Les Princesses d’Amour/IV

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 51-70).

IV

LA PRÉSENTATION


Le jeune prince San-Daï luttait en vain contre l’émotion extraordinaire qui l’envahissait, à l’idée d’être en présence de cette noble jeune fille, si belle et si savante. S’il allait lui paraître gauche, ne pas oser lui parler, lui déplaire ! cela l’emplirait de tristesse ; car, dès qu’il avait entendu prononcer ce nom si joli de l’Oiseau-Fleur, il avait éprouvé un trouble singulier, comme le choc d’un pressentiment, et lui, qui n’avait jamais pensé aux femmes, les méprisant un peu, même, comme des êtres frivoles et décevants, était forcé de s’avouer, avec une surprise profonde, que la pensée seule de cette princesse inconnue, bouleversait son cœur et effaçait toutes choses de son esprit.

La fille d’honneur revint, fit glisser une cloison, qui découvrit une autre pièce, très éclairée, et s’agenouilla, les deux mains sur le sol.

Tout aussitôt, un grand frisson de soies traînantes se fit entendre, et la belle Hana-Dori traversa, lentement, cette salle, se laissant voir de profil, la tête à demi tournée vers le prince.

Il était impossible, en effet, d’imaginer une plus ravissante beauté et le portrait, tracé par la Cigogne-Danseuse, était bien au-dessous de la réalité. D’une majesté gracieuse, l’air hautain, mais touchant à la fois, par l’expression d’une étrange mélancolie, l’Oiseau-Fleur portait, avec une aisance charmante, un magnifique manteau à manches très amples, en soie violet clair, brodée de tortues d’or, de bambous et de fleurs de cerisiers. Par dessus l’épaule, elle jeta sur le prince un regard rapide, mais plein d’une anxiété profonde, fit une légère génuflexion et s’éloigna. La fille d’honneur se releva et disparut aussi, derrière la cloison, qu’elle referma.

San-Daï était à tel point ému et émerveillé, qu’il ne se demandait que confusément ce que pouvait bien signifier ce bizarre cérémonial.

Il était seul de nouveau : est-ce que c’était là toute la réception ? N’allait-elle pas revenir ? Il avait maintenant un si ardent désir de sa présence, qu’il eut envie de pleurer à l’idée qu’il fût possible qu’il ne la revît pas.

Mais la fille d’honneur rentra d’un autre côté, s’approcha et lui dit en s’inclinant :

— Monseigneur, vous avez le bonheur de plaire à ma maîtresse ; elle consent à vous accueillir et sera ici dans un instant.

— Que signifie cette formule ? se demanda San-Daï ; nous sommes décidément bien arriérés, à Kama-Koura !

L’Oiseau-Fleur entra, rejetant à demi son manteau, dans un mouvement coquet qui fit mieux valoir la grâce de son corps souple. Avec une effusion attendrie, elle s’agenouilla près du prince, en creusant de son coude la soie d’un coussin brodé, et elle lui dit, d’une voix tremblante d’émotion :

— Ô mon seigneur ! vous ne savez pas que vous me sauvez la vie ! Si un autre était là, à votre place, ou si vous n’aviez pas ce visage charmant, ce regard de velours et de flamme, je n’aurais pas vécu jusqu’à la fin de cette nuit… Je me suis déjà refusée tant de fois !… C’était mon droit ; mais il a des limites pourtant, et la nuit suprême était cette nuit-ci. Plutôt que de céder avec répugnance, j’avais choisi de mourir. C’est si peu de chose, n’est-ce pas, la vie d’un être ? Une bulle d’air, qui se forme et monte comme une perle à la surface de la mer, s’y balance un instant, s’irisant, à la lumière, reflétant l’espace et le ciel, puis qui éclate, sans laisser de trace, sans causer le plus léger trouble dans l’immensité du monde. Pourtant, l’âme redoute de se jeter, d’elle-même, avant l’heure, dans l’inconnu d’une autre vie, ou de s’exhaler dans le néant ; et j’avoue que moi, née et formée pour l’amour, j’aurais pleuré de mourir avant d’avoir connu l’amour, ô mon prince ! Je me gardais pour toi, et je te remercie d’être venu !

Il la contemplait avec une stupeur ravie. Suivant les mouvements de cette bouche exquise, ébloui par l’humide lumière de ces yeux, remué jusqu’au fond de l’être par les inflexions si tendres de cette voix, il ne s’étonnait pas des choses singulières qu’il entendait, très vaguement, d’ailleurs.

Comme elle s’était tue, il balbutia :

— J’étais venu pour voir le prince, votre père, afin de solliciter de lui une faveur… oui, une très grande faveur… celle de voir le précieux manuscrit… vous savez… le manuscrit de ce philosophe si fameux. J’ai oublié son nom ; mais le manuscrit est inédit, c’est un vrai trésor ! On m’a dit que vous, fille bien-aimée du savant prince… oh oui, bien-aimée !… vous pouviez seule intercéder pour moi… vous seule, car il est bien certain qu’il n’y a que vous au monde !

Hana-Dori, très surprise, se recula un peu.

— Hélas ! dit-elle, est-ce que ce jeune homme, si beau en apparence, et vers lequel toute mon âme volait, serait ivre, ou privé de raison ?

Il revenait un peu à lui.

— Je ne suis pas fou, dit-il, mais extasié devant votre beauté. Pardonnez-moi, princesse, si je me suis mal exprimé. J’ai dit la vérité, cependant. Je suis parti du château de Kama-Koura, quittant à regret ma chambre d’étude, pour aller voir un daïmio, très savant, et l’on m’a conduit ici, dans son palais.

Elle se leva brusquement, toute pâlie et tremblante.

— Où donc croyez-vous être, seigneur ? s’écria-t-elle. On vous trompe, cela est certain mais je ne suis pas complice, et j’éprouve un chagrin extrême à jouer un rôle, inconscient, dans le complot singulier dont vous êtes victime.

Le prince se souvint, alors, de toutes les surprises de son voyage, des doutes qui l’avaient effleuré. Il revit le daïmio de Kama-Koura l’exhortant, avec insistance, à quitter l’étude, à se divertir, de toutes les façons ; il revit le pâle visage de sa mère inquiète, et le médecin, hochant sa tête soucieuse et grave, en tâtant le pouls au travailleur obstiné qui repoussait les frivoles plaisirs. Il comprit tout ; il devina que, par sollicitude, on l’avait arraché de force à une réclusion trop prolongée et que c’était avec l’autorisation du maître que le joyeux Yamato avait imaginé cette fable invraisemblable du manuscrit inédit. L’histoire du Bouddha, qu’on lui avait fait lire dans la maison de thé, repassa dans son esprit, et il n’eut aucun doute sur le lieu où il se trouvait.

Il se leva pâle et irrité.

— On m’a trahi ! s’écria-t-il. On s’est indignement moqué de moi, en me traitant comme un enfant entêté… Mais croit-on, vraiment, qu’on réussira à m’amuser, par force ?

L’Oiseau-Fleur, très digne, debout, dans les plis superbes de son manteau qu’elle serrait autour d’elle, regardait le jeune homme avec tristesse.

— Mon seigneur, dit-elle, je ne comprends que confusément ce qui vous arrive ; mais il me semble qu’il n’y a pas de raison de vous trop irriter, puisque vous vous apercevez du piège, assez à temps pour y échapper. Je puis vous aider à sortir de ce lieu d’infamie, puisque vous n’y êtes pas de votre plein gré, sans que vous soyez vu de vos compagnons ; de cette manière, ce sont eux qui seront bafoués, et vous pourrez rire, en retournant à vos chères études, de leur déconvenue. Pour moi, je ne vous demande qu’une faveur, c’est de me croire, en tout cela, parfaitement innocente.

— Innocente ! Voilà un mot qui ne vous convient guère, dit-il avec une expression de douloureux mépris.

— Prince, vous avez tort de me juger sans me connaître… Ce qui pour vous n’est qu’une aventure insignifiante, est pour moi un irréparable malheur ; et, ce qu’il adviendra de l’Oiseau-Fleur, quand vous serez parti, vous ne le saurez même pas.

— Un joyau sans prix, jeté dans un marais ! Une merveille aussi éclatante, tombée dans la boue ! s’écria-t-il en se tordant les mains.

Immobile, de plus en plus pâle, les yeux fermés à demi, elle dit froidement :

— La porte de mon jardin s’ouvre sur une ruelle solitaire ; venez, seigneur, ma servante vous guidera.

— Non ! non ! dit-il, en se laissant retomber sur les coussins, ils n’ont que trop bien réussi : princesse ou courtisane, vous êtes unique au monde, et il m’est impossible de m’éloigner d’ici.

D’un bond, elle fut près de lui, agenouillée.

— Est-ce vrai ? est-ce vrai ? s’écria-t-elle ; sachant qui je suis, vous ne me repoussez pas ?

— Je n’ai jamais aimé aucune femme, et pour mon malheur, Hana-Dori, c’est vous que j’aime.

— Le ciel m’accorderait-il vraiment un tel bienfait ! s’écria-t-elle, l’ivresse de l’amour, là où je redoutais un supplice pire que la mort ! Mais vous ne me connaissez pas, et je veux que vous sachiez tout de moi ; peut-être reconnaîtrez-vous alors que ce n’est pas du mépris que je mérite, mais de la compassion.

— Parle, parle, dit-il, ta voix est délicieuse ; il n’importe si tes subtils discours sont appris pour mieux séduire.

Elle lui ferma la bouche en la couvrant de sa jolie main, blanche et douce comme un camélia.

— Ne dites pas de méchantes paroles et ne doutez pas de ma sincérité : vous aurez les preuves que tout ce que je dis est vrai, si vous me faites l’injure de les exiger.

— Voile plutôt de tes chères mains mes yeux, ravis de ta beauté, si tu veux que je puisse t’entendre.

Elle prit un air grave, un peu fâché :

— Je vous en conjure, écoutez-moi, dit-elle. J’ai quelques raisons de croire que je suis de sang aussi noble que vous-même. Tout enfant, pendant les horreurs de la dernière guerre civile, je fus volée, par des serviteurs, dans l’incendie du palais de mes parents. Les voleurs m’apportèrent à Tokio, cette ville immense où l’on peut si bien se cacher, et ils me vendirent à une ancienne courtisane, mariée et propriétaire de plusieurs Maisons Vertes dans l’enceinte du Yosi-Wara. On me fit élever dans une retraite profonde, avec un soin et un luxe extraordinaires, prodiguant l’argent, aux professeurs les plus célèbres ; on me soigna comme une fleur ; on me para comme une idole, ornant mon esprit autant que mon corps ; mais la moindre dépense était portée sur un registre, et tout cet or forgeait, peu à peu, à ma liberté, une chaîne formidable, impossible à rompre jamais. Quand j’eus l’âge de comprendre, on me révéla ma destinée. Alors, je faillis mourir d’horreur et de chagrin. Hélas ! on avait empli mon jeune cœur des sentiments les plus beaux, ouvert mon esprit aux idées nobles et généreuses ; on m’avait enseigné la poésie, la musique, la danse, toutes les délicatesses du langage et des manières ; on avait fait de moi une véritable princesse, et cela, pour me mieux vendre à tout venant ! Et j’étais peut-être d’une illustre race ! Tout mon sang révolté semblait le crier, en moi-même. Je me fis apporter mes petits vêtements d’enfant, ceux dont j’étais vêtue lorsque je fus ravie à ma famille. Si je pouvais découvrir, par un indice, mon origine appeler à mon secours ceux dont j’étais née, s’ils étaient encore vivants, être rachetée, sauvée ! Cette petite toilette était d’une extrême élégance, faite de ces étoffes, que l’on fabriquait encore spécialement pour les princes, et dans lesquelles les armoiries étaient tissées ; mais il y avait des trous, à la place des emblèmes, qui auraient révélé mon origine ; on avait coupé la soie aux endroits marqués par les armoiries. J’eus beau découdre les doublures et chercher dans les moindres coins de l’étoffe, je ne trouvai rien. Alors, je versai d’abondantes larmes, à la vive colère de ceux dont j’étais le bien. Ils me démontrèrent que mes yeux étaient une marchandise de prix, que je n’avais pas le droit de détériorer. Alors, dévorant ma douleur, j’enfermai dans un coffret ces lambeaux de vêtements, tout ce qui me restait de mon enfance inconnue ; et j’ensevelis avec eux tout orgueil et toute espérance. Mais, au fond de mon cœur, je jurai de mourir, plutôt que de me donner sans amour… Et tu me sauves, ô mon doux prince, ô toi que j’attendais et que j’aime, car tu es tel que mon rêve !

— Je crois bien facilement, dit San-Daï, que le sang, qui fait fleurir ta beauté, est le plus noble qui puisse être, mais fleurit-elle pour moi seul ? Suis-je le premier, auquel tu contes ta touchante histoire ?

— Tu es le seul, tu es le premier, s’écria-t-elle. J’ai le bonheur d’être aussi intacte que la neige du mont Fousi.

— Comment le croire, étant ce que tu es ?

— Ah ! mon seigneur, j’ai été aussi jalousement gardée qu’une fille du Mikado ; sauf à mes professeurs et à quelques vieux prêtres, qui m’ont enseigné la morale et la philosophie, je n’ai jamais parlé à aucun homme.

— Quel est le moyen de te délivrer, ravissante victime ? Dis-moi ce que je puis pour toi.

Elle eut un sourire plein de grâce et de tendresse.

— Ce que tu peux ? dit-elle, m’aimer de tout ton amour, pendant quelques semaines, et, après, me laisser mourir, bien heureuse…

— Ne parle pas de mourir ! s’écria-t-il en l’appuyant contre son cœur.

À ce moment, avec une gambade prodigieuse, Yamato bondit au milieu de la chambre, et cria en battant des mains :

— Eh bien ! eh bien ! que dites-vous de mon philosophe chinois ?… Je vois qu’il est de votre goût.

L’Oiseau-Fleur s’était vivement reculé, avec un geste de pudeur offensée ; elle salua cependant le nouveau venu.

— Ce que je dis, répondit gravement le prince, c’est qu’on regrettera peut-être de m’avoir conduit vers lui, qu’on ne me trouvera que trop bien converti à sa doctrine.

— Bah ! Bah ! en attendant il faut célébrer vos noces, dit Yamato.