions. L’Italie nouvelle s’est faite ainsi. Le germe est éclos aujourd’hui seulement, il s’est épanoui tout à coup dans une sorte d’explosion ; mais ce germe a été réchauffé et mûri dans la fermentation des âmes et des intelligences, dans les excitations d’une vie pleine de complications et de mystères. Ce qui est devenu une réalité a été longtemps un idéal vainement poursuivi, l’idéal fascinateur de la patrie italienne.

Ce n’est pas que pour ces cœurs surexcités sans cesse par leurs souvenirs et par leurs espérances cette idée de patrie et d’indépendance se soit présentée toujours sous une forme unique et invariable, sous la forme qui a définitivement triomphé. Elle est née, elle a grandi au sein de toutes les diversités locales et traditionnelles, elle s’est pliée aux fluctuations et a subi les nécessités oppressives de la politique ; elle a épuisé toutes les combinaisons et a passé par toutes les métamorphoses ; mais au-dessus de tout planait comme un éclatant mirage la pensée commune résumée dans un mot magique, — l’Italie ! L’Italie n’était point dans les faits, elle n’avait rien d’une puissance reconnue, elle vivait dans les esprits, dans les imaginations ; elle rassemblait sous son drapeau invisible et inavoué le bataillon rebelle des poètes et des penseurs. Cette idée d’une patrie commune existant indépendamment des démarcations imposées, maintenues par la politique, elle a son symbole à Florence, dans cette église de Santa-Croce à la façade de marbre d’une éblouissante blancheur, dans ce panthéon des grands morts rassemblés sous la même coupole et formant de leur cortège comme une Italie idéalement unie par la pensée, par le culte religieux des souvenirs. Elle a son expression sensible et poétiquement saisissante dans ce monument du Piémontais Alfieri sculpté par Canova et placé à côté des monumens de Dante, de Machiavel, de Galilée, de Filicaia, d’Alberti. Au-dessus du profil sévère et irrité du poète gravé sur une face du tombeau, il y a un seul personnage, c’est l’Italie debout sous la figure d’une femme superbe. Elle laisse pendre un de ses bras dans une sorte d’abandon désespéré, et de l’autre elle s’appuie sur l’urne funèbre, à demi enveloppée de son manteau, à demi penchée, comme si elle écoutait un dernier tressaillement dans ce sépulcre. Elle ne pleure pas, elle ne se lamente pas, son visage pensif respire plutôt la fierté amère et triste d’une majesté outragée. Son regard profond et fixe semble chercher quelque chose dans le vague, l’avenir sans doute, et, comme on l’a dit, cette méditation frémissante « sur le tombeau du plus acerbe ennemi de tous ceux qui furent les ennemis de l’Italie » n’éveille d’autre pensée que celle d’une éternelle revendication.

C’est dans cette église de Santa-Croce, le Westminster du génie italien, qu’on portait, il y a quelques années à peine, un homme qui pendant sa vie ne fut rien si ce n’est académicien et un peu professeur, mais qui, par l’intégrité de son âme, par l’énergique et incorruptible ardeur de sa foi a été un de ces précurseurs dont je parlais. S’il fallait les nommer tous, ces précurseurs, ils s’appelleraient légion ; ils formeraient le faisceau des forces morales d’une nation. Ce dernier venu dans l’illustre compagnie des morts de Santa-Croce était Giovanni-Battista Niccolini, le poète d’Antonio Foscarini, de Giovanni du Procida, d’Arnaldo da Brescia, le critique philosophe qui a écrit sur le Sublime et Michel-Ange, sur André Orgagna, sur Machiavel, sur Guicciardini, l’homme le moins fait pour l’action, le plus libre et le plus hardi d’inspiration ; physionomie singulière, caractère original dans une vie simple, esprit passionné et mordant, nature pleine de saillies, impétueuse et sensée, âpre et sensible, mélange de patriote et de lettré studieux, type égaré dans notre temps de vieux Florentin nourri de Dante, de Machiavel, de Pétrarque !

À lire ses ouvrages, animés d’un feu secret, à suivre le vol de son inspiration, qui embrassait l’Italie, on eût dit un homme dévoré d’un irrésistible besoin d’agitation, de l’impatience de se répandre, tout au moins de ce désir d’errer et de voir que ressentent les poètes. Au contraire il ne quitta presque jamais Florence que pour quelque villa de la campagne toscane. Une seule fois il était allé jusqu’à Venise et à Milan, et il avait été obligé d’emprunter cent écus pour cette excursion de sa jeunesse. Lorsqu’il aurait peut-être aimé les voyages, il ne pouvait pas se donner ce luxe ; il avait à peine de quoi vivre. Lorsqu’il eut les ressources, il n’eut plus l’envie. Il borna l’horizon de ses vœux en laissant la liberté à son esprit : il se partagea entre sa villa, sa petite maison de la via Larga à Florence, l’intimité de quelques amis et quelques sociétés choisies auxquelles il se prêtait un peu sans se donner. Niccolini a vécu quatre-vingts ans de cette vie, fier dans sa pauvreté tant qu’il fut pauvre, modeste dans son aisance quand la fortune lui sourit, fuyant le bruit par goût, les honneurs par indépendance, échappant aux persécutions par la modération dans l’inflexibilité, et ne connaissant d’autres événemens que les aventures de ses tragédies dans cette Italie où elles allaient retentir. Ce qu’a été le poète, je me souviens de l’avoir dit autrefois ; ce qu’a été l’homme, on peut le voir dans ses Lettres, qui viennent d’être recueillies comme l’ont été celles de ses contemporains Foscolo, Leopardi, Giordani, Giusti ; on peut le voir mieux encore peut-être dans ces récits dont M. Atto Vannucci accompagne les lettres, dans ces Souvenirs qui ne sont pas seulement l’histoire morale d’un personnage considéré de l’esprit, qui font revivre une époque, une société, la société florentine au temps où la Toscane n’était encore que la Toscane avec son génie, ses goûts d’art et de littérature, ses mœurs faciles et ses traditions de liberté amorties dans une douce servitude.

De toutes les contrées de l’Italie, aucune n’a plus d’originalité et d’attrait que cette Toscane où le paysage et l’histoire, le passé et le présent semblent former un perpétuel contraste. — Le paysage, vous l’avez sous les yeux en abrégé des hauteurs de Fiesole, la ville étrusque qui domine Florence, du dernier gradin de ce pittoresque amphithéâtre où est allé se poser un couvent de franciscains. Sur le penchant du coteau fourmillent et s’étagent les villas, dont quelques-unes ont été fameuses, — les villas Médicis, la villa Mozzi, où fut nouée la conjuration des Pazzi et qu’habita le grand condottiere Jean des bandes noires, la petite maison cachée dans la verdure où se rassemblaient les jeunes femmes de Boccace allant oublier la peste en écoutant des histoires galantes. Au bas du coteau se déploie nonchalamment Florence, coupée par l’Arno, qui s’enfuit vers la campagne en longeant les caséines et que vous retrouverez à Pise. Au-delà du fleuve, les gracieuses et verdoyantes hauteurs de Bellosguardo et de San-Miniato. À droite, la chaîne de l’Apennin qui se déroule, les monts de Carrare qui étincellent de blancheur sous le soleil à l’horizon, et plus loin encore les montagnes de la Spezzia qui se dessinent à l’extrémité dans le bleu du ciel. Dans cette vallée de l’Arno, rien de violent, rien de heurté, aucune de ces oppositions saillantes de longues plaines et de cimes gigantesques comme dans l’Italie du nord, de volcans et de bois d’orangers comme dans l’Italie du midi : tout se fond par gradations harmonieuses dans un ensemble dont le vrai signe est une sorte de proportion ingénieuse. — L’histoire, elle est écrite sur ces monumens massifs et sévères, palais Vieux, palais Pitti, palais Strozzi, qui dressent leurs murs noircis sous un ciel riant, témoins survivans et impassibles d’un autre âge où la lutte était partout, où ces fières villes disputaient leur liberté et leur indépendance avec un Ferruccio pour guide, où de ces républiques de marchands sortaient de grands poètes, de grands artistes, de grands hommes d’état. Le caractère toscan, transformé, pétri, émoussé par les révolutions, se ressent de cette nature extérieure et de cette histoire : il a la délicatesse de l’une, la fierté de l’autre, avec le scepticisme d’une race raffinée et frondeuse. C’est dans ce pays aux contours adoucis et aux grands souvenirs, qui dans son histoire va des vieilles agitations locales à l’Italie unifiée d’aujourd’hui à travers la domination brillante, quelquefois éclairée, plus souvent corruptrice des Médicis et des Lorrains, c’est dans cette Toscane que Niccolini avait vu le jour et n’avait cessé de vivre.

Il était né aux bains de San-Giuliano de Pise le 29 octobre 1782, Enfant d’une famille de patriciens de Florence et descendant par sa mère du poète Vincenzo Filicaia, l’auteur de ce sonnet, qui ne fut célèbre que parce qu’il faisait retentir le nom de la patrie dans le silence du XVIIe siècle : « Italie, Italie ! ô toi à qui la fortune a fait don de la beauté,… etc. » Il avait reçu l’éducation qu’on pouvait recevoir alors en Toscane dans une famille patricienne, mais pauvre et bientôt encore plus appauvrie par la mort prématurée du père. Il avait eu pour premier maître un frère des écoles pies qui ne le gâtait pas, — « peut-être parce que j’étais pauvre, dit Niccolini, et que mes parens ne lui faisaient pas de cadeaux, » qui s’appliquait à le faire mordre au travail d’une singulière façon, en l’injuriant, en lui répétant : « Vous êtes noble, et vous ne serez qu’un sot comme les autres vos pareils. » Il était allé à l’université de Pise étudier la philosophie et les lois. Quand il quitta l’université de Pise avec le titre de docteur, je ne sais s’il avait étudié beaucoup les lois ; mais il avait senti se remuer en lui le démon poétique, il s’était formé au goût et à l’étude de l’antiquité, la souveraine maîtresse de l’imagination ; il lisait avec enthousiasme Euripide et Eschyle aussi bien que Dante, et de plus il avait passé à une école terriblement instructive : il avait grandi dans ce tourbillon d’événemens de la fin du siècle où la Toscane avec l’Italie était emportée, où elle allait devenir le jouet des événemens, transformée tour à tour en république, en petit royaume d’Étrurie, en grand-duché napoléonien ou en province française. Poète, Niccolini l’était certainement : il le montrait à vingt-deux ans par ces premiers vers de la Pietà que lui inspira une épidémie abattue sur Livourne et qui commencèrent sa renommée, où on sentait « l’esprit de Dante et la volupté de la douleur ; » il le montrait encore par une multitude d’essais préludant à cette belle étude antique de Polixène, sa première tragédie, pour laquelle il partageait le prix décennal fondé en Italie comme en France. Patriote, il ne l’était pas moins ; il était un des chefs de cette jeunesse universitaire qui, aux heures de crises, allait demander des armes contre ce qu’on appelait le parti vieux,’et quand se déchaîna la réaction furieuse de 1799, quand descendit jusqu’à Florence cette étrange insurrection d’Arezzo, que soufflaient les prêtres et qu’une femme conduisait au nom de la vierge Marie et des Autrichiens, Niccolini lui-même n’échappa pas tout à fait aux persécutions ; il fut un moment enfermé à la forteresse. C’est, je crois, la première et la dernière fois qu’il s’est trouvé personnellement enveloppé dans un orage public. Ce ne fut jamais une nature de conspirateur, ou du moins ce n’était qu’un de ces conjurés de l’esprit qui en imposent quelquefois à la force par la candeur même de leurs pensées et de leur vie.

Jeune, signalé comme un brillant espoir, mêlé à tous les hommes qui cultivaient les lettres ou les sciences, Niccolini se distinguait déjà par une sorte d’austérité alliée à une imagination ardente, par un sentiment précoce de dignité morale ; il était de ceux dont on craint les saillies, qui sont comme la conscience vivante de ceux qui les entourent. Obligé de recourir pour vivre à un petit emploi, — il fut successivement attaché aux archives, professeur d’histoire et de mythologie, secrétaire de l’académie des beaux-arts, bibliothécaire ; — il ne s’appartenait pas moins et relevait par son indépendance de cœur ce qu’il regardait quelquefois comme « son esclavage. » Foscolo l’appelait « un jeune homme de mœurs pures, d’âme italienne et de noble génie. » On a cru quelquefois qu’il avait été le type du Lorenzo de Jacopo Ortis. Il n’en était rien ; Lorenzo n’était qu’un personnage imaginaire. Ce qu’il y avait de vrai, c’est que Foscolo et Niccolini, malgré l’inégalité d’âge, s’étaient liés dès leur première rencontre d’une amitié fraternelle dont on retrouve des traces dans les lettres de l’auteur d’Ortis. Niccolini n’était pas Lorenzo, mais il savait qui était la Thérèse de Werther italien, il était initié à tous les orages intimes de cette étrange existence de Foscolo, l’homme à « la superbe figure mélancolique, » selon le mot de Sismondi, à la conversation impétueuse et colorée, aux passions ardentes, qui semblait promettre les plus grandes choses et qui était destiné à finir misérablement dans l’exil. Quand Foscolo, après avoir refusé de prêter serment au royaume d’Italie, fut relégué à Florence, qu’il appelait « son hôpital, son théâtre, son école et son jardin, » il s’était fixé sur la charmante colline de Bellosguardo. Niccolini le voyait souvent et s’entretenait avec lui de politique, de poésie et d’art. L’un et l’autre, avec des caractères très différens, avaient cela de commun qu’ils nourrissaient le même instinct patriotique, qu’ils avaient la même haine des littérateurs de cour, des poètes prosternés devant toutes les dominations, des écrivains faméliques et des charlatans de l’esprit. Les deux amis se quittèrent en 1813 pour ne plus se revoir. Foscolo revint à Milan, où il assistait un an après à la tragédie populaire qui coûta la vie au comte Prina. Niccolini restait à Florence et suivait l’auteur des Tombeaux d’un regard inquiet.

Ce qu’il y a de caractéristique dans cette amitié, c’est qu’elle fut refroidie tout à coup au lendemain de 1815, non par l’absence, non par des froissemens d’amour-propre ou de l’indifférence, mais par un soupçon. Foscolo, l’homme toujours en guerre avec les autres et avec lui-même, s’était-il laissé aller, comme il en fut accusé, à prendre quelques engagemens avec les Autrichiens ? Niccolini le crut, et de longtemps il ne put lui pardonner ; il ne souffrait pas même qu’on essayât devant lui une justification de celui qui avait été son ami. « Non, disait-il brusquement, c’est inutile, point d’apologie ! Foscolo a payé un amer tribut à la faiblesse humaine, il s’est oublié lui-même, il a traité avec les ennemis de l’Italie, et nous ferons bien d’oublier cette période de sa vie, de jeter le manteau de Sem sur les hontes du père… » Niccolini se trompait ; il le reconnut. Foscolo était un cœur capable de toutes les faiblesses, excepté de celle-là ; mais cette sévérité même de Niccolini n’est-elle pas la vive révélation de ce qu’il était et de ce qu’il pensait dans ce temps de la fin de l’empire et de la restauration ?

Nul peut-être ne représente mieux que Niccolini, avec son ingénuité de poète indépendant, ce que tous ces événemens faisaient passer d’émotions violentes et contradictoires dans une âme vraiment italienne. La domination française, arrivée au-delà des Alpes par la révolution, étendue et régularisée par l’empire, cette domination n’était point aimée. Il ne faut pas se faire illusion là-dessus. Sous un nom ou sous l’autre, c’était toujours l’étranger, dont la présence était une insulte et une oppression. Tout ce qu’il y avait d’instincts patriotiques se révoltait à la vue d’une Italie incessamment remaniée, coupée, déchiquetée en départemens français ou en principautés feudataires. Sous l’empire, il y eut toujours un groupe de dissidens et d’indépendans obstinés ; mais en même temps ces hommes sincères s’avouaient tout bas que cette France qui était pour eux l’étranger laissait sur son passage une semence féconde, que c’était toujours la révolution, que l’œuvre de transformation intérieure accomplie par elle partout où elle passait était le gage d’une indépendance future. De là les sentimens passionnés et complexes qu’inspirait cette domination à la fois oppressive et sympathique. Quand Niccolini voyait les autorités françaises se substituer à toute action italienne, l’usage de la langue laissé à peine par grâce, toute liberté de parole supprimée, quand il voyait les œuvres de l’art disparaître de la Toscane, des livres français employés à l’enseignement des Italiens dans les écoles italiennes, quand il voyait tout cela, il s’indignait, il se répandait en sorties amères. Il était sincère dans ses indignations contre les « maîtres superbes venus des bords de la Seine, » et à mesure que la catastrophe approchait, il n’était pas moins sincère dans ses retours vers Napoléon, dans sa haine des dominateurs nouveaux devant lesquels disparaissait la prépondérance française. « De la honte et des chaînes, voilà la paix des rois, » écrivait-il avec rage. Il répétait dans ses lettres l’épigramme qui courait partout : « voilà les destins de l’Italie, le typhus, les Allemands et les moines ! — Ecco d’Italia i fati : — tifo, Tedeschi e frati ! » C’était là l’impression première que 1814 éveillait chez Niccolini, une impression d’amertume, de découragement et d’irritation. Et puis, en voyant l’Italie passer d’une domination étrangère à une autre domination plus dure, il ne pouvait s’empêcher de faire un retour sur toutes ces destinées individuelles brisées ou compromises dans les révolutions. Il avait la pitié des désastres privés. Il voyait une multitude de jeunes gens, « espérance de notre patrie, » disait-il, réduits à manquer de pain et à s’expatrier. Il avait plusieurs frères dans l’armée, et il en était à se demander avec anxiété où ils étaient, s’ils vivaient encore. La petite position qu’il occupait, il ne savait si on la lui laisserait, et il s’irritait presque autant d’être épargné que d’être frappé. Il se réfugiait en lui-même, et il écrivait avec une émotion virile : « Incertain de la gloire, je tâche d’acquérir la vertu, parce que si la première est belle, la seconde est bonne et a des récompenses qui ne dépendent pas des hommes… Opprimé de malheurs trop réels, je ne peux guère m’occuper de fictions. Je cherche néanmoins dans l’étude de la poésie sollicilæ oblivia vitæ, mais je ne les trouve pas… »

Ce fut en effet une heure de singulière épreuve que cette heure de 1815 qui semblait sonner le réveil de tout un passé. Pour l’Italie, c’était le commencement d’une étape d’un demi-siècle de servitude et de malaise ; c’était le point de départ d’une lutte plus ou moins voilée, plus ou moins éclatante entre l’instinct national comprimé et tous ces pouvoirs nés d’un reflux de l’esprit de conquête et d’absolutisme. Niccolini avait alors trente-deux ans, l’âge où l’imagination est dans sa force et où le caractère a pris son pli. Il sortait de cette crise publique déjà plus qu’à demi renommé comme poète, attristé et déçu comme citoyen, froissé dans ses affections d’homme. Il n’avait guère quitté Florence qu’un moment vers 1804, plus que jamais il s’y renfermait, sans se désintéresser des événemens, mais les voyant passer sans illusion du fond de sa retraite studieuse. « Dans une modeste maison qu’il habita longtemps avec sa mère, via Larga, près de la place Saint-Marc, dans le voisinage de l’Académie, où il avait un emploi, il y avait une petite chambre capable à peine de contenir quatre ou cinq personnes. Là, en face de son unique table, il avait écrit de sa propre main ces mots : nulla dies sine linea. Dans cette chambre, il composa la plus grande partie de ses tragédies, il médita…, » et là aussi il voyait défiler de jeunes et de vieux amis. On ne toucha pas à sa position, on eût cherché plutôt à l’attirer. Le grand-duc Ferdinand, nouveau souverain de Florence, aurait voulu le retenir comme bibliothécaire à la Palatine, où il allait quelquefois le trouver dans les premiers momens et s’entretenir familièrement avec lui. Ce fut Niccolini qui ne voulut pas garder cette place, donnant sa santé pour prétexte, mais en réalité parce qu’il ne respirait pas à l’aise dans l’air du palais Pitti. Il préféra rester simplement professeur à l’Académie des beaux-arts, tenant avant tout à sa liberté et réalisant ce qu’il écrivait un jour de lui-même : « je ne laisse pas rouiller mon esprit ; je garde et garderai mon âme à l’abri de tout ce qui pourrait l’abattre. Ni le temps ni les hommes n’auront sur moi cette victoire. Je me tais, mais je ne mens pas. » Le grand-duc Ferdinand du reste ne lui en voulait nullement de cette humeur libre et un peu farouche, et il le défendait quelquefois contre ceux qui auraient voulu le traiter en ennemi, comme il résistait à ceux qui auraient voulu imprimer le sceau de la vengeance et de la réaction au rétablissement de l’ancien ordre de choses à Florence.

C’est qu’en effet, entre toutes ces restaurations italiennes qui se signalaient par leurs puérilités et par leurs excès, la restauration toscane avait un caractère particulier de bénignité et de tolérance. Elle avait un peu l’apparence d’une résurrection paisible dans un pays de mœurs tempérées, de goûts fins et de vie facile. Elle avait en quelque sorte des traditions libérales dans le règne de Léopold, le grand-duc philosophe qui avait réformé la législation toscane avant la révolution française. Au premier moment, il est vrai, l’esprit de réaction avait menacé de faire invasion. Rospigliosi, envoyé avec le titre de commissaire à Florence, ne voyait dans la Toscane reconquise que le vieux patrimoine de l’Autriche, et n’avait d’autre pensée que de tout remettre entre les mains du clergé, d’effacer toute trace d’une civilisation nouvelle. Le grand-duc Ferdinand III, en rentrant à Florence, ne partageait pas ces fureurs. C’était un prince bienveillant, humain, éclairé et adouci par l’infortune, qui voulait fonder un gouvernement indépendant des prétentions de Rome, autant que possible indépendant de la suprématie autrichienne, et le vrai représentant de la politique toscane de cette époque, ce n’est pas Rospigliosi, c’est Fossombroni, le ministre universel du nouveau règne : personnage singulier, mathématicien, ingénieur, économiste et un peu poète comme tout Italien, sceptique, passablement matérialiste, grand partisan des réformes léopoldines et assez habile pour que sa longue administration ait paru être une victoire du libéralisme sur les idées rétrogrades. C’était quelque chose. Il ne faut pas s’y tromper cependant, ce libéralisme était un mirage, et c’est un Toscan qui a dit que ce mirage était l’œuvre des phthisiques reconnaissans de recouvrer la santé, des diplomates charmés d’oublier les affaires dans la galanterie, des jeunes misses sentimentales et des littérateurs frivoles recueillant leur érudition sur l’Italie au milieu d’un bal. Fossombroni a été un type de ce qui s’est appelé le despotisme éclairé ; tout son système consistait à croire que le pays le plus heureux est celui qui fait le moins parler de lui, que le mieux est de ne rien faire et que le monde va tout seul, il mondo va da se ; aussi n’était-il pas difficile avec ses employés, à qui il ne demandait de paraître que le jour où on les payait. Son gouvernement aurait pu s’appeler la sbirocratie. Niccolini écrit plus d’une fois : « Les sbires sont tout-puissans ici. » Qu’est-ce donc que cette sbirocratie ? C’est un gouvernement de police enveloppant doucement un pays, lui coupant le nerf moral en lui donnant les jouissances matérielles, et tenant suspendus sur toutes les têtes ces fameux procès dits économiques, sans doute parce qu’ils économisaient des frais de justice et qu’ils étaient simplement un mandat sommaire de buon-governo.

Tout ce qui était bruit, agitation, politique courante et active était minutieusement banni de ce petit royaume, où on aurait pu élever un temple à l’inertie et au silence comme les anciens élevaient un temple au sommeil ; mais en même temps ce régime n’était pas sans douceur et sans tolérance pour les écrivains, pour ceux que Fossombroni appelait les dottorini. La littérature avait un privilège d’indépendance. Florence devenait le lieu de refuge ou de pèlerinage de tout ce qui se sentait le goût des choses de l’esprit. Les échappés de Modène ou de Parme, qui n’avaient pas le droit d’être difficiles, admiraient presque tout : bon prince, bon gouvernement, — et ce qui peut paraître incroyable, une police du haut en bas courtoise, gracieuse et aimable. « Ici, écrivait un de ces réfugiés pour qui la Toscane était un paradis terrestre, ici on peut penser, parler, écrire, imprimer, vivre en un mot, car tout cela est la vraie vie de l’homme de lettres. Je respire ! Il me semble être dans un autre monde. » Et la preuve que tout n’était pas mort pour l’esprit et pour l’imagination, c’est que dans ces années, dans cette première période de la restauration toscane qui va jusqu’en 1830, Niccolini lui-même pouvait écrire cette tragédie de Nabucco, inférieure peut-être comme œuvre d’art, puisque sous le voile de la vieille histoire elle n’était que la mise en scène de la chute de Napoléon, mais qui respirait les plus fiers sentimens et qui se fondait sur cette donnée virile, qu’il n’y a point de grandeur individuelle sans la liberté, par la toute-puissance unique de la force et des armes. Il pouvait s’élever de cette étude harmonieuse, mais froide de Polixène à l’inspiration toute moderne, toute nationale d’Antonio Foscarini, de Giovanni da Procida, de cette tragédie de la vieille Sicile qui était presque un événement, dont la diplomatie française avait le tort de s’effaroucher, et qui faisait dire à l’ambassadeur d’Autriche se tournant vers le ministre de France : « L’adresse est pour vous, mais la lettre est pour moi. » Quand il ne pouvait parler, il se taisait, selon son expression ; si l’occasion s’offrait, il prononçait devant l’Académie des beaux-arts l’éloge de l’architecte Alberti, le discours sur le Sublime et Michel-Ange, de l’accent d’un homme qui cherche dans le passé une excitation pour le présent. Quand s’agitaient des questions de langue qui mettaient le feu à toutes les imaginations italiennes, que l’Autriche favorisait parce qu’elle y voyait un dérivatif ou un élément de plus de discorde municipale, Niccolini élevait ces questions au-dessus des vaines puérilités des pédans et les traitait en philosophe, en patriote. Jusque dans ces entraves de police qui comprimaient tout mouvement, il trouvait un stimulant pour son esprit. À côté du monde mort de la politique, c’était le monde vivant de la pensée. C’est ce qui explique ce renom de libéralisme qui est resté attaché à la Toscane d’autrefois.

À défaut de liberté dans la vie publique, c’était la liberté, une certaine liberté dans la vie privée et dans le domaine de l’intelligence. Pendant que les autres parties de l’Italie retombaient bientôt dans des convulsions nouvelles, se débattant encore une fois entre les révolutions et les réactions, la Toscane ressemblait à un territoire neutralisé. Florence était le centre de tout un mouvement brillant qui n’était pas seulement florentin, qui était peut-être encore plus italien. Je voudrais peindre ce mouvement toscan qui a laissé comme une trace légère et lumineuse dans l’histoire contemporaine. Là se réunissaient des hommes de toutes les contrées de la péninsule, le Napolitain Giuseppe Poerio, le Parmesan Pietro Giordani, Golletta, qui écrivait l’histoire de Naples, le Grec Mustoxidi, Giacomo Leopardi, le jeune mélancolique de Recanati, qui portait à Florence le douloureux fardeau d’un génie comprimé, Francesco Forti, le neveu de Sismondi, le publiciste de Pescia, qui développait avec une vigueur précoce ses théories sur la civilisation nouvelle, le philosophe Mamiani, le Vénitien Tommaseo, le sculpteur Bartolini et bien d’autres.

Il y avait des figures curieuses, aujourd’hui un peu effacées, comme Mario Pieri, cet Ionien qui avait eu presque autant d’aventures que son compatriote Foscolo, mais avec moins d’éclat. Il avait été secrétaire de la république septinsulaire sous Capo d’Istria ; il avait été successivement professeur à Trévise, à Padoue ; il avait voyagé partout, s’intéressant à tout et se liant avec tout le monde, avec Cesarotti, avec Pindemonte. Il avait écrit des vers pleins de feu et d’amour de la liberté, et sous l’empire il avait même adressé tout un poème à Napoléon pour lui proposer la gloire de faire l’Italie une et indépendante. Suffoqué par la domination autrichienne après la restauration, il avait fini par quitter l’université de Padoue et par aller se fixer à Florence, préférant la pauvreté et la liberté. C’était un homme étrange, ombrageux, passionné, irritable, extravagant et honnête, aussi prompt à se dévouer qu’à se mettre en colère. Classique enragé dans les luttes littéraires du temps, il avait de véritables fureurs contre les rois de l’Europe, contre la sainte-alliance et contre les marquis littérateurs qui lui infligeaient le supplice de leurs vers. Il a laissé à la bibliothèque Riccardienne, à Florence, neuf gros volumes de mémoires inédits, pleins de faits et d’anecdotes patiemment recueillis au jour le jour et reflétant les impressions mobiles de l’homme. Il y avait aussi des femmes : Isabella Abbrizzi, qui avait été l’amie de Foscolo, Massimina Rosellini, et entre toutes une jeune fille, Angelica Palli, qui était née à Livourne de parens originaires de l’Épire, qui écrivait dans la langue grecque aussi bien que dans la langue italienne, qui improvisait des tragédies et des vers gracieux qu’on vendait au profit des Grecs. « Ce soir, écrit un jour le fidèle chroniqueur Pieri, il y a eu une belle réunion pour fêter la Palli de Livourne, fille d’un Grec épirote, riche négociant. Cette jeune fille a un génie singulier, porté surtout à la poésie ; elle a de l’esprit, de l’amabilité ; elle n’est pas belle, mais elle a une physionomie vive, toute grecque, des yeux et des cheveux très noirs ; elle a improvisé deux fois. » Le lien de tous ces esprits était l’Anthologie, œuvre du Genevois Vieussieux, qui, sous le nom modeste de salon de lecture, créait au palais Buondelmonte le vrai foyer de cette renaissance toscane, et faisait de son journal un terrain neutre où, sans trop dévier d’une certaine unité de tendance, se rencontraient les opinions les plus diverses, les théories opposées de Romagnosi et de Carmignani, de Forti et de Capei, le sensualisme français de Montani et le spiritualisme catholique de Tommaseo.

Niccolini vivait naturellement dans ce monde, où sa physionomie gardait un relief singulier, où il était aimé, recherché et entouré. Il avait été, avec Gino Capponi, le patricien libéral d’une génération nouvelle, un des premiers à désirer, à seconder la création de l’Anthologie. Il la soutenait de sa coopération. C’est là qu’il publiait ses essais sur la philosophie de la langue, ses poésies de jeunesse, des morceaux de critique d’une mâle éloquence. C’est dans ce monde aussi qu’il essayait la lecture de ses tragédies. Sa position de fortune d’ailleurs s’était affermie. Un héritage l’avait fait riche sans changer sa vie, sans altérer la dignité et l’indépendance de son esprit, et surtout sans le détourner de l’étude. Il avait recueilli un domaine qui lui venait par sa mère du poète Filicaia. C’était une villa située entre Prato et Pistoïa, non loin de Montemurlo, où Filippo Strozzi livrait son dernier combat pour la liberté florentine, dans cette plaine gracieuse et fertile le long de laquelle court l’Apennin. Cette villa de Popolesco ou de l’Agna, avec ses prairies, ses frais ombrages et ses paysages séduisans, était pour Niccolini plus que la médiocrité dorée. Il y allait souvent chercher le repos ; il y réunissait ses amis, il aimait à s’entretenir avec eux du passé, du temps présent, de tout ce qui passionnait les esprits, mêlant dans ses saillies l’amertume et la gaîté, prodiguant la verve, éclatant en épigrammes amusantes ou dédaigneuses, offrant le spectacle d’une âme libre et haute dans une vie simple. Riche ou pauvre, Niccolini n’était point le personnage le moins original de ce mouvement florentin de la restauration, auquel il donnait l’éclat de son caractère et de son imagination industrieusement ardente.

C’était, somme toute, un temps heureux pour la Toscane, un temps de vie animée et facile malgré la maussade figure de la police toujours prête à se montrer au bord de la scène. Le plus souvent on se réunissait chez Vieusseux, et les jours de fête étaient ceux où Angelica Palli venait de Livourne, où Manzoni venait de Milan, où passait quelque étranger comme Champollion, comme Savigny, comme Cooper, le romancier américain. Souvent aussi on se retrouvait dans la maison Lenzoni, où la soirée se passait à écouter de la musique et des vers. « Soirée extraordinaire à la maison Lenzoni, écrit Mario Pieri. La célèbre Carlotta Marchionni a lu quelques scènes d’Antonio Foscarini, faisant le rôle de Teresa, tandis que la Massimina Rosellini représentait Mathilde… La chansonnette nocturne de Foscarini a fait une agréable surprise, chantée à l’improviste et très bien dans une chambre voisine par la Carolina Testa. » Quelquefois la brigade, comme s’appelait cette bande d’esprits distingués, faisait des excursions. Un jour elle allait à Vallombreuse et aux Camaldules, dans l’Apennin, sur ces hauteurs solitaires d’où on voit encore Florence, la vallée de l’Arno et la mer, où deux siècles auparavant Milton s’était assis, « désireux de voir l’eau tomber de l’alpestre Vallombrosa. » C’était Vieusseux qui avait organisé et qui dirigeait l’excursion. « Cara mia, écrivait Niccolini à l’actrice Maddalena Pelzet, celle qui avait été son idéal dans la création de la Teresa de Foscarini, — cara mia, c’est affreux de vivre dans une ville comme celle-ci. J’ai fait un voyage à Vallombreuse et aux Camaldules, et en gravissant ces montagnes j’ai guéri mon corps et mon âme. J’ai été six jours parmi les hêtres et les sapins, et au milieu des éternelles beautés de la nature j’ai senti toute la vanité des choses humaines. » Niccolini ne disait pas tout. « Vous souvenez-vous, écrivait peu après un de ses compagnons, Montani, à un autre des voyageurs de la brigade, vous souvenez-vous de notre journée à Poppi ? Les histoires du secrétaire florentin rendaient bien émouvante la visite de ce château. Une scène inattendue nous causa une plus douce émotion. Ces bons enfans qui, sachant parmi nous l’auteur de Foscarini et l’ayant découvert, s’en emparent et le traînent en triomphe au petit théâtre où va être jouée sa tragédie, sont toujours devant mes yeux. Rien ne pouvait m’aller plus au cœur, rien ne pouvait me sembler plus flatteur pour le poète que ce transport ingénu, gage précieux et sûr des sentimens de la population entière… »

Un autre jour, on allait à Varramista, la splendide villa des Capponi, où Colletta et Giordani revoyaient l’Histoire de Naples, à la villa Puccini de Scornio, où le maître s’occupait tout à la fois de fonder des écoles populaires et d’orner ses jardins de toutes les œuvres de l’art. Dans ces courses, Niccolini étonnait ses amis par la verve libre et hardie avec laquelle il parlait de tout, de littérature, de philosophie, de politique ; il portait dans ses entretiens, dans ses communications familières je ne sais quelle ironie âpre et subtile, témoin le jour où, étant chez son frère, à Tracolle, il écrit avec une brusque irrévérence : « Ici je ne vois que des chênes, des châtaigniers, des brebis, des porcs et des frati, toutes choses qui, moins les frati, valent mieux que les chambellans et les conseillers. Je me promène dans les bois armé d’un bâton en cas de rencontre de quelque rejeton de race royale, je veux dire un loup ; mais les contadins ne respectent pas la légitimité, et, quoique je sois allé jusqu’à l’abbaye de Monte-Scalari, lieu montueux et inaccessible, je n’ai trouvé aucun de ces royaux personnages. Les renards, véritable image des conseillers, rôdent la nuit, et selon l’habitude égorgent la pauvre volaille, qui est toujours écorchée et dévorée malgré ses cris. » Les lettres de Niccolini sont l’histoire familière de ce temps-là et de cette vie ; elles peignent l’homme et cette efflorescence de civilisation florentine.

Il y a un moment où Niccolini passe visiblement comme son petit pays par une douloureuse crise intérieure, et où, sans se laisser atteindre dans son intégrité, dans ses facultés natives, son caractère semble se replier en lui-même. Il n’était pas de ceux qui plient facilement ; mais il était de ceux qui ressentent vivement, qui ont toute la mobilité des natures nerveuses, pour qui tout devient aiguillon et tourment. Les circonstances publiques étaient peut-être les premières à exercer sur lui leur influence. Cette demi-liberté de l’esprit dont jouissait la Toscane commençait à être menacée. Le grand-duc Ferdinand avait été un prince bienveillant et facile ; sous son successeur le grand-duc Léopold, la réaction montrait déjà ses griffes. Louer le libéralisme et la douceur du prince mort était un acte de jacobinisme. Un article préparé pour l’Anthologie, écrit avec autant de discrétion que de dignité, et où une sorte de rapport était établi entre la vie de Ferdinand et les maximes de Marc-Aurèle, cet article était interdit par le gouvernement. Bientôt, la révolution de 1830 aidant, l’absolutisme levait plus hardiment le masque. Le grand-duc Léopold revenant de Vienne refusait une fête populaire qu’on lui offrait à Florence pour l’enhardir au libéralisme, et au lieu de concessions, on chassait les réfugiés illustres, Poerio, Giordani, qui jouissaient d’une paisible hospitalité en Toscane. Enfin l’Anthologie elle-même n’échappait pas au mouvement de réaction : elle était supprimée. D’un autre côté, si Niccolini obtenait les plus éclatans, les plus populaires succès par ses tragédies, s’il recevait une médaille du public florentin, il avait à lutter avec la censure, avec toutes les inimitiés littéraires et politiques. « Vous n’avez point d’idée, écrivait-il à Mustoxidi, combien la méchanceté, qui n’a point d’excuse, cherche à me tourmenter et à me faire payer la fortune de mon Foscarini. Ce ne sont pas des critiques, ce sont des calomnies, des persécutions. Il y a un je ne sais quoi d’indélébile dans la nature des peuples, et les trois étincelles dont parle Dante sont le seul feu qui soit resté allumé ici !… » Niccolini ressentait douloureusement cette guerre qui, rapprochée d’une situation publique aggravée, redoublait ce qu’il appelait sa féroce mélancolie. Niccolini n’avait-il pas eu d’autres déceptions plus intimes ? Je ne sais : il badine quelquefois sans cesser d’être d’une discrétion absolue, il se dit à tout instant dégoûté, il ne se croit plus fait pour éprouver de l’amour ; mais en même temps il parle dans une lettre, comme en passant, à la dérobée, de « certaines choses qu’il a ressenties si vivement, que deux fois elles ont failli lui coûter la santé, la raison et la vie… » C’était assez pour laisser des traces et pour ajouter peut-être au sentiment attristé d’une situation publique assombrie, au dégoût des guerres littéraires subalternes.

Ce qui est certain, c’est qu’à un moment donné qui coïncide avec une recrudescence de réaction en Toscane, sous l’influence de causes diverses, publiques ou particulières, Niccolini se sentait pris d’un goût plus vif de retraite ou de demi-solitude. Il se dérobait un peu et semblait se rattacher à un idéal de vie intérieure inaccessible aux orages et aux tracasseries ; il se livrait moins au monde. Niccolini ne renonçait pas au théâtre ; mais, retiré dans sa pensée, il se préoccupait moins des conditions scéniques, et il préparait des œuvres conçues en dehors de toute idée de représentation théâtrale, des drames à la Shakspeare, classiques encore de forme, révolutionnaires par la donnée, par le mouvement, par la multiplicité des personnages. Il mettait la main à ces vastes tableaux historiques, Filippo Strozzi, Arnaldo da Brescia. Dans sa vie privée, il restreignait ses relations. Il mettait tout son plaisir à donner régulièrement des dîners intimes, délicats et sobres avec un petit nombre d’amis de choix, Pieri, Montani, le peintre Bezzuoli, Vincenzo Salvagnoli. La salle était grande, spacieuse, sans aucun ornement moderne. Il y avait toujours sur une table un atlas historique, quelques livres pour résoudre toutes les questions sur lesquelles pouvaient s’élever des doutes, et entre deux plats on discutait sur l’esthétique, sur la philologie, sur la philosophie, sans oublier la politique, avec la vivacité, l’abondance, la verve de gens d’esprit qui ne se sentent pas écoutés. Le héros de ces repas et le grand ami de Niccolini en ce temps-là était Salvagnoli, nature merveilleuse de fécondité, de souplesse et d’animation, orateur éloquent, chaud patriote, avocat occupé, homme de société, et qui, au milieu des affaires de son état, au milieu des distractions mondaines, ne trouvait pas moins le temps de cultiver les lettres, les études d’histoire et de politique. Il est mort, il y a quelques années, presque en même temps que l’auteur de Foscarini, après avoir été de ceux qui donnèrent le signal de la révolution toscane du 29 avril 1859. Salvagnoli était la joie, la verve, l’animation de ces repas de sybarites de l’esprit où Niccolini se plaisait à se renfermer à cette époque de sa vie. C’étaient ses fêtes intimes, préférées ; il n’y ajoutait que quelques visites habituelles dans une ou deux maisons où il était toujours attendu, et rien ne le peint mieux que sa manière d’être dans ces réunions, qui n’étaient plus tout à fait l’intimité.

Quand il entrait avec son visage grave et ses yeux perçans, il semblait défiant et timide. Il s’asseyait avec une sorte d’incertitude soupçonneuse. Peu à peu son front se rassérénait, son regard perdait son inquiète mobilité. Sa belle figure silencieuse faisait tout oublier. Quelquefois, pour le contraindre à parler, une des personnes présentes, une femme d’habitude, prenait malicieusement le rôle d’adversaire, et se faisait un jeu de le heurter dans quelqu’une de ses opinions bien connues. Il commençait à secouer la tête et à murmurer. La piquante provocation continuait ; alors un rien suffisait pour faire perdre patience à Niccolini, et d’une verve excitée, par mille traits d’une éloquence mâle, impétueuse, acerbe, il se mettait à défendre tout ce qu’on attaquait, à dérouler ses idées. Quand il avait fini, il lui arrivait souvent de penser qu’il en avait trop dit ; il s’accusait de ne pas savoir se contenir, il se plaignait qu’on l’excitât, et alors il se levait moitié gai, moitié grondeur, pour s’en aller, et quelquefois il tournait longtemps sans pouvoir trouver la porte de la chambre. Les opinions que Niccolini exprimait dans la familiarité, dans ses conversations ou dans ses lettres, étaient souvent bizarres, intolérantes. Elles procédaient d’une nature entière et libre. Le fier sentiment moral qu’il nourrissait lui inspirait de méprisantes saillies sur son temps, qu’il voyait prosterné devant l’or et la matière… « Si la peinture allégorique était en usage, disait-il, et que je fusse peintre, voici comment je peindrais le siècle présent : un homme gras et ennuyé avec le cigare à la bouche, la vapeur aux pieds, assis sur un faisceau énorme de billets de banque, avec un gilet couleur du ciel sous lequel se montrerait un cœur de fer avec une monnaie d’or au milieu. Et ce serait là la véritable image de notre temps, qui est l’âge de l’intérêt et de l’ennui… » Quant à lui, il se réfugiait dans le culte d’un idéal généreux. Il croyait à l’amour, « une des plus grandes preuves de l’existence de Dieu, parce que sans lui les hommes deviendraient des loups, et la terre ne serait plus qu’un désert. » Il croyait fortement à la vertu, parce que, disait-il, « cette foi est un besoin de mon âme, de l’âme de tous les hommes, et qu’une société où chacun croirait que son voisin est un bandit ne subsisterait pas un moment, et qu’il n’est même pas possible de l’imaginer… » Je ferai seulement remarquer que, sans se départir d’un idéal élevé, Niccolini, en vrai Toscan de la renaissance qui a passé par le XVIIIe siècle, prenait un peu la vertu et l’amour par les côtés utilitaires.

Niccolini, dans ses momens d’humeur, était assez sévère pour la France, ou du moins il était sévère pour les doctrinaires de France, qu’il accusait d’avoir trahi toutes les espérances généreuses, d’avoir donné de belles paroles aux peuples pour se faire ensuite les complices des despotismes européens. Quelquefois il revenait d’esprit et de souvenir vers Napoléon, mais sans faiblesse. Un jour il écrivait à une femme qui était à Monza, près de Milan : « Je me réjouis de savoir que vous passez des jours délicieux dans cette campagne de Monza. Je ne me suis pas fait grand dévot à la couronne de fer, persuadé avec un mien ami qu’elle a été faite non pas avec les clous qui transpercèrent notre Seigneur, mais avec le fer de quelque cheval des barbares qui ravagèrent notre pays. N’importe, quand vous la verrez, dites un Pater pour l’âme de Napoléon, pour que Dieu lui pardonne de n’avoir pas fait à l’Italie le bien que seul il pouvait lui faire. » Une des antipathies les plus curieuses, les plus imprévues de Niccolini était contre la musique. Ce n’était pas, bien entendu, une antipathie de goût ; c’était une aversion de patriote contre l’abus de la musique dans l’Italie esclave. « Aujourd’hui, s’écriait-il, toute l’Europe n’est que son, trilles, rumeurs de machines et hypocrisie de magnifiques paroles chrétiennement humanitaires ; mais qui n’est point un niais voit qu’au fond il ne s’agit que d’argent. » Contre la musique, il ne tarissait pas de saillies, d’irrévérences. « La musique fait la guerre aux études sévères, et à l’Italie, qui a la nature de l’âne, — asinina, — comme en fait foi son antique patience ; les oreilles ont grandi et grandissent tous les jours, et l’intelligence va diminuant… » Homme singulier et plein de feu, atrabilaire, emporté et au fond aimable, bon, cordial dans ses affections, qui méritait qu’une dame française qui l’avait vu souvent à Florence lui écrivît : « J’aurais besoin de passer quelques jours avec vous, de vous entendre, de voir la mobile et éloquente expression de votre visage, vos petits yeux noirs, brillans, et quand je devrais entendre un long défilé d’injures contre ma pauvre patrie, je me résignerais pour avoir la consolation de signer avec vous un traité de paix. »

Les opinions de Niccolini dans leur familière et bizarre impétuosité, ses inspirations comme poète procèdent de la même source et se confondent. Les unes et les autres sont l’expression d’une idée fondamentale, unique, l’idée de la patrie italienne à délivrer, à reconquérir, — à délivrer de ses préjugés, de ses passions de discorde aussi bien que de l’étranger, et c’est ce qui fait la sérieuse originalité de la poésie de Niccolini, c’est ce qui lui donne un rôle dans le mouvement des choses contemporaines, c’est, à proprement parler, sous la forme d’un art savant et perfectionné, la poésie nationale et libérale de l’Italie. Niccolini continue Alfieri et Parini avec plus de philosophie, avec un sens plus direct, aiguisé par les révolutions nouvelles. Dans les combats littéraires du temps, est-il classique, est-il romantique ? Ce n’est plus qu’une question puérile. Il avait commencé par le goût et l’étude de l’antiquité dans Polixène. À dater d’un certain moment, son esprit se fixe sur le passé italien, sur ces époques pleines de liberté et de servitude d’où jaillissent à la fois les fiers appels et les reproches sanglans. De là cette suite d’œuvres, — Antonio Foscarini, Giovanni da Procida, Lodovico Sforza, Filippo Strozzi, Arnaldo da Brescia, — où la pensée va en grandissant, en se fortifiant et en prenant plus de précision. Pour Niccolini d’ailleurs, l’indépendance n’était pas l’existence plus ou moins respectée, plus ou moins tolérée, de petites autonomies inertes, bonne tout au plus à faire prospérer les chambellans ; l’Italie n’était point un ensemble de petites nationalités endormies dans le culte jaloux de leurs traditions locales. Sa pensée de jeune homme et de vieillard, c’est visiblement l’Italie se dégageant indépendante et unifiée de son histoire, du travail des choses. Niccolini est un unitaire de la première heure. Dès 1812, il écrivait : « Il serait bien temps d’en finir avec les discordes provinciales, qui ne nous ont jamais rapporté que dommage et encore plus de honte que de dommage. Pour moi, entre Toscan et Lombard, je ne fais d’autre distinction que celle qui résulte des qualités du cœur et de l’esprit. Je voudrais qu’une bonne fois on dît : Nous sommes tous frères, tous Italiens, et alors je serais content de mourir. » Pur Florentin par les traditions et par le goût, vrai Toscan par le génie, il abdique devant la grande patrie dont il évoque l’image. Il ne cesse toute sa vie de faire la guerre à l’esprit municipal. De plus l’idéal de Niccolini, — et c’est là justement ce qu’il a de caractéristique, c’est là ce qui fait de l’auteur de Foscarini un précurseur — l’idéal de Niccolini, c’est l’Italie arrivant à l’indépendance et à l’unité par l’affranchissement de toute domination étrangère sans doute, mais aussi par son émancipation de la tutelle papale. Quand il préparait Giovanni da Procida, dès 1820, il écrivait : « Là est le nœud politique de la tragédie, et Procida n’est qu’un gibelin qui, comme l’Alighieri, veut que l’Italie soit une, que l’épée ne soit pas jointe au bâton pastoral. » Ni guelfe, ni gibelin, ni domination étrangère allant chercher sa consécration à Rome, ni domination papale vivant de l’appui de l’étranger, c’est la pensée d’Arnaldo da Brescia, ce vaste poème dramatique où le moyen âge revit avec ses fortes passions, ses préjugés et ses troubles, où du sein des villes en ruine s’élève le cri de l’Italie opprimée, tandis que César et Pierre, Frédéric Barberousse et Adrien, l’empereur et le pape, scellent leur alliance, mortelle pour la liberté des peuples.

Aussi, lorsque des questions d’indépendance se réveillaient plus que jamais au-delà des Alpes en 1846, lorsque sur les pas de Gioberti, de Balbo, l’Italie se précipitait vers un pape qui apparaissait la tête ceinte d’une auréole de libéralisme, Niccolini résistait-il au mouvement. Ce n’est pas qu’il fût insensible aux premiers actes de Pie IX, à l’amnistie, aux velléités réformatrices, aux promesses généreuses ; mais dans son esprit la vieille idée persistait. Ce qu’on tentait n’était pas possible selon lui, ou ne pouvait que prolonger l’asservissement de l’Italie. Entre Niccolini et la jeune école guelfe qui se formait, qui comptait surtout des adhérens dans l’université de Pise, les Montanelli, les Centofanti, il y avait une rupture complète, et comme toujours ce que l’auteur d’Arnaldo avait mis dans ses vers, il le développait dans ses conversations avec une verve inépuisable, avec une passion redoublée par les attaques dont il était l’objet. « Si j’ai tort, disait-il à un homme distingué, j’ai vécu en vain. Trompeuse a été pour moi la lumière de l’histoire, trompeuse la lumière de la philosophie. Les pensées qui ont inspiré mes paroles n’ont été que des illusions vaines, et il ne me reste qu’à faire publiquement amende honorable de mes erreurs… Dites à ces professeurs de Pise qu’ils recouvrent d’un voile la statue de Galilée, parce que, si Gioberti a raison, Rome a eu raison aussi de condamner Galilée. » On essaya de le gagner à l’enthousiasme universel qu’excitait le nouveau pontificat. Montanelli renouvela ses tentatives auprès de lui. Cela ne fit que l’exaspérer, au point qu’il ne voulait plus voir ses jeunes amis. « On m’a cru faible, et on m’a tenté, » répétait-il avec amertume. Un jour, vers cette époque, M. Orlandini alla le voir ; il frappa plusieurs fois à la porte de sa bibliothèque. Niccolini finit par arriver en grondant et ouvrit la porte. « Il me regarda fixement, mettant la main sur ses yeux, raconte M. Orlandini ; puis, se frappant le front, il s’écria : Oh ! excusez-moi, je vous avais pris pour Montanelli, qui vient tous les jours m’exorciser pour que je devienne papiste, comme le sont devenus presque tous les imbéciles de mes vieux amis qui sont noyés dans l’eau bénite. — Puis, reprenant sa promenade dans sa bibliothèque en s’appuyant sur mon bras, il continua : Mais aussi qui pourrait garder sa patience avec ces bouffons qui se laissent prendre à l’hameçon, et qui prétendent que la raison humaine, pour un songe de dix-huit jours, va effacer l’histoire de dix-huit siècles ? Je suis brouillé avec tous. Je sais qu’ils en reviendront bientôt, mais je ne veux plus les voir… — Et, venant à la Toscane et à ses gouvernans, il s’écriait : Un bel état, qui commence à Orbetello et finit à Scalaricalasino ! état bien digne de ce second Côme III, sous-préfet de l’Autriche ! — Il termina en disant : Retenez bien ceci, ou l’Italie sera une, ou pour des siècles encore elle ne sera rien. Je suis vieux, mais je crois à Dieu et à la vertu humaine ! » Ces idées, qui depuis ont fait leur chemin, étaient alors si loin de la réalité qu’elles ressemblaient à un rêve.

Elles étaient évidemment un rêve à cette époque, et elles n’avaient pas cessé de l’être en 1848 ; l’Italie n’était pas mûre encore pour cette destinée qu’entrevoyaient des esprits qui ont fait assurément plus pour elle que tous les conspirateurs. Les premiers actes de Pie IX avaient donné tort à l’auteur d’Arnaldo. Le premier désaveu de la guerre de l’indépendance commença de lui donner raison. Quand éclata cette crise de 1848, Niccolini semblait devoir naturellement prendre un rôle : il ne fut rien et ne voulut être rien. Il fuyait les agitations. Toujours fidèle à lui-même, il refusa une décoration que lui donna le premier ministère constitutionnel de Florence, et il ne voulut jamais aller au sénat toscan, créé à cette époque. Était-ce parce que le petit sénat toscan lui semblait trop loin de son idéal ? Un homme qui l’a connu en donne une autre explication. Niccolini n’était pas fait pour la vie publique. « Il fut de tout temps d’une constitution irritable, l’organisme nerveux de son corps n’ayant pas, pour ainsi dire, assez de force pour régulariser la pression du génie qui habitait en lui. De là un contraste singulier entre l’énergie de son intelligence et la faiblesse de son caractère, entre la hardiesse déployée par lui sur la scène comme écrivain et la timidité de son attitude dans la vie ordinaire… » Révolutionnaire par la pensée, c’était un enfant dans l’action, dans toutes les choses de la vie. C’était le même homme qui, étant allé voir le chemin de fer de Pise à Livourne, restait confondu de tout ce qu’il voyait, de la rapidité avec laquelle fuyaient les objets, et, mettant sa tête dans ses mains, s’écriait : « Quelle chose ! quelle chose ! C’est véritablement un prodige ! » Les révolutions quelquefois ne vont pas moins vite que les chemins de fer. Niccolini assista donc à la révolution italienne de 1848 sans s’y mêler, ou du moins il ne s’y mêla que comme poète, de toute l’ardeur de son imagination ébranlée par l’insurrection de Milan, par les premières victoires sur l’Autriche. C’était assez pour lui. Quand les désastres vinrent, il les ressentit avec amertume, et il se rejeta de nouveau dans la solitude, restant plus que jamais en tête-à-tête avec lui-même, avec ses pensées assombries par la défaite, par la catastrophe, où semblaient périr toutes les espérances italiennes. La vieillesse d’ailleurs ajoutait à ses tristesses. Il ne cessait pas cependant de travailler. L’humeur épigrammatique n’était pas surtout épuisée en lui. Il s’efforçait de renouer le fil de ses pensées, et sous le coup des récentes déroutes, il se reprenait à rêver un nouveau Marius qui précipiterait l’étranger au-delà des Alpes. Cette idée de Marius et des Cimbres s’était tellement emparée de son imagination, qu’il avait commencé une tragédie sur ce sujet, et il se plaisait à imaginer que l’Italie devenue libre élèverait sur les Alpes à Marius une colossale statue de fer, qui serait là comme une menace perpétuelle pour les barbares ; il fit même l’inscription de la statue. Le Marius qu’il appelait ne vint pas. Ce qui vint réchauffer, réjouir son déclin, ce fut la guerre de 1859, ce fut cette révolution prodigieuse, fille de la guerre, et c’était assurément un des plus curieux spectacles que celui de Niccolini, l’unitaire de tous les temps, allant recevoir le roi Victor-Emmanuel à son entrée à Florence et lui offrant des vers dans lesquels, trente ans auparavant, il invoquait un roi puissant ayant un casque pour couronne et pour sceptre une épée. Le vieux poète se sentait un instant reverdir en voyant vivre et marcher sa pensée, en présence de tous ces événemens merveilleux, — la Lombardie reconquise, un nouveau Procida paraissant près de l’Etna, Rome démantelée, l’unité italienne presque à demi accomplie. C’était le moment de répéter le mot de 1815. « Je voudrais qu’une fois on se dît : Nous sommes tous Italiens, et alors je serais content de mourir. » Niccolini était au bout en effet ; il avait près de quatre-vingts ans. Il mourait le 20 septembre 1861, et le lendemain une foule immense l’accompagnait à Santa-Croce, le temple des grands Italiens. La municipalité de Florence lui avait accordé cet honneur comme à un des grands ouvriers de l’unité nationale.

Qu’est-ce donc après tout que ce dernier venu à Santa-Croce ? Un poète, rien qu’un poète, une imagination épurée, disciplinée par le goût antique, enflammée par l’étude des annales italiennes, éclairée et conduite par l’instinct patriotique. Je me trompe : ce n’est pas seulement une intelligences c’est une âme, un caractère, une personnalité morale passant à travers l’histoire contemporaine. Son rôle n’a point été d’agir, de dominer ou de conduire les événemens ; son originalité, c’est d’être resté debout, c’est d’avoir représenté pendant toute une existence la même idée, audacieux d’esprit dans la vie la plus inoffensive, passionné et âpre de verve avec des mœurs douces, impétueux avec circonspection, mordant, ingénieux, aimable et incorruptible. Avec lui s’achève la race des grands Italiens, de Dante, de Machiavel, qui ont poursuivi de siècle en siècle le même rêve ; avec lui s’évanouit cette vie toscane dont il était une des personnifications par les goûts, par les habitudes, et qu’il dépassait par le génie. Sur la tombe du dernier des grands Florentins, comme on l’a nommé, c’est l’Italie qui se lève, qui marche, qui se déploie, qui règne à Florence, qui combat aujourd’hui, et si cet idéal de l’Italie indépendante et une a pu devenir une réalité, n’est-ce pas parce qu’il a commencé par être la passion de certaines âmes d’élite, l’obsession de certains esprits obstinés dans leur rêve, acharnés à leur pensée fixe, formant en quelque sorte une tradition d’espérances et de protestations à côté de la tradition des épreuves et de la servitude séculaire ?

Ch. de Mazade.