Les Prévisions des pessimistes pour le printemps prochain

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LES
PRÉVISIONS DES PESSIMISTES
POUR LE PRINTEMPS PROCHAIN

L’année est arrivée comme un lion et s’en est allée comme un mouton, disait jadis un homme d’état anglais. Puissions-nous dans onze mois d’ici en dire autant de l’année 1876 ! Puisse-t-elle démentir toutes les sinistres prophéties qui ont couru et courent encore à son sujet ! Elle est venue au monde précédée d’une fâcheuse réputation. Elle apportait à la France en don de joyeux avénement les élections générales et à l’Europe un redoutable problème à résoudre dans les pays du Bosphore et du Danube. Des troubles à l’intérieur et par surcroît une guerre générale, voilà ce que nous annoncent les pessimistes. Rien cependant jusqu’aujourd’hui, ils sont obligés d’en convenir, ne paraît justifier leurs appréhensions. La campagne électorale s’est ouverte dans un ordre parfait, et les premiers résultats connus ont fait monter la rente. D’autre part, il semble que l’Europe soit animée d’un sincère et vigilant désir de maintenir la paix, de parer par des expédiens diplomatiques aux complications d’où pourrait naître le conflit général qu’on redoute. Les pessimistes ne prennent point au sérieux ces rassurantes apparences. Ils estiment que l’ordre irréprochable qui règne en France sera mis avant peu à de rudes épreuves, et que l’entente provisoirement établie entre les puissances rivales qui se disputent la prépondérance dans les régions danubiennes n’est qu’une paix plâtrée, une paix fourrée ou, pour mieux dire, une paix boiteuse. En 1568, on avait baptisé de ce nom peu gracieux la trêve trop passagère conclue à Longjumeau entre les réformés et les catholiques. Ni les uns ni les autres ne se sentant de force à écraser leurs adversaires, ils durent se résigner à rétablir l’édit d’Amboise et le statu quo ante bellum. Personne n’acceptait de bon cœur cette solution. On faisait de nécessité vertu et on se promettait secrètement d’en appeler ; les deux partis attendaient l’occasion, et l’occasion ne leur manqua pas. — Il faut se défier des paix boiteuses, disent les pessimistes. Attendez le printemps, vous verrez ce qu’il nous tient en réserve.

Si les pessimistes ont raison, si le printemps prochain, contrairement à nos plus chères espérances, doit déchaîner sur l’Europe le fléau d’une nouvelle guerre, nous aurons du moins la consolation de n’être point surpris à l’improviste par nos malheurs. Non-seulement les prophètes les auront prédits, mais notre arrêt sera prononcé d’avance par certains journaux, à qui les dieux communiquent leurs secrets, et qui seront les tristes hirondelles de ce belliqueux et néfaste printemps ;

…… arguta lacus circumvolitavit hirundo.


Aujourd’hui moins que jamais aucun gouvernement ne prendrait sur lui d’attenter au repos de l’Europe sans y avoir préparé les esprits, sans avoir au préalable justifié ses desseins. En 1869, M. de Bismarck disait au Reichstag que dans les questions brûlantes il importe à tout gouvernement de s’assurer les sympathies de l’opinion publique. « Rappelez-vous, disait-il, les années 1864 et 1866, les journaux publiaient journellement dépêche sur dépêche. Il en sera toujours de même en pareille circonstance, parce que, dans la situation présente de l’Europe et dans l’état de la civilisation moderne, il est impossible d’entreprendre de grandes campagnes politiques ou militaires pour des motifs secrets et pour des raisons de cabinet que l’histoire est chargée plus tard de dévoiler. On ne peut plus, à mon avis, faire la guerre que pour une cause vraiment nationale, je veux dire une cause dont la nécessité s’impose aux multitudes. On peut donc chaque fois que nous commençons à publier nos dépêches en inférer qu’entre nous et le gouvernement auquel nous nous adressons les rapports sont tendus. Nous trahissons par là notre désir de faire connaître au public l’état des choses, parce que nous sommes décidés à en tirer les dernières conséquences et que nous prévoyons que l’appui de l’opinion nous sera nécessaire. Quand il se publie des dépêches délicates, c’est un symptôme grave. » Ainsi s’exprimait le seul homme d’état qui n’ait jamais enveloppé dans l’ombre d’un mystère jaloux les méthodes particulières de sa politique, tant il est sûr que personne ne saura s’en servir contre lui, ni aussi bien que lui. Or jusqu’à ce jour non-seulement les feuilles officieuses n’ont publié aucune dépêche délicate, mais on ne saurait y relever aucun télégramme significatif, aucun entrefilet insidieux, aucune de ces correspondances destinées à dénoncer les intentions belliqueuses du voisin et le danger de ses armemens. Les hirondelles n’ont pas encore paru, leur voix aiguë ne s’est point fait entendre ; elles nous accordent tout au moins un délai de grâce dont nous leur sommes fort reconnaissans.

Sans contredit, si l’Europe se remettait du soin de ses destinées à certains dilettanti politiques, à certains diplomates de rencontre et de hasard, à certains touristes qui en courant les grandes routes emploient leurs loisirs à régler le sort des nations, à défaire ou à refaire la mappemonde, nous pourrions nous attendre à tout, et les catastrophes dont on nous menace ne seraient que trop certaines. Ces dilettanti et ces touristes résolvent les problèmes les plus ardus avec une aisance, avec un sans-gêne, avec une désinvolture cavalière qui fait frémir. Leurs intentions sont excellentes, ils prétendent faire à peu de frais le bonheur de l’humanité. Ils assurent que leurs remèdes sont absolument inoffensifs. Grâce à la liqueur miraculeuse qu’ils colportent dans leurs fioles, ils se chargent d’opérer les patiens avec une extrême facilité et sans douleur. C’est en Angleterre surtout que fleurit depuis quelques mois le bel art d’extraire à l’Europe ses dents malades sans lui arracher un cri ni une plainte. Voici, par exemple, un voyageur anglais, M. Farley, qui, dans un livre intitulé Turcs et Chrétiens, résout d’un trait de plume la question d’Orient à l’universelle satisfaction. Il va sans dire que charité bien ordonnée commence par soi-même, et qu’avant toutes choses M. Farley donne à l’Angleterre l’Égypte et l’île de Candie. À la Grèce, il octroie la Thessalie, l’Épire, le sud de l’Albanie et les îles, à l’exception de la Crète. Puis il fait de la Croatie turque, de la Bosnie, de l’Herzégovine et du nord de l’Albanie une principauté dont il offre la couronne à un archiduc autrichien. La Bulgarie et la Macédoine sont concédées à un prince anglais, ou peut-être à un grand-duc russe. Constantinople devient une ville libre placée sous le protectorat de toutes les puissances, à moins toutefois qu’on n’en fasse la capitale d’un empire de Byzance gouverné par le duc et la duchesse d’Édimbourg. Quant aux Turcs, M. Farley les renvoie sans plus de façons de l’autre côté du Bosphore, où, grâce aux excellens conseils qu’il leur donne, ils ne pourront manquer de faire l’admiration de la terre et le bonheur de l’Asie occidentale. Il les voit déjà ressuscitant l’empire des kalifes et son antique splendeur ; Babylone et Ninive renaissent de leurs cendres, Palmyre redevient digne d’Odénat et de Zénobie. Toutes ces résurrections, tous ces partages de territoires s’accomplissent dans la minute, sans effusion de sang, presque sans coup férir. Il suffit, selon l’honorable voyageur, de prouver aux gens par raison démonstrative que ce qu’on leur propose est conforme à leurs véritables intérêts ; Turcs et chrétiens n’ont jamais su résister à de solides argumens présentés en bonne forme, et l’éloquence mène le monde. On se rappelle le songe de Platon que nous a raconté Voltaire. « Voilà, nous dit-il, ce que Platon enseignait à ses disciples ; quand il eut cessé de parler, l’un d’eux lui dit : « Et puis vous vous réveillâtes. » Nous souhaitons ardemment que ce ne soit pas le bruit du canon qui réveille M. Farley.

Les cabinets qui jouent aujourd’hui le rôle prépondérant et décisif dans le règlement de la question orientale n’ont eu garde de prendre pour règle de leur conduite des utopies et des songes. Ils ont reconnu qu’il était impossible de partager l’empire osmanli de manière à contenter également l’Autriche et la Russie, que cette entreprise était aussi chimérique que la quadrature du cercle et la recherche de la pierre philosophale. Il leur a paru que l’amélioration du statu quo était la seule solution qui répondît aux nécessités du moment, que tout autre remède serait pire que le mal. Les mesures que proposent les puissances équivalent, comme l’a remarqué lord Stratford de Redcliffe, à une mise sous tutelle de la Turquie ; mais l’ancien défenseur obstiné de l’intégrité et de l’indépendance de l’empire ottoman confesse que depuis longtemps cet empire est virtuellement sous tutelle. — « On ne saurait, écrivait-il l’autre jour, arriver à aucun résultat désirable en dépréciant les ressources de la Turquie et en contestant à ceux qui la gouvernent la faculté de faire droit aux demandes équitables des puissances et de redresser les griefs de leurs sujets chrétiens ; mais il y a un besoin évident d’influences étrangères pour éclairer les classes indigènes, de collaboration du dehors pour bien modeler les réformes, et par-dessus tout de l’action soutenue des gouvernemens amis pour désarmer les résistances. » On peut espérer que la Turquie finira par se prêter au traitement douloureux que ses médecins lui prescrivent ; il y va pour elle d’être ou de ne pas être. Elle a essayé de prendre les devans, elle a voulu prouver qu’elle était capable de se soigner et de se guérir elle-même. Par le firman du 14 décembre dernier, elle a fait à ses sujets chrétiens plus de concessions qu’on n’aurait osé lui en demander. Convaincu que ses docteurs lui ordonneraient une application de sangsues, le malade, plein de bonne volonté, s’est déclaré prêt à se saigner jusqu’au blanc dans la vue de leur plaire. Les docteurs ont hoché la tête d’un air sceptique ; ils ont répondu qu’ils se défiaient des ruses des moribonds et de la sincérité des saignées qu’on pratique sur soi-même. Ils s’en tiennent à leurs fatales sangsues. Que peut un malade contre six médecins ? mais il faut que ces médecins s’entendent ; si deux d’entre eux venaient à se prendre à la gorge, tout serait perdu, et les pessimistes auraient raison.

L’auteur anonyme d’une brochure qui a paru récemment sous ce titre : la France et l’Allemagne au printemps prochain, ne doit point être compté dans le nombre des pessimistes à outrance. Il ne désespère pas du maintien de la paix ; il a seulement des inquiétudes, et en vérité qui n’en a pas ? Il présume que, selon toute apparence, le projet collectif de réformes rédigé par M. le comte Andrassy finira par être accepté à Constantinople ; mais il craint, et ses craintes sont fondées, que pour étouffer l’insurrection de l’Herzégovine et de la Bosnie, la garantie des puissances ne doive se traduire par une intervention militaire. Les insurgés ne déposeront pas les armes ; ils savent qu’il est presque impossible au gouvernement ottoman de faire appliquer les réformes dans des provinces où la population musulmane balance en nombre la population chrétienne et lui est supérieure en richesse comme en influence. Il faudra donc intervenir par les armes. Cette intervention presque inévitable, qui s’en chargera ? « Supposer que l’Autriche-Hongrie et la Russie doivent intervenir d’accord, c’est admettre que la question d’Orient n’existe pas, et si l’Autriche-Hongrie intervient seule, c’est la Russie mécontente et lésée dans le droit qu’elle revendique de veiller sur le sort des Slaves chrétiens en Turquie. » Ce raisonnement est d’une incontestable justesse, il a même le caractère de l’évidence ; aussi nous paraît-il impossible que le cas plus que vraisemblable d’une intervention militaire n’ait pas été prévu dans les combinaisons des empereurs, et qu’on ne se soit pas mis d’accord au préalable sur les voies à prendre et les moyens à employer. Ce serait admettre qu’on manque à Saint-Pétersbourg de la prudence la plus vulgaire, qu’on y vit au jour la journée, ou qu’on y commet les plus impardonnables distractions. Après cela, il est difficile à un homme d’état de prévoir tous les contingens futurs et tous les accidens possibles, et laisser une part à l’imprévu, c’est laisser une part au danger.

Ce qui explique les inquiétudes du publiciste anonyme, c’est qu’il ne croit guère à la sincérité ni à la durée de l’alliance des trois empereurs. Comme bien d’autres, il y voit quelque chose de louche, il doute que tout le monde aille de franc jeu dans cette affaire, il attribue à l’un des alliés ou même à deux des vues suspectes et des arrière-pensées. Les sceptiques se sont demandé depuis longtemps si l’insurrection de l’Herzégovine avait été vraiment spontanée, si une main cachée n’avait pas préparé l’événement ; on a cherché dans cette explosion une intrigue, et dans cette intrigue des dessous mystérieux. Au printemps dernier, « on s’entretenait à Berlin, dans des cercles taxés alors de pessimisme, de la probabilité d’une insurrection dans les provinces turques voisines de l’Autriche… Cette circonstance peut réduire sensiblement la part de collaboration du hasard dans les événemens dont le bassin du bas Danube est le théâtre. Si les trois cours du nord avaient été d’accord dès l’origine sur la nécessité d’étouffer l’insurrection de l’Herzégovine, on comprend difficilement que cette tâche eût été au-dessus de leurs forces. Les insurgés au début n’ont vécu que de tolérance, d’espoir et de publicité. »

Ce n’est pas à la Russie qu’on est tenté de s’en prendre. Les sentimens pacifiques et la sagesse bien connue de son empereur, les entreprises considérables qu’elle a sur les bras dans l’Asie centrale, l’état de ses finances, l’organisation encore incomplète de son armée, sa situation de grand propriétaire foncier dont les biens-fonds ne sont encore que d’un faible rapport, et qui est moins intéressé à s’agrandir qu’à augmenter son revenu, tout cela induit à penser que les Russes ne se soucient pas d’engager sur les rives du Bosphore la grande et décisive partie, et qu’ils préfèrent à une conquête peut-être embarrassante le protectorat de fait qu’ils exercent sur la faiblesse et sur l’impotence de l’empire osmanli. Ce n’est pas à Saint-Pétersbourg, c’est ailleurs que les esprits défians promènent leurs soupçons. « On peut dire, lisons-nous dans la brochure, que la politique de l’Autriche-Hongrie a été particulièrement malheureuse, alors que c’est l’apaisement qu’elle poursuivait. Rien ne prouve en effet que l’attitude plus que ferme du comte Andrassy vis-à-vis de la Porte dans diverses circonstances, par exemple dans l’affaire des traités de commerce avec la Roumanie, n’ait pas été interprétée par les futurs insurgés dans le sens d’un encouragement. Quant au voyage de l’empereur François-Joseph en Dalmatie après que l’insurrection eut éclaté, il est hors de doute que les insurgés ont cru y voir la preuve que l’Autriche-Hongrie était disposée à protéger les populations chrétiennes soumises à la Turquie. » Bientôt après, la politique autrichienne fit volte-face ; après avoir encouragé, le voulant ou ne le voulant pas, les illusions des insurgés, elle sembla disposée à intervenir militairement sur leur territoire. « Le trait commun et caractéristique de ces deux manières d’agir, c’est d’être également désagréables à la Russie et contraires aux intérêts fondamentaux de l’Autriche-Hongrie elle-même. »

Aucun pays en Europe n’a des intérêts plus manifestes ni plus impérieux, ni des règles de conduite plus nettement tracées par les circonstances que l’Autriche-Hongrie. Une seule faute commise par son ministre des affaires étrangères suffirait pour mettre en péril son existence, et de toutes les fautes la plus dangereuse pour elle serait d’aller chercher à l’orient de chanceuses compensations aux pertes qu’elle a essuyées à l’ouest. Sa constitution dualiste est un chef-d’œuvre d’équilibre instable, qui est à la merci du moindre accident. Les Magyars, aussi attentifs à leur bien que jaloux de leurs droits, ont témoigné plus d’une fois leur répugnance instinctive pour des annexions de populations slaves qui compromettraient leur prépotence, déjà contestée. Il serait à craindre aussi que l’arrivée de ces nouveaux hôtes ne dégoûtât à jamais de leur maison les Allemands d’Autriche, qui les aiment peu. Ils ne se sentiraient plus chez eux dans cet empire transformé et par trop bigarré ; ils songeraient à s’en aller chercher une vie plus conforme à leurs inclinations naturelles sous un autre toit, près d’un autre foyer, où ils seraient les bienvenus, où l’on se ferait une fête de les recevoir. L’Autriche-Hongrie est un corps à deux têtes, et ces deux têtes ont souvent peine à s’entendre ; que serait-ce, s’il y en avait trois ? Que serait-ce encore, si elle venait à échanger sa bonne tête, celle qui raisonne en allemand, contre une autre tête à demi barbare, dont les idées seraient celles qu’on peut avoir à Trébigne, à Mostar ou à Seraïevo ?

L’agrandissement de l’Autriche à l’est ne peut être désiré que par les slavophiles et aussi par les féodaux, qui savent que le jour où on entrerait dans l’Herzégovine avec l’intention bien arrêtée d’y rester, la dernière heure aurait sonné pour une constitution qu’ils détestent. Au contraire, tous les amis sincères de cette constitution verraient ces périlleuses conquêtes avec le plus vif déplaisir. Ils sentent qu’elles ne pourraient s’accomplir sans justifier le mot de l’homme d’état prussien qui affirmait naguère « que l’Autriche n’est qu’une expression géographique. » Ce même homme d’état des bords de la Sprée mettait tous les politiques de Vienne au défi d’offrir aux peuples de l’empire « autre chose que des alimens qui irriteront leur appétit sans le satisfaire, » et il prédisait « que la propagande des nationalités conduirait l’Autriche à sa perte. » Croirons-nous que le comte Andrassy ne s’appartient plus, qu’il accepte aveuglément les conseils qui lui viennent d’un pays où l’on ne croit pas à l’avenir même prochain de l’Autriche et où ce mot terrible a été prononcé : « La montagne restera debout jusqu’au jour où une éruption sociale la fera sauter ? » Croirons-nous qu’il s’est laissé circonvenir par quelque redoutable tentateur, qu’on a su lui inspirer l’ambition de faire grand et lui persuader que les peuples qui n’ont pas les mains prenantes sont des peuples finis ? Croirons-nous enfin avec l’auteur de la brochure que « cette politique austro-hongroise, à la fois indécise et agissante, ressemble à s’y méprendre à une politique allemande quant au but, et qu’il n’était pas besoin du récent article de la Correspondance provinciale pour rappeler brutalement à l’Autriche qu’elle n’est plus libre de ses mouvemens ? » Tant que subsistera l’accord des cabinets de Vienne et de Saint-Pétersbourg, il ne sera pas défendu de voir l’avenir sous un jour moins sombre. Au milieu d’une Europe avertie et réveillée, la politique d’aventures trouve moins de facilités pour mener à bonne fin ses combinaisons occultes et ses desseins inavouables. — Le monde se gâte, disait un habile homme ; il devient soupçonneux et ne veut plus qu’on le trompe. — La défiance sera l’ange gardien, le génie tutélaire de l’Europe, et où serait-il permis de se défier, si on ne se défie pas à Vienne ?

La France, elle aussi, a profité des leçons que lui ont données les événemens, et dans ce qui regarde son ménage intérieur elle a appris à se défier « des humeurs inquiètes et brouillonnes. » On demande aujourd’hui des comptes et des explications à la politique d’aventures, on est curieux de savoir d’où elle vient, où elle va ; on la prie d’ôter son masque, de montrer son visage et le dessous de ses cartes. Ces salutaires dispositions font bien augurer de l’avenir, et on peut croire que les pessimistes se trompent dans leurs présages et dans leurs pronostics, quand ils nous annoncent pour le printemps prochain de déplorables conflits de pouvoirs. Rien n’est plus rassurant à cet égard que les professions de foi des candidats au sénat. Tous ou presque tous ont du promettre à un pays affamé d’ordre et de paix qu’ils respecteraient le statu quo, qu’ils attendraient patiemment pour faire triompher leurs idées particulières que l’heure légale de la révision fût venue. À la vérité, parmi ces candidats et ces faiseurs de professions, il en est plusieurs qu’on soupçonne de s’être servi de la parole pour dissimuler leur pensée. Leurs allures sont suspectes, ils passent pour avoir le pied fourchu ; mais ils ont eu soin de s’en cacher, et la contrainte qu’ils s’imposent est un hommage rendu à l’esprit vraiment conservateur qui anime la France, à son désir très sincère de voir durer le plus longtemps possible les institutions qu’elle s’est données. Pour tout résumer en un mot, elle exige de ses mandataires que l’expérience qui sera faite soit loyale, et elle souhaite que cette expérience réussisse. Que peut-on lui demander de plus ? C’est au destin et à ses ouvriers de faire le reste.

Il est un point qu’il faut concéder aux pessimistes. Ils ont raison de croire que nous sommes menacés à brève échéance d’une crise ministérielle. Bien avant que le marronnier du 20 mars ait revêtu ses premières feuilles, le cabinet du 12 mars aura peut-être vécu ; mais les crises ministérielles sont des accidens inévitables en tout pays, et il ne faut pas les inscrire dans la liste des malheurs publics. Les ministres ne sont que des locataires dans la maison de l’état, et ces locataires n’ont pas de bail à terme fixe ; ils doivent se tenir toujours prêts à sortir. Le malheur est qu’ils s’avisent quelquefois de se regarder comme des propriétaires, ils s’imaginent que la maison est à eux ; c’est la cause de presque toutes les révolutions. Le cabinet du 12 mars vit-il encore ? À vrai dire, il se survit. Il a failli mourir le 9 janvier. On est parvenu tant bien que mal à conjurer la crise ; mais on n’a fait que du replâtrage, et personne ne croit que cette réparation hâtive puisse résister au premier coup de vent. Si jamais traité de paix mérita l’épithète de boiteux, c’est celui qu’ont signé les membres du cabinet pour en revenir provisoirement à l’édit d’Amboise. Cette paix boite très bas ; on ne peut douter qu’elle ne soit caduque.

La crise a été provoquée par M. le vice-président du conseil, et il n’a pas agi sans de bons motifs. Ce qu’on lui reproche, c’est d’avoir attendu pour entrer en campagne le départ de l’assemblée ; il avait l’air de vouloir se soustraire à son contrôle. Plus d’une fois il s’était porté garant de l’homogénéité du ministère et de l’entente cordiale qui régnait entre ses membres. Tout à coup il a découvert en faisant le tour de son champ que ce champ n’était pas net, et qu’il était urgent, toute affaire cessante, de séparer l’ivraie d’avec le bon grain. Cette ivraie s’est trouvée plus difficile à arracher qu’il ne l’avait d’abord pensé ; il a fallu ajourner l’opération.

M. Buffet possède sans contredit plusieurs des qualités qui font l’homme d’état ; il fait figure, et dans ce temps-ci les figures sont rares et se détachent en vigueur sur les ombres qui les environnent. M. le vice-président du conseil sait conduire une campagne, choisir le terrain qui lui est favorable, y attirer l’ennemi, le forcer d’y livrer bataille. À la tribune, il a le raisonnement serré et nerveux, une incontestable puissance de dialectique, le talent de la provocation, de la réplique, des ripostes victorieuses. Il possède cet ascendant que donne à un orateur l’art de simplifier les questions, de les résumer dans une formule. De toute l’histoire de notre temps, M. Buffet n’a retenu que deux dates, le coup d’état de 1851 et la révolution de septembre, suivie de la commune. C’est au travers de ces deux événemens qu’il voit tous les autres, et il nous rappelle sans cesse que la politique de concessions fait le jeu du radicalisme, que le radicalisme conduit inévitablement à la dictature, que la France est un pays très conservateur, très sujet à s’alarmer, et que les libertés publiques n’ont quelque chance de s’établir que sous un gouvernement fort, qui inspire confiance et offre des garanties suffisantes à l’esprit de conservation. Il y a une part de vérité considérable dans cette doctrine ; mais l’histoire est un gros livre dont toutes les pages sont instructives. Pourquoi sauter certains feuillets et des chapitres tout entiers ? Est-il permis d’oublier les malheurs qu’ont attirés sur ce pays la raideur outrée de quelques-uns de ses hommes d’état et l’exagération dans la politique de résistance ? L’esprit dogmatique de M. Buffet s’est attaché exclusivement aux idées qui lui plaisent, à un certain nombre de demi-vérités qui lui cachent les autres et qu’il ne se lasse pas de répéter, sachant bien que de toutes les figures de rhétorique la répétition est la plus puissante. À force d’affirmer un fait, on finit par le créer, et à force de répéter à une nation qu’on la protège contre le péril social, on finit par l’épouvanter. Eh ! sans doute, la peur est l’ennemie mortelle de toutes les libertés publiques, mais rien n’est plus terrifiant que de s’entendre dire : — Ne craignez rien, nous veillons sur vous, nous employons nos jours et la moitié de nos nuits à vous sauver.

Le cabinet du 12 mars est né dans des circonstances particulières et très compliquées, et il ne pouvait être qu’un cabinet de transaction. M. Buffet aurait au besoin tous les talens, il n’aura jamais celui de transiger. Il est par essence un intransigeant, aussi bien dans les questions de personnes que dans les questions de conduite politique. Pour lui, tout libéral, même le plus modéré, est un radical commencé, un radical à l’état de germination, et dans la semence il voit déjà poindre le fruit ; il sait que tout ce qui vient du dragon tôt ou tard par un entraînement fatal retourne au dragon. Quels que soient ses sentimens particuliers pour l’honorable vice-président de l’assemblée, il estime que les opinions de M. Martel exhalent un parfum suspect et comme une vague odeur de pétrole, et quand on lui dit : — Si M. Martel était candidat quelque part en concurrence avec tel bonapartiste, à qui donneriez-vous votre voix ? — il répond sans hésiter : — Au bonapartiste, quoique M. Martel soit mon ami. — On peut aimer beaucoup les gens, mais un homme d’état doit résister à ses sympathies et à ses affections, et rayer de la liste de ses candidats non-seulement tous les enfans de Bélial, mais tous ceux qui les tolèrent,

Les uns parce qu’ils sont méchans et malfaisans,
Et les autres pour être aux méchans complaisans.

Quand le public eut constaté que le ministère du 12 mars durait au-delà de toute espérance, il demeura convaincu qu’on s’était fait des concessions mutuelles, qu’une transaction était intervenue. Il n’en était rien. On ne s’entendait qu’à la condition de ne point s’expliquer. L’église nous enseigne que la sagesse de Dieu a permis le mélange de l’ivraie et du bon grain pour ménager aux méchans des moyens de conversion et aux bons des occasions de mérite. Les occasions de mérite ne manquaient point dans le sein du conseil ; on y avait des égards les uns pour les autres, on pratiquait le support et la patience chrétienne, on réprimait avec soin ces mouvemens d’humeur qu’inspire la vue d’un visage qui déplaît ; mais on ne cherchait point à se convertir réciproquement, on sentait que cette œuvre était au-dessus de l’effort humain. Le conseil était une réunion d’hommes bien élevés qui, pour bien vivre ensemble, bannissaient de leurs entretiens un sujet désagréable, et, chose étrange, invraisemblable et pourtant vraie, il y avait un endroit en France où l’on ne parlait jamais politique : c’était le conseil des ministres. Sans doute on prévoyait qu’un jour ou l’autre il en faudrait parler ; mais on atermoyait, on poussait le temps avec l’épaule. À quoi bon troubler par d’aigres discussions les agrémens d’un commerce honnête et civil ? Le cardinal de Retz prétendait que les rois et les peuples ne s’accordent jamais mieux que dans le silence ; pour les ministres, le silence est quelquefois non-seulement le meilleur, mais le seul moyen de s’accorder.

Il est probable que cet état de choses se serait prolongé jusqu’après les élections, si M. Buffet avait réussi à faire nommer par l’assemblée des sénateurs inamovibles auxquels il pût accorder sa confiance. Le scrutin a trompé son attente ; il a jugé que la caution qu’on lui offrait n’était pas bourgeoise, et qu’on venait de loger dans la forteresse du sénat une garnison suspecte d’entretenir des intelligences avec l’ennemi. L’événement ayant tourné contre lui, il a dû éprouver le besoin de réparer son échec et de noyer les inamovibles dans une majorité qui lui fût acquise. À cet effet, il fallait faire sentir au pays et aux 44,000 électeurs sénatoriaux toute l’action du gouvernement, et, pour avoir des coudées plus franches, il importait d’épurer le cabinet, d’en bannir l’hérésie politique dans la personne de M. le ministre des finances. Par malheur, comme on sait, M. le ministre de la justice témoigna aussitôt son irrévocable résolution de suivre son collègue dans sa retraite, et sa ferme attitude a déjoué un projet qui peut-être n’avait pas été assez mûrement étudié. Quelque successeur qu’on donnât à M. Léon Say, le cabinet de transaction devenait un cabinet départi, L’enseigne et la raison sociale de la maison étaient changées, et c’est sur leur enseigne que le public juge les maisons. On peut demander à M. le garde des sceaux beaucoup de concessions et de pénibles sacrifices ; mais il n’est pas homme à sacrifier son caractère.

Les conséquences que pouvait avoir la dislocation du cabinet ont effrayé et retenu M. Buffet. Par une habile manœuvre, il a su couvrir sa défaite des apparences d’une victoire. Il faisait un crime à M. Léon Say d’avoir recherché les suffrages des électeurs de Seine-et-Oise dans une compagnie mêlée, et d’avoir signé un manifeste qui n’était pas absolument conforme à la stricte orthodoxie. Quand M. le vice-président du conseil se fut assuré que la retraite de l’hérétique entraînerait de graves complications, il oublia subitement les griefs qu’il avait contre lui, et dans la séance du conseil qui suivit il ne dit pas un mot du département de Seine-et-Oise, ni de M. Feray, ni du manifeste où il avait relevé des propositions malsonnantes. À la surprise générale, il mit la conversation sur la politique, sur le péril social, sur l’union conservatrice, et c’est ainsi que le cabinet du 12 mars ne périra pas sans qu’on y ait un jour du moins causé politique.

Rien dans ce monde n’est plus gênant que les demi-vérités. On ne peut leur refuser son assentiment, car elles sont vraies ; mais elles ne le sont qu’à moitié, et partant elles ne sont point satisfaisantes, et voilà ce qui explique l’embarras qu’éprouvent quelques-uns des collègues de M. Buffet pour juger sa politique. Les gens qui l’accusent de bonapartisme le connaissent mal. Sa véritable pensée est que le bonapartisme n’est pas un danger. Il juge que le parti de l’appel au peuple se compose de quelques meneurs militans qu’il est facile de tenir en échec, et d’une foule de naïfs prêts à se rallier au gouvernement établi, pourvu qu’il ressemble un peu au gouvernement de leurs rêves. Ces naïfs sont bonapartistes par la seule raison qu’ils croient à l’avenir du parti. Ils ressemblent à l’Irlandais qui s’agenouillait à Rome devant une statue de Jupiter, en s’écriant : « Ô Jupiter, si tu reviens jamais au pouvoir, souviens-toi, je te prie, que je te fus fidèle dans l’adversité. » Persuadez à l’lrlandais que Jupiter a été remplacé d’une manière convenable et définitive, et il renoncera à ses génuflexions. M. Buffet engage les bonapartistes à devenir les amis de M. le maréchal de Mac-Mahon. Quant aux institutions, il leur en parle aussi peu que possible, c’est à un nom, c’est à un homme qu’il s’efforce de les rallier. Cette méthode est dangereuse, car il n’y aura jamais pour la France qu’un véritable gouvernement personnel, c’est l’empire, et il lui paraîtra toujours qu’un gouvernement personnel sans empereur, c’est un gouvernement personnel où il n’y a personne et qui n’est qu’une pierre d’attente. Avant peu, le maître reviendra, on lui garde sa place, et, quand il l’aura prise, le passe-volant disparaîtra.

M. Buffet n’aurait garde de conspirer contre les institutions qu’il a contribué pour une grande part à donner à la France ; toutefois une sorte d’invincible pudeur l’empêche d’en parler. Il faut, à son avis, s’accommoder de la république quand on n’a rien à mettre à sa place ; mais il ne faut pas la nommer. Si la chose est tolérable, le mot est choquant, il fait toujours mauvais effet sur la bonne compagnie. Ne pouvant faire autrement, un homme avait épousé une femme qu’il trouvait fort laide. Elle n’avait pas à se plaindre de lui, il lui rendait tous ses devoirs ; seulement il n’eut jamais le courage de la présenter à ses amis. M. Buffet a épousé la république, il ne la trahira pas ; mais il ne faut pas lui demander de la présenter. Il en résulte que ses collègues ne peuvent lui imputer que des péchés d’omission. Ils approuvent le plus souvent ce qu’il dit, ils lui reprochent seulement de ne pas tout dire, ils se plaignent de ses silences volontaires, systématiques et obstinés. Dans les séances du conseil du 10 au 12 janvier, ils ont vainement tâché d’obtenir de lui qu’il en dît davantage ; il leur a accordé un adverbe qu’ils lui demandaient, il s’est montré intraitable sur les adjectifs, et, quant au substantif fatal, il eût donné sa démission plutôt que de le prononcer. Tout a fini, non par des chansons, mais par une proclamation, que M. Dufaure et M. Léon Say n’auraient pas pu signer parce qu’ils la jugeaient incomplète, mais qu’ils pouvaient accepter parce qu’elle ne renfermait rien d’offensant ni pour leurs idées ni pour leurs amis. Ainsi s’est terminée une aventure d’où tout le monde est sorti sain et sauf à l’apparente satisfaction de M. Buffet. Cependant il est toujours désagréable pour un habile chasseur de revenir de la chasse sans avoir rien tué.

Le cabinet se remettra difficilement d’une si chaude alarme, et ses jours sont comptés. Les élections, quel qu’en soit le résultat, créeront une situation nouvelle, et, selon toute vraisemblance, le ministère du 12 mars fera place à un ministère homogène, où il sera permis de causer politique. Cet inévitable changement n’a rien qui puisse effrayer les esprits ; s’ils avaient des inquiétudes, la loyauté et la sagesse du président de la république suffiraient à les dissiper. Il n’y a pas eu en France beaucoup de gouvernemens plus forts ni plus respectés que celui de M. le maréchal de Mac-Mahon. Tous les partis ou presque tous s’entendent pour le mettre hors de cause et hors d’atteinte dans leurs discussions. Il ne tient qu’à lui de maintenir intacte son autorité en assurant leur libre jeu aux institutions parlementaires. Rien n’est plus compromettant que la politique de coterie. M. le maréchal se gardera de lier son sort à celui d’une coterie, ou de lui servir d’écran, ou d’épouser ses haines et ses préventions ; il n’aura de parti-pris dangereux ni contre certaines choses, ni contre certains noms, ni contre certains hommes. Dans les temps les plus prospères de l’empire, le roi Léopold disait : « L’empereur Napoléon III est si fort qu’il durera toujours, s’il ne fait rien. » Personne ne s’aviserait de demander à M. le maréchal de Mac-Mahon de ne rien faire ; mais le point capital pour un président de république comme pour un roi constitutionnel, c’est de ne pas faire de fautes, et surtout d’éviter soigneusement toutes les imprudences qui amoindrissent une situation.


G. Valbert.