Les Propos d’Alain (1920)/Tome 1/136

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Nouvelle Revue Française (1p. 185-187).
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Je ne veux pas de mal à un roi, bien sûr, parce qu’il est roi. Il n’en est pas cause, le pauvre homme. Et je suis très disposé à être exactement aussi poli avec un roi qu’avec un balayeur des rues. Mais enfin je ne peux pas oublier l’injustice monstrueuse qui habite dans un roi.

Je vous entends, dira quelqu’un ; ce sont là des théories anarchistes, au sens exact du mot, et qui sont bien en l’air. Erreur profonde. Je prétends être un homme d’ordre, et soumis aux lois, si imparfaites que soient les lois. Bien mieux, je ne crois pas qu’on puisse jamais se passer de lois et de chefs. Aussi, dans le fait, vous me verrez toujours disposé à l’obéissance ; je ne dis pas au respect, je dis à l’obéissance, et ce n’est pas la même chose. Que le feu prenne quelque part, vous me verrez faire docilement la chaîne, s’il y a lieu. Dans une battue aux loups, je marcherai, autant qu’il dépendra de moi, comme un grenadier. Et, s’il fallait faire la guerre, je tiens pour l’obéissance passive, et je compterai les galons au lieu de compter les raisons. Voilà dans quel sentiment je saluerais mon chef au tournant de la rue, si j’étais pousse-caillou.

Un roi me paraît tout à fait en dehors de tout cela ; tout à fait étranger à l’ordre, à l’organisation, aux pouvoirs légitimes. Tout à fait désordre et folie, par rapport aux autres, et aussi par rapport à lui-même. Pourquoi ? Parce qu’il est né roi.

Que diriez-vous d’un académicien de deux ans ? D’un nouveau-né qui serait déjà poète ? D’un ingénieur au berceau ? Toutes ces puissances, même en cheveux gris, ne méritent pas un respect égal ; les uns arrivent par justice, d’autres par intrigue, d’autres par chance. Toujours est-il qu’ils sont partis d’en bas, et qu’ils ont conquis leurs grades. J’entends bien qu’il y a des riches qui sont nés riches ; aussi n’ai-je point du tout de respect à leur montrer. Mais enfin la richesse est, surtout dans ce cas-là, extérieure à l’homme. Je crois que l’on peut voir de bons riches ; je ne crois pas qu’on puisse jamais voir un bon roi.

Être au biberon, et déjà respecté. Avoir pour destinée, dès les premières lueurs d’intelligence, de représenter un peuple ; être formé à ce métier-là ; lire, réfléchir, juger, voyager, s’exercer aux armes, aux sciences, à n’importe quoi, avec cette perspective devant les yeux ; savoir qu’on sera le premier, même si l’on travaille sincèrement à s’en rendre digne, c’est voir la vie à l’envers. Cette folie des enfants, qui disent : je serai général, c’est proprement la folie d’un fils de roi. Par là, le plus solide bon sens se trouve faussé ; toutes les notions sont contre nature, et inhumaines ; même la simplicité, même la bonhomie ont alors quelque chose de faux ; un trait d’esprit ne sonne plus bien ; le sentiment le plus simple est empoisonné d’arrière-pensées. Simplicité de théâtre ; simplicité fastueuse ; luxe encore, et parure, et attitude. Et c’est trop facile, au surplus. Un roi est étranger partout, et étranger à tout.

Un homme qui s’est fait lui-même, si haut qu’il aille, et quand il serait Napoléon le Grand, a tout de même des idées d’homme, puisqu’il a été homme. Il aura des retours de jeunesse, des souvenirs non couronnés, des parties de vie humaine, une expérience réelle, une enfance libre, un peu de naïveté enfin. Encore mieux s’il a vendu de la cotonnade, ou des vieux papiers. Il a pris un bain de vie humaine. C’est un homme. L’autre est à peine un homme. Nous nous moquons d’un fou qui se croit fils de roi. Mais être fils de roi, en quoi cela est-il plus raisonnable et plus digne d’un homme ? À mes yeux c’est la même folie, aggravée par les chambellans.