Les Résultats de la psycho-physiologie

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Les Résultats de la psycho-physiologie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 164-191).
LES RÉSULTATS
DE LA
PSYCHO-PHYSIOLOGIE


I

D’abord, en quoi consiste, au juste, cette conception d’une psycho-physiologie ?

Aux alentours de 1830, la haute Université avait donné de la psychologie une idée très simple : « La psychologie est la science du principe intelligent, de l’homme, du moi. » Ou encore : « La psychologie est cette partie de la philosophie qui a pour objet la connaissance de l’âme et de ses facultés étudiées par le seul moyen de la conscience. » D’ailleurs, rien ne semblait plus facile que cette étude ni plus certain : A la Sorbonne et au Collège de France, Victor Cousin, Royer-Collard, Jouffroy, la menaient de concert. « L’âme se connaît, se saisit immédiatement, » affirmaient-ils.

Seulement ces grands professeurs étaient romantiques ; à côté de la littérature du « moi, » qui représente l’expansion sentimentale de l’individu, ils entreprenaient la psychologie du moi, qui représente son expansion intellectuelle. Dans l’un et l’autre cas, en effet, le principe est le même, c’est le subjectivisme. Or, s’il est admissible que le subjectivisme soit la source même du lyrisme, il est contradictoire de le supposer principe de science. Le poète et l’observateur ne suivent point les mêmes voies.

C’est ce qui frappa Auguste Comte : « L’observation intérieure, dit-il, engendre presque autant d’opinions divergentes qu’il y a d’individus croyant s’y livrer. » Et puis, à supposer qu’il y ait accord entre ces diverses observations intérieures, en serions- nous bien avancés ? Quels résultats précis obtiendrions-nous ainsi ? Nous décrivons ce que nous constatons dans notre conscience ; nous ne l’expliquons pas. « Contempler l’esprit en lui-même, dit toujours Auguste Comte, c’est faire abstraction des causes et des effets, c’est regarder de loin des résultats dont les conditions échappent nécessairement. » Et, à la vérité, quand on examine le principe d’une méthode introspective, on ne peut guère ajouter à la critique positiviste.

C’est que, à côté de cette psychologie inexistante, Auguste Comte avait trouvé de son temps une physiologie constituée : les médecins, déjà ambitieux, s’étaient eux-mêmes préoccupés des « rapports du physique et du moral. » Cabanis avait mis en lumière l’influence du sexe, de l’âge, du milieu, du régime, de l’état de santé, sur les fonctions mentales. Bichat avait été jusqu’à dire que les passions avaient leurs causes uniquement dans les viscères. Surtout Gall régnait. Auguste Comte suivit les physiologistes, et non les psychologues. Il réduisit la psychologie des uns à la physiologie des autres : « La théorie positive des fonctions affectives et intellectuelles est donc irrévocablement conçue comme devant désormais consister dans l’étude, à la fois expérimentale et rationnelle, des différens phénomènes de sensibilité intérieure propres aux ganglions cérébraux dépourvus de tout appareil extérieur immédiat, ce qui ne constitue qu’un simple prolongement général de la physiologie animale proprement dite, ainsi étendue jusqu’à ses dernières attributions fondamentales. »

Auguste Comte exagérait, évidemment. « Les successions des phénomènes mentaux, objectait déjà Stuart Mill, ne peuvent être déduites des lois physiologiques de notre organisme nerveux. » La physiologie pure ne vaut donc guère mieux que la psychologie pure ; mais la conception des Cousiniens et celle de Comte s’éclairent mutuellement et se font pendant. Ce sont deux extrêmes logiques entre lesquels la psychologie n’a cessé d’osciller, au cours de son histoire, pour se trouver un point d’équilibre. Si elle reste cousinienne, en effet, elle ne peut devenir positive ; si elle continue d’être comtiste, elle cesse d’être psychologique. Comment lever cette difficulté ?

Or, je trouve en moi des événemens, tels qu’il n’en existe pas de semblables dans l’univers : ce sont mes sentimens, mes idées, mes décisions. Ces événemens ont pour caractéristique qu’ils ne sont connus que de moi ; ils n’existent que si je les connais. Il me suffira de donner à cette conscience spontanée que j’ai de moi-même la rigueur de la réflexion pour constituer une expérience utile. Appelons psychologique la connaissance que j’ai, moi, de ces événemens qui me sont propres.

D’autre part, si j’ai la sensation de lumière, par exemple, c’est qu’un excitant mécanique : un mouvement vibratoire, a agi sur mon œil, c’est qu’une impression physiologique, dans mon organe sensoriel et dans mon cerveau, a suivi cette excitation. Supprimer ces antécédens objectifs serait supprimer ma sensation subjective. Mes états intérieurs ont des antécédens ou des conséquens dans mon organisme. Ils suivent ou précèdent des modifications de mon système nerveux. Ils viennent s’insérer dans une série matérielle, et leur liaison avec tous les termes de cette série est telle que leurs variations sont concomitantes des variations de ces termes. Pour les connaître, il faut donc connaître leurs conditions, leurs résultats. Appelons physiologique cette seconde connaissance, et nous donnerons le nom de psycho-physiologie à l’étude parallèle de ce qui se passe dans ma conscience, de ce qui se passe dans mon organisme. L’une sera le complément de l’autre.

Bien plus, l’étude physiologique sera le moyen, la méthode de l’étude psychologique. Car n’est-il pas plus facile d’observer exactement les contractions de mes muscles, les impressions de mes organes sensoriels, les variations de ma respiration et de ma circulation que mes pensées, mes perceptions et mes émotions, ce qui tombe sous les sens de tout le monde que les mouvemens d’une conscience, qui seule peut se saisir elle-même ? « L’âme, disait le métaphysicien Descartes, est plus aisée à connaître que le corps. » C’est le contraire pour le psycho-physiologue.


I

Ainsi, la perpétuelle tendance de la psychologie, durant un demi-siècle, à se rapprocher de la physiologie révèle seulement son effort pour devenir positive. Ayant aperçu la contrariété de ces deux mots : science et conscience, elle a supposé cette synonymie : psychologie scientifique, psychologie physiologique.

Est-ce là un rapprochement légitime ou illusoire ? La psychologie ne dispose-t-elle vraiment que de la physiologie pour devenir scientifique ? c’est ce que nous découvrirons sans doute, en examinant successivement quelques-uns des résultats obtenus par les trois tentatives où s’est accusé le plus vivement ce besoin de précision expérimentale, — la psycho-physique, la physio-psychologie, la psycho-pathologie.


II

La psycho-physique prétend se modeler, ainsi que son nom l’indique, sur les sciences de la nature les plus exactes. Elle vise à expérimenter comme en physique. Substituer à l’étude intérieure du fait psychologique l’étude objective du fait physiologique, c’est bien, parce que les sens sont plus exacts que la conscience. Mais ce n’est pas assez. N’est-il pas possible de remplacer à leur tour les sens par des appareils, des instrumens enregistreurs ?

En d’autres termes, parmi les antécédens d’une sensation, il y a un fait physiologique, l’impression, c’est-à-dire tous les changemens survenus dans les organes, les nerfs et les centres sensoriels : on ne peut guère que l’observer. Et il y a un fait physique, l’excitation : c’est une force qui agit du dehors sur l’organe, une vibration lumineuse, par exemple, un mouvement. Or cette excitation est mesurable : mesurons-la… Nous ferons ainsi pénétrer dans la psychologie la précision même des mathématiques. Nous formulerons algébriquement, comme la loi de la chute des corps, celle qui régit les rapports de l’univers mécanique et de la conscience sensible. Ainsi deux bougies ne nous procurent pas une sensation de lumière qui, par sa vivacité, soit le double de l’éclairage fourni par une bougie. Un orchestre de cent violons ne fait pas cent fois plus de bruit qu’un violon : il s’en faut de beaucoup. De combien s’en faut-il ? La sensation et l’excitation ne croissent pas proportionnellement. L’œuvre de la science psycho-physique sera de donner à cette observation grossière une expression rigoureuse. Toute science n’est que mesure de la quantité.

Cette conception est d’origine surtout allemande, on le pense bien, et n’est pas toute neuve. C’est en 1860 que Fechner, le plus éminent des psycho-physiciens, a défini son dessein :

« J’entends, par psycho-physique, une théorie exacte des rapports entre l’âme et le corps, et, d’une manière générale, entre le monde physique et le monde psychique. »

Ce n’est pas que Fechner prétende absorber toute la psychologie, ou même la psycho-physiologie, dans la psycho-physique : il est un large esprit. Il songe plutôt à fonder une sorte de science intermédiaire, celle des rapports de la sensation et de l’excitation, caractérisée par l’emploi de l’expérimentation véritable, de la mesure, et du calcul.

Les expériences auxquelles il s’est livré, lui et ses disciples, sont en nombre infini. Mais il est aisé de les ramener à deux types élémentaires, puisqu’elles ne peuvent porter que sur les sensations.

Nos organes sensoriels, en effet, ne recueillent pas toutes les excitations : les unes n’atteignent pas, les autres dépassent la limite de leur capacité. Un son trop léger n’est pas perçu non plus qu’une lumière trop pâle ; quel est donc le point précis où l’excitation devient perceptible, c’est-à-dire capable de produire dans la conscience la plus petite sensation, la sensation initiale ? Il y a un « seuil » que l’excitation doit franchir pour devenir une sensation : où est ce seuil de la conscience ?... Supposons un appareil qui puisse mesurer l’intensité de l’excitation, un autre appareil qui puisse fixer le moment de la sensation, on obtiendrait ainsi le minimum sensible. Or, on a construit ces appareils, déterminé ce minimum : pour la température, par exemple, celle de la peau étant 18°, 4, ce sera une augmentation de 1/8 de degré centigrade ; pour la lumière, l’éclairage d’un velours noir par une bougie située à 8 pieds 7 pouces ; pour le son, une boule de liège de 0gr,001 tombant de 0,001 sur une plaque de verre, l’oreille étant à 91 millimètres.

Mais, — et c’est là le second type d’expériences, — l’excitation varie : elle peut s’accroître. Si elle s’accroît d’une quantité trop petite, nous n’avons pas la sensation d’une différence. Si, par exemple, l’on exerce une pression de 1 gramme sur les doigts d’un sujet, il faut augmenter la pression d’un tiers de gramme, pour que cette augmentation soit perçue. Cette sensation de la plus petite différence possible constitue ce qu’on pourrait appeler, par rapport au minimum sensible du seuil de la conscience, un minimum différentiel, le minimum sensible relatif. La détermination de ce minimum différentiel est d’autant plus utile qu’il est constant : quelle que soit son intensité, il est nécessaire que l’excitation croisse toujours dans une même proportion par rapport à elle-même pour que cet accroissement soit perçu sous la forme d’un accroissement dans l’intensité de la sensation. Si pour une pression de 1 gramme, il faut un tiers de gramme, pour une pression de 10 grammes, il faudra une augmentation de un tiers de 10 grammes. La proportion est la même pour la température, pour le son. Pour la lumière, un accroissement de 1 pour 100 suffit. Il est donc possible de résumer toutes ces expériences par une loi, exprimant la constance de l’excitation, dans tous ses accroisse mens, pour tous les sens. Un autre psycho-physicien, Weber, est devenu célèbre pour avoir tenté de donner à cette loi une formule absolument mathématique :

La sensation croît comme le logarithme de l’excitation.

Ceux qui savent ce que c’est qu’un logarithme admireront sans doute cette extrême précision des résultats psycho-physiques. Ceux qui l’ignorent n’admireront pas moins.


Mais, si pour les sensations on a dû s’en tenir surtout à leur intensité, il est un autre caractère par où les phénomènes de la conscience semblent encore offrir une prise à la mesure, c’est leur durée.

Le plus éminent représentant de la psychologie allemande, son véritable chef et initiateur, celui qui fut le premier à formuler les principes de la liaison psycho-physiologique en général, Wundt, a institué, dans son laboratoire de Leipzig, des expériences de cette espèce.

L’opération est très simple : on soumet le sujet à une excitation, une piqûre à la main, par exemple, et on le prie d’accuser sa sensation par une réaction, en pressant le bouton d’un appareil, par exemple. L’intervalle qui sépare l’instant enregistré par les deux appareils mesure le « temps de réaction. »

Ce temps de réaction est infiniment complexe. Il comprend tout au moins : le temps physiologique représenté par la marche de l’excitation de la périphérie au centre ; le temps psychologique de la sensation ; le temps psychologique de la décision à prendre pour réagir ; le temps physiologique que constitue le trajet de l’influx nerveux du centre à la périphérie, vers les muscles.

Dans cet ensemble, comme on le voit, les deux temps psychologiques qu’il s’agit de mesurer sont pris entre deux temps physiologiques, dont nous ne savons pas quand l’un finit ni quand l’autre commence. Pour les atteindre, il suffira sans doute le compliquer l’opération mentale : par exemple, on imposera au sujet de réagir avec la main gauche s’il voit une lumière, et avec la main droite s’il ressent une piqûre, ou bien on lui prescrira de réagir avec le petit doigt, s’il est piqué au pouce et avec le pouce s’il est piqué au petit doigt. La réaction devient ainsi beaucoup plus difficile, par le double fait d’une attente, puisque le sujet ne sait pas ce qui va se passer, et d’une attention, puisqu’il devra, selon le cas, faire un choix. C’est-à-dire que la série psychologique se trouve considérablement renforcée par rapport à la série physiologique pure : le retard de la réaction mesurera la rapidité de la pensée. Or, ce retard est très appréciable. La pensée n’a rien de l’éclair : elle est même très lente : sa vitesse varie avec les individus, les dispositions des individus, et l’on a pu espérer trouver une formule mathématique, d’après les temps de réaction, pour évaluer l’intelligence des hommes. L’influx nerveux lui-même ne circule que fort doucement dans les voies qui le conduisent de la périphérie au centre, du centre à la périphérie. Si je ne me trompe, Wundt estime sa vitesse à 33 mètres par seconde.

En vérité, ne sont-ce pas là des résultats ?... Ils ont été tellement discutés, dans toutes les écoles, qu’il n’est pas possible d’en ignorer l’existence, au moins historique. Ces quelques détails suffisent sans doute à en montrer la minutie, l’apparence positive, et l’on comprend que, lancée par un esprit aussi vigoureux que Fechner, appuyée par l’autorité de Wundt, la pscho-physique ait eu d’abord une fortune éclatante. Depuis vingt-cinq ans, non seulement en Allemagne, mais en France, en Italie, en Amérique, les laboratoires n’ont cessé de se multiplier et de s’enrichir, les appareils de se perfectionner et de se diversifier. Bientôt, on ne s’en tint plus à la mesure des « temps de réaction, » et l’on s’appliqua à saisir des phénomènes plus délicats et plus profonds. De l’étude des sensations, on s’éleva à celle des émotions, où l’on voulut déterminer toutes les modifications qu’elles peuvent entraîner, dans la circulation, la respiration, la tension musculaire. On accumula le plétysmographe, le sphygmographe, les esthésiomètres, les dynamomètres, les appareils graphiques de tout genre. On a mesuré, grâce à des accidens favorables, jusqu’aux variations calorimétriques du cerveau et je connais de jeunes passionnés qui n’accomplissent aucun acte de leur vie humaine sans un outillage scientifique. Dans cette universelle fièvre psychométrique, l’Allemagne, est-il besoin de le dire, resta la plus ardente. Ses représentans furent honorés dans les Congrès et il sembla un moment que la psychologie ne pouvait avoir d’autre forme que ce travail de laboratoire, qui, de Leipzig, avait rayonné dans le monde.

Pourtant, l’éclat même de ce succès devint bien vite dangereux. On exagéra. En France, notamment, la psychométrie, qui ne fut qu’une imitation, se défendit mal de la puérilité. Son principal représentant, à peine officiel, M. Alfred Binet, après avoir tenté de réunir quelques élèves dans un laboratoire annexé à la Sorbonne, ne parvint guère à y maintenir que des secrétaires. Il s’adonne aujourd’hui à des travaux de société, comme la graphologie, et même à des essais de philosophie générale sur « l’âme et le corps. » L’Année psychologique, où il avait eu l’heureuse idée de résumer régulièrement l’ensemble des travaux de ce genre, n’offre plus l’intérêt d’autrefois, indiquant par là même la généralité de ce recul. L’Allemagne elle-même est aujourd’hui frappée, semble-t-il, de découragement. Les derniers ouvrages de Wundt révèlent des préoccupations plus larges où l’on voit bien que, d’instinct, il fut toujours un philosophe et un logicien : il s’intéresse à la psychologie des peuples. Son périodique, les Philosophische Studien, n’a pas, lui non plus, gardé le prestige de ces débuts. Déjà au Congrès de Paris, en 1900, l’école allemande avait cessé d’absorber toute l’attention des psychologues. Elle avait paru effacée. Au congrès de Rome, en 1905, elle ne parut même pas. On put croire qu’elle avait cessé d’exister.


D’une destinée tout à la fois si brillante et si courte, quelles furent donc les causes ? Il serait intéressant de les dégager aujourd’hui. Ce serait sans doute marquer du même coup la valeur de la tentative.

D’abord, la seule idée d’une psychométrie est d’un attrait presque irrésistible, il faut bien le reconnaître. Dans une science comme la psychologie où tout est fuyant, mystérieux, insaisissable, on avait cru découvrir de suite un élément de précision définitif. Spinoza avait tenté autrefois, avec les passions, une psychologie géométrique, où l’on voyait les mystères du cœur définis et enchaînés par théorèmes, more geometrico : qu’était-ce que cela ? On entrevoyait maintenant une psychologie numérique, algébrique, avec des chiffres !... Faut-il s’étonner qu’on ait subi là plus qu’ailleurs l’éblouissement mathématique, l’ivresse de la mesure et du calcul ? L’appareil enregistreur enthousiasma les esprits positifs. La psychologie qui, hier, n’existait point, dépassait d’un seul coup les sciences mêmes de la vie et, d’emblée, s’égalait en rigueur à la physique mécanique...

Mais, si l’idée fut séduisante, combien en devaient être rapidement décevantes l’exécution et la pratique !... Sans doute la forme parfaite de la science est la forme mathématique ; il est même admissible que toutes les sciences doivent revêtir quelque jour cette forme parfaite. Qui ne voit pourtant qu’elles ne peuvent commencer par là, et la psychologie moins que toute autre ? La moindre faute de la psycho-physique serait donc d’avoir brûlé toutes les étapes d’un progrès à venir et peut-être séculaire.

Mais il y a plus, et je me demande si, de toutes les sciences, la psychologie n’est pas la seule qui, par définition, doive échapper à l’usage de toute mesure et de tout calcul.

Car enfin que voulez-vous mesurer ? Sur quoi voulez-vous calculer ? Je vois bien qu’à l’aide de vos appareils compliqués vous déterminez assez exactement l’excitation qui précède ma sensation. Mais ma sensation même, c’est ma conscience qui la mesure et qui prononce qu’une surface est plus ou moins éclairée. Une sensation produite en moi par une bougie n’est pas la même qu’une sensation produite par deux bougies. J’accuse cette différence dans mon langage et vous l’interprétez dans le vôtre en disant qu’il y a de l’une à l’autre sensation une différence d’intensité ? Vous entendez par là qu’une sensation de son et une sensation de lumière diffèrent pour moi par leur qualité, mais qu’une sensation de lumière moindre ne diffère d’une sensation de lumière plus vive que par le degré, non par la nature. En êtes-vous sûr ? Ne faudrait-il pas d’abord avoir défini du dedans, par la conscience, cette intensité dont vous supposez seulement la signification ? Au fond, les sensations qui me semblent d’une même espèce, une lumière et une lumière, ne se distinguent-elles pas pour ma conscience comme deux individus, comme un homme d’un autre homme, et pas seulement par leur taille ? Votre mesure ne saisit pas, ne saisira jamais en elles ce qu’elles ont de proprement psychologique, par opposition à cet excitant dont vous jouez si bien parce qu’il est physique, je veux dire ce qu’elles ont d’essentiel et de caractéristique, et qui fait qu’elles sont des sensations de ma conscience, non des vibrations du milieu extérieur des mouvemens lumineux ou sonores. Vous commettez même une erreur plus grossière : vous oubliez mon organe sensoriel, mon système nerveux. Car cette excitation, que vous enregistrez si scrupuleusement, n’a pas de réalité, de grandeur par elle-même. Son action dépend de mes dispositions physiologiques, et elle varie d’après l’état de l’appareil sensoriel qui va la recueillir Dans les fameuses expériences sur la durée des réactions, combien de fois enregistre-t-on la réponse avant que la question ait été posée, par l’effet de cette même hâte nerveuse qui presse la détente sans que l’œil ait visé ? Je ne suis pas une machine, et voici qu’après avoir négligé la conscience, vous omettez la vie.


III

La psychométrie, en France, avait été le prolongement de la psycho-physique allemande : nous venons de le voir. D’une manière plus générale, l’influence étrangère fut considérable sur notre psychologie : elle s’est exercée par l’intermédiaire d’mn homme, sans lequel tout le mouvement que nous étudions serait absolument incompréhensible chez nous, M. Th. Ribot.

Il était professeur en province, lorsque, pour occuper ses loisirs, il entreprit de vulgariser en France les travaux du dehors. Dans les préfaces retentissantes de ses deux ouvrages, La Psychologie anglaise et La Psychologie allemande, c’est lui qui, après Auguste Comte, avec des faits à l’appui, a révisé le procès de la psychologie introspective et l’a condamnée, cette fois-ci, sans appel. De là il retira naturellement le désir de faire pour son propre compte Fessai des méthodes nouvelles.

Doué de cet esprit critique, propre à ceux qui ont reçu la culture de l’Université, sympathique à la psycho-physique, M. Ribot ne se laissa pourtant point griser par elle. « Nous avons exposé ces faits, dit-il avec une méritoire réserve, sans en exagérer l’importance définitive, mais en les considérant comme une pierre d’attente, et la méthode employée comme une solide promesse de succès... )) Personnellement, il s’en est tenu d’abord, en dehors de toute mesure, au point de vue d’un parallélisme physio-psychologique. C’est l’idée même des Anglais qu’il n’avait pas moins étudiés que les Allemands, l’idée d’Herbert Spencer, celle de l’Évolutionnisme.

La psychologie se rapproche alors non plus des mathématiques ou de la physique, mais des sciences naturelles. Car évolution implique continuité : « La vie du corps et la vie mentale sont des espèces dont la vie proprement dite est le genre. » Entre les faits physiologiques et les faits psychologiques, quelle démarcation précise tracer ? Pour Spencer, l’acte réflexe esquisse l’instinct, la mémoire, la volonté. Sous toutes ses formes, à tous ses degrés, la vie est un système de « correspondances, » une adaptation du dedans au dehors. L’être vivant, même doué de conscience, entretient des relations avec son milieu. Sa conscience reflète ces relations, rien de plus : elle les signifie et les figure dans un langage particulier. Elle est la face éclairée d’un phénomène dont l’autre plonge dans l’ombre. « Les changemens dans les cellules nerveuses sont les corrélatifs de ce que nous connaissons subjectivement comme des faits de conscience. » Les données psychologiques doivent être ainsi fournies surtout par l’histologie, l’anatomie descriptive, toute la physiologie. Car, comme le dit cet autre psychologue de l’École anglaise, Alexandre Bain : « Nous avons toutes raisons de croire que toutes nos actions mentales sont accompagnées d’une suite non interrompue d’actes matériels. Depuis l’entrée d’une sensation jusqu’à la production au dehors de l’action qui y répond, la série mentale n’est pas un instant séparée d’une série d’actions physiques. »

Donc, à la suite des Anglais, il s’agissait simplement d’appliquer la méthode scientifique, « des variations concomitantes » à deux ordres de phénomènes. Observons en même temps comment se modifie l’organisme, quand se modifie la conscience. Si nous parvenons à constater des successions régulières entre les changemens matériels et les changemens moraux, nous pourrons formuler comme une loi physio-psychologique la dépendance des uns par rapport aux autres.

Soit l’attention : on l’avait toujours considérée par la conscience seule. Elle apparaissait alors comme une sorte d’ « acte pur » de l’esprit, une opération de la pensée mystérieuse et insaisissable. En réalité, pour peu qu’on examine l’attention du dehors, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. « L’attention, dit M. Ribot, n’est pas une activité indéterminée... Son mécanisme est essentiellement moteur, c’est-à-dire qu’elle agit toujours par des muscles et sur des muscles, principalement sous la forme d’un arrêt ; et l’on pourrait choisir comme épigraphe de cette étude la phrase de Maudsley : « Celui qui est incapable de gouverner ses muscles, est incapable d’attention. » L’attitude corporelle d’un homme attentif n’est pas la même que l’attitude d’un homme distrait. Comparez un auditoire qui s’ennuie à un auditoire captivé, un élève dissipé à un élève recueilli, un animal qui guette sa proie à un animal qui joue. La différence de ces deux états de la conscience, attention et distraction, s’accompagne et se traduit par des modifications physiologiques, principalement musculaires. Quel est donc ce mécanisme et à quoi sert-il ? La recherche se trouve ainsi bien facilitée.

Dans l’état ordinaire, en effet, c’est-à-dire dans l’état de distraction, les sens continuent de fournir un grand nombre de sensations, la mémoire d’images et de souvenirs ; c’est un papillonnement perpétuel, une roue qui tourne indéfiniment. Dans l’état d’attention, au contraire, les sens sont fermés, la mémoire arrêtée, l’esprit fixé : le frein a été serré et la roue ne tourne plus. Le papillon s’est posé. Nous avons un état de « mono-idéisme. » Or, toute l’attitude de l’homme attentif correspond à ces mouvemens d’arrêt, d’inhibition musculaire. « Elle dénote un état de convergence de l’organisme et de concentration du travail, » car, « la concentration de la conscience et celle des mouvemens, la diffusion des idées et celle des mouvemens vont de pair. »


Mais chaque genre a sa réalisation parfaite. Le chef-d’œuvre des explications physiologiques est la théorie célèbre des émotions, telle qu’elle a été proposée, presque simultanément, par le médecin danois Lange et par le psychologue américain, William James.

Jusqu’au petit livre de Lange et à l’article de James, dans le Mind, on avait toujours considéré que l’émotion, étant un état violent, s’accompagnait naturellement de manifestations corporelles, telles que des gestes, des mouvemens, des jeux de physionomie, de la rougeur ou de la pâleur, de l’essoufflement, du rire ou des larmes, etc. Dans ces divers phénomènes, on voyait la conséquence et le résultat de l’émotion. On disait : J’aperçois un pistolet braqué sur moi ; j’ai peur : je pâlis et je me sauve. Mais supposons que, dans une émotion violente, on supprime tous ces phénomènes qui ont l’air de l’accompagner, que resterait-il, au juste, dans ma conscience ? Une représentation, une froide idée, la vue d’un pistolet qui me laisserait impassible. Dès lors, ces mouvemens, la pâleur et la fuite, au lieu d’être les effets de ma peur, n’en seraient-ils point la cause ? Ce que j’appelle émotion, ce serait simplement la conscience de toutes ces manifestations spontanées, instinctives de mon organisme. Il faudrait dire : « Je vois un pistolet braqué sur moi : je pâlis, je me sauve ; j’ai peur, » En d’autres termes encore, il n’y a pas de différence de nature, ni de mécanisme, entre une sensation de mes sens et une émotion. Pour que j’aie une sensation de lumière, il faut que, en conséquence d’une excitation extérieure, une impression soit transmise de mon organe perceptif à mes centres cérébraux. De même, pour que j’éprouve ce trouble que l’on appelle une émotion, il est nécessaire que, dans mon organisme, se soient produits des changemens de circulation, de respiration, de motricité, qui agissent alors sur mes centres cérébraux et y déterminent l’apparition, dans ma conscience, du sentiment correspondant. Chaque émotion élémentaire, telle que la joie ou la tristesse, la colère ou la peur, a sa physionomie corporelle, qui est primordiale, et dont la physionomie morale n’est que l’expression secondaire. L’homme joyeux s’agite, sent le besoin de se mouvoir ; son visage s’arrondit, il a les muscles tendus, le teint chaud : le mélancolique, au contraire, a la physionomie molle, allongée, les traits pendans. Les enfans trépignent, battent des mains. Le furieux crispe les poings, se mord les lèvres.

William James avait fait une analyse toute semblable du sentiment de l’effort où il ne voyait que la résultante des sensations musculaires et autres, accompagnant le mouvement exécuté. On avait admis longtemps l’existence d’un sens de l’innervation, comme si, à sa sortie du cerveau, la conscience percevait la décharge. Mais il n’en est rien. La conscience ressemble à un employé de douane qui n’enregistre que l’importation, non l’exportation. L’effort et l’émotion s’expliquent par un même mécanisme, uniquement centripète.

L’hypothèse ainsi généralisée paraissait tout à la fois paradoxale et précise. Elle plut aux psychologues, parce que son auteur en était un, qui y avait été conduit psychologiquement. et elle séduisit les expérimentateurs, parce que son second auteur avait particulièrement insisté sur les phénomènes de circulation et de vaso-motricité. On entreprit de la vérifier par tous les moyens possibles, depuis la vivisection jusqu’à la suggestion. On ne cesse pas depuis vingt ans et quelques médecins sont tombés dans le ridicule. Elle est encore à la mode, mais elle perd du terrain.

Si on la tient pour une simple description du mécanisme de l’émotion, analogue à celle que M. Ribot a donnée de l’attention, elle est en effet une précieuse contribution à l’étude de la sensibilité, où l’on n’avait point fait assez de place aux sensations « coenesthésiques, » lesquelles résultent précisément des modifications organiques. Mais si on prétend en faire une explication de la nature de l’émotion, cette explication ne devient-elle pas trop simpliste ? Dans, l’émotion, c’est entendu, il y a des troubles respiratoires, circulatoires, musculaires. Mais il y a aussi des troubles psychologiques proprement dits, des pertes de mémoire, des aphasies, des angoisses, des défaillances morales de toute sorte, et qui ne sont pas le seul retentissement des sensations organiques. Un timide rougit : est-ce pour cela qu’il ne trouve plus ses mots ? Un homme en colère rougit également : il parle avec volubilité. L’insuffisance de l’un, l’abondance de l’autre ont-elles la même cause superficielle ? De même l’attention comprend bien plus d’élémens que les phénomènes d’inhibition musculaire qui en composent l’attitude. Le sentiment de fatigue, après le travail, est autre chose que le besoin de se « dégourdir les jambes. »

D’une manière générale, toutes les recherches de cet ordre, — et elles sont innombrables, — reposent sur une analyse trop élémentaire. Ce n’est pas à dire qu’elles soient inutiles. Leur action, au contraire, a été bienfaisante et un résultat est acquis définitivement : il est impossible d’établir, par la seule conscience, qu’il y il entre les états de l’esprit « des uniformités.de succession, » parce que, dans ces successions, on ne parvient jamais à saisir tous les intermédiaires, qui sont des représentations inconscientes. Mais, instinctivement, on a conclu de là qu’il fallait réduire un phénomène inconscient à n’être qu’un phénomène physiologique. Ainsi la conscience n’a plus d’importance : elle est, elle pourrait ne pas être. Le mécanisme corporel étant donné, le résultat final resterait le même, avec ou sans conscience. C’est possible, mais qu’en savons-nous ? Au fond, sans nous en rendre compte, nous retombons simplement dans la méprise d’Auguste Comte. D’une part, en effet, la psychologie cesse d’être psychologique, c’est-à-dire qu’elle renonce à trouver les véritables lois des phénomènes spirituels. D’autre part, la physiologie constate seulement des coïncidences entre tel fait moral et tel fait physique : elle n’explique pas leurs lois de succession.


IV

Aussi la psychologie française ne devait pas en rester là. C’est encore M. Th. Ribot, qui, l’ayant initiée au mouvement de l’étranger, lui communiqua son élan original.

Depuis Claude Bernard, il était entendu pour le physique que les lois de la maladie sont les mêmes que celles de la santé : pourquoi n’en serait-il pas ainsi au moral ? En poursuivant ses études physiologiques des phénomènes mentaux, M. Ribot s’avisa donc de recourir aux médecins. Il consulta leurs rapports, rédigea ses travaux sur leurs « observations. » Par-dessus l’Allemagne et l’Angleterre, par delà Auguste Comte, il renoua la grande tradition française des aliénistes : « L’homme n’est connu qu’à moitié, avait dit Broussais, s’il n’est connu qu’à l’état sain L’état de maladie fait aussi bien partie de son existence morale que de son existence physique. » Et c’est pourquoi des livres, comme les Maladies de la Mémoire, les Maladies de la Personnalité, les Maladies de la Volonté, ont une importance historique qui ne peut être méconnue.

Sans doute, M. Ribot reste fidèle ici à son premier point de vue ; il considère d’abord la mémoire comme « un fait biologique. » « La mémoire, dit-il, est une fonction générale du système nerveux. Elle a pour base la propriété qu’ont les élémens de conserver une modification reçue et de former des associations. » Or, pour la conscience, la mémoire joue un double rôle ; elle conserve, elle reproduit. Ces deux opérations sont surtout physiologiques : la conservation dépend de la nutrition : dans un cerveau fatigué, aux élémens pauvres, rien ne se fixe, ces élémens se trouvant dans l’incapacité d’organiser entre eux des associations nouvelles ; la reproduction est un effet de la circulation générale ou locale : un cerveau où le sang circule mal est impuissant à réveiller le passé ; la mémoire s’appauvrit avec l’anémie. C’est que la mémoire « consiste en un processus d’organisation à degrés variables compris entre deux limites extrêmes, l’état nouveau, l’enregistrement organique. »

Seulement la méthode est pathologique : c’est là sa nouveauté. Ces associations physiologiques, en effet, on ne prétend plus les saisir directement, ni surtout partir d’elles pour expliquer le fait psychologique du souvenir. On fait un détour, par la maladie. On recueille des faits saillans, privilégiés, qui sont les altérations de la mémoire, amnésies ou hypermnésies, pertes totales, partielles, progressives ; on observe aussi les guérisons, la marche de l’oubli, le retour des souvenirs. On compare et on interprète ; la conclusion s’impose d’elle-même, comme une simple généralisation :

« Dans le cas de dissolution générale de la mémoire, la perte des souvenirs suit une marche invariable : les faits récens, les idées en général, les sentimens, les actes. Dans le cas de dissolution partielle le mieux connu (l’oubli des signes), la perte des souvenirs suit une marche invariable : les noms propres, les noms communs, les adjectifs et les verbes, les interjections, les gestes. Dans les deux cas, la marche est identique. C’est une régression du plus nouveau au plus ancien, du complexe au simple, du volontaire à l’automatique, du moins organisé au mieux organisé.

« L’exactitude de cette loi de régression est vérifiée par les cas assez rares où la dissolution progressive de la mémoire est suivie d’une guérison ; les souvenirs reviennent dans l’ordre inverse de leur perte. »

Pareillement, notre personnalité repose uniquement sur une base physiologique : le sentiment du moi est le sentiment du corps ; l’unité psychologique exprime simplement l’unité organique, la coordination des actions nerveuses qui constituent la vie du corps. Aussi notre personnalité consciente est-elle bien étroite par rapport à notre personnalité véritable : elle n’en est qu’un extrait, une réduction.

« C’est l’organisme et le cerveau, sa représentation suprême, qui est la personnalité réelle, contenant en lui les restes de tout ce que nous avons été, et les possibilités de tout ce que nous serons. Le caractère individuel tout entier est inscrit là avec ses aptitudes actives et passives, ses sympathies et antipathies, son génie, son talent ou sa sottise, ses vertus et ses vices, sa torpeur ou son activité. Ce qui en émerge jusqu’à la conscience est peu au prix de ce qui reste enseveli, quoique agissant. La personnalité consciente n’est jamais qu’une faible partie de la personnalité physique. »

Le problème de la personnalité, comme celui de la mémoire, se trouve en dernière analyse réduit à un problème biologique. Mais c’est là encore un point d’arrivée, non un point de départ, une conclusion, non un postulat. Cette vue résume simplement les faits, toutes les déformations morbides de la personnalité, ses troubles organiques, ses troubles affectifs et intellectuels, ses dissolutions et dédoublemens, ses aliénations, alternances et substitutions.


Cette psychologie morbide est-elle la forme définitive de la psycho-physiologie ? Il serait prématuré de l’affirmer. Seulement, alors que toutes les autres déclinaient, celle-ci a triomphé : ce même congrès de Rome, qui consacra la chute de la psychométrie, mit en lumière l’activité de la pathologie mentale, sa fécondité, et aussi le renom de l’École française, dont elle est la forme la plus spontanée et la plus neuve.

Car les disciples de M. Ribot font chaque jour un pas de plus dans la voie qu’il avait ouverte. Formé à l’ancienne mode, uniquement psychologue, il avait été obligé le plus souvent, dans ses recherches pathologiques, de s’en tenir à des renseignemens de seconde main : il n’était pas médecin. Ses continuateurs le sont devenus. Ils se sont installés dans les asiles. Quelques-uns même s’exercent à la thérapeutique, par scrupule de savans, essayant de vérifier leurs conceptions théoriques par le contrôle immédiat et bienfaisant de la guérison : ce sont des cliniciens. Quand ils enseignent, ils présentent dans leurs cours les malades qu’ils ont étudiés à l’hôpital. Le public les écoute avidement, rien ne paraissant à la foule bourgeoise plus romanesque, plus fantastique, plus égrillard parfois que les perturbations mentales. Quelques-uns même se spécialisent dans les maladies pittoresques, grivoises, et la pathologie a pénétré dans les « salons parisiens. » Elle a ses revues à elle et elle ne dédaigne pas les autres. Elle règne également parmi les savans et les badauds.

Ce succès ne lui a pas été nuisible ; au contraire. Il l’a aidée à prendre conscience d’elle-même. Instruite par le passé, formée à ses disciplines précises, elle en a mis au point tous les procédés utiles pour le contrôle de ses propres recherches. Elle est aujourd’hui en pleine activité.

Pour nous en rendre compte, pénétrons dans un de ses laboratoires, à la Salpêtrière ou à Sainte-Anne.


V

D’abord, le malade est traité médicalement : la vie du corps, dans toutes ses fonctions, de toutes les manières, est étudiée, analysée, décrite. Les altérations ou modifications fonctionnelles, les changemens mécaniques, chimiques, toutes les variations organiques sont notées, classées, constituant comme autant de petites monographies. Les antécédens, les hérédités, les événemens biographiques qui ont précédé les crises sont recherchés et contrôlés. Dans l’‘« observation » qui compose le dossier du sujet, vous trouverez un paragraphe ou un chapitre consacré à la nutrition, un autre à la circulation, un troisième à la tonicité musculaire ou aux phénomènes d’excrétion et de sécrétion.

Ensuite, le malade est étudié psychométriquement : nous pouvons nous croire ici dans un de ces « cabinets de physique » que nous avons vus en Allemagne. Nous retrouvons, perfectionnés et multipliés, tous les appareils qui avaient ébloui les néophytes : il ne manque que des crédits pour en faire construire davantage. Sur des cylindres noircis à la fumée nous voyons se tracer des graphiques innombrables, dessinant les battemens du cœur, du pouls, les accélérations ou ralentissemens des poumons, la fatigue ou l’excitation des muscles, la sensibilité de la peau, l’acuité ou l’obtusion du toucher, de l’œil, de tous les organes perceptifs, la rapidité ou la lenteur des « temps de réaction. »

Ces menus renseignemens vont se joindre à tous les autres, dans le dossier grossissant.

Puis, le malade est observé psychologiquement : le voici en face du médecin, tout seul, et vous pouvez vous supposer maintenant dans le cabinet d’un Royer-Collard qui ferait une interview. Tout le rôle du praticien est alors d’interroger son sujet : il dirige les recherches de sa mémoire, réveille sa conscience, ses phobies, ses obsessions, ses angoisses et, curieusement, avidement, passionnément, tandis que cet aliéné se raconte, il écrit au stylographe toute la pauvre confidence, tâchant de fixer au vol le désordre même de cette pensée élémentaire.

Ces feuilles éparses, à leur tour, vont s’entasser sur les graphiques.

Car vous pensez bien qu’il ne suffit pas d’étudier ces névropathes un instant : il faut suivre toutes les phases de leurs maladies. Il faut surtout tenir compte de leur extrême mobilité. Ils subissent toutes les influences, toutes les suggestions. La moindre présence les trouble, fausse leurs réponses. Il est nécessaire de contrôler ce qu’ils disent aujourd’hui par ce qu’ils ont dit hier, de les comparer sans cesse à eux-mêmes. L’essentiel est de les mettre en confiance. Presque toutes ces consciences incertaines ne demandent qu’un appui : elles sentent leur faiblesse, leur pauvreté psychologique : elles ont besoin de direction, d’autorité, cherchent à s’abandonner. Pour une tâche aussi délicate, la rigueur de la méthode, la patience même ne suffisent pas toujours au médecin. Il y faut un peu plus, un élément moral, une sympathie, quelque chose de pitoyable et de fraternel.

Enfin, une fois close cette immense et longue enquête, il reste à interpréter la liasse des documens. L’avantage de la maladie est de présenter au médecin des phénomènes mentaux grossis ou simplifiés : elle est une expérience toute faite. Mais conçoit-on l’extrême délicatesse du sens psychologique que doit posséder l’aliéniste ? Les diagnostics de médecins se font, en réalité, d’instinct, d’impression, au moins autant que par raisonnement ou méthode. D’après les gestes, les actes, le langage, tous les renseignemens qu’il a recueillis, celui-ci induit les faits psychologiques, « de même que le chimiste détermine les élémens des astres, d’après les raies du spectre. »

Ainsi, la méthode actuelle semble très complète : elle consiste « à unir la médecine mentale à la psychologie, à tirer de la psychologie tous les éclaircissemens qu’elle peut apporter pour la classification et l’interprétation des faits que nous présente la pathologie mentale et réciproquement à chercher dans les altérations morbides de l’esprit des observations et des expériences naturelles qui permettent d’analyser la pensée humaine. »


C’est cette brillante discipline qui a fait le succès du docteur Pierre Janet, successeur de M. Ribot dans l’enseignement officiel. C’est lui qui en a donné la formule que je viens de citer. Il la pratique lui-même depuis plus des vingt ans et son œuvre est le plus important magasin de documens pathologiques que nous ayons aujourd’hui. Il est pourtant assez aisé de s’y reconnaître, parmi de si gros volumes, car ce neurologiste est un philosophe. Il a eu de bonne heure une idée directrice, qui ressemble maintenant à une théorie.

Il y est arrivé par une série d’étapes dont les plus importantes furent l’étude du somnambulisme naturel ou provoqué, celle de l’hystérie, et enfin celle d’une maladie psychologique dont il a tracé le premier le tableau, la psychasthénie, avec toutes ses obsessions.

Par le somnambulisme, Pierre Janet avait été conduit d’abord à faire une distinction entre deux formes de l’activité psychologique, l’activité créatrice, l’activité reproductrice. Dans la vie, nous sommes sans cesse obligés de nous « adapter. » Cette adaptation se compose d’actes nouveaux qu’il nous faut improviser. Ce sont des « synthèses, » car ces actes sont surtout des combinaisons originales de mouvemens anciens : c’est ainsi que la danse est une nouvelle organisation de la marche. D’autre part, les opérations anciennes se reproduisent d’elles-mêmes, par habitude. Elles deviennent automatiques : c’est ainsi que nous écrivons sans effort après avoir tant peiné pour apprendre. Dans l’état normal, l’activité synthétique et l’activité automatique s’harmonisent, l’une soutenant l’autre, l’une limitant l’autre et la disciplinant : ainsi nous écrivons automatiquement ce que nous voulons. Mais, dans l’état pathologique, tout change. L’activité créatrice est plus difficile que l’autre. La maladie la supprime, et c’est l’autre qui prend le dessus, devient indépendante, travaille pour son propre compte et sans contrôle : ainsi, dans l’écriture automatique des hystériques, la main écrit indépendamment et à l’insu de la malade. Il y a comme un dédoublement de la personnalité. « La plupart de ces faits se développent par un mécanisme analogue à celui de la suggestion. Ce sont des phénomènes psychologiques qui se développent complètement et isolément en dehors de la volonté et souvent de la conscience personnelle du malade. L’idée suggérée peut se développer de cette manière parce qu’elle ne rencontre pas dans l’esprit ces idées antagonistes qui d’ordinaire restreignent les pensées, parce qu’elle demeure isolée dans l’esprit comme un tableau qui n’a pas de cadre. »

Par l’hystérie proprement dite, Pierre Janet a précisé ce que Charcot appelait « une maladie psychique, » c’est-à-dire une maladie dont les symptômes sont uniquement psychologiques, dont les troubles ne peuvent être rapportés à une lésion organique. L’hystérique en effet ne présente aucune tare physiologique : les organes sensoriels fonctionnent normalement, et cependant les sens ne fournissent pas toujours des sensations. Ce n’est donc pas physiologiquement que se peuvent expliquer les « stigmates hystériques, » amnésies, anesthésies, contractures, suggestibilité. C’est bien la conscience elle-même qui est atteinte, dans laquelle il y a trouble, dédoublement, éparpillement. C’est comme si la clarté qui l’éclairé s’obscurcissait, éclairait moins loin. C’est un rétrécissement du champ où se porte la vue intérieure. « L’esprit ne semble plus capable d’opérer une réunion, une fusion simultanée de toutes les impressions qui lui viennent de la périphérie et qui sont groupées simultanément dans un esprit normal. »

Enfin, par la psychasthénie, Pierre Janet a achevé de dégager sa conception de la vie psychologique. Les névropathes qu’il appelle psychasthéniques sont, à la lettre, des âmes faibles, des consciences titubantes : ce sont des inquiets, des scrupuleux, des douleurs, des abouliques, des angoissés. À la différence des hystériques, toutes les fonctions psychologiques continuent de s’accomplir chez eux et ils continuent d’en avoir conscience, mais ces fonctions s’accomplissent mal, et ils en ont une conscience pénible, vague. Ils ne souffrent pas d’hallucinations, mais d’obsessions. Ils n’ont pas davantage d’anesthésies ou d’amnésies, mais des ruminations, de l’inertie, de l’indifférence. Ils s’en rendent compte. Leur maladie est une insuffisance générale, comme si toute leur existence avait perdu le relief et la couleur. Ils n’éprouvent que des « sentimens d’incomplétude. » La vie leur paraît lointaine, dénuée d’intérêt, irréelle. Ils vivent en rêve. On dirait que la mélodie qui constitue la vie de conscience a été chez eux transposée en mineur. C’est un violon qui joue en sourdine. Ou, si vous préférez, il y a eu abaissement de leur niveau mental. Si bien que, en définitive, il faut nous figurer la vie psychologique comme capable d’une certaine tension (les stoïciens parlaient déjà du τόνος, l’effort), et cette tension peut présenter une infinité de degrés. Lorsqu’elle diminue, il arrive qu’elle ne soit plus suffisante pour assurer certaines fonctions, pour répondre aux exigences de la vie : ainsi le moteur d’une automobile qui travaille fructueusement en palier s’affole vainement à la rampe. Les psychasthéniques sont des malades qui ne peuvent plus monter la côte. Tous les troubles qu’ils ressentent, les obsessions, les tics, l’angoisse, constituent seulement une dérivation de l’énergie qui ne parvenant, par suite de sa pauvreté même, à s’employer utilement, se gaspille et se dissipe en automatisme stérile. Guérir ces malades, ce serait simplement, en les stimulant, rehausser leur niveau, rétablir leur tension psychologique normale.

Aussi ces psychasthéniques sont-ils les plus instructifs pour le psychologue. Puisque ce sont des pauvres, en effet, les dépenses qu’ils suppriment de leur budget psychologique sont évidemment les plus coûteuses. Dès lors, les opérations intellectuelles et morales qui leur manquent étant les plus difficiles, il suffira de noter dans quel ordre les fonctions psychologiques disparaissent chez eux pour hiérarchiser du même coup ces fonctions, selon leur rang de difficulté.

Or, ces malades mènent une existence pâle, effacée, lointaine. Ce qui d’abord s’est affaibli chez eux, c’est le sentiment même de la vie : il n’y a donc rien de plus difficile que de vivre, de vivre avec relief et intensité, car vivre, c’est agir et improviser. Rien n’est plus compliqué que de percevoir la réalité présente, la réalité sociale surtout, le milieu où nous sommes, les gens qui nous entourent, et ces indigens d’esprit sont comme distraits : ils sont isolés, flottans. Tous les liens, qui à chaque moment nous rattachent aux choses et aux êtres, sont distendus ou brisés chez eux : ils ont perdu « la fonction du réel. » Ils l’ont perdue, parce que leur niveau mental s’est abaissé et que leur conscience, comme un flot qui recule, n’atteint plus à cette cime. « Donc, conclut l’aliéniste, deux phénomènes essentiels caractérisent les premiers degrés de cette hiérarchie psychologique : 1° l’unification, la concentration, surtout importante lorsqu’elle est nouvelle et qu’elle constitue la synthèse mentale ; 2° le nombre, la masse des phénomènes psychologiques qui doivent faire partie de cette synthèse. » Au plus bas degré, naturellement, se trouveront les phénomènes d’automatisme ; au plus élevé, les fonctions créatrices, la perception du « moi, » la représentation du « monde. »

Et ainsi la pathologie mentale, au terme de ses généralisations les plus simples, rejoint, à sa manière, la tradition de la philosophie la plus abstraite, celle de l’idéalisme. La réalité, ce ne sont pas nos idées, c’est l’organisation de nos idées, nos idées agissantes. Le réel est plus et moins qu’une idée ; il est une fonction. Et c’est dans le même sens qu’un véritable métaphysicien, M. Bergson, reprenant en style nouveau le vieux problème de la matière et de l’esprit, a pu dire : « L’actualité de notre perception consiste dans son activité, dans les mouvemens qui la prolongent et non dans sa plus grande intensité ; le passé n’est qu’idée, le présent est idéo-moteur... C’est justement parce que j’aurai rendu un souvenir actif qu’il sera devenu actuel, c’est-à-dire une sensation capable de provoquer des mouvemens... Le sentiment concret que nous avons de la réalité présente consisterait donc dans la conscience que nous prenons des mouvemens effectifs par lesquels notre organisme répond naturellement aux excitations, de sorte que là où ces relations se détendent ou se gâtent entre sensations et mouvemens, le sens du réel s’affaiblit en nous. »


Si j’ai insisté sur ces analyses, c’est qu’elles présentent un caractère assez inattendu : peut-on considérer la pathologie mentale comme une psycho-physiologie ?

Sans doute, comme par le passé, mieux que par le passé, on y décrit les phénomènes physiologiques apparens. On tâche même, ainsi que dans les premiers laboratoires, de leur appliquer les procédés perfectionnés de la psychométrie. Mais on se rend compte que ce sont là des accessoires, des détails, dont l’exactitude même doit mettre en défiance : on ne connaît pas les malades avec des instrumens. Tout ce qu’on peut espérer, c’est caractériser par quelques faits précis les différens degrés de la dépression mentale. En réalité, toutes les mesures prises jusqu’ici sont fausses ou inutiles, comme celles des « temps de réaction » qui ne prouvent jamais rien. Il faudrait atteindre des phénomènes plus simples, plus constans. Par exemple, quand le fonctionnement cérébral est compromis, si la vie psychologique s’appauvrit, n’est-ce pas qu’elle se ralentit ? Les sensations élémentaires des différens sens n’y conservent sans doute pas la même durée que dans l’état normal. La vitesse de la conscience change. Voilà quelle serait une mesure utile. On a tenté l’expérience pour la vue par la rapidité de la fusion des couleurs du prisme. Mais ce n’est encore là qu’une indication.

On se rend compte aussi qu’il ne suffit pas, pour expliquer des agitations d’esprit, des délires, des obsessions, de faire appel à des altérations viscérales, telles qu’il s’en produit dans n’importe quelle maladie du cœur ou du poumon. Tous les changemens vasculaires ou respiratoires que l’on peut observer se retrouvent identiques dans des états bien différens : que d’émotions s’accompagnent d’accélérations cardiaques : la timidité et la colère font également rougir le visage. Ces phénomènes sont des élémens dans des ensembles infiniment complexes. Ils ne peuvent renseigner en aucune manière sur les états de conscience ou les maladies mentales qu’ils accompagnent : c’est tout au plus s’ils les révèlent !

En réalité, l’aliéniste n’a qu’une ressource, une ressource psychologique. Il fait parler le malade, consigne ses réponses, s’en remet à son témoignage. Mais ce témoignage, c’est la connaissance que le malade a acquise de lui-même par lui-même, subjectivement, à l’aide de sa conscience. Il dit ce qu’il sent. Il le dit comme il veut, comme il peut. Ce névropathe fait de l’introspection, rien de plus. Il recommence pour son compte la psychologie de 1827 : il est supposé un Garnier ou un Victor Cousin. Aussi, quelle rencontre heureuse, quel fait privilégié, lorsqu’un aliéné est instruit, curieux, doué d’esprit de finesse et d’analyse. La merveille des merveilles, le miracle scientifique, c’est un psychologue qui deviendrait fou. Il y en a, Dieu merci !

De plus, ces données de la médecine mentale, nous dit-on, doivent être « classées, interprétées par la psychologie »... Le médecin est donc un psychologue, lui aussi, c’est-à-dire qu’il est capable d’utiliser avec sa conscience, à lui, le témoignage de la conscience des autres. L’habileté professionnelle est ici l’aptitude instinctive et acquise à se confondre avec le sujet, à imaginer, d’après soi-même, le désordre de sa pensée. J’ai déjà signalé la sympathie, l’intimité, l’abandon et la confiance d’une part, l’autorité et la bienveillance d’autre part, qui donnent à ces rapports d’aliéné et d’aliéniste un caractère sentimental si troublant : en voilà la raison profonde. Le médecin aussi, en vérité, ne pratique que l’introspection, l’auto-observation. Il vaudra selon la souplesse et le goût qu’il aura de s’identifier momentanément à ses « toqués. » Il les jugera d’après lui-même. Leur histoire sera la sienne. Son vrai mérite, en les observant, aura été de rendre objective la vieille méthode subjective, en la doublant, pour ainsi dire, par une comparaison. Etant donné le témoignage de la conscience de ce malade, étant donné aussi le témoignage de ma conscience, quelle différence y a-t-il entre lui et moi et quelles sont les différences simultanées ? L’aliéniste ne se pose pas d’autre question. Sa personnalité est la mesure de celle de son malade. Et, à vrai dire, il n’est rien qui ait plus contribué que notre actuelle pathologie à dissiper l’ancienne conception d’une psycho-physiologie.


VI

Nous aboutissons donc, avec les travaux les plus récens, à une sorte d’introspection comparée, — c’est-à-dire que nous voilà, après trois quarts de siècle, plus rapprochés de Jouffroy que de Comte. Au cours de cette histoire que nous venons de retracer, tous les efforts de la psychologie ont été de se rapprocher de la physiologie ; tous ses progrès ont eu pour effet de l’en éloigner.

C’est qu’il y a physiologie et physiologie.

Dans l’organisme, en effet, nous pouvons considérer les changemens de la circulation, de la respiration, les altérations viscérales, les contractions musculaires, les impressions sensorielles sur les appareils terminaux des nerfs, les contacts de l’air et de la peau, des parois artérielles et du sang, les changemens interstitiels des tissus, etc. Ces phénomènes se passent à la surface de l’organisme. Leur connaissance constituera une physiologie périphérique.

Nous pouvons au contraire considérer les changemens qui surviennent dans les centres eux-mêmes, dans les cellules de la masse cérébrale, dans leur état dynamique et trophique, dans les relations qu’elles soutiennent entre elles, dans leurs associations. Comment les centres du bulbe et de la moelle, par exemple, influencent-ils les centres du cerveau et en sont-ils influencés ? Quelles modifications se produisent dans les couches corticales sous l’action des stimulans périphériques et comment s’y transforment les énergies recueillies avant de repartir, sous forme d’excitation, vers les muscles ? Ces phénomènes divers ont pour siège les profondeurs mêmes du système nerveux. Leur étude et leur connaissance composeront une physiologie centrale ou cérébrale.

Or les phénomènes périphériques sont accessibles, observables : ils nous sont assez connus. Nous les avons vus s’inscrire en graphiques sur les cylindres des laboratoires.

De la physiologie cérébrale, au contraire, que savons-nous ? L’élément nerveux lui-même échappe à l’histologie : est-ce l’ancien neurone, la cellule avec ses prolongemens divers ? Est-ce la cellule toute seule ? Ou quelque partie de la cellule ? Le seul fait certain, c’est que, anatomiquement, sur toute l’écorce du cerveau, nous ne saisissons aucune différence de structure entre les élémens et que, physiologiquement, à travers cet inextricable réseau de fibrilles et de prolongemens, chemine dans un sens défini un fluide inconnu. En dehors de là, nous ne formons que des hypothèses. Avons-nous même le droit de parler de « centres, » puisque, sur l’écorce cérébrale, il n’y a point de régions différenciées : une zone motrice est absolument indiscernable d’une zone sensitive. Et pourtant il faut bien qu’il y ait des localisations, puisque certaines lésions entraînent la disparition ou l’altération de certaines fonctions mentales, comme celles du langage par exemple, qui sont les mieux connues. Ces centres cérébraux seraient donc seulement, selon l’expression de Flechsig, des centres d’association. Il faut les. concevoir, non pas comme un salon, mais comme une société réunie dans un salon : des cellules nerveuses se sont organisées pour une besogne commune dont elles ont pris l’habitude. Elles auraient aussi bien pu s’organiser pour une autre : la preuve, c’est qu’on voit reparaître, après accident, des fonctions disparues. Pour un emploi nécessaire des élémens nouveaux peuvent apprendre à suppléer des élémens lésés… Il n’existe donc rien de plus dans le cerveau que des groupemens fonctionnels, des systèmes de relations. Mais comment s’opèrent ces groupemens ? En quoi consistent ces relations et associations ? Nous n’en avons aucune idée.

De plus, les phénomènes physiologiques de la périphérie sont évidemment les causes d’un grand nombre de phénomènes psychologiques : les uns, comme les impressions sensorielles, conditionnent des sensations définies, telles que celle de la lumière ou du sou. D’autres, — les contractions musculaires, les changemens organiques, le chimisme même des tissus, — suscitent des sensations plus vagues, mais non moins importantes pour la conscience, celles que l’on appelle en gros sensations coenesthésiques.

Il est donc probable que les modifications centrales provoquent pareillement des phénomènes de conscience : pourquoi les changemens profonds auraient-ils moins d’influence que les changemens superficiels ? Certains sentimens, tels que ceux de gêne, de fatigue, d’allégresse dans l’esprit, surtout les troubles mentaux, les angoisses hystériques, les insuffisances psychasthéniques, ne peuvent sans doute s’expliquer autrement : ils sont le retentissement psychologique de l’excitation ou de la dépression nerveuses qui est la loi la plus générale de la pathologie. Seulement, nous n’avons aucun moyen de vérifier la chose.

Dès lors on comprend que, dans une tentative psycho-physiologique, on n’ait pas résisté à la tentation de généraliser les faits les plus simples, en négligeant les plus compliqués, et de restreindre l’usage psychologique de la physiologie tout entière à la seule périphérie. Des théories comme celle de l’émotion et de l’effort n’ont point d’autre origine ni d’autre prestige. Elles oublient seulement que, s’il faut en effet tenir compte dans l’ensemble du phénomène des sensations coenesthésiques, il ne faut pas omettre non plus les troubles psychologiques que nous avons signalés et dont une véritable psycho-physiologie devrait rendre compte en nous disant ce qui se passe alors dans les centres. On prend la partie pour le tout, parce que le tout échappe.

Bien plus, par excès de préoccupations physiologiques, on a méconnu bien souvent les données mêmes de la physiologie. Je n’en citerai qu’un exemple emprunté au domaine de la psychologie affective où s’est porté tout l’effort que nous venons d’étudier : le sourire. M. Georges Dumas, grâce à des expériences de laboratoire confirmées par des observations cliniques, vient de mettre en lumière ce fait si simple qu’on s’étonne du temps qu’il a fallu pour le constater : « Le sourire, dit le physiologiste nouveau, est la réaction motrice la plus facile des muscles du visage pour toute excitation légère. » Puis, comme les excitations légères sont généralement agréables, le sourire est devenu par association physiologique le geste le plus spontané du plaisir, après quoi, il nous a suffi de nous imiter nous- mêmes pour en généraliser volontairement l’usage psychologique et la signification sociale. Dans toutes les études sur l’expression des émotions, depuis Darwin jusqu’à Wundt, on avait été chercher bien loin, dans les principes de la finalité transformiste, tels que « la survivance des habitudes utiles, » l’explication d’un simple fait de mécanique physiologique.

C’est que toutes ces spéculations physiologiques sont restées pénétrées de cet esprit philosophique et finaliste auquel on avait prétendu faire échec. Cette illusion n’est point rare dans le début des sciences. Au fond, on poursuivait, dans l’étude des organes, des idées d’unité rationnelle et de convenance logique. De Descartes auteur du Traité des Passions à William James, auteur de la théorie des Emotions, les différences sont surtout dans le vocabulaire théorique, car le métaphysicien, lui aussi, concevait la sensibilité affective et sensorielle sur un seul type. Et la psycho-physiologie a continué sans le savoir une bien longue tradition.


Et voilà pourquoi, malgré tout, la psychologie a dû faire toute seule ses acquisitions les plus précieuses. La physiologie n’était pas assez avancée pour lui être d’un grand secours. Elle l’a longtemps troublée d’une illusion. Elle l’encombre bien souvent encore d’un symbolisme un peu grossier : les hypothèses cérébrales commencent à remplacer chez certains neurologistes les théories périphériques.

Ce n’est pas que l’idée d’une psycho-physiologie soit absurde ni même sans doute irréalisable. Le principe de l’évolution ne nous permet guère de douter qu’il y ait continuité dans toute la réalité, et par conséquent dans notre savoir. Mais cette continuité des choses commence toujours par nous échapper. Notre savoir est d’abord fragmentaire. Ainsi Claude Bernard était convaincu que la vie est réductible aux forces physico-chimiques. Mais il étudiait biologiquement les phénomènes biologiques : on ne peut rapporter tout de suite à une science antérieure le fait dont l’ignorance même a suscité une science nouvelle. D’ailleurs, alors que la physiologie est encore si inhabile à saisir la vie nerveuse, comment pourrait-elle nous éclairer sur la conscience ? Le seul défaut sans doute d’une tentative psycho-physiologique est d’être prématurée. On l’a prise pour un moyen. C’est le contraire. Elle est une fin, une fin très lointaine peut-être, un idéal.


GASTON RAGEOT.