Les Quatre livres/Meng Tzeu/L01

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Traduction par Séraphin Couvreur.
Imprimerie de la mission catholique (p. 299-354).
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MENG TZEU.


LIVRE I. LEANG HOUEI WANG.


CHAPITRE I


1. Meng tzeu alla voir Houei, roi de Leang. Houei, roi de Leang, était Ing, prince de Wei : Il établit sa cour à T’ai leang, (ville qui donnait son nom au pays environnant), et usurpa le titre de roi : Il reçut le nom posthume de Houei, Bienfaisant. Le roi lui dit : « Maître, vous n’avez pas craint de faire un voyage de mille stades pour venir ici. Ne m’enseignerez vous pas un moyen d’augmenter les richesses et la puissance de mon royaume ? »

Meng tzeu répondit : Prince, pourquoi parler de richesses et de puissance ? Parlons de bienfaisance et de justice ; cela suffit. Si le prince dit : « Par quel moyen augmenterai-je les richesses et la puissance de mon royaume ? » les grands préfets diront : « Par quel moyen augmenterons nous les richesses et la puissance de nos maisons ? » les lettrés et les hommes du peuple diront : « Par quel moyen augmenterons nous nos richesses et notre influence particulières ? ». Les grands et les petits se disputeront entre eux les richesses et la puissance ; le royaume sera en péril.

« Dans le domaine qui entretient dix mille chariots de guerre (dans le domaine particulier de l’empereur), celui qui mettra à mort son souverain (l’empereur), ce sera le chef d’une famille qui entretient mille chariots de guerre (un ministre d’État de l’empereur). Dans un fief qui possède mille chariots de guerre, celui qui mettra à mort son prince de tchou heou), ce sera le chef d’une famille qui entretient cent chariots de guerre (un grand préfet). Avoir mille sur dix mille, et cent sur mille, ce n’est pas peu : Cependant, si les richesses et la puissance passent avant la justice, les inférieurs ne seront satisfaits que quand ils auront tout enlevé à leurs supérieurs. Le royaume qui entretient dix mille chariots de guerre est le territoire particulier de l’empereur ; il a mille stades en tous sens, et fournit dix mille chariots pour la guerre. Une famille qui entretient mille chariots, est celle d’un ministre d’État de l’empereur ; son domaine a cent stades en tous sens, et fournit mille chariots pour la guerre. Une principauté qui entretient mille chariots, est celle d’un tchou heou. Une famille qui entretient cent chariots, est celle d’un tai fou dans la principauté d’un tchou heou.

« Jamais un homme bienfaisant n’a abandonné ses parents, ni un homme juste préféré son intérêt à ses devoirs envers son prince. Parlez donc d’humanité et de justice ; cela suffit. Qu’est il besoin de parler de richesses et de puissance ?

2. Meng tzeu étant allé voir Houei, roi de Leang, le trouva au bord d’un bassin, occupé à regarder des oies sauvages de différentes tailles et des cerfs de plusieurs espèces. Le prince lui dit : Un prince sage trouve-t-il aussi du plaisir à ces sortes de choses ? Meng tzeu répondit : Celui qui est déjà sage, y trouve un vrai plaisir ; celui qui n’est pas sage, n’y trouve pas de plaisir réel. Dans le Cheu King, il est dit : « On se mit à mesurer l’emplacement pour élever la Tour des Esprits ; on le mesura, on le dessina. Tout le peuple travailla ; en moins d’un jour (en très peu de temps), la construction fut terminée. Quand on mesura l’emplacement, Wenn wang dit : Ne vous pressez pas. Mais tous ses sujets accoururent comme des fils à leur père. Le prince, dans le Parc des Esprits, regardait les cerfs et les biches se reposant sur l’herbe, les cerfs et les biches luisant de graisse, et les oiseaux d’une blancheur éclatante. Le prince, au bord du Bassin des Esprits, considérait les nombreux poissons prenant leurs ébats. »

« Wenn wang avait fait faire cette tour et ce bassin au prix des fatigues du peuple, et cependant le peuple en était très content. Le peuple appela cette tour la Tour des Esprits, et ce bassin le Bassin des Esprits. Il se réjouissait de ce que Wenn wang avait des cerfs, des poissons et des tortues. Les anciens princes faisaient partager au peuple leurs satisfactions ; aussi goûtaient ils un vrai contentement.

« Dans l’Avis de T’ang, il est dit : Quand donc ce soleil périra-t-il ? (Pourvu que tu périsses), nous périrons volontiers avec toi, (s’il le faut). » Kie disait lui-même : « Je suis dans l’empire comme le soleil dans le ciel. Je ne périrai que quand le soleil périra. » Le peuple, qui détestait sa cruelle tyrannie, prenant ses propres paroles, et le regardant avec indignation, disait : « Quand donc ce soleil périra-t-il ? Pourvu qu’il périsse, nous serons heureux de périr tous avec lui. » (Pourvu que le tyran eût péri), le peuple aurait volontiers péri avec lui. Quand même Kie aurait eu des tours, des étangs, des oiseaux, des quadrupèdes, aurait il pu trouver seul de la satisfaction, quand tout le peuple était mécontent ? »

3. Houei, roi de Leang, dit : « Je donne au gouvernement toute l’application dont je suis capable. Quand la moisson manque dans le Ho nei, j’en transfère les habitants (un peu plus à l’est) dans le Ho toung, et je fais transporter des grains du Ho toung dans le Ho nei. Quand la moisson manque dans le Ho toung, j’emploie encore le même expédient. Je considère l’administration des principautés voisines ; aucun prince ne paraît donner aux affaires autant d’application que moi. Cependant la population des principautés voisines ne diminue pas, celle de la mienne n’augmente pas ; quelle en est la raison ? »

Meng tzeu répondit : « Prince, vous aimez la guerre ; permettez moi d’employer une comparaison tirée de la guerre. Le tambour donne le signal du combat, et la bataille s’engage. Bientôt les soldats de l’une des deux armées jettent leurs cuirasses, et traînant leurs armes derrière eux, fuient, les uns jusqu’à une distance de cent pas, les autres jusqu’à une distance de cinquante : Ces derniers, parce qu’ils n’ont fui que jusqu’à une distance de cinquante pas, se moquent de ceux qui ont fui jusqu’à une distance de cent pas. Ont ils raison de s’en moquer ? » « Ils n’ont pas raison, répondit le roi. Ils n’ont pas fui jusqu’à une distance de cent pas ; mais de fait eux aussi ont fui. »

Meng tzeu reprit : « Prince, si vous admettez cela, n’espérez pas que la population augmente plus dans votre principauté que dans les principautés voisines. (Car, bien que vous négligiez moins votre peuple que les autres princes ne négligent les leurs, vous ne lui donnez pas encore assez de soins). Ne prenez pas sur le temps des travaux des champs (pour les travaux et les autres services publics) ; on récoltera plus de grains qu’on n’en pourra consommer. Qu’il soit défendu de pêcher dans les étangs et les viviers avec des filets à mailles serrées ; on aura plus de poissons et de tortues qu’on n’en pourra manger. Que sur les montagnes et dans les vallées, la cognée et la hache ne touchent pas aux arbres des forêts en dehors de certaines époques ; on aura plus de bois qu’on n’en pourra employer. Si l’on a plus de grains, de poissons et de tortues qu’on n’en peut manger, et plus de bois qu’on n’en peut employer, on nourrira les vivants, on rendra les derniers devoirs aux morts, sans que personne ait la douleur de manquer des choses nécessaires. Que le peuple ait tout ce qu’il faut pour l’entretien des vivants et les obsèques des morts, c’est le fondement indispensable d’un gouvernement vraiment royal.

« Si une famille, dont l’habitation occupe cinq arpents, plante des mûriers (autour de la maison), les hommes de cinquante ans porteront des vêtements de soie. Si l’on observe les temps convenables pour la reproduction et l’élevage des poules, des chiens, des cochons mâles et femelles, les vieillards de soixante-dix ans mangeront de la viande. Si le prince ne prend pas le temps des laboureurs aux époques des travaux des champs, une famille de plusieurs personnes, avec cent arpents de terre, n’aura pas à souffrir de la faim. S’il veille sur l’éducation donnée dans les écoles, principalement en ce qui concerne la piété filiale et le respect dû à l’âge, on ne verra pas dans les chemins les hommes à cheveux gris porter des fardeaux ni sur les épaules ni sur la tête. Un prince aux soins duquel les vieillards de soixante dix ans doivent de porter des vêtements de soie et de manger de la viande, et ceux qui n’ont pas dépassé l’âge mûr, doivent de ne souffrir ni de la faim ni du froid ; Un tel prince obtient infailliblement l’empire.

« Vos chiens et vos pourceaux mangent la nourriture des hommes, à savoir, les grains du tribut ; et vous ne savez pas diminuer vos exactions. Sur les chemins on trouve des hommes morts de faim ; et vous ne savez pas ouvrir vos greniers aux indigents : Les hommes périssent, et vous dites : Ce n’est pas moi qui les fais périr, mais le manque de récolte. N’est-ce pas comme si quelqu’un, après avoir tué un homme en le perçant d’un glaive, disait : Ce n’est pas moi qui l’ai tué, mais mon arme ? Prince, cessez de prétexter le manque de récolte ; on viendra de toutes les contrées de l’empire, (la population de votre principauté augmentera). »

4. Houei, roi de Leang, dit : « Je désirerais vous entendre à loisir développer vos principes sur l’art de gouverner. » Meng tzeu dit : « Y a-t-il une différence entre tuer un homme avec un bâton et le tuer avec une épée ? » « Il n’y en a aucune, dit le prince. » Meng tzeu reprit : « Y a-t-il une différence entre faire périr les hommes par l’épée et les faire périr par une mauvaise administration ? » « Il n’y en a pas, répondit le roi. » Meng tzeu dit : « Vous avez des viandes grasses dans votre cuisine, et des chevaux gras dans vos écuries. Cependant, vos sujets ont l’air de faméliques, et dans les champs on trouve des hommes morts de faim. (Exiger du peuple un tribut très onéreux pour nourrir et engraisser des animaux domestiques), c’est en quelque sorte faire dévorer les hommes par les animaux. Les hommes ont horreur de voir les animaux se dévorer entre eux. Si celui qui est le père du peuple, se permet, par une administration tyrannique, de livrer les hommes en pâture aux animaux, où est son amour paternel envers ses sujets ?

« Confucius dit : « Celui qui le premier a fait des statuettes de bois pour les enterrer avec les morts dans les tombeaux, n’a-t-il pas été privé de descendants, c’est-à-dire n’a-t-il pas mérité de mourir sans postérité ? Parce que cet inventeur avait fait et enterré des statuettes, (qui n’avaient de l’homme que la forme, Confucius le trouvait cruel). Que doit on penser d’un prince qui réduit ses sujets à mourir de faim ? Dans la haute antiquité, on enterrait avec les morts des mannequins de paille, en guise de suivants et de gardes du corps. On les appelait Mânes de paille. Ils avaient à peine la forme d’un homme. Plus tard, ils furent remplacés par des statuettes de bois, qui avaient un visage et des yeux, pouvaient sauter au moyen d’un mécanisme, et pour cette raison s’appelaient ioung.

5. Houei, roi de Leang, dit : « Autrefois, la principauté de Tsin était la plus puissante de tout l’empire, comme vous le savez. Depuis qu’elle m’est échue, à l’est, elle a été battue par Ts’i, et mon fils aîné a perdu la vie. A l’ouest, elle a été forcée de céder à Ts’in sept cents stades de terrain. Au midi, elle a subi les outrages de Tch’ou. Je suis un objet de honte pour mes prédécesseurs. Pour l’honneur des défunts, je désire laver cet affront. Par quel moyen pourrai-je y réussir ? »

Meng tzeu répondit : « Un prince n’aurait-il à gouverner qu’un espace carré ayant cent stades de chaque côté ; (si son administration est bienfaisante), il obtiendra l’empire. Prince, si vous gouvernez votre peuple avec bonté, si vous avez rarement recours aux supplices, si vous diminuez les impôts et les taxes, les laboureurs défonceront le sol profondément, et nettoieront soigneusement la terre des mauvaises herbes. Les jeunes gens, aux jours de repos, apprendront à aimer leurs parents, à respecter ceux qui sont au dessus d’eux par l’âge où la dignité, à se montrer dignes de confiance, à parler avec sincérité. Par suite, dans la famille, ils aideront leurs parents et ceux de leurs frères qui sont plus âgés qu’eux ; hors de la famille, ils aideront ceux qui sont au dessus d’eux. Ils seront tels que vous pourrez leur dire de préparer des bâtons, et les envoyer avec cette seule arme repousser les cuirasses épaisses et les armes bien affilées des soldats de Ts’in et de Tch’ou.

« Les princes de Ts’in et de Tch’ou ne laissent pas à leurs sujets le temps de labourer la terre ni de la débarrasser des mauvaises herbes, pour en tirer les choses nécessaires à l’entretien de leurs parents. Les parents souffrent du froid et de la faim. Les frères, la femme et les enfants se séparent et se dispersent. Ces princes ruinent leurs peuples. Si vous alliez les attaquer, qui combattrait, pour eux contre vous ? On dit communément qu’un prince bienfaisant ne rencontre aucune résistance. Prince, cela est vrai ; n’en doutez pas, je vous prie. »

6. Meng tzeu alla voir Siang, prince de Leang (fils de Houei). En sortant du palais, il dit : « En le considérant de loin, je n’ai pas vu en lui l’air majestueux d’un prince ; en le regardant de près, je n’ai trouvé en lui rien qui m’inspirât le respect. Il m’a demandé brusquement par quel moyen l’empire pourrait recouvrer la tranquillité. Je lui ai répondu : « Il trouvera la tranquillité dans l’unité de gouvernement ». « Qui pourra, dit le prince, lui donner l’unité ? » « Ce sera, lui ai-je répondu, celui qui n’aimera pas à faire périr les hommes. » Le prince dit : « Qui pourra (se soustraire à la tyrannie des princes cruels et) se donner à lui ? »

« Je lui ai répondu : « Tout le monde sans exception se donnera à lui. Prince, ne savez vous pas ce qui a lieu pour les moissons ? Si, au septième ou au huitième mois de l’année, la terre est aride, les moissons se dessèchent. Si le ciel se charge d’épais nuages et qu’il tombe une pluie abondante, les plantes prennent leur essor et grandissent rapidement : Qui pourrait les arrêter dans leur croissance ? A présent, dans tout l’empire, parmi les pasteurs des peuples, il n’en est pas un qui n’aime à faire périr les hommes. S’il s’en trouvait un qui eût des sentiments contraires, tous les habitants de l’empire se tourneraient vers lui, et mettraient en lui leur espoir. Dès lors, les peuples iraient à lui aussi naturellement que l’eau descend dans les vallées. Ils courraient à lui avec l’impétuosité d’un torrent : Qui pourrait les arrêter ? » (Le septième et le huitième mois des Tcheou correspondaient au cinquième et au sixième mois du calendrier des Hia et du calendrier actuel).

7. Siuen, prince de Ts’i, dit à Meng tzeu : « Pourrais je avoir le bonheur d’entendre de votre bouche le récit des actions de Houan, prince de Ts’i, et de Wenn, prince de Tsin ? » Siuen, roi de Ts’i, dont le nom de famille était Tien et le nom propre P’i kiang, n’était que prince, et avait usurpé le titre de roi.. Houan, prince de Ts’i, et Wenn, prince de Tsin, avaient tous deux soumis à leur autorité les autres princes. Meng tzeu répondit : « Les disciples de Confucius n’ont raconté ni les actions du prince Houan ni celles du prince Wenn ; (Ils ont eu honte de parler des cinq tyrans qui ont usurpé les droits de l’empereur, et se sont arrogé le pouvoir de commander à tous les autres princes). Pour cette raison, leur histoire n’a pas été transmise aux générations suivantes ; et moi, votre serviteur, je ne la connais pas. Mais, si vous voulez absolument que je parle, pourquoi ne vous dirais je pas le moyen de parvenir à gouverner tout l’empire ? »

Le roi dit : « Quelles qualités doit avoir la vertu d’un prince pour qu’il réunisse tout l’empire sous son autorité ? » Meng tzeu répondit : « Il faut qu’il aime et protège le peuple, et il obtiendra l’empire ; personne ne pourra l’en empêcher. » « Un homme tel que moi, dit le prince, est il capable d’aimer et de protéger le peuple ? » « Vous en êtes capable, répondit Meng tzeu. » « Comment savez vous que j’en suis capable, demanda le roi ? » Meng tzeu répondit : « J’ai entendu raconter à (votre ministre) Hou He le fait suivant. Pendant que le roi siégeait au haut (à l’extrémité septentrionale) de la cour ou salle d’audience, des hommes traînant un bœuf à l’aide d’une corde vinrent à passer à l’autre extrémité de la cour ou de la salle. Le roi les ayant vus, dit : Où menez vous ce bœuf ? Ils répondirent : On va l’immoler, pour frotter de son sang les ouvertures d’une cloche. Laissez le aller, dit le roi ; je ne puis supporter de le voir trembler comme un innocent qui serait conduit au supplice. Faudra-t-il donc, répliquèrent-ils, omettre de frotter de sang les ouvertures de la cloche ? » « Conviendrait-il d’omettre cette cérémonie, dit le roi ? Prenez une brebis à la place du bœuf.  » (Meng tzeu ajouta) : « Je ne sais si ce fait est vrai. » « Il est vrai, dit le roi. »

Meng tzeu reprit : « Cette bonté de cœur, (qui se manifeste même à l’égard des animaux), vous suffit pour (gagner tous les cœurs et) vous rendre maître de l’empire. Tout le peuple a cru que vous aviez obéi à un sentiment d’avarice, (en ordonnant d’immoler une brebis à la place d’un bœuf). Moi, je sais bien que vous avez été mû par un sentiment de compassion. » « Vous ne vous trompez pas, dit le roi. Sans doute le soupçon du peuple paraissait fondé ; mais, bien que la principauté de Ts’i soit petite, comment aurais je été assez avare pour refuser de sacrifier un bœuf ? Je n’ai pu supporter de le voir trembler, comme un innocent qu’on traîne au supplice. Voilà pourquoi j’ai ordonné d’immoler une brebis à sa place. »

« Prince, dit Meng tzeu, ne vous étonnez pas que le peuple vous ait taxé d’avarice. Vous avez offert un petit animal au lieu d’un grand. Comment le peuple aurait-il deviné vos véritables sentiments ? Mais, prince, si vous avez eu compassion d’une victime innocente qui allait à l’immolation, pourquoi avez vous mis une différence entre le bœuf et la brebis ? » Le prince sourit, et dit : « Quel sentiment a donc déterminé ma préférence ? Certainement, ce n’a pas été par avarice, et en considération de la valeur du bœuf, que je lui ai substitué une brebis. Néanmoins, le peuple devait penser et dire que c’était par avarice. » « Peu importe le dire du peuple, reprit Meng tzeu ; c’est votre bon cœur qui vous a suggéré cet expédient. Si vous avez eu compassion du bœuf, et non de la brebis, c’est que vous aviez devant les yeux le bœuf, et non la brebis. Le sage, après avoir vu les animaux vivants, ne peut souffrir de les voir mourir ; après avoir entendu les cris de ceux qu’on égorge, il ne peut se résoudre à manger leur chair. Pour cette raison, il place loin de ses appartements la boucherie et la cuisine. »

Le prince tout joyeux dit : « On lit dans le Cheu King  : Un autre a-t-il une pensée ; je parviens à la deviner. Maître, ces paroles du Cheu King peuvent vous être appliquées justement. J’avais fait cette action, (j’avais ordonné d’immoler une brebis au lieu d’un bœuf). Faisant un retour sur moi-même, je cherchais quel sentiment m’avait poussé, et je ne parvenais pas à le découvrir. Vous, Maître, vous l’avez exprimé. En même temps, mon premier sentiment de compassion s’est renouvelé dans mon cœur. Mais quelle relation ce sentiment a-t-il avec l’empire universel ? »

Meng tzeu répondit : « Supposons que quelqu’un vienne vous dire : Je suis assez fort pour soulever un poids de trente mille livres, mais je n’ai pas la force de soulever une plume ; j’ai la vue assez perçante pour voir l’extrémité d’un poil d’automne, mais je n’aperçois pas une voiture chargée de chauffage. Prince, admettriez vous ces affirmations ? » « Non, dit le roi. » (En automne, l’extrémité du poil des animaux est très fine). Meng tzeu reprit : « Comment se fait-il que votre bienfaisance soit assez grande pour s’étendre jusqu’aux oiseaux et aux quadrupèdes, et que vos sujets soient les seuls qui n’en ressentent pas les effets ? Vous êtes comme un homme qui ne soulève pas une plume, parce qu’il n’y applique pas ses forces, qui ne voit pas une voiture chargée de chauffage, parce qu’il n’y applique pas sa vue. Votre peuple ne reçoit pas les soins nécessaires, parce que vous n’exercez pas envers lui votre bienfaisance : Ainsi, prince, si vous ne régnez pas sur tout l’empire, c’est parce que vous n’agissez pas, et non parce que vous ne le pouvez pas. »

« A quels signes, demanda le roi, peut on distinguer le manque d’action ou de volonté du manque de pouvoir ? » Meng tzeu répondit : « Quelqu’un dit qu’il n’est pas capable de traverser la mer du nord avec le mont T’ai chan sous le bras ; voilà une impossibilité véritable. Le même dit qu’il n’a pas la force de casser une branche d’arbre pour son supérieur ; voilà un manque de volonté, et non un manque de pouvoir. Si vous n’étendez pas votre empire sur toute la Chine, ce n’est pas par impuissance, comme s’il s’agissait de prendre sous le bras le mont T’ai chan et de traverser la mer du nord ; c’est par défaut de volonté, comme s’il s’agissait de casser une branche d’arbre.

« Si je respecte les vieillards de ma famille, et que peu à peu je fasse respecter les vieillards des autres familles ; si je donne des soins affectueux aux enfants et aux jeunes gens de ma famille, et que peu à peu je fasse donner les mêmes soins à ceux des autres familles ; je pourrai faire tourner l’univers sur ma main. Il est dit dans le Cheu King : « Wenn wang fut un modèle pour son épouse ; il forma ses frères à son exemple ; enfin il régla toutes les familles et le royaume. » Ces paroles signifient que Wenn wang montra sa bienfaisance, qu’il l’exerça envers sa femme, ses frères et tout le peuple, et ne fit rien de plus.

« Ainsi, il suffit d’étendre sa bienfaisance toujours de plus en plus, pour établir et maintenir le bon ordre dans tout l’empire. Celui qui n’étend pas sa bienfaisance, est incapable de donner les soins nécessaires à sa femme et à ses enfants. Une seule chose mettait les anciens princes au dessus des autres hommes : ils excellaient à étendre, à faire imiter partout leur bienfaisance. Quelle est la raison spéciale pour laquelle votre bonté s’étend jusqu’aux animaux, et votre action n’atteint pas vos sujets ? On connaît le poids d’un objet en le pesant, et sa longueur en le mesurant. Il en est ainsi pour toute chose ; mais il importe surtout de peser les sentiments de notre cœur. Prince, examinez, je vous prie, s’il est juste d’aimer les animaux plus que vos sujets.

« D’un autre côté, vous entreprenez des guerres ; vous mettez en péril la vie des chefs et des soldats, vous vous attirez l’inimitié des princes. Votre cœur y trouve t il la joie ? » « Non, dit le prince. Comment pourrais je y mettre mon plaisir ? Je m’en sers seulement pour arriver au terme de mon grand désir. » « Prince, demanda Meng tzeu, pourrais-je savoir quel est votre grand désir ? » Le roi sourit et garda le silence. Meng tzeu reprit : « Est ce que vous n’auriez pas assez de viandes succulentes ni de mets savoureux pour satisfaire votre palais, assez de vêtements à la fois légers et chauds pour couvrir votre corps ; ou bien, est ce que vous n’auriez pas assez de belles choses pour réjouir vos yeux, assez de concerts de musique pour charmer vos oreilles, assez de familiers et de favoris pour vous servir dans le palais ? Vos nombreux ministres suffisent amplement pour vous procurer ces cinq avantages. Comment auriez vous quelque désir à ce sujet ? » Non, dit le roi, là n’est pas l’objet de mon grand désir.

« S’il en est ainsi, dit Meng tzeu, il est facile de deviner ce que vous désirez tant. Vous désirez étendre les limites de vos États, recevoir à votre cour les hommages des princes de Ts’in et de Tch’ou, gouverner l’empire, et tenir sous vos lois tous les étrangers. Mais par des moyens semblables à ceux que vous employez, poursuivre un but comme le vôtre, c’est monter sur les arbres pour trouver des poissons. »

« Mon erreur est elle si grave, dit le roi ? » « Elle est plus grave encore, répondit Meng tzeu. Si quelqu’un cherchait des poissons sur les arbres, sans doute il n’en trouverait pas, mais il ne s’en suivrait aucun malheur. En poursuivant votre but par les moyens que vous employez, non seulement vous dépensez en pure perte les forces de votre intelligence et toutes vos ressources, mais certainement vous attirerez de grands maux. »

« Voudriez vous me dire quels sont ces maux, demanda le roi ? » Meng tzeu répondit : « Si le prince de Tcheou attaquait celui de Tch’ou, lequel des deux croyez vous devoir être vainqueur ? » « Le prince de Tch’ou serait vainqueur, dit le roi. Ainsi, vous l’admettez, reprit Meng tzeu, une petite principauté ne peut lutter contre une grande, un petit nombre contre un grand nombre, un faible contre un fort. L’empire compte neuf contrées qui ont chacune mille stades en tous sens. Le prince de Ts’i possède une de ces contrées. Ne serait il pas aussi impossible de soumettre les huit autres avec une seule, qu’il le serait au prince de Tcheou de lutter contre celui de Tch’ou ? Entrez donc dans la voie qui seule peut vous conduire au terme de vos désirs.

« Si dans votre administration vous vous appliquez à exercer la bienfaisance, tous les officiers de l’empire voudront avoir des charges dans votre palais ; tous les laboureurs voudront cultiver la terre dans vos campagnes ; tous les marchands, soit ambulants soit à poste fixe, voudront déposer leurs marchandises dans votre marché ; tous les étrangers en voyage voudront passer par vos routes ; tous ceux qui désireront la répression de leurs mauvais princes, voudront aller porter plainte auprès de vous. S’ils sont ainsi disposés, qui pourra les arrêter ? »

Le roi dit : « Mon esprit n’est que ténèbres ; je ne puis marcher dans cette voie. Je vous prie de venir en aide à ma bonne volonté, et de me donner des explications claires. Alors, malgré mon défaut de perspicacité, j’essaierai de suivre votre conseil. »

Meng tzeu dit : « Seul le disciple de la sagesse peut demeurer stable dans la vertu, sans avoir de biens stables. Les hommes ordinaires ne sont pas stables dans la vertu, quand ils n’ont pas de biens stables. S’ils ne sont pas stables dans la vertu, ils se permettent toutes sortes de licences, de désordres, d’injustices et d’excès. Après qu’ils sont tombés dans le crime, les poursuivre et les punir de mort, c’est prendre le peuple dans un filet, (c’est faire que le peuple n’ayant pas de biens stables, ne puisse éviter ni le crime ni le châtiment). Si, un homme bienfaisant était revêtu de la dignité souveraine., le peuple serait il exposé à être comme enveloppé dans un filet ?

« Un prince sage, en distribuant les terres à cultiver, fait en sorte que chacun ait de quoi entretenir ses parents et nourrir sa femme et ses enfants, que dans les années de fertilité il ait toujours des vivres en abondance, et que dans les mauvaises années il ne meure pas de faim. Ensuite il excite ses sujets à cultiver la vertu ; et tous pratiquent la vertu sans difficulté.

« A présent, les terres sont partagées du telle sorte que vos sujets n’ont pas de quoi entretenir leurs parents ni nourrir leurs femmes et leurs enfants, que dans les bonnes années ils sont toujours malheureux, et dans les mauvaises années ils n’échappent pas à la mort : Par suite, ils ne s’appliquent qu’à éviter la mort, et craignent de n’avoir pas le nécessaire pour cela : Comment auraient-ils le temps d’apprendre les lois de l’urbanité et de la justice (dans les écoles) ? Prince, si vous désirez bien gouverner, que ne posez-vous le fondement d’une administration bienfaisante (en procurant des biens stables à vos sujets) ?

« Si une famille dont l’habitation occupe cinq arpents, plante des mûriers (auprès de la maison) ; les hommes de cinquante ans pourront avoir des vêtements de soie. Si à l’égard des poules, des chiens, des cochons mâles et femelles, on observe les temps convenables pour la reproduction et l’élevage de ces animaux, les vieillards de soixante dix ans pourront manger de la viande. Si le prince ne prend pas le temps des laboureurs aux époques des travaux des champs, une famille de huit personnes, avec cent arpents de terre, pourra n’avoir pas à souffrir de la faim.

« S’il veille sur l’enseignement donné dans les écoles, principalement en ce qui concerne les devoirs de la piété filiale et les égards dus à l’âge et à la dignité, les hommes à cheveux gris ne porteront pas de fardeaux par les chemins ni sur les épaules ni sur la tête. Quand les vieillards portent des vêtements de soie et mangent de la viande, et que ceux qui n’ont pas encore blanchi par l’âge, ne souffrent ni de la faim ni du froid, le prince (qui leur a procuré ce bonheur) obtient toujours l’empire sur tous les peuples. »


CHAPITRE II.


1. Tchouang Pao (officier de Siuen, roi de Ts’i) alla voir Meng tzeu et lui dit : « Le roi, dans une audience, m’a parlé de son amour pour la musique : Je n’ai rien trouvé à lui répondre. Dites moi, je vous prie, cet amour de la musique nuit-il au gouvernement ? » Meng tzeu répondit : « Si le roi aime la musique extrêmement (pour lui et pour tous ses sujets), le gouvernement de Ts’i n’est pas loin d’être parfait. »

Un autre jour, Meng tzeu étant devant le roi, lui dit : « Est il vrai que vous ayez parlé à Tchouang de votre amour pour la musique ? » Le visage du roi changea de couleur. « Je ne saurais, dit-il, aimer et cultiver la musique des anciens empereurs ; je n’aime que la musique populaire. » « Si le roi porte l’amour de la musique au plus haut degré, reprit Meng tzeu, le gouvernement de Ts’i n’est pas loin d’être parfait. La musique actuelle a les mêmes effets que l’ancienne. »

« Voudriez vous m’expliquer, demanda le roi, ce que vous venez dire de la puissance de la musique ? » Meng tzeu répondit : « Lequel est le plus agréable, de jouir seul d’un concert de musique, ou de partager ce plaisir avec d’autres ? » « Il est plus agréable de le partager avec d’autres, dit le roi. » « Lequel est le plus agréable, dit Meng tzeu, de prendre ce plaisir avec un petit nombre de personnes, ou de le prendre avec un grand nombre ? » « Il est plus agréable de le prendre avec un grand nombre, répondit le roi. » Meng tzeu reprit : « Veuillez me permettre, dans votre intérêt, de vous exposer mon avis sur la musique. »

« Supposons que le roi ordonne de faire un concert de musique, et que ses sujets, entendant le son des cloches et des tambours, l’harmonie des différentes flûtes, en aient mal à la tête, contractent les sourcils, et se disent les uns aux autres : « Notre roi aime les concerts de musique. (Ne ferait-il pas mieux de penser à nous secourir) ? Pourquoi nous a-t-il réduits à cette extrémité ? Le père et le fils sont privés de se voir ; le frère est séparé du frère, et la femme est séparée des enfants. »

« Supposons encore que le roi se livre au plaisir de la chasse, et que les habitants, entendant le bruit des voitures et des chevaux du roi, et voyant l’éclat brillant des étendards, en aient tous mal à la tête, froncent les sourcils, et se disent entre eux : « Notre roi aime la chasse. (Il ne pense qu’à s’amuser, et ne cherche pas à soulager nos maux). Pourquoi nous a-t-il réduits à cette extrémité ? Le père et le fils sont privés de se voir ; le frère est séparé du frère, et la femme est séparée des enfants. » De telles plaintes proviendraient uniquement de ce que entre le prince et les sujets les joies ne seraient pas communes.

« Au contraire, supposons que le roi ordonne de faire un concert de musique, et que les habitants, entendant le son des cloches et des tambours, l’harmonie des différentes flûtes, manifestent tous la plus grande joie sur leurs visages, et se disent entre eux : « N’est ce pas une marque que par bonheur notre prince est en bonne santé ? S’il était malade, pourrait il assister à un concert ? »

« Supposons encore que le roi se livre au plaisir de la chasse ; et que les habitants, entendant le bruit des voitures et des chevaux, et voyant l’éclat brillant des étendards, manifestent une grande joie sur leurs visages, et se disent entre eux : « N’est ce pas un signe que par bonheur notre roi n’est pas malade ? S’il l’était, comment pourrait il diriger une chasse ? » Cette satisfaction de tout le peuple viendrait uniquement de ce que les joies seraient communes entre le roi et ses sujets. Prince, que les joies soient communes entre vous et vos sujets ; vous commanderez à toute la Chine. »

2. Siuen, roi de Ts’i, demanda s’il était vrai que le parc de Wenn wang eût soixante dix stades de longueur et autant de largeur. « Les mémoires l’affirment, répondit Meng tzeu. » Était il si grand, dit le roi ? « Le peuple le trouvait encore trop petit, répondit Meng tzeu. » Mon parc, dit le roi, a quarante stades en tous sens. Le peuple le trouve encore trop grand. Comment cela ? » Meng tzeu répondit : Le parc de Wenn wang avait soixante dix stades d’étendue en tous sens. Il était ouvert à ceux qui voulaient ramasser du foin ou du chauffage, chasser aux faisans ou aux lièvres. Wenn wang en partageait l’usage avec le peuple. Le peuple trouvait ce parc trop petit. N’avait-il pas raison ? (Les mots tch’ōu, jaô, tchèu, t’ou sont employés ici comme verbes).

« En arrivant à la frontière de votre principauté, avant de me permettre d’y entrer, j’ai demandé quelles étaient les choses qui étaient le plus sévèrement défendues, dans le pays. On m’a dit que dans l’intérieur se trouvait un parc de quarante stades ; que, si quelqu’un tuait un cerf dans ce parc, il serait condamné à la même peine que s’il avait tué un homme. Cet espace carré de quarante stades est comme une fosse creusée au milieu de vos États pour faire périr vos sujets. Le peuple le trouve trop grand. N’a-t il pas raison ? »

3. Siuen, roi de Ts’i, demanda s’il y avait une règle à suivre dans les relations avec les princes voisins. « Oui, répondit Meng tzeu. Seul un prince humain sait rendre de bons offices à une principauté plus petite que la sienne. C’est ainsi que Tch’eng T’ang rendit service au prince de Ko, et Wenn wang aux Kouenn i, barbares de l’occident. Seul un prince prudent sait rendre obéissance à un plus puissant que lui. C’est ainsi que T’ai wang obéit aux Hiun iu, barbares du nord, et Keou tsien, prince de Iue, obéit au prince de Ou.

« Un prince qui rend service à un plus faible que lui, aime le Ciel ; un prince qui rend obéissance à un plus puissant que lui, respecte le Ciel. Celui qui aime le Ciel, conserve son pouvoir sur tout l’empire ; celui qui respecte le Ciel, conserve son pouvoir sur sa principauté. On lit dans le Cheu King : Je respecterai la Majesté céleste, et par là je conserverai le pouvoir souverain. »

« C’est une doctrine très élevée, dit le roi. (Mais il m’est impossible de la mettre en pratique, et d’user de douceur). J’ai un défaut : j’aime à déployer de la bravoure. » « Prince, répondit Meng tzeu, évitez de vouloir déployer une bravoure sans grandeur. Porter la main à l’épée, lancer un regard plein de colère, et dire : « Celui-là osera t il donc me résister ? » c’est la bravoure d’un homme vulgaire qui s’attaque à un particulier. Prince, que votre courage soit vraiment grand. On lit dans le Cheu King : « Le roi (Wenn wang) enflammé de colère, dispose ses cohortes ; pour arrêter la marche des soldats de Kin, affermir la puissance des Tcheou, et répondre aux désirs de tout l’empire. » Telle a été la bravoure de Wenn wang. Wenn wang a fait éclater sa colère une seule fois, et il a procuré la paix à tout l’empire.

« Dans le Chou King, (Ou wang) dit : « Le Ciel, en donnant l’existence aux hommes ici-bas, leur constitue des princes et des précepteurs, dont il fait les ministres, les aides du Souverain Seigneur, et auxquels il accorde des marques d’honneur particulières dans tout l’empire. Le sort du coupable et celui de l’innocent dépendent de moi seul. Dans l’empire, qui osera former le dessein de se révolter ? » Un homme (le tyran Tcheou, dernier empereur de la dynastie des Chang). troublait l’ordre dans l’empire ; Ou wang crut que c’était une honte de le souffrir. Telle a été la valeur de Ou wang. Ou wang s’est irrité une fois, et il a rendu la tranquillité à tout l’empire. Prince, si vous aussi, donnant une fois libre cours à votre colère, vous pouviez rendre la paix à tous les peuples, les peuples ne craindraient qu’une chose ; Ils craindraient que vous n’eussiez pas le désir de déployer votre bravoure. »

4. Siuen, roi de Ts’i, alla voir Meng tzeu dans le Palais de la Neige, où il lui donnait l’hospitalité. Il lui demanda si le sage goûtait aussi ce plaisir (d’habiter un palais agréable). « Oui, répondit Meng tzeu. Tout sujet qui est privé de ce plaisir (qui n’a pas une habitation commode), blâme son prince. Celui qui, privé de ce plaisir, blâme son prince, commet une faute ; le prince qui ne partage pas ses agréments avec son peuple, est aussi en faute. Si le prince se réjouit des joies du peuple, le peuple se réjouira des joies du prince ; si le prince s’afflige des tristesses du peuple, le peuple s’affligera des tristesses du prince. Un prince qui se réjouit avec tout l’empire et s’afflige avec tout l’empire, commande toujours à tout l’empire.

« Autrefois King, prince de Ts’i, dit à Ien tzeu (l’un de ses officiers) : « Je veux faire un voyage d’agrément aux monts Tchouen fou et Tch’ao ou, suivre le bord de la mer, et aller vers le midi jusqu’à Lang ie. Que dois je faire pour imiter les anciens empereurs dans leurs voyages de plaisir ? » (Les monts Tchouen fou et Tch’ao ou devaient être près du golfe du Tcheu li).

« Ien tzeu répondit : « Oh ! l’excellente question ! Lorsque l’empereur se rendait auprès des princes, on disait qu’il visitait les pays gardés, c’est à dire, les pays que les princes étaient chargés de garder. Lorsque les princes allaient à la cour de l’empereur, on disait qu’ils rendaient compte de leur administration, c’est à dire, de leurs actes administratifs. L’empereur et les princes ne voyageaient jamais que pour des affaires. Au printemps, ils visitaient les laboureurs, (l’empereur dans son domaine particulier, chaque prince dans sa principauté), et ils donnaient des grains à ceux qui n’en avaient pas assez. En automne, ils visitaient les moissonneurs, et distribuaient des vivres à ceux qui en manquaient. Sous les Hia, (dans le domaine particulier de l’empereur), on disait communément : « Si notre empereur ne voyage pas, comment pourrons-nous jouir du bien être ? Si notre empereur ne se donne le plaisir de visiter le pays, qui nous donnera des secours ? » Chaque année les princes faisaient un voyage et une promenade ; c’était leur règle.

« A présent, les usages ont changé. Une escorte nombreuse accompagne le prince, et les vivres sont fournis par le peuple. Les habitants mourant de faim, n’ont plus à manger ; accablés de travaux (pour le service du prince), ils n’ont pas de repos. Le regard tourné de côté, ils murmurent entre eux. Peu à peu le peuple déteste son prince (ou bien, se met à faire le mal). Les grands princes transgressent les ordres de l’empereur, oppriment le peuple, absorbent la boisson et la nourriture comme des gouffres, suivent le courant, vont sans cesse contre le courant, perdent le temps, négligent les affaires, et font le tourment des princes subalternes.

« Descendre avec le courant et ne pas se mettre en peine de retourner en arrière, c’est-à-dire s’abandonner à ses mauvaises inclinations et ne jamais vouloir leur résister, cela s’appelle suivre le courant. Remonter le courant, et ne pas songer à revenir (poursuivre sans cesse l’accomplissement de ses désirs), cela s’appelle aller sans cesse contre le courant. Se livrer à la chasse sans avoir jamais assez de ce plaisir, c’est perdre le temps. S’abandonner à la passion du vin sans éprouver jamais de satiété, c’est ruiner l’administration. Les anciens empereurs ne prenaient pas plaisir à suivre le courant ni à marcher contre le courant ; ils ne se permettaient ni de perdre le temps ni de ruiner l’administration. Prince, c’est à vous de décider quelle conduite vous tiendrez. »

« Le prince King fut très content des avis de Ien tzeu. Il publia un édit dans toute la principauté, quitta la capitale, et fixa sa demeure à la campagne. Dès lors, il fit distribuer des grains à ceux qui n’en avaient pas assez. Il fit appeler le directeur en chef des musiciens, et lui dit : Composez pour moi des chants sur la joie commune du prince et des sujets. » Ces chants sont ceux qu’on appelle Tcheu chao et Kio chao. Il y est dit : « Celui qui empêche son prince de mal faire, quelle faute commet il ? Celui qui empêche son prince de mal faire, aime véritablement son prince. »

5. Siuen, prince de Ts’i, dit à Meng tzeu : « Tout le monde m’engage à détruire le Ming t’ang. Dois je le détruire ou non ? » Ce palais, appelé Ming t’ang, était au pied du Tai chan. Sous les Tcheou, l’empereur y recevait les princes, quand il visitait les principautés de l’est. Sous les Han, on en voyait encore les ruines. Les ministres de Ts’i voulaient détruire ce palais, parce que, l’empereur ne visitant plus les principautés, les princes n’avaient plus besoin d’y demeurer. « C’est, répondit Meng tzeu, le palais des grands empereurs de l’antiquité. Prince, si vous désirez gouverner comme eux, ne le détruisez pas. »

« Voudriez vous me dire, demanda le roi, comment les anciens empereurs gouvernaient le peuple ? » Meng tzeu répondit : « (Wenn wang a été le plus parfait modèle des empereurs, sans en avoir le titre). Lorsque Wenn wang gouvernait K’i (la principauté particulière des Tcheou), les laboureurs donnaient à l’État la neuvième partie des fruits de la terre ; les officiers obtenaient des traitements héréditaires. Les anciens empereurs faisaient instruire les descendants des officiers qui avaient des charges héréditaires. Puis, ils confiaient des emplois à ceux qui étaient capables de les remplir. Aux autres ils n’en donnaient pas ; ils leur conservaient néanmoins leurs traitements. Aux barrières et dans le marché, on visitait les marchandises, mais on n’exigeait pas de droits. Dans les lacs et aux barrages établis dans les rivières, chacun pouvait pêcher librement. Le châtiment d’un coupable ne s’étendait pas à sa femme ni à ses enfants.

« Les hommes âgés qui n’ont pas de femmes et qu’on appelle veufs, les femmes âgées qui n’ont pas de maris et qu’on appelle veuves, les personnes âgées qui n’ont pas d’enfants et qu’on appelle solitaires, les enfants qui n’ont plus de pères et qu’on appelle orphelins ; ces quatre classes de personnes sont les plus dépourvues de ressources, et n’ont pas à qui elles puissent avoir recours. Lorsque Wenn wang établit son gouvernement et étendit son action bienfaisante, ce fut à ces infortunés qu’il donna ses premiers soins : Dans le Cheu King il est dit : « Le sort des riches est encore assez heureux ; mais ceux là sont à plaindre qui sont seuls et sans secours. »

Le roi dit : « Quels bons enseignements vous me donnez ! » « Si vous les trouvez bons, répondit Meng tzeu, pourquoi ne les mettriez vous pas en pratique ? » « J’ai un défaut, dit le roi. J’aime les richesses. » Meng tzeu reprit : Koung Liou (arrière petit fils de Heou tsi) aimait les richesses. On lit dans le Cheu King : (Lorsque Koung Liou demeurait parmi les barbares occidentaux), « Il avait des amas de grains dans les champs, et des greniers remplis auprès des habitations. Il fit mettre des aliments secs dans des enveloppes et dans des sacs. Voulant réunir son peuple dans une autre contrée et rendre ainsi sa famille illustre, il ordonna de prendre les arcs, les flèches, les boucliers, les lan-ces, les haches de guerre, puis se mit en marche » (pour aller fonder une principauté dans le pays de Pin).

« Ainsi quand ceux des sujets de Koung Liou qui voulurent rester au milieu des barbares, eurent des amas de grains en plein air et des greniers auprès des habitations, et que les autres, décidés à partir, eurent des vivres dans des sacs ; alors seulement ces derniers se mirent en marche. Prince, si vous aimez les richesses, (aimez les comme Koung Liou), faites part de vos trésors à votre peuple ; et alors vous sera t il difficile de régner sur tout l’empire ? »

« J’ai un autre défaut, dit le roi, j’aime les femmes. » Meng tzeu répondit : « Anciennement T’ai wang, aimait les femmes : il aimait sa propre femme. On lit dans le Cheu King : L’ancien prince Tan fou (T’ai wang) partit le matin, pressant la course de ses chevaux ; il suivit le bord des rivières de l’ouest (de la Ts’i et de la Tsiu), et alla jusqu’au pied du mont K’i. Puis, avec son épouse issue de la famille des Kiang, il vint choisir un lieu pour sa demeure. » À cette époque, il ne restait à la maison aucune fille qui eut la douleur de n’être pas mariée, au dehors, aucun homme qui n’eut pas de femme. Prince, si vous aimez les femmes, faites en sorte que tous vos sujets aient la même satisfaction que vous (qu’aucun d’eux ne soit privé des joies du mariage) ; et alors, vous sera-t-il difficile de régner sur toute la Chine ? » (T’ai wang changea de lieu pour échapper aux incursions des barbares. Voy. plus loin page 350 ).

6. Meng tzeu dit à Siuen, roi de Ts’i : « Je suppose que l’un de vos sujets, partant pour un voyage dans la principauté de Tch’ou, confie à un ami sa femme et ses enfants, et qu’à son retour, il trouve que son ami a laissé souffrir du froid et de la faim sa femme et ses enfants, que ferait il ? » « Il rompra avec cet ami, répondit le roi. » « Supposons, dit Meng tzeu, que le chef de la justice ne soit pas capable de diriger les juges ; que feriez vous ? » « Je le destituerais, répondit le roi. » « Je suppose, continua Meng tzeu, que tout le royaume soit mal gouverné ; que faudrait-il faire ? » Le roi (pour éviter des questions qui l’auraient fait rougir) regarda à droite et à gauche, et parla d’autre chose.

7. Meng tzeu alla voir Siuen, prince de Ts’i, et lui dit : « On appelle ancien royaume, non pas celui qui a des arbres anciens et très élevés, mais celui ont les ministres se sont succédé de père en fils depuis longtemps. Prince, vous n’avez pas de ministre qui vous soit uni d’affection. Ceux que vous avez choisis hier sont déjà partis aujourd’hui, sans que vous le sachiez. » Le roi dit : « Comment pourrais je reconnaître les hommes qui manquent de talents, afin de ne pas les élever aux charges ? » Meng tzeu répondit : « Un prince doit promouvoir les hommes capables, comme s’il y était en quelque sorte forcé, (comme s’il ne pouvait refuser cet honneur à leurs talents, à leurs mérites). Ne faut il pas qu’il soit très circonspect, lorsqu’il doit faire passer des hommes de basse condition avant d’autres d’une condition élevée, et des étrangers avant ses parents ou ses amis ?

« Quand même la probité et l’habileté d’un homme seraient attestées par tous ceux qui vous entourent, ce n’est pas suffisant. Quand même elles seraient attestées par tous les grands préfets ; ce n’est pas suffisant. Si elles sont attestées par tous les habitants du royaume, examinez ; et si vous reconnaissez que cet homme est vertueux et capable, donnez lui un emploi, Quand l’incapacité d’un homme est attestée par tous ceux qui vous entourent, ne les écoutez pas (ne les croyez pas). Quand elle est attestée par tous les grands préfets, ne les écoutez pas. Quand elle est attestée par tout le peuple, examinez sérieusement ; et si vous reconnaissez que cet homme est incapable, écartez le des charges.

« Si tous ceux qui vous entourent disent que tel homme a mérité la mort, ne les écoutez pas. Si tous les grands préfets le disent, ne les écoutez pas. Si tous les habitants du royaume le disent, faites une enquête ; et si vous reconnaissez que cet homme a mérité la mort, faites-le mourir. Alors on dira que c’est le peuple (et non le prince) qui l’a condamné à mort. Si vous agissez ainsi, vous mériterez le titre de père du peuple.

8. Siuen, roi de Ts’i, demanda s’il était certain que T’ang eût exilé Kie, et que Ou wang eût attaqué. Tcheou ? Les annales le racontent, répondit Meng tzeu . Le roi reprit : Est il permis à un sujet de tuer son prince ? Meng tzeu répondit : Celui qui viole la vertu d’humanité, s’appelle malfaiteur ; celui qui viole la justice, s’appelle scélérat. Un malfaiteur, un scélérat (eût-il le titre de roi) n’est qu’un simple particulier. J’ai entendu dire que Ou wang punit de mort Tcheou (qui devait être traité comme) un simple particulier ; je n’ai pas entendu dire qu’il eût tué son prince. (Kie et Tcheou étaient empereurs ; T’ang et Ou wang n’étaient encore que tchou heou).

9. Meng tzeu, dans une audience, dit à Siuen, roi de Ts’i : Prince, si vous vouliez élever un grand édifice, vous ordonneriez au directeur des travaux de chercher de grands arbres. S’il les trouvait, vous seriez content, parce que vous les jugeriez capables de supporter le poids de la toiture. Si les ouvriers les amincissaient avec la hache, vous seriez indigné, parce que vous ne les jugeriez plus capables de porter le poids de la toiture. (Les hommes vertueux et capables sont comme les poutres et les colonnes de l’État). Dès l’enfance ils ont étudié l’art de se gouverner eux mêmes et les autres. Arrivés à l’âge mûr, ils désirent exercer cet art dans les emplois publics. Si le roi leur disait : « Pour le moment, laissez là ce que vous avez appris (la bienfaisance, la justice et les autres vertus), et suivez moi (à la recherche des richesses et des plaisirs) », que faudrait il penser de cette conduite ? (Ne serait ce pas amoindrir la vertu et l’habileté des hommes sages, comme un ouvrier mal avisé amincirait les poutres et les colonnes d’un grand édifice) ?

« S’il y avait ici une pierre précieuse, valût elle quinze mille livres d’argent, (pour augmenter encore sa valeur) vous chargeriez un lapidaire de la tailler et de la polir, (vous n’oseriez pas faire ce travail vous même). En ce qui concerne le gouvernement, vous dites (aux hommes vertueux et capables) : Laissez là pour le moment ce que vous avez appris et suivez moi. Pourquoi ne faites vous pas comme pour une pierre précieuse, que vous donneriez à tailler et à polir à un lapidaire ? »

10. Les habitants de Ts’i avaient attaqué ceux de Ien et remporté la victoire. Le roi Siuen dit à Meng tzeu : « Les uns me conseillent de ne pas prendre la principauté de Ien ; les autres me disent de m’en emparer. Avec dix mille chariots de guerre attaquer un ennemi qui en a aussi dix mille, et en cinquante jours remporter une victoire complète, c’est ce qui surpasse les forces de l’homme. (Le Ciel m’a donc aidé, et veut que je prenne la principauté de Ien). Si je ne la prends pas, certainement le Ciel enverra des châtiments. Ferai-je bien de m’en emparer ? »

Meng tzeu répondit : « Si les habitants de Ien désirent que vous la preniez, prenez la. Dans l’antiquité, un prince en a donné l’exemple ; ce fut Ou wang, (qui pour se conformer aux désirs du peuple, ravit l’empire à Tcheou). Si les habitants de Ien ne veulent pas que vous la preniez, ne la prenez pas. Dans l’antiquité un prince en donna l’exemple ; ce fut Wenn wang, (qui laissa l’empire à Tcheou, parce que ce tyran ne s’était pas encore aliéné tous les esprits).

« Quand avec dix mille chariots de guerre vous avez attaqué cette principauté qui avait aussi dix mille chariots de guerre ; les habitants sont allés au devant de vos soldats, et leur ont offert des vivres et de la boisson ; qu’ont ils voulu ? Ils ont voulu échapper à l’eau et au feu ; c’est à dire, ils se sont donnés à vous, afin d’être délivrés d’un gouvernement tyrannique. Si l’eau devient plus profonde et le feu plus ardent, c’est-à-dire si le roi de Ts’i les opprime encore plus que ne l’ont fait leurs princes, ils se tourneront de nouveau vers un autre souverain. »

11. Les habitants de Ts’i avaient attaqué et pris la principauté de Ien. Les princes voisins délibérèrent pour lui rendre son indépendance. Le roi Siuen dit à Meng tzeu : « Un grand nombre de princes forment des plans pour m’attaquer. » Que dois je faire pour me prémunir contre eux ? Meng tzeu répondit : « J’ai entendu dire qu’un prince, dont la principauté n’avait que soixante-dix stades, parvint à gouverner tout l’empire ; ce fut Tch’eng T’ang. Je n’ai jamais entendu dire qu’un prince, régnant (comme le roi de Ts’i) sur une étendue de mille stades, craignît les autres princes.

« On lit dans le Chou King : T’ang commença ses expéditions par la principauté de Ko. Tout l’empire eut confiance en lui. Lorsqu’il faisait la guerre dans les contrées orientales, les barbares de l’occident se plaignaient, et quand il la faisait dans le midi, les barbares du nord se plaignaient. (Les uns et les autres se plaignaient) en disant : Pourquoi nous laisse-t-il après les autres (pourquoi n’occupe-t-il pas notre pays en premier lieu) ? » Les peuples avaient les regards tournés vers lui, comme en temps de grande sécheresse on observe les nuages et l’arc-en-ciel. (Dans les pays où Tch’eng T’ang portait la guerre, même durant les hostilités), les habitants continuèrent d’aller au marché, les laboureurs ne furent pas inquiétés. Il châtia les princes et consola les peuples. Les peuples éprouvèrent une grande joie, comme lorsque la pluie tombe en temps opportun. Le Chou King dit : « Nous avons attendu notre roi ; notre roi est venu, nous avons retrouvé la vie. »

« Le prince de Ien opprimait ses sujets. Vous avez été l’attaquer. Les habitants, heureux de votre arrivée comme si vous aviez été les sauver du milieu de l’eau ou du feu, ont couru au devant de votre armée avec des corbeilles pleines de vivres et des jarres pleines de boisson. Si vous mettez à mort les vieillards et les hommes faits, si vous jetez dans les fers les enfants et les jeunes gens, si vous détruisez la salle des ancêtres des princes, si vous enlevez les objets précieux, votre conduite ne sera-t elle pas blâmable ?

« Tous les princes de l’empire craignent la puissance de Ts’i. A présent, si vous doublez l’étendue de votre territoire (en gardant la principauté de Ien), et que votre administration ne soit pas bienfaisante, tout l’empire prendra les armes contre vous. Prince, hâtez vous de publier un édit, déclarant que vous renvoyez les vieillards et les enfants de Ien, et lui laissez ses objets précieux. Après délibération en présence du peuple, donnez lui un prince, et retirez-vous. Par ce moyen vous pourrez encore éviter la guerre dont les princes vous menacent. »

12. Une mêlée avait eu lieu entre les habitants de Tcheou et ceux de Lou. Mou (prince de Tcheou) dit à Meng tzeu : « Trente-trois de mes officiers ont péri dans le combat ; aucun soldat n’a exposé sa vie pour les sauver. Si je veux punir de mort ceux qui n’ont pas voulu défendre leurs chefs, ils sont si nombreux que je ne pourrai les faire mourir tous : Si je ne les punis pas, les hommes du peuple, qui haïssent leurs chefs, les verront périr et ne leur porteront pas secours. Quelle conduite convient il de tenir ? »

Meng tzeu répondit : « Dans les temps de calamité, dans les années de disette, plusieurs milliers de personnes âgées ou infirmes sont mortes en se roulant dans les canaux et les fossés ; plusieurs milliers de personnes robustes se sont dispersées dans toutes les directions. Cependant, les greniers et les magasins du prince étaient pleins. Aucun de vos officiers ne vous a averti. Le prince et ses ministres ont été insouciants et sans pitié à l’égard du peuple. Tseng tzeu dit : « Prenez y garde, ce que vous faites à autrui vous sera rendu. » Désormais votre peuple a le moyen de vous rendre, à vous et à vos officiers, ce qu’il a reçu de vous. Prince, n’accusez pas le peuple. Si votre administration devient bienfaisante, le peuple aimera ses supérieurs et mourra pour ses chefs.

13. Wenn, prince de T’eng, dit à Meng tzeu : « La principauté de T’eng est petite, et se trouve entre celle de Ts’i et celle de Tch’ou (qui sont puissantes). (T’eng, à présent T’eng hien dans le Ien tcheou fou, n’avait que cinquante stades d’étendue). Dois je me mettre sous la dépendance de Ts’i ou sous celle de Tch’ou ? » Meng tzeu répondit : « Le projet de sacrifier votre liberté ne peut entrer dans ma pensée. Si vous voulez absolument connaître mon avis, je vous dirai qu’il y a un moyen de conserver votre indépendance. Faites creuser plus profondément les fossés de vos remparts, élever plus haut les murs de vos places fortes, et gardez les avec votre peuple. (En face du danger) bravez la mort, et le peuple ne reculera pas. Voilà un bon expédient. »

14. Wenn, prince de T’eng, dit à Meng tzeu : « Le prince de Ts’i veut élever des fortifications dans la principauté de Sie. Je crains beaucoup. Que dois je faire ? » (Ts’i s’était annexé Sie, pays à présent compris dans le Ien tcheou fou). Meng tzeu répondit : « Autrefois, lorsque T’ai wang habitait la terre de Pin, les barbares du nord faisaient des incursions. T’ai wang alla demeurer au pied du mont K’i. Ce ne fut pas par son choix, mais par nécessité qu’il y transporta sa demeure. (Bien qu’il eût été dépossédé de son premier domaine, sa vertu mérita l’empire à ses descendants).

« Si vous faites le bien, tôt ou tard l’un de vos descendants commandera à tout l’empire. Un prince qui fonde un État ou une dynastie, fait en sorte que ses descendants puissent continuer et développer son œuvre. Son but final sera-t-il atteint ? Le Ciel en décidera. Prince, que pouvez vous faire pour résister au roi de Ts’i ? Appliquez vous à faire le bien ; cela suffira. »

15. Wenn, prince de T’eng, dit à Meng tzeu : « La principauté de T’eng est petite. Quand même elle servirait avec le plus entier dévouement les grandes principautés voisines, elle n’évitera pas leurs injustes agressions. Que dois-je faire pour prévenir ce malheur ? Meng tzeu répondit : « Autrefois, lorsque T’ai wang habitait la terre de Pin, les barbares du nord y faisaient des incursions. Il leur offrit en tribut des fourrures et des soieries ; il eut encore à souffrir de leurs incursions. Il leur donna en tribut des chiens et des chevaux ; il n’arrêta pas leurs incursions. Il leur donna en tribut des perles et des pierres précieuses ; leurs incursions continuèrent encore.

« Alors il réunit les vieillards, et (pour leur inspirer le désir d’aller s’établir avec lui dans un autre pays), il leur parla en ces termes : « J’ai entendu dire qu’un prince sage évite de rendre nuisible à ses sujets ce qui doit lui servir à les nourrir. (La terre de Pin m’a servi à nourrir mes sujets. Elle leur deviendrait fatale, si, pour la défendre, j’allais exposer leur vie dans les combats). Mes chers enfants, pourquoi auriez vous la douleur de perdre votre prince (de me voir tué par les barbares) ? (Pour vous épargner ce chagrin) je vais m’éloigner d’ici. » (Selon d’autres interprètes : Pourquoi craindriez vous de n’avoir plus de prince ? Il vous sera facile d’en trouver un autre pour me remplacer). Il quitta Pin, passa le mont Leang, fonda une ville et demeura au pied du mont K’i. Après son départ, les habitants de Pin dirent : C’est un homme très bienfaisant ; ce serait dommage de perdre un si bon prince. » Ils allèrent en foule se joindre à lui dans sa nouvelle ville, marchant comme une multitude de personnes allant à la foire.

« (T’ai wang fut d’avis que, pour échapper aux ravages des barbares, il fallait changer de lieu. Mais l’avis contraire a aussi ses partisans). Ils prétendent qu’un homme n’est pas libre de disposer du lieu que ses pères ont gardé depuis plusieurs générations ; qu’il doit plutôt mourir que de l’abandonner. De ces deux sentiments, prince, choisissez, je vous prie, celui qui vous plaira le plus. » (La lettre wéi a la même signification que la lettre tchouën, disposer en maître).

16. P’ing, prince de Lou, se préparant à sortir du palais, Tsang Ts’ang, l’un de ses favoris, lui dit : « Les autres jours, avant de sortir, vous n’avez jamais manqué de dire à vos officiers où vous alliez. A présent, votre voiture est déjà attelée, et vos officiers ne savent pas encore où vous allez. J’ose vous prier de me le dire. » « Je vais faire visite à Meng tzeu, répondit le prince. » « Eh quoi ! dit Tsang Ts’ang. Vous vous abaissez au point de prévenir un homme vulgaire ; est ce parce que vous le croyez sage ? Les sages enseignent aux autres les usages et les devoirs qu’il faut observer. Or, les honneurs funèbres que Meng tzeu à rendus à sa mère, ont surpassé ceux qui avaient été rendus précédemment à son père (ce qui ne convient nullement). Prince, n’allez pas le voir. » « Soit, dit le prince. »

Io tcheng tzeu (disciple de Meng tzeu) alla trouver le prince, et lui dit : « Prince, pourquoi n’avez vous pas été voir Meng tzeu ? » Le prince répondit : « On m’a dit que Meng tzeu avait fait à sa mère des funérailles plus pompeuses que celles qu’il avait faites précédemment à son père. C’est pour cette raison que je ne suis pas allé le voir. » Io tcheng tzeu répliqua : « Eh quoi ! Dites vous cela, parce que Meng tzeu, n’étant que simple lettré, a fait les funérailles de son père selon les usages des lettrés, que plus tard, étant devenu grand préfet, il a fait les funérailles de sa mère selon les usages des grands préfets ; qu’il a offert aux mânes de son père trois chaudières de mets, et que plus tard il en a offert cinq aux mânes de sa mère ? » Les officiers inférieurs et les simples lettrés offraient trois sortes de mets : du poisson, de la viande de porc et de la viande séchée. Les grands préfets offraient cinq sortes de mets : du mouton, du porc, du poisson, de la viande séchée et de la viande hachée.

« Non, dit le prince. Je veux parler de la beauté du double cercueil, des vêtements et de la couverture. » Io tcheng tzeu répliqua : « Ce n’est pas une raison suffisante pour dire que les funérailles de la mère de Meng tzeu aient été plus pompeuses que celles de son père. (A la mort de son père, il était pauvre ; à la mort de sa mère, il était riche). Les pauvres n’ensevelissent pas leurs morts avec le même luxe que les riches. »

Io tcheng tzeu alla voir Meng tzeu, et lui dit : « Moi K’o, j’avais parlé de votre sagesse au prince. Le prince se préparait à venir vous voir. Un favori, Tsang Ts’ang l’en a dissuadé ; et le prince n’est pas venu ». Meng tzeu répondit : « Si un homme avance dans sa voie (obtient la faveur du prince ou du peuple), c’est que quelqu’un l’a aidé (l’a recommandé). S’il s’arrête dans sa voie, c’est que quelqu’un lui a fait obstacle. Son progrès ou son arrêt (semble être l’œuvre des hom-mes, et cependant) ne peut être attribué à aucune force humaine. Si je n’ai pas obtenu la faveur du prince de Lou, le Ciel en est la cause. Est ce que le fils et la famille Tsang aurait pu m’empêcher d’avoir les bonnes grâces du prince ? »