Les Réfractaires/L’habit vert

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G. Charpentier (p. 289-303).

L’HABIT VERT





L’hôtel du Velay était situé rue de La Harpe, en face de l’hôtel des Ternes.

C’était le type de la méchante maison garnie. Le propriétaire avait meublé ses chambres de commodes toutes déhanchées et de lits sur lesquels pesaient des ciels tristes accrochés à des plafonds sales.

Le patron, qu’on appelait le père Mouton, avait la tête d’un chat qui a traîné longtemps une casserole, et il scandait ses jurons d’un coup de talon qui résonnait d’autant plus fort que ce talon était la semelle d’une jambe de bois.

On le redoutait dans sa maison : il avait été soldat à la fin de l’Empire et était tombé mutilé sous les coups de feu des Cosaques. S’il était à plaindre pour ses blessures, ceux qui vivaient avec lui l’étaient plus encore, car le récit de son aventure militaire était le complément, l’exorde, et souvent tout le milieu de sa conversation. L’amputation n’avait eu lieu qu’une fois, le récit recommençait toujours.

Il était encouragé dans cette voie malheureuse par ses pensionnaires sans le sou qui, ne pouvant lui mettre de l’argent dans la main, le laissaient mettre éternellement sa jambe dans leur oreille et l’écoutaient avec une religieuse attention, quand tombait leur mois.

M. Mouton était marié, il avait une femme et une enfant.

Madame Mouton avait dû être très belle, sa tête était petite, son nez grec, sa lèvre fine, son œil très grand et bleu ; mais son sourire était commun, sa voix désagréable, son regard louche ; l’ignorance, les tracas, les vices, avaient flétri ce beau visage. La société de son mari n’avait pas peu contribué à l’enlaidir. La vulgarité méchante de cet invalide robuste devait tout faner et salir autour de lui.


C’est entre ces deux créatures à qui quelque succession de hasard avait, je crois, offert les moyens d’acheter l’hôtel, et qui avaient d’ailleurs gagné quelques sous à gargoter dans une ville du Midi, c’est, dis-je, dans le sein de ces deux êtres qu’avait grandi Caroline Mouton.

Quel âge avait Caroline ? Elle disait dix-neuf ans, et pouvait bien en avoir vingt-trois. N’importe ! elle était aussi séduisante et gaie que ses parents étaient repoussants et tristes, quoiqu’elle tînt de son père et de sa mère ; du père, elle avait je ne sais quoi d’énergique et de résolu, elle rappelait ce qu’avait dû être sa mère avant la chute. Elle parlait, marchait, agissait, en mêlant toujours la grâce à la force. Sa hanche était robuste, mais elle rejetait avec tant de coquetterie la jupe de sa robe grise ! Sa taille, quoique un peu forte, se tordait si souple, quand elle jouait au volant dans la cour ou se dérobait aux hardiesses des pensionnaires !

L’impression qu’elle produisit sur Rodolphe Ardoin fut vive et décisive.

Rodophe, lui, avait dix-sept ans à peine, mais il en portait vingt et aurait voulu faire croire qu’il en avait trente. On s’y pouvait tromper, le soir, quand on apercevait sa figure osseuse et brune, surmontée d’une chevelure épaisse qui tombait sur ses épaules comme la crinière d’un casque. Il avait une voix de cuivre et les yeux ardents.

Petit émeutier précoce, il parlait haut d’ordinaire, cassait les verres, les vitres, froissait les jupes et les gens. Il jouait à l’homme.

Ce soir-là, il arrivait de son pays : un camarade de collège, qui était albinos entre parenthèses, l’avait dirigé sur cet hôtel, non pour y demeurer décidément, mais pour prendre un avant-goût de la table d’hôte du père Mouton qui, pour un franc vingt-cinq centimes, servait, prétendait-il, des repas qui eussent coûté bien des sesterces à Lucullus.

On entra. Le père Mouton, dans un coin, faisait caresser son poteau à la main droite d’un pensionnaire qui devait, sans doute, beaucoup d’argent, car il y mettait une complaisance qui tenait de la lâcheté.

Madame Mouton suait, dans la cuisine, sur un ragoût et, avec prudence, fouillait dans la casserole, puis découpait les parts, sur lesquelles l’albinos, en homme désireux de prouver la vérité de ses assertions, attirait avec sollicitude les regards de son ami.

Mais Rodolphe n’avait plus faim, et ses yeux étaient ailleurs.

Il écoutait rire et marcher Caroline. D’un coup, et par une sensation qu’il analysait du reste, le désir lui avait pris d’attirer l’attention de cette fille et de compter dans sa vie pour sa joie ou pour son malheur.

Elle avait l’air de dominer, sans y prendre tâche, cette société d’occasion, où se mêlaient des étudiants de dix-huit printemps, et des déplumés qui en étaient à leur quarantième automne, de petits Limousins sérieux et des Auvergnats noirots, des substituts et des galériens futurs. Chacun disait un mot aimable, et chacun avait en échange un sourire. Rodolphe remarqua avec effroi qu’elle se penchait plus sérieuse sur l’épaule d’un habitué nommé Guesdon.

Il se dit que celui-là était le préféré, et, à partir de ce moment, il détesta cet homme.

Tout de suite, par un instinct d’orgueil doublé peut-être d’habileté native, il songea à lui faire la guerre, et sans hésiter, entama le combat.

Ce fut à propos de tout et de rien, à propos des mouches qui volaient pour retomber, hélas ! dans les verres et se noyer dans les huiliers ; à propos de Robespierre et de Pomponette ; des crimes et de la vertu des jésuites et des gendarmes… Rodolphe saisissait toute occasion de contrecarrer celui qu’il avait senti être son ennemi ! Il l’essayait avec audace, et la fièvre qui le remuait, en troublant son sang, excitait son esprit ; il était gai, d’une gaieté qui faisait trou, et son ami l’albinos ne pensait même plus à lui vanter le fumet des plats qui avaient un parfum provençal à tuer des bœufs de Norwège.

On l’écoutait ; pour arriver à toucher son homme, il frappait sur tous, et égratignait à droite, à gauche. On se demandait à la table quel pouvait être ce garçon qui, pour son entrée, prenait des droits pareils ; mais l’albinos était un client sérieux, payant bien et trouvant tout bon ; on ne pouvait, d’ailleurs, se défendre de rire aux saillies vives de cet intrus, et il ne fallait pas plus songer à l’arrêter qu’on n’essaye d’empêcher un clown de tourner quand il exécute un saut périlleux.

Rodolphe faisait tout cela, non pour eux, mais pour elle, pour elle et contre lui !

Elle, c’était Caroline ; lui, c’était Guesdon. Guesdon, l’ennemi, se tenait calme, froid, et s’il était entamé, n’en laissait rien paraître. La verve de Rodolphe devenait plus amère et son accent était plus dur. Quoique tout jeune, il avait, grâce à des souffrances précoces, une faculté de divination presque maladive qui ne l’arrêtait pas toujours sur le penchant des abîmes, mais lui faisait voir clair dans les situations. Il était, ce soir-là, indiscret, fanfaron, brutal, mais il sut à temps, chaque fois, mettre de la pommade sur les égratignures et se moquer avec assez de justesse de lui, pour pouvoir se moquer des autres.

Que pensait Caroline ?

Elle était gênée, la reine de cette cour des Miracles, par le tapage que faisait le nouveau venu, gênée parce qu’on l’écoutait plus qu’on ne la regardait ; gênée, parce qu’elle comprenait que Guesdon était en jeu, et elle en voulait jusqu’à la haine à ce bavard qui parlait si haut. C’est sur l’albinos qu’elle se vengeait, lui glissant brusquement les plats, le faisant attendre, maugréant tout haut ; l’albinos laissait insulter ses cheveux blancs et ne se plaignait pas. Mais jamais on n’avait vu mademoiselle Caroline si dépitée et si furieuse. Le père Mouton, sur ces entrefaites, vint se mêler à la conversation ; Rodolphe n’eut pas de peine à comprendre la marotte de cette héroïque ganache, et il joua du bonhomme comme il lui plut, raconta quelques histoires hardies, à mots couverts, sans trop de brutalité. Caroline elle-même sourit, Guesdon félicita, l’albinos redemanda du jus. La soirée finit sur les campagnes de l’Empire ; on se quitta.

« Drôle de garçon, dirent les habitués ! — Un gaillard, cria le vieux soldat. »

« Il ne me va pas, » fit Caroline en regardant Guesdon qui ne répondit point.

Le lendemain Rodolphe revint, comme on pense. Il revint, vêtu de son plus beau costume ; un gilet jonquille taillé dans une robe de sa mère qui, paysanne de naissance, aimait les couleurs bavardes et un habit couleur de celui de Werther, pris dans le manteau de son aïeul. Rodolphe savait qu’il était mal mis, mais il n’y pouvait rien. Il se rendit bravement, après avoir ramassé l’albinos en route, à l’hôtel du Velay.

Il y eut presque de la stupeur quand il entra. Tout le monde était mal à l’aise ; à peine un ou deux méridionaux l’accueillirent-ils par une plaisanterie réchauffée de la veille. Son costume fit sourire au bout de la table.

Rodolphe s’était muni de tout ce qu’il avait d’argent. Il n’hésita pas. Pour délier les langues et asseoir sa position, il demanda l’extra sous toutes les formes, et se concilia ainsi les sympathies de la mère Mouton, sans compter que le père Mouton l’adorait déjà. Restait la fille.

Accosté en route par une de ces bouquetières de douze ans qui vous mettent de force l’œillet à la boutonnière, il avait payé la fleur rouge avec une pièce blanche, et donnant à la marchande l’adresse de la table d’hôte, il l’avait priée d’apporter une moisson de bouquets quand sonneraient sept heures.

À sept heures les bouquets vinrent.

Rodolphe, sans insister bien fort et avec une galanterie presque délicate, offrit à mademoiselle Caroline le panier plein de fleurs, en la priant de choisir. Elle ne pouvait refuser, mais elle accepta le moins possible et se contenta d’une touffe de roses. Rodolphe la remercia simplement.

Il cria beaucoup moins ce jour-là, et sa soirée se passa à ridiculiser sa comique enveloppe. Il le fit avec humour, mais non sans mélancolie, trouva des mots doux et drôles pour ces bonnes femmes de mères, qui vous croient beau comme un gentleman quand vous êtes fagoté comme un singe savant, mais qu’on n’en aime pas moins pour cela. Un peu parce qu’on redoutait ce rieur terrible, un peu parce qu’il plaisait, tout en paraissant indifférent et personnel, il prit place dans l’imagination des gens ; en deux soirs, il avait réussi à irriter et à préoccuper : c’était le pied dans la maison. Impopulaire ou populaire, il comptait, il était en ligne. C’était tout ce qu’il voulait.

Guesdon, qui s’était tenu sur la défensive, n’avait pas été provoqué. Il s’était retiré de bonne heure, pour affecter de l’indifférence, ou parce qu’il avait vraiment à faire. Rodolphe n’avait pas abusé de son absence plus d’une seconde — le temps d’arracher au bouquet de Caroline, et de façon à être vu d’elle, une rose dont il avait bu le parfum avec ses lèvres, sous ses yeux, et en soulignant d’un regard sa discrète mais très expressive caresse.

Ce fut tout pour cette fois. Il eut le courage de passer deux jours sans revenir. On l’attendit et l’on remarqua qu’il manquait. L’albinos, lancé à propos, fut indirectement chargé de le ramener. Il revint comme par hasard, sous l’aile de son ami. À partir de ce moment, il était sûr de vaincre.

Mais, pour conserver avec la passion de l’amoureux le sang-froid de l’observateur, il apporta, ce jeune homme de dix-sept ans, une force de résistance et une dépense d’énergie violentes.

Il gardait un masque impassible, mais il souffrait à en mourir, dans son amour ou son orgueil. Son rire, pour qui s’y connaissait, ressemblait parfois à un cri de douleur, et il se raidissait contre l’émotion en tendant tous les muscles de son cerveau et toutes les cordes de son cœur. Heureux, du reste, dans sa souffrance, il élevait son aventure à la hauteur d’une situation difficile et tragique. Il rêvait provocation, duel, enlèvement.

Tout se passa plus simplement ; le hasard servit ce romantique échappé du collège, et, un beau soir, il se trouva sans rival. Le père de Guesdon mourut et Guesdon partit. Il devait rester huit jours absent ; quinze jours, trois semaines, un mois, s’écoulèrent avant qu’il revînt. Les affaires au pays étaient embarrassées, on devait au père Mouton ; la place resta libre, et Rodolphe n’eut plus qu’à essayer de pénétrer.

Il y avait une brèche déjà ; son ironie fiévreuse avait tracé une voie par où la passion pouvait passer.

Caroline, quand il était là, le haïssait souvent ; quand il était parti, se joignait aux autres pour le railler, l’insulter même, mais elle sentait qu’elle avait affaire à plus fort qu’elle, et il n’était pas jusqu’à Guesdon qui ne souffrît de la comparaison.

Si Guesdon fût resté pourtant, son sang-froid, son calme lui servait de bouclier ; et cette cuirasse, dure et froide, Rodolphe eût pu difficilement l’entamer.

Mais le lendemain du départ, Rodolphe, tint le haut bout, et comme il avait su trouver des occasions hardies de soutenir son esprit de son courage, il avait, tout vêtu de vert qu’il fût, une supériorité reconnue.

Ce qui se passa dans l’âme de l’un, dans le cœur de l’autre, je ne sais trop bien, mais le mal, si l’amour est un mal, fit des progrès rapides. Caroline mit son orgueil à paraître conduire et dompter cet irrégulier téméraire, et lui, un matin qu’ils étaient seuls, avec une gaieté pleine de tendresse, lui dit le secret de sa fièvre, lui expliqua comment elle était la muse qui, sans le vouloir, lui dictait ses épigrammes et sa colère, et, prenant sur sa poitrine un carnet qui sentait l’iris, odeur qu’avaient les mouchoirs blancs de Caroline, il lui montra, écrite jour par jour, l’histoire de sa passion pour elle.

Elle sourit, d’un de ces sourires gênés et triomphants qui trahissent la fuite de la vertu et la joie de l’amour, et Rodolphe serra dans ses mains fiévreuses une main qui palpitait tiède comme s’il eût tenu une colombe.

Nous les surprîmes à travers le rideau, chastes encore, mais se pâmant d’ivresse. À partir de ce jour, plus rien. Rodolphe interrogé fit comprendre qu’il ne voulait point qu’on insistât, et il mit tant d’énergie à empêcher qu’on en parlât, que le silence protégea, autour d’eux au moins, la délicatesse de leur amour.

Ils étaient si discrets l’un et l’autre ! Rodolphe, si bruyant, était devenu tout d’un coup si réservé, qu’on n’osait affirmer que Caroline avait succombé et qu’ils s’embrassaient dans l’ombre.

On vit seulement, à une certaine époque, Rodolphe étant devenu pauvre parce que le père avait coupé les vivres, on vit Caroline redoubler d’attentions et multiplier autour de lui les tendresses.

Puis un matin, il y eut entre un pensionnaire à soixante-cinq francs, et Rodolphe qui mangeait pour trente-cinq, une provocation sans raison. On alla se battre.

Le pensionnaire fut blessé ; mais Rodolphe ne reparut pas. Celui, au contraire, qu’avait touché son épée, rentra portant son écharpe comme un drapeau. Cette écharpe sentait l’iris. C’était un fichu de Caroline. J’ai su qu’elle fut sa maîtresse.


On m’a dit que Rodolphe, depuis, avait quitté la France et qu’il était parti bien loin. Avait-il eu les caresses de Caroline, s’étaient-ils aimés dans ce que les innocents appellent le crime ? La pièce de vers qui suit va nous raconter cette histoire.


Un journal, un matin, fut jeté par la main d’un inconnu sur le comptoir de Caroline. Il y avait dans un coin les vers qui suivent.


L’HABIT VERT


C’était… vous savez quand ? J’avais pris la rotonde,
Mes bras s’ouvraient tout grands pour embrasser le monde,
Je n’avais pas, mon Dieu ! fermé l’œil de deux nuits,
J’étais un fort poète en marche sur Paris.
L’Auvergnat déposa ma malle à votre porte.
— Les vrais bonheurs souvent vous viennent de la sorte. —
Vous étiez fraîche, belle, une rose de mai,
Votre cou, votre nez… enfin je vous aimai.
Mais vous ne m’aimiez pas, j’avais l’air un peu bête,
Je parlais fort ; les yeux me sortaient de la tête ;
J’étais assez bien fait, mais assez mal couvert,


— J’avais un gilet jaune avec un habit vert. —

T’en souviens-tu, pourtant, qu’un beau soir de novembre,
Je te parlai si doux, ma chère, dans ta chambre,
Et te donnai si bien un courageux baiser,
Que ta lèvre n’osa me défendre d’oser ?
Te le rappelles-tu qu’on éloigna la bonne ?
Tu m’appelas : chéri, je t’appelai : mignonne,
J’appuyais doucement ton cœur contre le mien,
Et je représentais la province assez bien.


   Combien de temps, madame, a duré ce manège,
Combien de temps, voyons, ce caprice de neige,
A-t-il mis à se fondre entre mes bras d’enfant,
Et quand vous m’avez dit : « Le bon Dieu le défend. »
Vous ne le savez pas ? on oublie, on est femme,
Moi, je comptais les jours et, je le sais, madame,
Mais avant de jeter le bois mort dans le feu,
Laissez-moi, voulez-vous, me souvenir un peu.


Tenez ! j’ai dans un coin de mon vieux portefeuille,
Marquée à votre chiffre, une petite feuille,
Une dernière fleur que j’ai voulu sauver,
Et qui me fait sourire en me faisant rêver.
On était ce jour-là, ma foi, fort en colère,
On m’appelle gros monstre et petite vipère.
J’avais, s’il m’en souvient, voulu tuer le chat,
Et même demandé, le soir, qu’on l’écorchât.
— Ô femmes, pour payer vos plus humbles caresses.
Nous dépensons pour vous des trésors de tendresses,
Nous vendrions pour vous notre honneur et nos noms,
Mais nous voulons avoir autant que nous donnons ;
Et nous sommes jaloux d’un malheureux sourire,
De la chanson qui plaît, des roses qu’on respire,
Et d’un geste perdu mon âme se blessait…
J’étais jaloux du chat que ma chatte embrassait !


Et vos lèvres n’étaient cependant point avares,
Toujours avant minuit on me donnait des arrhes !
Sous la table en bois blanc, ah ! vous souvenez-vous
Comme j’étais habile à mêler nos genoux !


Ah ! vous souvenez-vous, près du poêle en faïence,
Nous étions là, rêveurs, debout dans le silence,
On avait un quart d’heure, on allait s’enfermer,
Je me tuais, dit-on, madame, à vous aimer.


Ah ! vous souvenez-vous, quand éclata l’orage,
On disait au pays que je n’étais pas sage,
Et j’avais à partir par le convoi prochain
Ou bien à rester seul auprès de vous sans pain.


   On jeta lettre et tout dans la bouche du poêle,
Il restait dans mon sac cinq chemises de toile,
Huit paires de bas bleus qui m’allaient au genou,
Pour cravate… j’avais vos deux bras sur mon cou.
En cherchant on trouva quelques petites choses,
Un chapeau de brigand et des pantoufles roses ;
Les pantoufles serraient mes pieds à les briser,
On ne m’a pas laissé le temps de les user !


Pour la table et vingt francs j’enseignais un gros nègre,
Mais vous, dressant au vol votre main fine et maigre,
Vous chippiez les liqueurs au buffet maternel,
Et l’amour me versait l’absinthe avec le miel.
Et vos lèvres disaient, humides de tendresse,
« Nous mourrons une nuit, petit, d’une caresse. »


   Je vous le disais donc, que je savais encor
Combien de temps, madame, on demeura d’accord,
Combien elle attendit avant d’en prendre un autre,
Combien d’heures mon cœur a battu dans le vôtre !
Un hiver, un printemps, tout d’amour arrosés !
Je compterai les nuits, comptions-nous les baisers ?


Mais je sortis un jour, tout triste de la chambre,
À cinq heures moins dix, le soir du vingt septembre.
Le bon dieu, dans un rêve, avait paru la nuit…
— Depuis cette nuit-là, je ne crois plus à lui. —
C’était mort ; — je n’avais pas un reproche à faire ;
J’avais, tout bien compté, fait une belle affaire.

Je ne regrette que le temps que j’ai perdu,
Et vous m’aviez donné plus qu’il ne m’était dû.


Puis, vous ne savez pas ? quand la chose fut dite…
Je vous ai vue encore, un bon temps, ma petite,
Dans la gargote, au coin de la rue aux Frondeurs,
Où mangeaient des maçons et des littérateurs.
C’est là que chaque soir je vins prendre ma place,
Je vous voyais passer dans le coin de la glace,
C’est là que j’ai, pour vous, gelé tout un hiver,


C’est là que j’ai fini d’user mon habit vert.


Cette histoire est un conte.