Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/032

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Nouvelle Revue Française (1p. 52-54).
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XXXII

« Rien ne se perd, rien ne se crée ». Je n’en suis pas encore, ni vous non plus, lecteur, à bien saisir cette loi dans les événements qui m’entourent. Car il se crée beaucoup de choses, en apparence. Il est né des oiseaux ; il est né des mioches ; les fleurs poussent et le gazon aussi ; ma plume écrit des mots qui n’étaient pas écrits tout à l’heure. Un bourdon butine sur une centaurée ; jamais ni moi, ni la fleur, ni le bourdon, nous ne retrouverons cette minute-là. Tout passe, tout s’use ; et ce promontoire même de rochers qui avance sur la vallée ; cela se voit assez dans les trous des pierres. Tout est nouveau à chaque instant ; tout change d’instant en instant ; tout se perd, et tout se crée. De là de folles craintes et de folles espérances ; de là des prières et des regrets. « Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? » comme dit Figaro quand il croit que sa Suzon est volage et que son mariage est rompu.

Cette vieille idée a été longue à détruire. Elle n’est détruite que pour un petit nombre d’hommes. Que dis-je là ? Elle est impossible à détruire tout à fait. Qui songe que cette chaleur du soleil, qui chauffe ici les grillons, suppose quelque dépense autre part, quelque refroidissement et usure du soleil ? Nous savons pourtant bien qu’un morceau de charbon ne nous chauffe pas deux fois, et qu’une brassée de bois fait toujours bouillir à peu près la même quantité d’eau. Mais que d’exceptions et de caprices aussi ! Il y a de bonnes années, et des multiplications de pains.

Il a fallu des siècles pour voir tout en ordre. Il a fallu, comme Rumford, mesurer l’eau qu’on peut faire bouillir en forant un canon ; mesurer aussi l’effort, et le travail ; constater enfin mille fois, en écartant toute cause étrangère, que le même travail, évalué en kilogrammes et mètres, transforme toujours en eau la même quantité de glace, en vapeur la même quantité d’eau. La poudre à canon n’est plus un démon dans une boîte, mais des choses qui brûlent très vite, et qui, en échauffant des gaz, produisent un certain travail qui met le boulet en marche, toujours selon la même loi d’équivalence. On peut invoquer ici des milliers d’expériences concordantes. D’où l’idée que, dans toutes ces transformations, il y a quelque chose qu’on appelle l’énergie, et qui ne peut se produire ici sans s’user là. D’où une sagesse nouvelle, qui est familière à quelques profonds savants, mais qui n’est encore qu’à la surface des esprits ordinaires.

Je pensais à ces choses en voyant qu’on louait un ouvrage déjà réédité, où cette loi fondamentale est, dit-on, ruinée par quelques caprices du radium. Beau miracle. L’apparence est neuf fois sur dix contre ces lois-là. Le premier chien qui court a bien l’air de créer de l’énergie. Beaucoup de gens, qui ont pourtant étudié, en sont encore à parler d’une force vitale qui serait sans règles ; peu d’hommes retrouvent dans les mouvements de la vie l’équivalent de l’énergie absorbée dans les aliments. Un fou m’étonnera, par la force prodigieuse qu’il montre. Et pourtant, je crois bien que je le rangerais sous mon équation en m’y prenant bien. Ainsi ferai-je pour le radium, dès qu’il sera un peu moins cher. Mais il y a des charlatans qui ne veulent qu’étonner ; et le vieux fond de notre cœur voudrait applaudir ; mais, pour moi, je ne veux plus voir de miracles. Deux physiciens du dernier bateau disaient devant moi : Quand une boule en rencontre une autre, la rencontre n’est peut-être pas au même moment pour les deux boules. Les Académies ouvriront de grands yeux là-dessus. Mais ce n’est pourtant qu’une manière de dire, et une muscade qui passe dans leurs discours, sans qu’on la voie.