Les Puritains d’Amérique/Chapitre XII

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 135-144).

CHAPITRE XII.


Il n’y avait pas besoin d’un fantôme sorti de la terre, Milord, pour nous dire cela.
ShakspeareHamlet.



Quoique l’esprit de la plupart, sinon de tous les habitants de Wish-ton-Wish eût été si profondément troublé de la pensée que les puissances du monde invisible étaient conjurées contre eux, le danger venait de se montrer sous des formes trop palpables pour laisser aucun doute. Le cri : — Voici les païens ! avait été prononcé par toutes les bouches ; les lèvres même de la petite fille de Ruth et celles de son élève Martha le répétaient en fuyant d’un appartement dans l’autre ; et pendant un instant la terreur et la surprise excitèrent parmi les assiégés une inexprimable confusion ; mais la promptitude des jeunes gens à se mettre sur la défensive et le calme de Content rétablirent bientôt le bon ordre. Les femmes même reprirent au moins l’apparence de la tranquillité ; la famille avait été trop longtemps menacée de ce danger pour ne pas être sur ses gardes, et elle fit usage de ses ressources aussitôt que la réflexion remplaça le premier mouvement d’alarme.

L’effet que produisit la détonation fut tel que l’expérience avait permis de l’espérer dans les guerres des colons contre les Indiens. L’attaque cessa aussi brusquement qu’elle avait commencé ; un calme si parfait, une tranquillité si profonde y succéda, que celui qui eût pour la première fois été témoin d’une semblable scène aurait pu croire qu’elle était l’effet de quelque terrible illusion.

Pendant ces moments d’un silence profond et général, les deux sentinelles quittèrent l’abri des piles de bois et gravirent l’éminence à l’endroit où Dudley savait que Content devait être placé en cas d’attaque.

— À moins que mon expérience des ruses des païens ne me trompe, dit l’inconnu lorsqu’il fut arrivé près de Content, je crois que nous aurons le temps de respirer avant que l’attaque se renouvelle. La prudence nous fait un devoir de connaître le nombre de nos ennemis et leur position, afin de disposer suivant leur force nos moyens de résistance.

— De quelle manière pourrons-nous y parvenir ? répondit Dudley ; tu ne peux plus rien voir autour de nous que la tranquillité et les ténèbres de la nuit. Connaître le nombre de nos ennemis, c’est impossible ; faire une sortie, nous ne le pouvons pas sans envoyer à une mort certaine tous ceux qui quitteront les palissades.

— Tu oublies que nous avons un otage dans le jeune Indien. Nous pouvons en tirer parti, si nous usons avec prudence du pouvoir que nous avons sur sa personne.

— Je crois que tu te flattes d’une vaine espérance, reprit Content se dirigeant néanmoins, tout en parlant, vers la cour qui communiquait au principal bâtiment. J’ai profondément étudié le regard, l’expression de l’Indien depuis son étrange arrivée dans l’habitation, et j’y ai vu peu de chose qui puisse nous engager à avoir confiance en lui. Il serait heureux que quelque intelligence secrète avec ceux du dehors ne lui eût point fait franchir les fortifications ce soir, et qu’il ne fût pas un dangereux espion, comme témoin de notre force et de nos mouvements.

— En ce qui concerne son entrée dans l’habitation sans avoir fait entendre le son de la conque ou sans le secours de la poterne, ne vous inquiétez pas, reprit l’étranger avec calme. Si cela est nécessaire, ce mystère pourrait être facilement expliqué. Mais il faut user de toute notre sagacité pour découvrir s’il a quelque intelligence avec nos ennemis. L’esprit d’un Indien ne trahit pas ses secrets comme la surface d’un miroir.

L’étranger parlait comme un homme qui gardait dans son cœur une partie de ses pensées, et son compagnon écoutait comme une personne qui en comprend plus qu’il ne lui semble convenable de le montrer. En terminant cette conversation équivoque, ils entrèrent dans la maison, et se trouvèrent en présence de toute la famille réunie.

Le danger continuel auquel l’existence était exposée sur les frontières avait habitué la famille à un ordre méthodique et régulier de défense. Des devoirs étaient assignés en cas d’alarme aux corps les plus délicats, aux cœurs les plus faibles, et avant l’arrivée de son mari, Ruth avait imposé aux femmes qui étaient sous ses ordres les devoirs que l’usage et plus encore le danger imminent leur prescrivait.

— Charité, hâte-toi de te rendre à la forteresse, et vois si les baquets et les échelles sont en bon état, afin que si les païens nous forcent de nous y réfugier, nous ne manquions dans cette extrémité ni d’eau ni de moyens de retraite. Foi, cours vite dans les appartements supérieurs pour prendre garde qu’aucune lumière ne puisse diriger leurs flèches meurtrières dans les chambres. La réflexion vient trop tard, lorsque les dards et les balles ont pris leur essor. Et maintenant que le premier assaut est terminé, et que nous espérons déjouer les ruses de nos ennemis par la prudence, Mark, tu peux aller près de ton père. C’eût été tenter la Providence avec trop de témérité, de t’envoyer avec ton inexpérience au milieu du tumulte du premier danger. Viens ici, et reçois les bénédictions et les prières de ta mère. Ensuite tu te placeras parmi les combattants. Je confie ta jeunesse à la protection spéciale de la Providence. Souviens-toi que tu es aujourd’hui d’un âge à faire honneur à ton nom et à ton origine ; mais que cet âge est trop tendre encore pour être téméraire dans tes paroles, et moins encore dans tes actions, pendant une nuit semblable à celle-ci.

Une rougeur fugitive, qui servit seulement à rendre la pâleur qui lui succéda plus frappante encore, se montra sur les joues de la tendre mère. Elle imprima un baiser sur le front de son fils impatient, qui, après avoir reçu cette marque de tendresse, s’élança au milieu des défenseurs de l’habitation.

— Maintenant, dit Ruth en détachant lentement ses regards de la porte par laquelle le jeune garçon avait disparu, et parlant avec une tranquillité affectée, maintenant nous allons travailler à la sûreté de ceux qui ne peuvent rendre service qu’en donnant l’alarme. Lorsque tu seras certaine, Foi, qu’on n’a négligé d’éteindre aucune lumière dans les étages supérieurs, mène les enfants dans la chambre secrète. De là elles peuvent voir ce qui se passe dans les champs, sans aucun danger de servir de but aux flèches des sauvages. Tu te rappelles, Ruth, les fréquentes leçons que je t’ai données à ce sujet. Qu’aucun bruit, qu’aucun cri effrayant de ceux qui sont en dehors, ne t’engage à quitter ton poste ; tu seras là plus en sûreté que dans la citadelle, contre laquelle sans doute bien des flèches seront dirigées ; si nous étions forcés de nous y réfugier, on t’en avertirait promptement Tu ne descendras que si tu vois les ennemis escalader les palissades du côté qui domine le ruisseau ; car c’est là que nous avons le moins de monde pour examiner leurs mouvements. Souviens-toi que du côté des bâtiments extérieurs et du côté des champs sont rassemblées nos forces principales ; il n’y a donc aucune raison d’exposer votre vie en regardant avec trop de curiosité ce qui se passe dans les champs. Allez, mes enfants, et que la divine Providence veille sur vous.

Ruth s’arrêta pour déposer un baiser sur la joue que sa fille lui présentait. Elle embrassa aussi l’autre enfant, qu’elle aimait presque aussi tendrement : c’était la fille d’une amie pour laquelle elle avait en l’affection d’une sœur. Mais ces baisers n’étaient pas accompagnés de la même émotion que celui qu’elle avait imprimé sur le front de Mark. Elle avait envoyé son fils dans une position dangereuse, et sous l’apparence de quelque utilité elle envoyait les autres dans un lieu qu’on jugeait moins exposé que la citadelle elle-même, tant que l’ennemi ne serait pas maître des fortifications. Cependant toute la tendresse maternelle agita son cœur au moment où sa fille la quitta ; et cédant à une impulsion soudaine, elle rappela l’enfant auprès d’elle.

— Répète la prière pour demander une protection spéciale contre le danger du désert, dit Ruth d’une voix solennelle ; dans tes supplications, n’oublie pas celui auquel tu dois la vie, et qui expose maintenant la sienne pour notre sûreté. Tu connais le rocher des chrétiens, place ta foi sur ses fondements.

— Et ceux qui en veulent à notre vie, demanda l’enfant, sont-ils au nombre de ceux pour lesquels il mourut ?

— Nous ne devons pas en douter, quoique les vues de la Providence à leur égard soient mystérieuses ! Sauvages dans leurs habitudes, et cruels dans leurs inimitiés, ce sont cependant des créatures de la même nature que nous ; elles sont également les objets de sa sollicitude.

Des cheveux blonds, qui couvraient à moitié le front et le visage de la jeune fille à laquelle s’adressait Ruth, ajoutaient encore à l’éclat d’un teint qui semblait n’avoir jamais été touché par les brises brûlantes de l’Amérique. L’enfant secoua ces boucles ondoyantes, et arrêta avec effroi ses grands yeux bleus sur le sombre visage du captif indien, qui, dans ce moment, était pour elle le sujet d’une secrète horreur. Ce jeune garçon avait l’air calme et hautain, et en apparence insensible, mettant toute sa prudence à ne montrer aucun signe de faiblesse ou d’intérêt dans cette scène touchante.

— Ma mère, murmura l’enfant étonnée, pourquoi ne le laisserions-nous pas retourner dans la forêt ? Je n’aime pas à…

— Ce n’est pas le temps de parler. Va dans la chambre secrète, mon enfant, et souvenez-vous toutes les deux des prières que vous devez adresser à Dieu et de la prudence que je vous ai recommandée. Allez, et que le ciel protège vos têtes innocentes !

Ruth s’arrêta de nouveau ; son visage se pencha une seconde fois sur celui de sa fille, et fut couvert des boucles de ses cheveux. Après un moment d’éloquent silence, lorsque Ruth releva la tête, une larme brillait sur la joue de sa fille. Cette dernière avait reçu le baiser avec la légèreté d’un être imprévoyant ; mais lorsqu’on la conduisit dans les appartements supérieurs, ses regards ne quittèrent le jeune Indien que lorsque les murailles le dérobèrent à sa vue.

— Tu t’es montrée réfléchie et semblable à toi-même, ma bonne Ruth, dit Content en entrant dans l’appartement, et contemplant avec une tendre approbation le calme de sa femme. Les jeunes gens n’ont pas été plus prompts à courir à la rencontre des ennemis et aux fortifications, que tes servantes à se rendre où le devoir les appelait. Tout est de nouveau tranquille au dehors, et nous venons plutôt pour nous consulter que dans le dessein d’aller nous battre.

— Faut-il faire avertir notre père, qui est à son poste dans la forteresse, près de la pièce d’artillerie ?

— Cela n’est pas nécessaire, répondit l’étranger ; le temps presse. Ce calme sera bientôt suivi d’une tempête que tous nos efforts ne pourront apaiser. Amenez-moi le captif.

Content fit signe au jeune Indien de s’approcher. Lorsqu’il fut à portée de sa main, il le plaça devant l’étranger.

— Je ne connais ni ton nom ni le nom de ta tribu, dit ce dernier après un moment de silence, pendant lequel il semblait étudier attentivement les traits du jeune captif ; mais je suis certain, quoique l’esprit malin puisse s’efforcer de maîtriser ton esprit, que la noblesse des sentiments n’est point étrangère à ton cœur. Parle, as-tu quelque chose à dire du danger qui menace cette famille ? J’en ai appris beaucoup cette nuit par tes manières ; mais pour être clairement compris, il est temps que tu t’exprimes par des paroles.

Le jeune Indien tint les yeux fixés sur ceux de l’étranger jusqu’au moment où celui-ci termina son discours ; puis il les détourna lentement, et parut observer l’expression de la physionomie de Ruth. On eût dit que son orgueil et sa sensibilité se livraient un combat. Ce dernier sentiment l’emporta ; et, maîtrisant la profonde répugnance qu’il éprouvait, il fit entendre, pour la première fois depuis sa captivité, le langage d’une race abhorrée.

— J’entends les cris des guerriers, répondit-il avec calme ; les oreilles des hommes pâles sont-elles fermées ?

— Tu as parlé avec les jeunes gens de ta tribu dans la forêt, et tu avais connaissance de cette attaque ?

Le jeune homme ne fit aucune réponse, quoiqu’il supportât sans crainte le regard perçant du questionneur. S’apercevant qu’il avait demandé plus qu’on ne voulait lui en apprendre, l’étranger changea son mode d’examen, et mit un peu plus d’artifice dans ses questions

— Il se peut que ce ne soit pas une grande tribu qui nous a déclaré la guerre. Des braves eussent sauté par-dessus les bois des palissades comme sur des roseaux pliants. Ce sont des Pequots qui ont manqué à la foi promise aux chrétiens, et qui hurlent au dehors comme les loups pendant la nuit.

Une expression sauvage brilla sur les traits sombres de l’Indien. Ses lèvres s’entrouvrirent avec mépris, et il murmura ces mots plutôt qu’il ne les prononça :

— Le Pequot est un chien !

— C’est comme je le pensais ; les coquins sont sortis de leurs villages afin que les Yengeeses[1] puissent nourrir leurs squaws[2]. Mais un Narragansett ou un Wampanoag est un homme ; il dédaigne de se cacher dans les ténèbres ; lorsqu’il arrive, le soleil éclaire sa course. Le Pequot glisse en silence, car il craint que les guerriers n’entendent ses pas.

Il n’était pas facile de découvrir si le captif faisait attention, soit à la louange, soit à la censure ; car le marbre n’est pas plus froid que ne l’était son visage impassible.

L’étranger étudia en vain l’expression de ses traits ; et, s’approchant assez près pour poser sa main sur l’épaule nue du jeune garçon, il ajouta :

— Jeune homme, tu as entendu des choses bien touchantes sur notre religion chrétienne ; tu as été l’objet de bien des prières ferventes ; de si bonnes semences n’auront pas toutes été emportées par le vent. Parle, peut-on de nouveau se fier à toi ?

— Que mon père regarde sur la neige, les traces du mocassin vont et viennent.

— C’est vrai, jusqu’ici tu t’es montré honnête ; mais lorsque le cri de guerre vibrera dans ton jeune cœur, la tentation de rejoindre les guerriers pourra être trop forte. As-tu quelque gage dans lequel nous puissions trouver une garantie pour ton départ ?

Le jeune Indien regardait le questionneur de manière à prouver clairement qu’il ignorait ce qu’il voulait dire.

— Je voudrais bien savoir ce que tu peux me laisser, pour nous prouver que nos yeux reverront encore ton visage, lorsque nous aurons ouvert la porte pour que tu ailles dans les champs ?

Les regards de l’Indien montraient toujours la même surprise et la même ignorance.

— Lorsque l’homme blanc est sur le sentier de la guerre et qu’il permet à un ennemi de retourner près des siens, à la condition de revenir, il prend un gage de sa foi, en retenant quelqu’un qui lui est cher, comme une garantie de sa parole. Que peux-tu m’offrir, pour m’assurer que tu reviendras ?

— Le sentier est libre.

— Libre, oui ; mais il n’est pas certain que tu y reviendras ; la crainte peut te faire oublier le chemin qui y conduit.

Le captif commença alors à comprendre les doutes de l’étranger ; mais, comme s’il dédaignait de répondre, il détourna les yeux et prit une de ces attitudes impassibles qui le faisaient si souvent ressembler à une statue d’une couleur sombre.

Content et sa femme avaient écouté ce dialogue de manière à prouver que quelque connaissance secrète diminuait la surprise qu’ils auraient dû ressentir lorsqu’ils s’aperçurent qu’il existait quelque liaison mystérieuse entre l’Indien et l’étranger ; mais les deux colons manifestèrent des signes non équivoques d’étonnement lorsqu’ils entendirent le jeune sauvage prononcer des mots anglais. Il y avait au moins de l’espoir dans la médiation de celle qui avait montré tant de bonté au captif dans toutes les occasions, et Ruth interposa la sienne entre l’Indien et l’étranger, avec toute la vivacité que lui donnait la sollicitude maternelle.

— Laissez le jeune garçon partir, dit-elle, je lui servirai de caution ; et s’il manquait à sa parole, son absence serait moins à craindre que sa présence.

La vérité de ce dernier raisonnement eut probablement plus de poids aux yeux de l’étranger que le gage qui était offert.

— Il y a de la raison dans ce que vous dites, reprit-il. Va dans les champs alors, et dis aux gens de la tribu qu’ils se sont trompés de chemin ; que celui où ils sont les conduit à la maison d’un ami. Il n’y a point ici de Pequots ni des hommes du Manhattœs, mais des chrétiens yengeeses qui se conduisent depuis longtemps avec des Indiens comme un homme juste doit se conduire avec un autre. Va, et lorsque tu feras entendre un signal à la porte, elle te sera ouverte.

En disant ces mots, l’étranger fit signe à l’Indien de le suivre, prenant soin, en quittant la chambre, de l’instruire de tout ce qui pouvait l’aider à effectuer sa mission pacifique.

Quelques minutes de doute et d’une incertitude pénible suivirent cette expérience ; l’étranger, après s’être assuré qu’on avait permis à son messager de sortir, rejoignit ses compagnons. Il se promena dans la chambre comme un homme profondément préoccupé ; quelquefois le bruit de ses pas lourds était interrompu, et alors chacun écoutait, afin de pouvoir deviner ce qui se passait au dehors. Au milieu d’une de ces pauses, un hurlement, qui ressemblait au cri de joie des sauvages, s’éleva dans les champs ; il fut suivi de ce calme solennel qui, depuis l’attaque passagère, avait été plus alarmant qu’un danger plus positif et mieux connu ; mais toute l’attention que pouvait donner l’anxiété ne permit pas d’entendre d’autres sons. Pendant quelques minutes, la tranquillité de la nuit reprit son cours dans l’intérieur des palissades et en dehors ; dans ce moment d’incertitude, le loquet de la porte fut levé, et le messager traversa la chambre avec ce pas léger et ce maintien calme qui distinguent le peuple de sa race.

— Tu as rencontré les guerriers de ta tribu ? demanda précipitamment l’étranger.

— Le bruit n’a pas trompé les Yengeeses, ce n’était pas une fille riant dans les bois.

— Et tu as dit à ta tribu que nous étions amis ?

— J’ai prononcé les paroles de mon père.

— Et elles ont été entendues ? Ont-elles été prononcées assez haut pour entrer dans les oreilles des jeunes hommes ?

L’Indien garda le silence.

— Parle, continua l’étranger en se redressant fièrement, comme quelqu’un qui est préparé à recevoir une mauvaise nouvelle. Ce sont des hommes qui t’écoutent. Le calumet des sauvages est-il rempli ? Le fumeront-ils en paix ? ou bien saisiront-ils le tomahawk d’une main ferme ?

La contenance du jeune captif montrait une sensibilité qu’un Indien trahit rarement. Il porta son regard attristé sur le doux visage de Ruth, et, tirant lentement sa main de dessous la légère robe qui couvrait en partie son corps, il jeta aux pieds de l’étranger un paquet de flèches enveloppées dans la peau brillante et rayée d’un serpent à sonnettes.

— Ceci est un symbole auquel nous ne pouvons nous méprendre, dit Content en relevant et présentant à la lumière l’emblème bien connu d’une guerre cruelle, et le montrant aux yeux moins expérimentés de son compagnon. Jeune homme, qu’ont fait les gens de ma race pour que tes guerriers en veuillent à leur vie ?

Lorsque le jeune Indien eut rempli son message, il se plaça de côté, et parut ne point vouloir observer l’effet qu’il produisait sur ses compagnons. Mais à cette question il fut sur le point d’oublier tous les sentiments doux qui s’étaient emparés de son cœur, pour se livrer à un emportement subit. Un regard rapide qu’il jeta sur Ruth arrêta ce mouvement, et il continua à être calme et silencieux.

— Jeune homme, répéta Content, je te demande pourquoi ton peuple recherche notre sang ?

Le passage de l’étincelle électrique n’est pas plus subtil ni plus brillant que la flamme qui jaillit des yeux noirs de l’Indien. Son regard semblait darder des rayons éclatants comme celui du serpent. On eût dit que son visage se gonflait ; un éclair de colère jaillit de ses yeux ; mais le triomphe de ce sentiment fut de courte durée. Le jeune Indien redevint maître de lui-même par un inconcevable pouvoir de sa volonté ; et, s’avançant assez près de celui qui lui avait fait une question si téméraire, pour poser un doigt sur sa poitrine, il lui dit avec hauteur :

— Vois ! le monde est bien grand. Il y a place pour la panthère et pour le daim. Pourquoi les Yengeeses et les hommes rouges se sont-ils rencontrés ?

— Nous perdons de précieux moments à sonder le cœur d’un païen, dit l’étranger. Le dessein de son peuple est certain ; et avec l’aide de la prudence des chrétiens, nous renverserons les projets des sauvages. La sagesse exige que ce jeune garçon soit mis en lieu de sûreté ; après quoi nous nous rendrons aux fortifications, et nous nous montrerons hommes.

On ne pouvait élever aucune objection raisonnable contre une semblable proposition. Content était sur le point d’enfermer son prisonnier dans une cave, lorsqu’une suggestion de sa femme le fit changer de projet. Malgré le farouche maintien du sauvage, une intelligence entre Ruth et lui avait été établie par des regards de bonté et d’intérêt, et la mère de famille répugnait à l’idée d’abandonner l’espérance qu’elle avait fondée sur lui.

— Miantonimoh ! dit-elle, quoique d’autres puissent soupçonner tes desseins, je veux placer en toi ma confiance. Viens avec moi ; et en même temps que je te garantis ta sûreté personnelle, je te demande ta protection pour mes enfants.

Le jeune Indien ne fit point de réponse ; mais comme il suivit passivement sa conductrice dans les chambres, Ruth s’imagina qu’elle lisait sa loyauté dans l’expression éloquente de ses yeux. Au même moment son mari et Soumission quittèrent l’appartement pour prendre leurs postes aux palissades.



  1. Les tribus indiennes qui eurent les premières relations avec les colons de la Nouvelle-Angleterre nommaient les blancs Yengeeses. Ils ne pouvaient approcher davantage du mot English, que beaucoup d’individus de cette région prononcent encore comme il est écrit, au lieu d’Inglish. L’explication la plus raisonnable du sobriquet bien connu Yœnkees est dérivée de Yangeese.
  2. Leurs femmes.