Les Puritains d’Amérique/Chapitre X

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 117-128).

CHAPITRE X.


Mar. L’attaquerai-je avec mes partisans ?
Hor. Oui, s’il ne reste pas.
Mar. Il est ici !
Hor. Il est ici !
Mar. Il est parti.

ShakspeareHamlet



Il ne s’écoula pas plus d’une minute depuis le moment où l’étranger jeta son manteau et s’exposa ainsi aux regards curieux du groupe qui remplissait la première chambre, jusqu’à celui où il suivit le Puritain. Ce fut assez pour permettre à des gens aux yeux desquels rien n’échappait de remarquer ce qu’il y avait de plus frappant dans sa personne. Les pesants pistolets qu’on avait déjà vus étaient encore à sa ceinture, et le jeune Mark jeta un regard sur un poignard à manche d’argent qu’il avait admiré lors de la précédente visite de l’inconnu. Mais la disparition subite de cet homme avec le vieux capitaine ne laissa point à l’enfant le temps de décider s’il était entièrement de la même forme que celui qui, en mémoire de ses services passés plutôt que pour ceux qu’on en attendait encore, était suspendu au-dessus du lit de son grand-père.

— Cet homme n’a point abandonné ses armes, s’écria le jeune homme au coup d’œil perçant, lorsqu’il s’aperçut que chacun continuait à garder le silence. Je voudrais qu’il les laissât maintenant à mon grand-père, afin que je pusse m’en servir pour chasser le cruel Wampanoag des lieux où il se cache.

— Mauvaise tête ! ton esprit est trop adonné à la légèreté, dit Ruth, qui avait non seulement repris son siège, mais le travail qu’elle avait interrompu en écoutant le signal du dehors, avec un calme dans son maintien qui ne contribuait pas à rassurer ses servantes, — au lieu de profiter des leçons de paix qu’on t’enseigne, tes pensées sont toujours portées vers la guerre.

— Y a-t-il du mal à désirer de posséder une arme convenable à mon âge, afin que je puisse me rendre utile pour renverser le pouvoir de nos ennemis, et peut-être aussi aider à rassurer ma mère ?

— Ta mère n’a point de craintes, reprit Ruth avec gravité, tandis que sa tendresse reconnaissante jetait un regard rapide, mais affectueux, sur le téméraire jeune homme ; la raison m’a déjà démontré la folie de s’alarmer parce qu’on frappe à notre porte à nuit close. Mettez bas les armes, jeunes gens, vous voyez que mon mari ne tient plus son fusil ; soyez certains que sa prudence nous avertira lorsqu’il y aura un danger réel.

La tranquillité du mari était encore plus rassurante que ne le pouvait être le simple langage de sa femme. Content avait non seulement posé ses armes, mais il avait repris sa place près du feu avec un air aussi calme, et, aux yeux d’un observateur, aussi expressif que celui de Ruth. Jusqu’à ce moment, le vigoureux Dudley était resté appuyé sur son fusil, et en apparence impassible comme une statue ; mais, suivant l’ordre d’une personne à laquelle il était habitué à obéir, il plaça son fusil contre la muraille, avec le soin d’un chasseur, et alors, passant une main à travers ses cheveux épais, comme pour rassembler des idées qui n’étaient pas remarquables par leur activité, il s’écria :

— Un bras armé convient à ces forêts ; mais il n’a pas moins besoin d’un talon armé, celui qui veut conduire un cheval depuis le Connecticut jusqu’à Wish-ton-Wish, entre le lever et le coucher du soleil ; l’étranger ne voyage plus sur une selle, puisque ses bottes ne portent plus d’éperons. Lorsque, à force de coups, il conduisait à travers la forêt la misérable haquenée qui sert maintenant de pâture aux loups, il était plus à son aise. J’ai vu les os de l’animal pas plus tard qu’aujourd’hui ; ils ont été polis par le froid et par les oiseaux, et la neige des montagnes n’est pas plus blanche.

Un regard inquiet et rapide fut échangé entre Ruth et son mari au moment où Ében Dudley exprima les réflexions qui lui avaient été suggérées par le retour inattendu de l’étranger.

— Allez voir vers les palissades de l’ouest, dit Content, peut-être le jeune Indien est à rôder autour de l’habitation, honteux d’arriver si tard, et n’osant peut-être pas demander à être admis. Je ne puis croire que cet enfant veuille ainsi nous quitter sans aucun signe de reconnaissance et sans prendre congé de nous.

— Je ne prendrai pas sur moi d’assurer, dit Ében Dudley, quel degré de reconnaissance l’Indien croit devoir au maître de la vallée et à sa famille ; mais s’il n’est pas déjà parti, la neige ne fondra pas, au dégel, avec plus de rapidité que l’enfant n’en mettra à s’enfuir un jour ou l’autre. Reuben Ring, tu as des yeux qui voient dans les ténèbres comme pendant la clarté du jour, viens avec moi, afin qu’aucun signe ne nous échappe. Si ta sœur Foi voulait se joindre à nous, il ne serait pas facile à la Peau Rouge de passer dans la partie défrichée sans être aperçue.

— Allez-y sans moi, répondit avec précipitation une voix de femme ; il est plus convenable que je veille aux apprêts qui se font pour celui qui voyage depuis le lever du soleil. Si l’Indien échappe à ta vigilance, Dudley l’Éveillé, il n’aura rien à craindre de celle des autres.

Bien que Foi refusât d’une manière aussi décidée de faire partie de la petite troupe, son frère accepta sans répugnance. Les jeunes gens étaient sur le point de quitter l’appartement, lorsque le loquet, sur lequel la main de Dudley était, déjà posée, se leva tranquillement sans le secours de ses doigts ; la porte s’ouvrit, et l’objet de la recherche des jeunes gens glissa près d’eux, et alla prendre sa place accoutumée dans un des coins de la chambre. Le jeune captif entra sans bruit, et d’une manière si semblable à celle qu’il employait chaque soir, que, pendant un moment, ceux qui le suivirent des yeux, lorsqu’il traversait l’appartement, ne songèrent plus qu’à la visite qu’il lui était permis de faire à cette heure. Mais la réflexion revint promptement, et avec elle le souvenir de sa fuite et l’étonnement que causait la manière inexplicable dont il avait pénétré dans la maison.

— Il faut examiner les palissades, s’écria Dudley aussitôt qu’un second regard l’eut assuré que ses yeux ne le trompaient pas. La place qu’un jeune garçon peut escalader suffit pour introduire toute une armée.

— En vérité, dit Content, ceci demande une explication. Cet enfant n’est-il point entré lorsque la porte fut ouverte pour l’étranger ?… Mais voici celui qui peut nous l’apprendre.

— Oui, répondit l’inconnu, qui entra dans la chambre assez à temps pour entendre cette question ; j’ai trouvé cet Indien près de la porte, et j’ai pris sur moi de remplir l’office d’un chrétien, et de l’engager à entrer. J’étais certain que la maîtresse de la maison, dont le cœur est si bon ; dont le caractère est si doux, ne le chasserait pas de chez elle.

— Ce n’est point un étranger à notre foyer ni à notre table, dit Ruth ; et en eût-il été autrement, tu aurais encore bien fait.

Ében Dudley avait un air incrédule ; son esprit avait été fortement ébranlé pendant toute la journée par des visions merveilleuses, et en effet il y avait raison de s’étonner de la manière étrange dont le jeune Indien avait reparu.

— Il serait bon d’aller voir aux verrous, murmura-t-il, de crainte que d’autres moins aisés à contenir ne suivissent celui-ci ; Maintenant que des puissances invisibles sont déchaînées contre cette colonie, il ne faut pas dormir trop profondément.

— Eh bien ! va faire sentinelle, et reste en faction jusqu’à ce que l’horloge ait sonné minuit, dit le Puritain d’un ton qui prouvait qu’il était mu par d’autres considérations que les craintes vagues de son serviteur. Si le sommeil te surprend, un autre sera prêt pour te remplacer.

Mark Heathcote parlait rarement sans que le calme le plus grand permît d’écouter jusqu’à la moindre de ses paroles. Dans cette occasion, lorsque sa voix fut entendue, il se fit un silence plus profond encore ; et lorsque le vieillard finit sa phrase, on entendait à peine la respiration des auditeurs. En ce moment d’une tranquillité semblable à celle de la tombe, on entendit tout à coup un son de la conque qui était à la porte, et qui paraissait être un écho de celui qui avait déjà effrayé les habitants de la vallée. À la répétition de ce bruit étrange, chacun se leva sans parler. Content jeta un regard inquiet sur son père, et celui-ci porta les yeux sur l’étranger. Ce dernier était calme et impassible. Une de ses mains était appuyée sur le dos de la chaise qu’il venait de quitter ; l’autre tenait, involontairement peut-être, la poignée d’une de ces armes qui avaient attiré l’attention du jeune Mark, et qui était toujours passée dans son ceinturon de cuir.

— Ce son est produit par quelqu’un qui n’est point habitué à se servir d’instruments terrestres, dit un de ceux que la narration de Dudley avait disposés à croire au merveilleux.

— N’importe d’où il vienne, répondit Content, c’est un signal auquel il faut répondre. Dudley, prends ton fusil ; cette visite est si inattendue que plus d’une main doit faire l’office de portier.

Le serviteur obéit aussitôt, et murmura en achevant de charger son fusil : — Les galants d’outre-mer sont prompts à suivre la piste ce soir ! Puis portant son fusil à son épaule, il jeta un regard mécontent et courroucé sur Foi Ring, et il allait ouvrir la porte pour laisser passer Content lorsqu’un nouveau bruit s’éleva dans les airs. Ce son fut plus faible et plus prolongé que celui qui l’avait précédé.

— On dirait que la conque se moque de nous, observa Content en regardant l’étranger d’un air expressif ; ces sons ressemblent, à s’y méprendre, à ceux que nous entendîmes lorsque tu demandas à être admis dans notre demeure.

Une lumière subite parut briller dans les traits de l’étranger. Il s’avança vers le cercle, et avec la liberté que lui aurait donnée une longue familiarité, il dit :

— Que personne ne bouge, excepté le jeune capitaine, ce hardi serviteur et moi ; nous allons à la découverte et veiller à la sûreté de ceux qui restent.

Malgré la singularité de cette proposition, comme elle ne parut exciter ni surprise ni opposition de la part du Puritain et de son fils, le reste de la famille ne fit aucune objection. L’étranger n’eut pas plus tôt parlé, qu’il s’avança près de la lumière pour voir dans quel état se trouvaient ses pistolets ; et se tournant vers le vieux Mark, il ajouta d’une voix plus basse :

— Peut-être le combat tiendra-t-il plus de la nature humaine que celui que peuvent livrer les puissances qui conjurent les esprits inquiets des colonies ; dans une telle extrémité, il faut montrer la prudence d’un soldat.

— Je n’aime pas ces sons moqueurs, reprit le Puritain ; ils ressemblent à l’insulte d’un démon. Nous avons eu dernièrement dans ces colonies de tragiques exemples de ce que peut tenter la malice d’Azazel, et l’on ne peut espérer que ses agents ne soient pas irrités à la vue de mon Bethel.

Bien que l’étranger écoutât les paroles de son hôte avec respect, il était facile de s’apercevoir que ses pensées s’arrêtaient sur un danger d’un autre caractère. La main qui était restée sur la poignée de son arme la serrait avec plus d’énergie ; il y avait sur ses lèvres une expression mélancolique, mais on y voyait en même temps quelque chose de contracté qui dénotait une résolution toute physique. Il fit un signe aux compagnons qu’il avait choisis, et les conduisit dans la cour.

Les ombres de la nuit s’étaient répandues peu à peu ; et, bien que l’heure ne fût pas encore avancée, des ténèbres si épaisses couvraient la vallée qu’il était difficile de distinguer les objets, même à une faible distance. Cette obscurité rendait nécessaire à ceux qui sortaient de la maison d’observer la plus grande prudence, de crainte d’exposer leur personne à quelque danger imprévu. Lorsqu’ils furent établis en sûreté derrière le rideau de planches et de terre qui couvrait et protégeait l’entrée, et où ils étaient à l’abri des flèches depuis les épaules jusqu’aux pieds, Content demanda quels étaient ceux qui voulaient être admis dans sa demeure à une heure où les portes étaient ordinairement fermées pour la nuit ; au lieu de recevoir, comme la première fois, une prompte réponse, le silence fut si profond, qu’on entendit, comme c’était assez ordinaire à cette heure paisible, les échos des bois voisins répéter les paroles qui venaient d’être prononcées.

— Que ces sons aient été produits par un démon ou par un homme, dit tout bas l’étranger, il y a de la trahison ; on doit opposer l’artifice à l’artifice ; mais vous serez plus habile à donner conseil sur ce qu’il est nécessaire d’entreprendre contre les ruses pratiquées dans les forêts, que celui qui est habitué aux fourberies moins adroites des guerres que se font les chrétiens.

— Que penses-tu ? Dudley, demanda Content ; devons-nous faire une sortie, ou attendrons-nous un nouveau signal de la conque ?

— Cela dépend beaucoup de la qualité des hôtes que nous attendons, répondit Dudley, car pour les orgueilleux galants qui sont si braves parmi les filles, et si craintifs lorsqu’ils prennent le cri d’un geai pour celui d’un Indien, je m’inquiète peu que vous renversiez les pieux pour les prier d’entrer au galop. Je connais la manière de les envoyer à l’étage supérieur de la forteresse plus vite que le gloussement du dindon ne peut rassembler ses petits ; mais…

— Il est convenable d’être réservé en paroles dans le moment d’une pénible incertitude, dit l’étranger ; nous n’attendons aucun galant de cette espèce.

— Alors je vais vous donner un moyen de connaître par quelle raison la conque fait entendre une telle harmonie. Allez-vous-en tous les deux à la maison, causez beaucoup le long du chemin, afin qu’on puisse vous entendre du dehors. Lorsque vous serez entrés, ma tâche sera de trouver un poste près de l’entrée, afin que si l’on frappe de nouveau il y ait un portier tout prêt pour demander ce qu’on veut.

— Ceci vaut mieux, répondit Content ; et afin que ce soit fait en toute sûreté, d’autres jeunes gens qui sont habitués à ces espèces de ruses sortiront par la porte secrète et se mettront en sentinelle derrière les bâtiments pour te prêter secours en cas de violence. Quelque soit ce que tu as l’intention de faire, Dudley, souviens-toi que tu ne dois pas ouvrir la poterne.

— Envoyez-moi le renfort, répondit le serviteur ; et s’il se composait de Reuben Ring à l’œil subtil, je n’en serais que plus sûr d’avoir un bon aide dans l’occasion. Tous les membres de cette famille ont l’esprit prompt et inventif, excepté celui qui a la forme d’un homme sans en avoir la raison.

— Tu auras Reuben, et rien que lui, reprit Content. Rappelle-toi que je t’ai recommandé de ne point ouvrir la poterne ; et puisses-tu avoir du succès dans une ruse qui ne peut être répréhensible, puisqu’elle n’a pour but que notre sûreté !

Lorsqu’il eut prononcé ces recommandations, Content, suivi de l’inconnu, laissa Dudley accomplir ses desseins, parlant très-haut en retournant à la maison, afin que ceux qui pouvaient écouter en dehors pussent supposer que toute la petite troupe se retirait convaincue de l’inutilité de ses recherches.

Pendant ce temps, celui qui était resté près de la poterne s’occupa avec ardeur à remplir la tâche qu’il s’était imposée. Au lieu de descendre en droite ligne aux palissades, il monta, et fit un circuit parmi les bâtiments extérieurs sur les bords de l’élévation ; alors, se courbant assez bas pour se mettre de niveau avec les objets qui couvraient la neige, il atteignit un angle des palissades, à un point éloigné du lieu où il avait l’intention de faire sentinelle, et, aidé par les ténèbres et les ombres de la montagne, il espéra être entièrement à l’abri de l’observation. Lorsqu’il fut derrière les palissades, Dudley se coucha par terre, rampant avec une grande prudence le long d’une poutre qui en réunissait les extrémités inférieures, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une espèce de guérite qui avait été élevée pour le dessein même qu’il était sur le point de mettre à exécution. Une fois à l’abri dans cette petite retraite, le robuste serviteur sa plaça d’une manière aussi commode et aussi sûre que les circonstances pouvaient le permettre. Là, il se prépara à passer bien des minutes d’ennui avant que ses services devinssent nécessaires.

Le lecteur croira facilement qu’Ében Dudley, avec les opinions qu’on lui connaît, ne commença pas sa faction silencieuse sans éprouver une grande défiance sur le caractère des hôtes qu’il était peut-être sur le point de recevoir. Nous en avons assez dit pour prouver que le soupçon qui tourmentait le plus son esprit était que les agents du gouvernement allaient reparaître à la suite de l’étranger ; mais malgré la probabilité de cette conjecture, il avait un secret pressentiment que les sons qu’il avait entendus n’étaient point d’une origine terrestre. Toutes les légendes et les preuves les plus évidentes en fait de prestiges, connues dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre, démontraient que les esprits de ténèbres se complaisaient à jouer des tours malicieux ou à tourmenter de quelque manière que ce fût ceux qui mettaient leur confiance dans une religion odieuse aux enfants de l’enfer. Sous l’influence des impressions excitées naturellement par les communications du voyageur de la montagne, l’esprit d’Ében Dudley était partagé entre la crainte de voir un de ces hommes qu’il avait engagés avec si peu de cérémonie à quitter la vallée, revenir de nouveau s’établir dans l’habitation, et celle d’être à regret le témoin de la manifestation du pouvoir qui était momentanément confié aux esprits invisibles. Il était destiné à se tromper dans ces deux conjectures. Malgré le penchant de la sentinelle crédule pour les objets surnaturels, il y avait dans la composition de son être des matières trop grossières pour l’élever au-dessus des faiblesses de l’humanité. Son esprit accablé se lassa bientôt de ses contemplations, affaibli par ses propres efforts. La matière reprit insensiblement son empire ; ses pensées, loin d’être claires et actives comme la circonstance l’eût exigé, se couvrirent peu à peu d’un voile épais. Une ou deux fois l’habitant des frontières se souleva à moitié, et parut regarder autour de lui d’un œil observateur ; puis, lorsque la masse de son corps se penchait de nouveau, il retrouvait sa première tranquillité. Ce mouvement fut répété plusieurs fois à des intervalles qui s’éloignaient de plus en plus, enfin, au bout d’une heure, oubliant la chasse, les soldats et les mystérieux agents du mal, le jeune homme céda aux fatigues de la journée. Les chênes de la forêt voisine n’étaient pas plus immobiles que le corps de Dudley appuyé contre les planches de l’étroite guérite.

Combien de temps s’écoula-t-il pendant ce sommeil ? Ében ne put jamais précisément en rendre compte. Il soutint toujours fermement qu’il ne dormit pas longtemps, car son repos ne fut pas troublé par ces sons qui se font entendre quelquefois dans les bois pendant l’obscurité des nuits, et qu’on pourrait appeler les soupirs de la forêt pendant son sommeil. Son premier souvenir distinct fut celui d’une main qui le saisissait avec la force d’un géant. Sautant sur ses pieds, le jeune homme étendit un bras et prononça quelques paroles incohérentes.

— Si le daim a été frappé d’une balle à la tête, dit-il, je conviens qu’il t’appartient, Reuben Ring : mais s’il a été frappé dans un de ses membres ou dans le corps, je réclame l’animal pour une main plus sûre.

— C’est un partage fort juste du butin, reprit quelqu’un d’une voix basse, et parlant comme si des sons plus élevés eussent été dangereux. Tu donnes la tête du daim pour bouclier à Reuben Ring, et gardes le reste pour ton propre usage.

— Qui t’envoie à cette heure à la poterne ? Ne sais-tu pas qu’il se passe d’étranges choses dans les champs ?

— Je sais du moins qu’il s’en passe d’étranges dans une guérite, répondit Foi Ring. Quelle honte pour toi, Dudley, si le capitaine et ceux qui n’ont pas cessé de prier dans la maison soupçonnaient combien peu tu veilles à leur sûreté pendant ce temps !

— Leur est-il arrivé aucun mal ? Si le capitaine leur fournit des occupations spirituelles, j’espère qu’il conviendra que je n’ai laissé passer par cette poterne rien de terrestre qui pût troubler leurs pieux exercices. Aussi vrai que je tiens à ma réputation, je n’ai pas une seule fois quitté la poterne depuis que je suis en faction.

— Sans doute, ou tu serais le plus fameux somnambule de la colonie du Connecticut ! Dormeur ! la conque ne peut pas produire un son plus bruyant que celui que tu fais entendre dans ton sommeil. Cela s’appelle-t-il être en faction ? L’enfant dans son berceau n’est pas plus ignorant de ce qui se passe autour de lui que tu ne le peux être.

— Je pense, Foi, que tu te laisses trop aller à la médisance aux dépens de tes amis, depuis la visite de ces galants d’outre-mer.

— Laisse-moi tranquille avec tes galants d’outre-mer, jeune homme. Je ne suis point une fille qui consente à être insultée par un homme qui ne sait s’il dort ou s’il veille. Je te dis que ta réputation aurait été perdue dans la famille ; si le capitaine s’était aperçu, et surtout ce soldat étranger, pour lequel madame elle-même fait de si grandes cérémonies, que tu faisais sentinelle avec les jeux fermés, la bouche ouverte et un nez qui laissait entendre une bruyante harmonie.

— Si tout autre que toi eût répété cette calomnie sur mon compte, jeune fille, il y aurait eu du bruit entre nous ! Ton frère Reuben Ring me connaît mieux, et ne voudrait pas m’irriter par une aussi fausse accusation.

— Tu te conduis si généreusement avec lui qu’il est toujours prompt à oublier tes fautes. En vérité, tu lui donnerais la tête du daim, tandis que tu te contenterais modestement du reste ! Va, Dudley, tu rêvais profondément lorsque je t’ai éveillé.

— Dans quel temps vivons-nous, si les jupons vont faire la ronde autour des sentinelles pour dire celles qui dorment ou qui veillent, au lieu d’hommes barbus et bien armés ? Qui t’a amenée si loin de tes occupations et si près des portes, mistress, maintenant qu’il n’y a plus de galants d’outre-mer pour flatter tes oreilles par de doux mensonges et des paroles légères ?

— Si parler pour ne pas être crue est ce que je venais chercher, mon message a eu sa récompense. Ce qui m’amène ici ? Madame a besoin de plusieurs articles de la laiterie extérieure, et… et… mes oreilles m’ont conduite à la poterne. Tu sais, harmonieux Dudley, que ce n’est pas la première fois que j’entends la musique de ton sommeil. Mais mon temps est trop utile pour le perdre ainsi à ne rien faire. Tu es maintenant éveillé, et tu pourrais remercier celle qui t’a rendu un service, et qui ne s’en vantera pas, d’avoir empêché qu’une barbe noire ne devienne le jouet de tous les jeunes gens de la famille. Si tu gardes ton secret, le capitaine pourra encore te louer d’être une sentinelle vigilante ; et que le Ciel lui pardonne l’injure qu’il fera involontairement à la vérité.

— Peut-être un peu de colère contre d’injustes soupçons m’a emporté plus loin que je ne l’aurais dû, Foi, lorsque je t’ai taxée d’aimer à médire. Je rétracte cette expression, bien que je n’avouerai jamais qu’aucune autre chose qu’un souvenir vague de la chasse se fût emparé de mes pensées, et m’ait fait oublier peut-être le silence que j’aurais dû garder à la poterne. Ainsi, je te pardonne, aussi vrai que je suis un chrétien, le…

Mais Foi était déjà hors de vue, et ne pouvait plus entendre. Dudley, qui commençait à avoir certains remords de conscience sur l’ingratitude qu’il avait manifestée à l’égard d’une personne qui avait pris tant d’intérêt à sa réputation, réfléchit sérieusement à ce qui lui restait à faire. Il soupçonnait avec raison que la nuit était plus avancée qu’il ne l’avait cru d’abord, et il sentit la nécessité de faire un rapport quelconque sur les incidents de sa faction. Il jeta un regard scrutateur autour de lui, afin d’être certain que les faits ne viendraient pas démentir son témoignage ; puis il examina les serrures de la poterne ; enfin il gravit la montagne, et se présenta devant la famille. Le long intervalle de son absence avait en effet été rempli par des exercices spirituels et une conversation religieuse, ce qui empêcha qu’on s’aperçût du retard qu’avait mis la sentinelle à venir faire son rapport.

— Quelles nouvelles nous apportes-tu ? dit Content aussitôt qu’il aperçut Dudley. As-tu vu ou as-tu entendu quelque chose qui soit suspect ?

Avant de répondre, Dudley ne manqua pas d’étudier l’expression malicieuse d’une jeune fille qui était occupée à des soins de ménage, absolument en face de lui ; mais ne voyant sur son visage qu’un sourire un peu moqueur, il reprit courage et répondit :

— Ma faction a été paisible. Il n’y a aucune raison qui empêche la famille d’aller se livrer au repos. Mais des yeux vigilants comme ceux de Reuben Ring et les miens feront bien de rester ouverts jusqu’au matin, c’est tout ce qui est nécessaire.

Peut-être l’habitant des frontières se serait étendu plus longuement sur son empressement à passer le reste de la nuit pour veiller à la sûreté de ceux qui dormaient, si le regard malin de celle qui était si bien placée pour l’observer ne l’eût averti qu’une modeste prudence convenait à sa position.

— Cette alarme s’est heureusement passée, dit le Puritain en se levant. Nous allons maintenant nous livrer au repos avec une tranquille reconnaissance. Tes services ne seront pas oubliés, Dudley, car tu t’es exposé pour nous au danger.

— En effet, répondit Foi à voix basse ; et nous autres filles nous n’oublierons point la bonne volonté avec laquelle il abandonne les douceurs du sommeil afin de protéger les faibles.

— Ne parle pas de cette bagatelle, reprit Dudley avec précipitation. Il y a eu quelque erreur dans les sons que nous avons cru entendre ; mon opinion est maintenant que la conque n’a été touchée ce soir que par cet étranger.

— C’est une erreur qui se répète ! s’écria Content en se levant de son siège. Dans ce moment, un son faible se faisait entendre, comme celui qui avait annoncé le premier la visite de l’étranger. Le bruit fut entendu de toute la famille, et sembla se perdre au milieu des bâtiments.

— Voici un avertissement aussi mystérieux qu’il peut être de mauvais augure, dit le vieux Mark lorsqu’il fut revenu de la surprise, pour ne pas dire de la consternation que ce bruit avait excitée. N’as-tu rien vu, Dudley, qui puisse justifier ce que nous entendons ?

Ében Dudley, ainsi que la plupart des auditeurs, était trop confondu pour répondre. Chacun semblait attendre le second son plus fort et plus prolongé, qui devait imiter complètement le signal de l’étranger. L’attente ne fut pas de longue durée, car dans un intervalle aussi semblable que possible à celui qui avait existé entre les deux premiers sons, un nouveau bruit se fit entendre comme un écho qui répond.