Les Princesses d’Amour/XIV

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 265-280).

XIV

VERS LE PASSÉ


Une lourde jonque, de modèle ancien, presque hors de service, ouvrait sa voile de paille, et louvoyait, sur un bras de la mer intérieure, qu’elle s’efforçait de traverser, malgré l’absence de vent.

Oï-Kantaro n’avait, naturellement, pas voulu prendre le petit vapeur, qui dessert les ports, dans ces parages, et Yamato, de plus en plus impatienté, dissimulait mal sa mauvaise humeur.

Plus d’un mois s’était écoulé, depuis leur départ de Tokio.

Fidèle à ses principes, et ne voulant profiter d’aucun des avantages des mœurs nouvelles, le brave avait suscité mille obstacles, mille difficultés, et le voyage, entravé à chaque étape, s’éternisait. Une querelle, suivie de voies de faits, avec des employés de douane, avait failli tout perdre. Par bonheur, le vrai nom de Kantaro n’avait pas été connu, et, à force d’argent, Yamato avait arrêté la plainte. Il se repentait amèrement de s’être adjoint ce personnage terrible, duquel, lui-même, il avait presque peur. Tout était compromis maintenant… si l’on s’était trompé, le temps allait manquer pour les recherches !… et, même, si la conjecture ingénieuse du brave, était la vérité, c’était plutôt un désastre, car on avait appris des nouvelles désolantes : rien ne restait de la famille d’Ako, déjà réduite avant la révolution, et éteinte complètement, dans les horreurs de la guerre civile.

Yamato ne savait pas trop pourquoi il se rendait, cependant, à ce château d’Ako, devant lequel la jonque zigzaguait, depuis des heures, sans pouvoir y aborder. La forteresse et ses dépendances appartenaient maintenant à un vieux seigneur, de bonne noblesse, qui avait racheté le domaine confisqué, et réparé les dommages.

Peut-être trouverait-on, près du vieillard, quelque renseignement précieux sur l’histoire obscure et mal connue des seigneurs d’autrefois. Yamato était décidément fort peu au courant du jeune passé ; les sites célèbres ne lui rappelaient rien, et le brave, qui, au commencement du voyage, déclamait à toute occasion, s’étant aperçu de l’ignorance de son compagnon, gardait, depuis lors, un silence méprisant.

Secrètement, et par un moyen rapide, Yamato avait fait prévenir de sa visite le nouveau seigneur d’Ako… le nom du daïmio de Kama-Koura, il n’en doutait pas, ferait s’ouvrir toutes grandes les portes de la résidence.

Il en fut certain, lorsqu’il vit une longue barque, armée de dix rameurs, se détacher du rivage. On venait au secours de la lourde jonque, captive de la mer trop calme. Les passagers, avec joie, l’abandonnèrent à sa somnolence.

En franchissant le pont-levis, pour s’engager sous le portail du château, Oï-Kantaro ne put retenir l’expression de son enthousiasme. Il faisait sonner le bois sous ses pas, les bras levés au ciel, le visage illuminé.

— Je vous contemple, enfin, murailles fameuses ! Je foule le plancher sacré, que firent retentir les pas nerveux des fidèles vengeurs !…

— Allons ! qu’est-ce qui lui prend encore ? gémit tout bas Yamato ; il va nous rendre ridicules !

Le brave, coula vers lui, de haut, un regard protecteur.

— Vous ne semblez pas vous souvenir, dit-il, que les fidèles vassaux, sont partis de ce château, pour venger leur seigneur contraint à se donner la mort.

— Au fait, je n’y pensais pas, se dit Yamato.

— Je ne vous fais pas l’injure de croire, que vous ignorez cette histoire glorieuse.

— Qui donc ne sait pas, par cœur, l’histoire des quarante-sept Ronines ? répondit le jeune homme en haussant les épaules — on nous la rabâche assez ! — ajouta-t-il tout bas.

— Voyez, continua le brave, combien une belle mort, fait vivre longtemps ! Voilà deux cents ans, bientôt, que ces héros ont accompli leur noble suicide, et leur souvenir brille, même à travers l’horrible fumée du temps présent, qui obscurcit tout. Leurs tombeaux, sur la Colline du Printemps, est un lieu de pèlerinage, pour les habitants de Tokio ; et notre Mikado, la première année de son règne, leur a accordé le suprême honneur, en suspendant la Feuille d’Or à la pierre tombale. Il n’avait que dix-sept ans, alors. Comme son cœur a changé, depuis !

Yamato allongea le pas, profitant de la songerie où le cœur du Mikado plongeait son compagnon, pour échapper à la suite du discours.

Le daïmio venait à la rencontre de ses hôtes. Yamato comprit que c’était lui, en voyant tous les serviteurs se prosterner. Il voulut en faire autant, mais le seigneur l’en empêcha en lui tendant la main. Décidément, le cérémonial était supprimé ! La plus grande simplicité régnait dans les manières du nouveau maître de l’illustre château. Rien de moderne, cependant, dans sa toilette ; il portait une belle robe souple, en crêpe pourpre foncé, où des fils d’or brodaient des saumons, aux yeux de jaspe, remontant des cascades. C’était un vieillard, au visage long et doux, dont toute la personne respirait, au plus haut point, cette nonchalance rêveuse, que l’oisiveté du corps et la culture de l’esprit, donnent à tant de princes, reclus dans leurs domaines. Il semblait très bon, ou très indifférent ; vivant en lui-même, lent à comprendre les choses extérieures. Il avait été heureux du nouvel état de choses, qui, enlevant aux seigneurs leur souveraineté, leur enlevait, du même coup, toutes les charges, les devoirs, les soucis, pour les laisser vivre, riches et paisibles, tout à leur rêve.

Yamato, en marchant lentement à côté du prince, lui expliquait la cause et le but de sa visite, et comment elle n’avait même plus de but, puisque la famille d’Ako était éteinte.

Distraitement le daïmio l’écoutait, s’arrêtant pour cueillir des fleurs.

Oï-Kantaro s’émerveillait de la beauté du parc, des perspectives bleues, des ponts légers, de laque rouge, s’arrondissant au-dessus de claires rivières, sur lesquelles voguaient des milliers d’oiseaux merveilleux.

On monta vers une véranda, puis on entra dans la fraîche pénombre d’une salle, où l’on s’accroupit sur des carreaux ouatés, en velours brodé.

Aussitôt, de jolies servantes apportèrent le thé, qu’elles offrirent à genoux.

Les boiseries étaient délicieusement décorées, dans les nuances les plus suaves. Mais, sur l’élégant tokonoma, dont deux dragons en bois de fer formaient les pieds, une pendule d’Europe, en bronze reluisant, arrondissait la blancheur crue de son cadran, et, le long des parois délicates, deux fauteuils et quatre chaises, hurlaient, cruellement, du ton groseille ardent de leur satin broché.

Le daïmio, se méprenant sur le regard dont Oï-Kantaro foudroyait ces meubles barbares, s’excusa de ne pas s’en servir.

— Les étrangers sont, sans doute, extrêmement petits, dit-il ; les enfants, seuls, peuvent croiser les jambes sur les fauteuils et, sur les chaises, on perd l’équilibre.

Yamato expliqua que l’on devait s’asseoir, les jambes pendantes, ce qui surprit beaucoup le prince.

— Cela fait enfler les pieds et doit être très malsain, dit-il.

Puis il se tut, réfléchissant à l’histoire de la petite fille volée, qui n’éveillait en lui aucun souvenir. Mais n’avait-il pas acheté, avec le château, tous les serviteurs qu’il contenait ? beaucoup devaient vivre encore, contemporains de l’incendie. Il appela son intendant, qui ne sourcilla pas, devant l’ordre, étrange, d’amener devant le prince tous les vieux et toutes les vieilles, qui servaient dans le domaine.

On vit arriver bientôt, par petits groupes, des êtres tremblants, en robe brune, ou demi-nus, ayant de la terre aux doigts, ou des brins de chaume dans les cheveux. Les plus vieux avaient des tignasses blanches, ébouriffées. Les femmes se hâtaient de nouer, sous leur menton, un morceau de cotonnade bleue dont l’azur déteint faisait paraître encore plus jaune leur vieille figure parcheminée.

Mais tous ces gens, aussitôt en vue du seigneur, se précipitaient à quatre pattes, le front contre terre, et on ne voyait plus que leur dos et leur nuque.

On les mit au courant, on les interrogea, mais sans obtenir aucune réponse, ni aucun mouvement. Persuadés qu’ils étaient soupçonnés de quelque faute grave, ils ne comprenaient pas ce qu’on leur demandait, et leur front restait obstinément rivé au plancher.

— Rassurez-vous, disait le prince, d’une voix douce ; je n’ai jamais maltraité personne ; pourquoi donc tremblez-vous si fort ?

Personne ne se rassurait, aucun ne rompait le pieux silence.

Enfin, une vieille brodeuse, arrivée des dernières, sans savoir encore de quoi il s’agissait, poussa un cri, en apercevant la petite robe, aux plumes tissées, que l’intendant étendait, par les manches, au bout de ses deux mains.

— C’est moi qui l’ai cousue ! s’écria-t-elle ; je l’ai cousue de ces vieux doigts que voilà et qui étaient jeunes, alors. Oui, oui, je l’ai cousue, cette petite robe, pour la chère et divine Rosée de l’Aube, la dernière princesse d’Ako, brûlée dans l’incendie terrible !…

Et elle tendait les bras, suppliant qu’on la laissât toucher de son front le petit vêtement.

— Je ne mens pas, disait-elle ; j’ai même conservé des morceaux de l’étoffe, que je pourrai retrouver.

Kantaro triomphait. Yamato, très ému, s’inclinait devant lui, en disant à demi voix :

— Votre sagacité a été vraiment merveilleuse et me remplit d’admiration.

— Si la robe a été sauvée du feu, l’enfant qu’elle revêtait l’a été aussi, dit le prince. Quelqu’un a-t-il souvenir, à ce propos, d’une rumeur de trahison, d’un crime secret ? Secouez vos vieilles mémoires, et répondez.

Quelques fronts se relevèrent. Un vieillard à barbe en broussaille, la voix encore étranglée de peur, parla : Un de ses parents, mort depuis, avait vu un homme inconnu, enjamber la fenêtre et sortir d’un pavillon en flammes, emportant la petite princesse qui criait en se débattant. C’était pour la sauver, crut-il. Mais comme on n’entendit plus jamais parler d’elle, et que, lorsqu’on vint enterrer les débris des morts, on ne trouva aucune trace d’un cadavre d’enfant, l’idée d’un enlèvement criminel vint à plusieurs. Mais on n’osa pas en parler.

D’autres voix jaillirent ; on se rassurait, et tous, par zèle, voulaient dire quelque chose. Ce fut bientôt un caquetage embrouillé, d’expressions naïves et maladroites ; puis, les timbres se haussèrent, pour se dominer les uns les autres. Tous parlaient à la fois, les mains à terre, ne relevant que la tête, racontant avec volubilité, des choses que personne n’entendait ; cela devint un extraordinaire tapage, qu’on ne pouvait plus arrêter, comme les aboiements forcenés d’une meute.

L’intendant dénoua sa ceinture, et, s’en servant comme d’un fouet, chassa, à grands coups légers, ce troupeau affolé, qui s’éparpilla en tous sens, puis, en un instant, disparut.