Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXI

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 237-251).

CHAPITRE XXI.


Songez à ce que vous faites, Monsieur, de peur que votre justice ne devienne violence.
ShakspeareLe Conte d’hiver.



Les colons avaient appris les desseins du célèbre Metacom par la trahison d’un guerrier d’un rang subalterne nommé Sausaman. La punition de cette perfidie conduisit à des enquêtes qui se terminèrent par des accusations contre le grand sachem des Wampanoags. Dédaignant de se justifier devant des ennemis qu’il haïssait et doutant peut-être de leur clémence, Metacom ne chercha plus alors à cacher ses projets, et, mettant de côté tous les emblèmes de paix, se montra ouvertement les armes à la main.

Cette tragédie avait commencé environ un an avant l’époque à laquelle notre histoire est maintenant arrivée. Une scène à peu près semblable à celle qui a déjà été rapportée eut alors lieu : le couteau, le tomahawk et le tison enflammé opérèrent leurs œuvres de destruction sans pitié comme sans remords. Mais, bien différente de l’attaque de Wish-ton-Wish, cette expédition fut immédiatement suivie de plusieurs autres, et toute la Nouvelle-Angleterre se trouva engagée dans la guerre célèbre à laquelle nous avons déjà fait allusion.

Toute la population blanche des colonies de ce pays avait été évaluée peu de temps auparavant à cent vingt mille âmes ; et sur ce nombre on calculait que seize mille hommes étaient en état de porter les armes. Si Metacom avait eu le temps d’amener ses plans à leur maturité, il aurait pu facilement assembler des troupes de guerriers qui, aidés par la connaissance qu’ils avaient des bois, et habitués aux privations de ce genre de guerre, auraient menacé d’un danger sérieux la force croissante des Européens ; mais le sentiment d’égoïsme, ordinaire à l’homme, avait autant d’activité parmi ces tribus sauvages que chez les peuples plus civilisés. L’infatigable Metacom, de même que ce héros indien de nos jours, Técumthè[1], avait passé des années à tâcher d’apaiser d’anciennes inimitiés et de calmer les jalousies, afin que tous les peuples de la Peau Rouge pussent se réunir pour écraser leurs ennemis, persuadé que s’ils n’étaient promptement arrêtés dans leur progrès, ceux-ci allaient devenir bientôt trop formidables pour que les efforts des Indiens pussent venir à bout de les terrasser. L’explosion prématurée fut en quelque sorte ce qui détourna le danger ; elle donna aux Anglais le temps d’affaiblir la tribu de leur plus grand ennemi, avant que ses alliés se fussent déterminés à faire cause commune avec lui. L’été et l’automne de 1675 s’étaient passés en hostilités actives entre les Anglais et les Wampanoags, sans attirer ouvertement aucune autre nation dans leur querelle. Une partie des Pequots, avec les tribus qui dépendaient d’eux, prirent même parti pour les blancs ; et nous lisons que les Mohicans s’occupèrent activement à harasser le sachem lors de sa retraite bien connue de cette langue de terre où il était entouré par les Anglais qui se flattaient que le manque de vivres le réduirait à se soumettre.

Comme on pouvait s’y attendre, la guerre qui eut lieu pendant le premier été fut accompagnée de succès variés, la fortune favorisant aussi souvent les sauvages dans leurs attaques irrégulières que leurs ennemis mieux disciplinés. Au lieu de borner ses opérations à ses propres districts, plus faciles à entourer, Metacom avait conduit ses guerriers sur les établissements lointains du Connecticut, et ce fut pendant les opérations de cette saison que plusieurs villes situées sur cette rivière furent d’abord attaquées et réduites en cendres. Les hostilités entre les Anglais et les Wampanoags cessèrent en partie lorsque les froids arrivèrent, les troupes des colonies s’étant mises en quartiers d’hiver, et les Indiens n’étant pas fâchés de reprendre haleine avant de faire un dernier effort.

Ce fut pourtant avant cette cessation d’hostilités que les commissaires des Colonies-Unies, comme on les appelait, se rassemblèrent pour aviser aux moyens d’opposer à l’ennemi une résistance concertée. Jamais les Indiens n’avaient mis les blancs dans un si grand danger, car il était manifeste, par la manière dont un sentiment hostile se répandait le long de toutes leurs frontières, qu’ils étaient dirigés par un esprit entreprenant qui avait donné aux mouvements des ennemis autant d’unité et d’ensemble qu’on pouvait probablement jamais en attendre d’une race divisée en tant de peuplades séparées les unes des autres par de si grandes distances. Qu’ils eussent tort ou raison, les colons décidèrent que la guerre de leur part était juste. Ils firent donc de grands préparatifs pour la continuer, l’été suivant, d’une manière mieux adaptée à leurs moyens et à la nécessité où ils se trouvaient. Ce fut par suite des arrangements qui furent pris pour mettre en campagne une partie des habitants de la colonie du Connecticut, que nous trouvons les principaux personnages de notre histoire portant le costume militaire sous lequel nous venons de les présenter de nouveau à nos lecteurs.

Quoique les Narragansetts n’eussent pas été d’abord ouvertement impliqués dans les attaques contre les colonies, on apprit bientôt des faits qui ne laissèrent aucun doute sur les sentiments de cette nation. On découvrit un grand nombre de leurs jeunes gens parmi les guerriers qui suivaient Metacom, et l’on vit dans leurs villages des armes qui avaient été prises aux blancs tués dans différentes rencontres. Une des premières mesures des commissaires fut donc de prévenir une résistance plus sérieuse en dirigeant contre ce peuple une force en état de l’écraser. Le corps qu’on réunit en cette occasion fut probablement le plus nombreux que les Anglais eussent encore levé dans leurs colonies ; il était composé de mille hommes, dont une partie assez considérable consistait en cavalerie, espèce de troupe qui, comme l’expérience l’a démontré ensuite, convient admirablement aux opérations contre un ennemi si actif et si subtil.

L’attaque eut lieu dans le fort de l’hiver, et elle fut terrible et destructive à l’égard de ceux contre qui elle était dirigée. La résistance qu’opposa Conanchet, le jeune sachem des Narragansetts, fut, sous tous les rapports, digne de sa haute réputation de courage, et prouva les ressources de son génie. Les colons remportèrent la victoire, mais ce ne fut pas sans une perte sérieuse. Le jeune chef avait rassemblé ses guerriers, et avait pris son poste sur une petite étendue de terrain située au centre d’un marécage couvert d’un bois fourré, et ses préparatifs de défense montrèrent une connaissance singulière de la tactique militaire des Européens. Les colons eurent à s’emparer d’une palissade, d’un parapet, d’une espèce de redoute, et d’un fort régulier, avant de pouvoir attaquer le village fortifié. Leurs premières tentatives ne réussirent pas, et ils furent repoussés avec perte par les Indiens. Mais la supériorité des armes et de la discipline l’emporta enfin, après un combat qui dura plusieurs heures et qui ne se termina que lorsque les Indiens furent presque totalement entourés.

Les événements de cette journée mémorable avaient fait une profonde impression sur des hommes dont la vie simple était rarement agitée par des incidents importants. C’était encore le sujet des conversations animées et souvent mélancoliques des colons autour de leur feu. La victoire n’avait pas été remportée sans être accompagnée de circonstances qui, quelque inévitables qu’elles pussent être, tendaient à jeter dans l’esprit timoré des religionnaires des doutes sur la légitimité de leur cause. On disait qu’un village de six cents wigwams et des centaines d’hommes et de femmes avaient péri dans les flammes. On assurait qu’un millier de guerriers avaient perdu la vie dans cette affaire, et l’on croyait que le pouvoir de cette nation était anéanti pour toujours. Les colons eux-mêmes avaient beaucoup souffert, et le deuil était entré dans un grand nombre de familles à la suite du triomphe.

La plupart des habitants de Wish-ton-Wish avaient pris part à cette expédition sous les ordres de Content. Ils avaient aussi fait des pertes ; mais ils se flattaient qu’une longue paix serait la récompense de leur courage, ce que leur situation avancée et dangereuse leur rendait particulièrement désirable.

Cependant les Narragansetts étaient loin d’être subjugués. Pendant tout le reste de l’hiver ils avaient jeté l’alarme sur les frontières, et une ou deux fois leur célèbre sachem avait tiré une vengeance signalée de l’affaire dans laquelle son peuple avait été si maltraité. Pendant le printemps, leurs incursions devinrent encore plus fréquentes, et les apparences du danger augmentèrent au point d’exiger qu’on appelât de nouveau les colons aux armes. Le messager qu’on a vu arriver dans le chapitre précédent était chargé d’ordres urgents qui avaient rapport aux événements de cette guerre, et c’était pour les communiquer au chef de la force militaire de la vallée, qu’il lui avait demandé une audience secrète.

— Tu vas avoir à t’occuper d’affaires importantes, capitaine Heathcote, dit le voyageur fatigué, quand il se trouva seul avec Content. Les ordres de Son Honneur sont qu’on n’épargne ni le fouet ni l’éperon jusqu’à ce qu’on ait averti les principaux chefs des habitants des frontières de la situation actuelle de la colonie. — Il s’est donc passé quelque événement important, puisque Son Honneur juge à propos qu’on exerce une vigilance extraordinaire ? Nous avions espéré que les prières des âmes pieuses n’avaient pas été inutiles, et que la tranquillité allait succéder pour quelque temps à ces actes de violence dont nous avons été malheureusement les spectateurs involontaires, liés comme nous l’étions par nos pactes sociaux. La scène sanguinaire qui a eu lieu à Pettyquamscott nous a donné beaucoup à penser ; elle a même fait naître des doutes sur la légitimité de quelques-unes de nos mesures.

— Tu as un esprit de miséricorde très-louable, capitaine Heathcote, ou ta mémoire te rappellerait d’autres scènes que celles qui ont rapport à la punition d’un ennemi si implacable. On dit sur les bords de la rivière que la vallée de Wish-ton-Wish a été envahie par les sauvages il n’y a pas bien des années, et l’on parle des maux cruels qu’ont éprouvés les habitants en cette fatale occasion.

— On ne peut nier la vérité, quand même il devrait en résulter du bien. Il est vrai que l’attaque dont tu parles nous a fait cruellement souffrir, moi et les miens ; mais nous nous sommes efforcés de la considérer comme un châtiment miséricordieux infligé par le ciel pour nous punir de tous nos péchés, plutôt que comme un acte de violence dont nous devions conserver le souvenir pour exciter des passions que la raison et la charité nous ordonnent de subjuguer autant que le peut la faiblesse humaine.

— Cela est fort bien, capitaine Heathcote, et parfaitement d’accord avec la doctrine la plus approuvée, répondit le messager avec un léger bâillement, suite du manque de repos de la nuit précédente ou du peu de goût qu’il avait pour un sujet d’entretien si grave ; mais cela n’a que peu de rapport avec la mission dont j’ai à m’acquitter ; elle a pour but spécial la destruction des Indiens ; et ce n’est pas le moment de discuter les doutes intérieurs que nous pouvons concevoir sur la légitimité des actes que réclame notre sûreté. Dans toute la colonie du Connecticut on ne trouverait pas un seul habitant qui eût fait plus d’efforts pour avoir une conscience scrupuleuse que le misérable pécheur qui est devant toi ; car j’ai l’extrême bonheur de recevoir les instructions d’un homme qui a reçu du ciel des dons spirituels tels que bien peu de mortels en ont obtenu. Je veux parler du docteur Calvin Pope, digne prédicateur qui fait rentrer la paix dans les âmes, qui n’épargne pas les verges quand la conscience a besoin de châtiments, qui n’hésite pas à donner des consolations à celui qui reconnaît sa chute ; et qui n’oublie jamais que la charité, l’humilité, l’indulgence pour les fautes de ses amis, et la miséricorde envers les ennemis, sont les principaux signes de la rénovation de l’existence morale. On n’a donc guère lieu de douter de la rectitude religieuse de tous ceux qui écoutent ses discours pleins d’onction. Mais quand il s’agit d’une question de vie et de mort, de la possession et souveraineté de ces belles terres que le Seigneur nous a données, je dis que nous devons imiter la conduite du peuple d’Israël à l’égard des idolâtres du pays de Canaan, être fidèles les uns aux autres et regarder les païens avec l’œil de la méfiance.

— Il peut y avoir de la raison dans ce que tu dis, répliqua Content douloureusement ; cependant il est permis de déplorer même la nécessité d’en venir à une guerre. J’avais espéré que ceux qui dirigent les conseils de la colonie auraient pu recourir à des moyens moins violents pour ramener les sauvages à la raison, au lieu de les y contraindre à main armée. Mais quels sont les ordres spéciaux que tu m’apportes ?

— Ils sont de la plus grande urgence, comme tu en jugeras en les entendant, répondit le messager en baissant la voix en homme habitué à la partie dramatique de la diplomatie, quelque peu habile qu’il pût être dans les talents réels de cette science. Tu étais présent au sac de Pettyquamscott, et il est inutile de te rappeler comment le Seigneur frappa nos ennemis dans cette journée où il se déclara pour nous ; mais un homme qui demeure si loin des événements journaliers de la chrétienté peut ignorer l’effet que ce châtiment a produit sur les sauvages.

L’infatigable Conanchet ne se tient pas encore pour vaincu ; il a abandonné ses villages et s’est réfugié dans les bois, où il est presque toujours difficile à nos soldats civilisés de découvrir la position et la force de leurs ennemis. Il est facile de deviner ce qui en est résulté. Les sauvages ont attaqué et dévasté en tout ou en partie, le 6 de ce mois (dit-il en comptant sur ses doigts), Lancastre, d’où ils ont emmené plusieurs prisonniers ; le 10, Marlborough ; le 13, Groton et Warwick ; le 17, Rehoboth. Chelmsford, Andover, Weymouth et plusieurs autres places ont aussi grandement souffert depuis cette dernière date jusqu’au jour où j’ai quitté Son Honneur. Pierre de Scituate, brave guerrier, accoutumé coutumé à cette guerre d’embuscade, s’est trouvé coupé avec toute sa compagnie ; et Wadsworth, ainsi que Brocklebank, hommes connus et estimés par leur courage et leur science militaire, ont laissé leurs ossements dans les bois à côté de ceux de leurs malheureux compagnons.

— Ce sont des nouvelles bien faites pour nous faire pleurer sur la nature humaine, dit Content dont les regrets n’étaient nullement affectés sur un sujet si antipathique à son caractère plein de douceur. Il n’est pas facile de trouver un moyen pour arrêter les progrès de ce mal sans recourir encore une fois aux armes.

— Telle est l’opinion de Son Honneur et de tous ceux qui font partie de son conseil ; car nous connaissons suffisamment les démarches de l’ennemi pour être sûrs que le chef des esprits de ténèbres, en la personne de celui qu’on nomme Philippe, ne fait que courir sur toute la ligne des frontières pour représenter à toutes les tribus la nécessité de résister à ce qu’il appelle nos agressions, et pour les exciter à la vengeance par tous les expédients de l’astuce la plus subtile.

— Et quelles mesures a prises la sagesse de notre gouvernement dans un danger si pressant ?

— D’abord il a ordonné un jeûne général, afin de nous acquitter ensuite de nos devoirs en hommes purifiés par la lutte de l’esprit contre la chair, et par un examen attentif de nos consciences. Secondement, il recommande à toutes les congrégations d’agir avec une sévérité plus qu’ordinaire à l’égard de ceux qui s’arrêtent ou qui marchent reculons dans la carrière de la sainteté, de peur que nos villes n’encourent le mécontentement du ciel, comme cela est arrivé aux habitants des cités du pays de Canaan. En troisième lieu, il a résolu de prêter notre faible secours aux décrets de la Providence en appelant aux armes le contingent des troupes disciplinées de chaque canton. Enfin il a le dessein de déjouer les projets de vengeance de nos ennemis en mettant leurs têtes à prix.

— J’approuve complètement les trois premières dispositions ; ce sont des mesures connues, légitimes, et convenables à des chrétiens ; mais la quatrième me paraît ne devoir être adoptée qu’avec beaucoup de prudence et après bien des réflexions.

— Ne crains rien, notre gouvernement n’a pas perdu de vue les principes de l’économie et de la discrétion, et il a réfléchi gravement sur ce sujet important. Il n’a pas dessein d’offrir plus de la moitié de la récompense qui a été proposée par notre sœur aînée de la Baie, et il n’a pas même encore tout à fait décidé la question de savoir s’il est nécessaire d’en accorder une pour les individus au-dessous d’un certain âge. Et maintenant, respectable capitaine Heathcote, j’entrerai dans les détails des troupes qu’on s’attend à voir sous tes ordres pendant la campagne prochaine.

Comme on verra par la suite de cette histoire le résultat de cette conversation, il est inutile de le rapporter plus au long. Nous laisserons donc le messager et Content continuer leur conférence, et nous retournerons auprès d’autres personnages qui doivent aussi nous occuper.

Après avoir été interrompue, comme nous l’avons déjà dit, par l’arrivée d’un étranger, Foi avait imaginé un nouvel expédient pour rendre l’usage de la mémoire à son frère. Accompagnée de quelques domestiques de la famille, elle le conduisit sur le haut de l’éminence devenue un verger couvert de jeunes et beaux pommiers, et le plaçant au pied du fort ruiné, elle avait essayé d’éveiller en lui une suite de souvenirs qui, en lui faisant une plus forte impression, amèneraient peut-être une découverte objet de tant d’intérêt et d’inquiétude.

Cette épreuve ne produisit pas un heureux résultat. Cet endroit et même toute la vallée avaient subi un si grand changement, qu’un homme doué de plus d’intelligence aurait pu hésiter à croire qu’il voyait les mêmes lieux que nous avons décrits au commencement de notre histoire. Ce changement rapide qu’éprouvent des objets qui, dans d’autres pays, ne changent guère d’aspect pendant le cours de plusieurs siècles, est un fait familier à tous ceux qui résident dans les établissements les plus récents de l’Union. Il a pour cause les améliorations promptes et successives qui ont lieu dans les premières époques d’un établissement ; le défrichement seul d’une partie de forêt offre à l’œil une vue toute nouvelle, et il n’est nullement facile de reconnaître dans le site d’un village, quelque récente que soit son existence, et dans des champs cultivés, quelque imparfaite que soit leur culture, aucune trace des lieux que l’on connaissait peu de temps auparavant comme le repaire du loup et le refuge du daim.

Les traits et surtout les yeux de sa sœur avaient pourtant éveillé quelques souvenirs dans l’esprit de Whittal Ring, et ces rapides éclairs du passé avaient suffi pour ranimer cette ancienne confiance qui s’était déjà montrée en partie dans leur première conférence ; mais il ne pouvait se rappeler des objets qui n’excitaient pas vivement son attention et qui avaient subi de si grands changements. Cependant il ne regarda pas les ruines du fort sans donner quelques signes d’émotion : quoique la verdure qui en entourait la base eût toute la fraîcheur des premiers jours de l’été, et que l’odeur délicieuse du trèfle sauvage flattât son odorat, il y avait dans ces murs noircis et délabrés, dans la position de la tour, dans la vue des montagnes qui l’environnaient, quoique dépouillés en partie des bois qui les avaient couvertes, quelque chose qui le frappait évidemment. Il regardait cet endroit comme un chien regarde un maître dont il a été si longtemps séparé que son instinct se trouve en défaut. Quand ses compagnons cherchaient à aider sa faible intelligence, il y avait des moments où sa mémoire paraissait sur le point de triompher, et où l’on aurait cru que toutes les illusions qu’il devait à l’habitude et à la compagnie des Indiens allaient disparaître devant le jour de la réalité ; mais les attraits d’une vie qui offrait toute la liberté de la nature et les plaisirs de la chasse et des bois, ne pouvaient être écartés si facilement. Lorsque Foi ramenait avec adresse les idées de son frère sur les jouissances purement amicales qui avaient fait son bonheur dans son enfance, ses prédilections semblaient chanceler ; mais quand il parvint à comprendre qu’il fallait abandonner la dignité de guerrier et tous les plaisirs plus récents et plus séducteurs de la vie sauvage, ou voyait qu’il lui en coûtait de supposer un changement qui aurait été pour lui à peu près la même chose que la transmigration des âmes :

Après une heure d’efforts continués avec zèle, et non sans quelque dépit, pour réveiller sa mémoire, Foi renonça pour le moment à cette tentative ; dans certains moments, elle s’était crue sur le point de triompher. Il se donnait lui-même le nom de Whittal ; mais il soutenait qu’il était aussi Nipset, de la tribu des Narragansetts ; qu’il avait une mère dans son Wigwam, et qu’il avait raison de croire qu’il serait mis au nombre des guerriers de la peuplade à la prochaine chute des neiges.

Pendant ce temps, une scène toute différente se passait sur la terrasse où avait eu lieu la première conférence avec l’idiot. Tous les spectateurs s’en étaient retirés lors de l’arrivée subite du messager ; mais un individu solitaire était assis devant la grand étable qui y avait été placée pour le déjeuner, tant des maîtres de la maison que de leurs nombreux serviteurs. C’était un jeune homme qui s’était jeté sur une chaise ; il semblait moins vouloir satisfaire son appétit que se livrer à des pensées qui absorbaient toutes les facultés de son âme. On ne pouvait voir son visage, car il avait la tête appuyée sur ses bras étendus sur une table, bien luisante, en bois de citronnier ; cette table, placée à la suite d’une autre d’un bois plus commun, formait le seul point de distinction entre les convives ; comme dans les temps plus reculés et dans d’autres pays, la salière marquait la différence des rangs parmi ceux qui devaient s’asseoir à la même table.

— Mark, lui dit une voix timide à son côté, tu es fatigué d’avoir passé la nuit sans dormir et à courir sur ces montagnes. Ne penses-tu pas à prendre quelque nourriture avant de te livrer au repos ?

— Je ne dors pas, répondit Mark en se relevant et en repoussant avec douceur les aliments qui lui étaient offerts par une jeune personne dont les yeux étaient fixés avec intérêt sur ses traits agités, et dont les joues, couvertes d’une légère rougeur, indiquaient peut-être qu’il y avait dans ses regards quelque chose de plus tendre que la modestie d’une jeune fille. Je ne dors pas, Marthe ; et, en vérités je ne sais quand il me sera possible de dormir.

— Tes yeux ardents et égarés m’effraient, Mark. T’es-tu trop fatigué en parcourant les montagnes ?

— Crois-tu qu’un homme de mon âge et de ma force ne soit pas en état de supporter quelques heures de veille et de marche dans la forêt ? Le corps va bien, mais l’esprit souffre cruellement.

— Et ne me diras-tu pas ce qui cause cette souffrance ? Tu sais, Mark, qu’il n’y a personne dans cette maison, et je puis dire dans toute cette vallée, qui ne désire de te savoir heureux.

— Je te remercie de parler ainsi, bonne Marthe ; mais… tu n’as jamais eu de sœur ?

— Il est vrai que je suis seule de ma race. Et cependant il me semble que les liens du sang n’auraient pu m’unir plus étroitement à personne qu’à celle que tu as perdue.

— Et tu n’as pas de mère ! Tu n’as jamais su ce que c’est que d’aimer une mère !

— Et ta mère n’est-elle pas la mienne ? répondit une voix profondément mélancolique, mais si douce que le jeune homme hésita avant de lui répondre.

— C’est vrai, c’est vrai, ajouta-t-il avec vivacité ; tu dois aimer, et tu aimes celle qui a pris soin de ton enfance, et qui t’a élevée avec tendresse jusqu’à l’âge où tu es devenue si belle et si intéressante.

Les yeux de Marthe devinrent plus brillants, et ses joues, où l’on voyait les couleurs de la santé, parurent plus vermeilles, pendant que Mark lui faisait ce compliment sans trop y songer. Avec la modestie naturelle à son sexe, elle détourna la tête pour se soustraire à ses regards ; mais il ne s’en aperçut pas, et continua :

— Tu vois que ma mère dépérit de jour en jour par suite du chagrin que lui cause la perte de notre petite Ruth ; et qui peut dire quelle sera la fin d’une affliction qui dure si longtemps ?

— Il n’est que trop vrai que nous avons eu lieu de craindre beaucoup pour elle ; mais depuis quelque temps l’espérance l’a emporté sur la crainte. Tu n’as pas raison, je te dirai même que tu as tort de te permettre ce mécontentement de la Providence, parce que ta mère cède un peu plus en ce moment à son chagrin, par suite du retour inattendu d’un homme dont le destin a tant de rapport avec celui de la fille qu’elle a perdue.

— Ce n’est pas cela, Marthe ; ce n’est pas cela !

— Si tu ne veux pas me dire ce qui te cause tant de peine, tout ce que je puis faire c’est d’en avoir compassion.

— Écoute, et je te le dirai. Tu sais qu’il s’est passé bien des années depuis que les sauvages, soit Mohawks ou Narrangansetts, soit Pequots ou Wampanoags, sont venus attaquer notre établissement par esprit de vengeance. Nous étions alors enfants, Marthe, et c’est comme un enfant que j’ai toujours pensé à cette scène terrible. De même que toi, notre petite Ruth n’avait alors que sept à huit ans ; et je ne sais quelle est la folie qui fait que je ne puis jamais penser à ma sœur que comme à une enfant de cet âge.

— Sûrement, tu sais que le temps ne peut s’arrêter, et c’est une raison de plus pour que nous tâchions de l’employer de manière…

— C’est ce que notre devoir nous apprend. Mais je te dis, Marthe, que lorsque mes rêves me présentent l’image de Ruth, comme cela m’arrive quelquefois, c’est toujours sous les traits d’une enfant folâtre et enjouée, telle qu’elle était alors, que je me la figure ; et même tout éveillé, je m’imagine quelquefois la voir assise sur mes genoux, comme c’était sa coutume quand elle écoutait quelqu’un de ces contes dont on amuse l’enfance.

— Mais nous sommes nées toutes deux la même année et le même mois, Mark. Penses-tu aussi à moi comme à une enfant de sept à huit ans ?

— Quelle différence ! Ne vois-je pas que les années ont fait de toi une femme ; que tes petits cheveux bruns et bouclés sont devenus cette belle et longue chevelure noire qui te sied si bien ; que ta taille s’est élancée, et que le temps t’a donné, — je ne le dis pas pour te faire un compliment, car tu sais que ma langue n’est pas flatteuse, — tous les attraits qu’on peut trouver réunis dans une femme ? Mais il n’en est pas de même, ou, pour mieux dire, il n’en était pas de même de ma sœur. Depuis la nuit où elle a été arrachée de nos bras par ces cruels sauvages, je n’ai jamais pu me la représenter sous d’autres traits que ceux qui lui appartenaient quand elle n’était encore qu’une gentille enfant, la compagne innocente de nos jeux.

— Et qui a changé cette agréable image de notre chère Ruth ? demanda Marthe se détournant à demi pour cacher une rougeur encore plus vive occasionnée par ce qu’elle venait d’entendre. Je pense souvent à elle, et je la vois telle que tu viens de la décrire. Je ne sais pourquoi nous ne pourrions pas croire que, si elle vit, elle est tout ce que nous pouvons désirer.

— Impossible ! L’illusion a disparu, et il ne reste en place qu’une affreuse vérité. Vois Whittal Ring, il était encore jeune quand nous l’avons perdu : le voici de retour, et nous trouvons en lui un homme, un sauvage. Non, non, ma sœur n’est plus l’enfant à qui j’aimais à penser : elle est devenue femme aussi bien que toi.

— Tu es injuste à son égard, tandis que tu penses avec trop d’indulgence à d’autres pour qui la nature avait été moins libérale. Tu dois te rappeler, Mark, qu’elle avait des traits plus agréables qu’aucune des jeunes filles de son âge que nous connaissions alors.

— Je n’en sais rien, — je ne dis pas cela, — je ne le pense pas ; mais quand elle serait ce que les fatigues et les injures du temps peuvent l’avoir rendue, Ruth Heathcote est encore bien au-dessus des habitantes du wigwam d’un Indien. Oh ! il est horrible de penser qu’elle est la servante, l’esclave, peut-être la femme d’un sauvage

Marthe tressaillit. Il était évident que cette dernière idée, cette idée révoltante se présentait à son esprit pour la première fois ; et le plaisir innocent que goûtait sa petite vanité satisfaite fit place sur-le-champ à ce sentiment de compassion si naturel au cœur d’une femme.

— Cela est impossible ! murmura-t-elle enfin après une minute de silence ; cela ne peut jamais être ! — Notre Ruth doit se rappeler encore les leçons qu’elle a reçues dans son enfance. — Elle sait qu’elle est née chrétienne et d’une famille respectable. Elle connaît les espérances élevées et les promesses glorieuses de sa religion.

— Tu vois par l’exemple de Whittal, qui est plus âgé, à quoi peut servir ce qu’on a appris, quand on vit avec les sauvages.

— Mais Whittal est dépourvu des dons de la nature, il a toujours été au-dessous du reste des hommes du côté de l’intelligence.

— Et pourtant à quel degré n’a-t-il pas déjà acquis l’astuce des Indiens !

— Mais, Mark, répliqua sa compagne avec un air de timidité, comme si elle eût senti toute la force de ce raisonnement, et qu’elle n’eût cherché à le combattre que par compassion pour les sentiments d’un frère, nous avons, ta sœur et moi, le même nombre d’années, pourquoi ce qui m’est arrivé ne peut-il être aussi le sort de notre Ruth ?

— Veux-tu dire que, parce que tu n’es pas encore mariée, ou parce que tu as encore le cœur libre à ton âge, il soit possible que ma sœur ait échappé à la malédiction d’être la femme d’un Narragansett, ou, ce qui n’est pas moins effrayant, l’esclave de ses caprices ?

— Je ne tirais guère mes conclusions que de la première circonstance.

— Et non pas de la seconde ? s’écria le jeune homme avec une vivacité qui prouvait qu’il s’opérait une sorte de révolution soudaine dans le cours de ses idées ; mais si, avec une opinion décidée, et quand ton cœur te parle pour un amant préféré, tu hésites encore, Marthe, il n’est pas probable qu’une jeune fille chargée des fers de la vie sauvage ait eu besoin d’un temps aussi long pour réfléchir. Même ici, dans nos établissements, toutes nos jeunes filles ne sont pas aussi lentes que toi à se déterminer.

Les longs cils de Marthe se baissèrent sur ses grands yeux noirs, et pendant un instant on aurait pu croire qu’elle n’avait pas intention de répondre. Cependant, jetant un regard timide de côté, elle répondit à voix si basse que son compagnon put à peine comprendre le sens des mots quelle prononçait.

— Je ne sais comment j’ai pu me faire, parmi mes amis, une réputation que je mérite si peu, dit-elle, car il me semble toujours qu’on ne connaît que trop facilement ce que je pense et ce que je sens.

— En ce cas, le beau galant de la ville d’Hartford, qui est si souvent sur la route entre cet établissement éloigné et la maison de ton père, est plus sûr de son succès que je ne le pensais : il ne fera plus bien longtemps ce voyage tout seul.

— Je t’ai fâché, Mark, ou tu ne me parlerais pas d’un air si froid puisque nous avons toujours vécu ensemble sur le pied de l’amitié.

— Je ne suis point fâché ; il ne serait pas raisonnable, il ne conviendrait pas à un homme de refuser à ton sexe le droit de choisir. Cependant il me paraîtrait juste que, quand une femme a rencontré celui qui plaît à son goût et à son jugement, elle ne persistât pas si longtemps à lui en faire un mystère.

— Voudrais-tu donc qu’une fille de mon âge se hâtât de croire qu’on lui fait la cour, tandis qu’il peut arriver que celui dont tu parles recherche ton amitié et ta société plutôt que mes bonnes grâces ?

— En ce cas, il peut s’épargner beaucoup de peine et de fatigue, à moins qu’il ne trouve un grand plaisir à voyager à cheval ; car je ne connais pas un jeune homme qui me plaise moins dans toute la colonie du Connecticut. D’autres peuvent trouver en lui des choses à louer, mais, pour moi, il me semble hardi dans ses discours, gauche dans toute sa tournure et désagréable dans sa conversation.

— Je suis charmée que nous nous trouvions enfin du même avis ; car tout ce que tu viens de dire de ce jeune homme, il y a longtemps que je le pense aussi.

— Toi ! tu penses ainsi de ce galant ? et pourquoi donc l’écoutes-tu ? Je te croyais une fille trop franche, Marthe, pour vouloir ruser ainsi. Avec cette opinion de son caractère, pourquoi reçois-tu ses soins ?

— Une jeune fille doit-elle parler inconsidérément ?

— Et s’il était ici, et qu’il te demandât de l’épouser, ta réponse serait… ?

— Non, s’écria Marthe en levant les yeux un instant ; mais rencontrant ceux de Mark qui semblaient étinceler, elle les baissa sur-le-champ, quoiqu’elle eût prononcé ce monosyllabe avec fermeté.

Mark parut un instant comme égaré ; une nouvelle idée s’empara de son esprit. Le changement qui s’opérait en lui se faisait voir par son air joyeux et la couleur de ses joues. Ceux de nos lecteurs qui ont passé quinze ans peuvent deviner ce qu’il était sur le point de dire ; mais dans ce moment on entendit la voix de ceux qui avaient accompagné Whittal au fort ruiné et qui en revenaient avec lui ; et Marthe disparut à si petit bruit, qu’il fut un instant sans s’apercevoir de son absence.


  1. Técumthè était un fameux chef de la tribu des Shawanees. Dans leur dernière guerre avec les Américains, en 1815, les Anglais appelèrent sous leurs drapeaux les derniers chefs des tribus de la vieille Amérique. Técumthè était le chef le plus considéré de tous ces guerriers sauvages : ses exploits, son héroïsme et ses talents sont encore en vénération parmi les Indiens. Il périt dans l’affaire de la ville Morave, et l’on prétend que les Américains firent de sa peau des cuirs à rasoirs.