Les Quatre Saisons (Merrill)/Le Dialogue sans fin
LE DIALOGUE SANS FIN
Nous sommes une femme et un homme dans le crépuscule
À cette heure où, lourdes d’ombre, les cloches de l’angelus meurent.
Comme en elles, à mesure que le soleil recule,
Je ne sais quelles ténèbres s’amoncellent en mon cœur.
Les tours des églises, de village à village, sont roses
Comme dans les images saintes qu’on montre aux enfants.
Il me semble que mon âme d’amante est pleine de roses
Que je voudrais effeuiller aux pieds las des passants.
Ô femme, effeuille-les, et à tous donne tes baisers,
Et le regard doux de tes yeux, et le geste de tes mains !
Car l’amour n’est pas avare, et tu peux oser
Toute la charité dont a besoin demain.
Ô toi le seul, c’est à peine si je te comprends !
Ne m’aimes-tu plus ? N’es-tu pas, comme les autres hommes,
Jaloux, et dressé devant ton bien que tu défends
Dans la rage et la tempête ? Sais-tu ce que nous sommes ?
Nous sommes une chair lourde que l’Âme, de ses faibles ailes,
Essaie d’enlever comme une offrande aux étoiles.
Nous sommes des fous aux yeux éteints sous les cinq voiles
Que les anges nous arracheront au seuil de leurs citadelles.
Tes paroles sont si lointaines qu’elles me font peur.
Je ne veux pas connaître la raison haute des choses.
Qu’il me suffise de jeter à ceux qui les veulent mes roses,
Et de chanter, quand l’Inconnu frémira dans ton Cœur.
Es-tu sage ? Es-tu folle ? Certes, de toutes ces roses
Je pourrais te tresser de bien belles couronnes.
Mais elles me semblent, en cette ombre où ma pensée s’abandonne,
N’être que des rêves vides dont j’ignore la cause.
Ne suis-je donc pour toi qu’un fantôme sur la route
Dont, quand la nuit est sombre, on se sauve et on doute,
Car on ne sait pas si les mauvais morts ne reviennent pas
Flairer sur la terre la trace de leurs pas ?
Je tremble à mon tour de l’horreur de tes paroles.
Je ne veux pas te répondre, de crainte que les astres mêmes
Ne s’effeuillent autour de nous comme les légères corolles
Qu’au vent de ce soir, la corbeille levée, tu sèmes.
Homme, tu as donc peur ? Voici mes lèvres qui chanteront
L’incantation qui éloigne les mauvaises pensées,
Et voici mes mains que les tiennes ont caressées,
Et mes seins où j’éventerai la fièvre de ton front.
Oui, donne tes lèvres, et tes mains, et tes seins, ô femme !
Je veux dormir ; je crois en toi ; la nuit tombe. Nous sommes
Deux pauvres amants qui cherchons dans nos yeux nos âmes.
Bientôt, comme nous, dormiront tous les hommes.
Pourtant, non ! Je ne puis dormir. Tes paroles m’ont fait mal.
Ne serions-nous vraiment que des voyageurs dans la nuit
Qui se disent un mot, se touchent les doigts, puis s’enfuient,
Cherchant l’auberge inconnue par mont et val ?
Tu dis des choses secrètes. Écoute : j’entends ta voix,
Je sens ta forme, je sais la saveur de ta bouche,
Je respire le parfum de ta chair, et tes yeux je les vois ;
Et pourtant je ne te connais pas, toi qui partages ma couche !
Oh ! moi, je te connais, ne fût-ce que par ta pensée
Qui s’éloigne de moi comme de la beauté des roses,
Et cherche aux formes une réalité insensée,
Alors qu’en toi-même gît le secret des choses.
Le secret que tu devines, sans toi-même tout savoir,
Est celui de l’Amour qui allume aux cieux sa torche
Pour enflammer, aveugle, nos maisons noires
Dont soudain, rouges de feu, s’ouvrent large les porches.
Je sais tout, je sais tout, maintenant que tu m’as parlé !
Tu n’es plus pour moi un homme qu’au hasard de la vie
J’ai rencontré pleurant et saignant, et que j’ai consolé.
Tu es l’Homme qui vers le rêve de Dieu m’a ravie !
Tu n’es plus une femme qui as essuyé mes larmes
Une nuit toute sonore du choc soudain des armes.
Tu es la Femme, sans les douces prières de laquelle
Tout effort me serait vain, et toute chute mortelle.
Aussi, aimons-nous dans l’apparence de nos corps !
Tu mourras, et je pleurerai comme une folle sur ta tombe.
Mais je me relèverai pour l’œuvre de l’aurore,
Que les rosiers soient en fleur ou que la neige tombe !
Et si tu me précèdes dans les ombreux chemins,
Je crierai dans les ténèbres que toute la terre est morte.
Mais au jour je sortirai de ma maison, et sur la porte
Je verrai peut-être passer l’ombre de tes chères mains !
Et nos âmes enfin dépouillées de la chair
Se confondront dans le séjour des Nombres et des Chants,
Comme les parfums de deux fleurs qui se sont chères
Se mêlent par-dessus les jardins et les champs.
Ainsi soit-il ! Ton espoir a tué mon doute.
Mais laissons nos paroles mourir. Les étoiles brûlent ;
L’ombre couve les villages ; l’on voit à peine la route.
Nous ne fûmes qu’une femme et un homme dans le crépuscule.