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Les Rétractations (Augustin)/I/IX

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Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 314-317).
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CHAPITRE IX.

du libre arbitre. — trois livres.


1. Pendant que nous résidions encore à Rome, nous voulûmes discuter la question de l’origine du mal. Nous désirions dans ces conférences, s’il était possible et autant qu’il serait possible avec l’aide de Dieu, rendre à notre intelligence un compte exact et réfléchi de ce que nous en croyions déjà par notre soumission à l’autorité divine. Et comme après avoir profondément débattu la question, il demeura constant pour nous que le mal ne provenait que du libre arbitre de la volonté, les trois livres qui furent le produit de ce débat s’intitulèrent du Libre Arbitre. C’est en Afrique, et étant déjà ordonné prêtre à Hippone, que j’ai terminé le second et le troisième comme je l’ai pu alors.

2. Parmi les nombreux sujets que traitent ces livres, plusieurs questions incidentes, que je ne pouvais résoudre ou qui auraient demandé alors de plus longs développements, sont renvoyées : toutefois de chaque côté et sur tous les points de ces questions où l’on ne découvrait pas ce qui était le plus en harmonie avec la vérité, notre raisonnement concluait que, quelle que fût cette vérité, il fallait croire ou même il était démontré que Dieu doit en être béni. Le débat, en effet, fut entrepris à l’occasion de ceux qui nient que l’origine du mal se trouve dans le libre arbitre et qui soutiennent que, s’il en est ainsi, on doit accuser Dieu, le créateur de toutes les natures ; ils veulent de cette manière, dans les aberrations de leur impiété (car ce sont les Manichéens), faire intervenir une sorte de nature du mal, coéternelle à Dieu et immuable comme Lui. Quant à la grâce par laquelle Dieu a prédestiné ses élus et prépare les volontés de ceux qui parmi eux jouissent déjà de leur libre arbitre, il n’en a point été traité dans ces livres, la question n’étant pas là précisément. Mais lorsqu’il y a eu lieu de faire mention de cette grâce, on l’a rappelée en passant et non pas comme s’il s’agissait de la défendre par une argumentation approfondie. Autre chose est, en effet, de rechercher d’où vient le mal ; autre chose, de rechercher par où l’on retourne au bien primitif et par où l’on arrive à un plus grand.

3. Ainsi donc, que les Pélagiens, ces nouveaux hérétiques qui affirment le libre arbitre au point de ne plus laisser place à la grâce de Dieu, puisqu’ils prétendent que cette grâce est donnée selon nos mérites ; que les Pélagiens ne s’exaltent pas comme si j’avais soutenu leur cause, en disant du libre arbitre beaucoup de choses qu’exigeait la nature de cette discussion. Ainsi, par exemple, dans le premier livre, j’ai dit que la justice de Dieu tirait vengeance des méfaits, et j’ai ajouté : « Ces méfaits ne seraient pas punis justement, s’ils n’étaient pas l’œuvre de la volonté[1]. » Comme, de plus, je démontrais que la bonne volonté elle-même est un grand bien, et si grand, qu’il est à bon droit préférable à tous les biens corporels et extérieurs, j’ai dit : « Vous voyez déjà, je pense, qu’il dépend de notre volonté de jouir ou d’être privés d’un bien si vrai et si grand ; qu’y a-t-il en effet qui soit autant dans la volonté que la volonté elle-même[2] ? » Et ailleurs : « Pourquoi donc, je le demande, songerions-nous à douter que, n’eussions-nous jamais été sages auparavant, c’est par la volonté que nous méritons et que nous menons une vie louable et heureuse, comme c’est par la volonté que nous méritons et que nous menons une vie honteuse et misérable[3] ? » Dans un autre endroit encore : « Il suit de là, je le répète, que quiconque veut vivre régulièrement et honnêtement, s’il s’attache à ce vouloir par préférence aux choses passagères, acquiert un si grand bien avec tant de facilité, qu’il ne lui faut, pour avoir ce qu’il a voulu, que le vouloir[4]. »

Ailleurs, j’ai dit aussi : « Cette loi éternelle, à la considération de laquelle il est temps de revenir, a établi avec une fermeté inébranlable que le mérite est dans la volonté, la récompense et le supplice dans la béatitude et la misère[5]. » Et ailleurs : « Ce que chacun choisit de suivre et d’embrasser, est positivement au pouvoir de la volonté[6] » Dans le second livre : « L’homme lui-même, en tant qu’homme, est quelque chose de bon, puisque, quand il veut bien vivre, il le peut[7]. » J’ai dit encore en un autre endroit : « Rien ne se peut faire de bien sans le libre arbitre de la volonté[8]. » Dans le troisième livre : « Qu’est-il besoin de chercher d’où vient ce mouvement qui éloigne la volonté du bien immuable et l’entraîne au bien passager ; puisque nous avouons qu’il ne saurait être qu’un mouvement de l’âme, mouvement volontaire, et par suite mouvement coupable ; et tout ce qu’on peut enseigner d’utile là-dessus n’a pour effet que de nous faire condamner et comprimer ce mouvement pour diriger notre volonté vers la jouissance du bien éternel en la relevant des chutes vers les choses temporelles[9] ? » Et ailleurs : « Votre réponse est le cri de la vérité même ; autrement vous ne pourriez sentir qu’il n’y a en notre puissance que ce que nous faisons quand nous le voulons. Aussi n’est-il rien tant en notre pouvoir que la volonté même. Car aussitôt que nous voulons, elle est là sous la main et sans retard[10]. » De même, en un autre endroit : « Si vous êtes loué de voir ce que vous devez faire, bien que vous ne le voyiez que dans Celui qui est l’immuable vérité, combien plus louable est Celui qui a ordonné de vouloir, qui en a donné le pouvoir et qui ne permet point qu’on ne veuille pas impunément ? » Et j’ai ajouté : « Si chacun doit ce qu’il a reçu et si l’homme est ainsi fait qu’il pèche par nécessité, pécher est un devoir pour lui. Donc quand il pèche, il fait ce qu’il doit. Mais c’est un crime de parler de la sorte ; personne n’est donc par sa nature nécessité à pécher[11]. » Et encore : « Quelle pourrait être avant la volonté, la cause de la volonté ? En effet, ou c’est la volonté même, et on ne se sépare pas de cette racine de la volonté ; ou bien ce n’est pas la volonté, et alors elle est sans péché. Donc, ou la volonté est la cause première du péché, ou la cause première du péché n’est pas un péché, et on ne peut imputer le péché si ce n’est au pécheur. On ne peut donc imputer le péché qu’à celui qui l’a voulu[12]. » Et un peu plus loin : « Qui pèche en un acte dont on ne peut aucunement se garder ? Or on pèche ; donc on peut s’en garder[13]. » Voilà le témoignage que Pélage m’a emprunté dans un de ses livres ; j’ai répondu à ce livre et j’ai voulu que mon traité eût pour titre : De la Nature et de la Grâce.

4. Dans celles de mes paroles que je viens de citer et dans d’autres semblables, comme il n’est point fait mention de la grâce de Dieu, dont il ne s’agissait pas alors, les Pélagiens estiment ou peuvent estimer que nous avons professé leurs sentiments : erreur. C’est par la volonté que l’on pèche et que l’on vit bien ; nous l’avons démontré dans ces passages. Donc si par la grâce de Dieu la volonté elle-même n’est délivrée de la servitude qui La fait esclave du péché, et aidée à dompter les vices, les hommes ne peuvent vivre ni avec piété ni avec justice. Et si ce bienfait divin qui la délivre ne la prévenait, il faudrait l’attribuer à ses mérites ;

alors ce ne serait plus la grâce, car la grâce se donne gratuitement. Nous en avons traité suffisamment dans nos autres opuscules, en réfutant ces ennemis de la grâce, ces hérétiques nouveaux. Néanmoins dans ces livres du Libre Arbitre, qui étaient dirigés contre les Manichéens, et non pas contre eux, puisqu’ils n’existaient point encore, nous n’avons pas entièrement gardé le silence sur cette grâce de Dieu, que leur criminelle impiété cherche à détruire. En effet nous avons dit dans le second livre que non-seulement les grands biens, mais les plus petits ne peuvent venir que de Celui d’où viennent tous les biens, c’est-à-dire de Dieu. Et un peu plus loin : « Les vertus qui font bien vivre sont les grands biens ; les formes apparentes des différents corps, sans lesquelles on peut bien vivre, sont les moindres biens ; les puissances de l’âme sans lesquelles on ne peut bien vivre, sont les biens moyens. Personne n’use mal des vertus ; les autres biens, les moyens et les moindres, on en peut user bien ou mal. Et la raison pour laquelle personne n’use mal de la vertu, c’est que l’œuvre de la vertu est le bon usage de ces biens dont nous pouvons aussi ne pas bien user ; or, en usant bien, on n’use pas mal. C’est pourquoi dans la surabondance et la grandeur de sa bonté, Dieu nous a accordé non-seulement les grands biens, mais les moyens et les moindres. Cette bonté, il la faut louer plus dans les grands biens que dans les moyens, et plus dans les moyens que dans les plus petits ; mais plus encore dans la totalité, que s’il ne nous les avait pas accordés tous[14]. » Et ailleurs : « Quant à vous, tenez pour certain et avec une inébranlable piété, qu’il ne vous arrive aucun bien, soit que vous le sentiez, soit que vous le compreniez, soit que vous y pensiez en quelque manière, que ce bien ne vienne de Dieu. » J’ai dit encore ailleurs : « Comme l’homme qui est tombé de lui-même ne peut pas se relever de lui-même, saisissons avec une foi ferme la main de Dieu qui nous est tendue d’en-haut, c’est-à-dire Notre-Seigneur Jésus-Christ[15]. »

5. Dans le troisième livre, après ces paroles que Pélage a empruntées à mes opuscules, ainsi que je l’ai rapporté : « Qui pèche en un acte dont on ne peut aucunement se garder ? Or on pèche ; donc on peut s’en garder, » j’ai ajouté immédiatement : « Toutefois, il y a certains actes commis par ignorance, qui sont blâmés et qu’on juge dignes d’être corrigés, comme nous le lisons dans les divines Écritures. L’Apôtre dit en effet : J’ai obtenu miséricorde parce que j’ai agi dans l’ignorance[16]. Et le Prophète dit aussi : Ne vous souvenez pas des fautes de ma jeunesse et de mon ignorance[17]. Il y a aussi des actes de nécessité qui sont blâmables : quand par exemple l’homme veut faire bien et qu’il ne le peut. Car que signifient ces paroles : Le bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je hais, je le fais ; et encore : Le vouloir réside en moi, mais accomplir le bien, je ne l’y trouve pas[18] ? Et ceci : La chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair ; car ils sont opposés l’un à l’autre, de sorte que vous ne faites pas ce que vous voulez[19]. Mais tout cela regarde les hommes qui naissent sous cet arrêt de mort. Car si c’était là la nature de l’homme et non son châtiment, il n’y aurait pas là de péchés. En effet si on ne s’écarte pas de l’état où on a été formé naturellement, et qu’on ne puisse être mieux, quand on agit ainsi, on fait ce qu’on doit. Si l’homme était naturellement bon, il ferait autrement ; mais maintenant, puisqu’il est ainsi, il n’est pas bon et il n’est pas en son pouvoir de l’être, soit qu’il ne voie pas ce qu’il devrait être, soit qu’il le voie et qu’il ne puisse pas y arriver. C’est un châtiment : qui en doute ? Or, tout châtiment, s’il est juste, est la peine du péché et s’appelle supplice. Que si la peine est injuste, comme personne ne doute que c’en soit une, elle est imposée à l’homme par une domination injuste. Mais comme ce serait une folie de douter de la justice et de la toute-puissance de Dieu, cette peine est juste, et elle a été méritée par quelque péché. Car aucune domination injuste n’a pu, pour livrer l’homme aux tortures d’un châtiment injuste, le soustraire à Dieu à son insu ou le lui arracher malgré lui et comme de force, par la terreur ou par la victoire. Il faut donc s’arrêter à croire que ce juste châtiment vient de l’arrêt qui condamne l’homme[20]. » Je dis aussi en un autre endroit : « Approuver le faux, le prendre pour le vrai, se tromper malgré soi, et devant les résistances douloureuses des liens charnels, ne pouvoir s’affranchir des œuvres de la passion, ce n’est pas la nature originelle de l’homme, c’est la peine de sa condamnation. Mais lorsque nous parlons de la libre volonté de faire le bien, nous entendons parler de celle dans laquelle l’homme a été créé[21]. »

6. Ainsi, bien avant que l’hérésie pélagienne apparût, nous avons discuté comme si c’eût été contre elle. Car, en disant que tous les biens, c’est-à-dire les grands, les moyens et les petits, viennent de Dieu, on rencontre dans les moyens le libre arbitre de la volonté, parce que nous pouvons en faire un mauvais usage ; il est tel cependant que sans lui nous ne pouvons bien vivre. Ce bon usage est une vertu, et elle se compte parmi les grands biens dont nul ne peut faire un mauvais usage. Et comme tous les biens, ainsi que je l’ai dit, les grands, les moyens et les petits, viennent de Dieu, il s’ensuit que le bon usage de la libre volonté, qui est une vertu et se compte parmi les grands biens, vient aussi de Dieu. J’ai remarqué ensuite de quelle misère justement infligée aux pécheurs délivre la grâce de Dieu, puisque l’homme de lui-même et par son libre arbitre a bien pu tomber, mais n’a pu se relever. C’est à cette misère que se rapportent l’ignorance et l’impuissance dont souffre tout homme dès le moment de sa naissance ; et personne n’est affranchi de ce mal que par là grâce de Dieu[22]. Or, les Pélagiens ne veulent pas que cette misère provienne d’une juste condamnation, car ils nient le péché originel. Quand même l’ignorance et l’impuissance auraient été des attributs naturels et primitifs de l’homme, Dieu n’en saurait encourir de reproche : il l’en faudrait louer au contraire, ainsi que nous l’avons examiné dans ce même livre troisième[23]. Cette controverse doit être à l’adresse des Manichéens, qui n’admettent pas les saintes Ecriture de l’Ancien Testament, où est relaté le péché originel, et qui prétendent avec une impudence détestable que tous les passages des écrits apostoliques qui en sont tirés, ont été interpolés par des faussaires de l’Écriture sainte, comme si les Apôtres n’en avaient jamais parlé. Mais les Pélagiens faisant profession d’accepter l’Ancien et le Nouveau Testament, c’est contre eux qu’il faut défendre ce que nous enseignent l’un et l’autre. L’ouvrage commence ainsi : « Dites-moi, je vous prie, si Dieu n’est pas l’auteur du mal. »

  1. Liv. I, C. I, n. 1.
  2. Ibid. C. XII, n, 26.
  3. Ibid. C. XIII, n. 28.
  4. Ibid. n. 29.
  5. Ibid. C. XIV, n. 30.
  6. Ibid. C. XVI, n. 34.
  7. Liv. II, C. I, n. 2.
  8. Ibid. C. XVIII, n. 47.
  9. Liv. III, C. I, n. 2.
  10. Ibid. C. III, n. 7.
  11. Ibid. C. XVI, n. 46.
  12. Ibid. C. XVII, n. 49.
  13. Ibid. C. XVIII, n. 50.
  14. Liv. II, C. XIX, n. 50.
  15. Ibid. C. XX, n. 54.
  16. 1 Tim. I, 13.
  17. Ps. XXIV, 8.
  18. Rom. VII, 15-18.
  19. Galat. V, 17.
  20. Liv. III, C. XVIII, n. 50-51.
  21. Liv. iii, C. XVIII, n. 52.
  22. Liv. II, C. XX ; liv. III, C. XVIII.
  23. Liv. III, C. XX et XXX.